Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/23
vn bal ioyeux, en forme de Tournay.
Chapitre XXIII.
e ſoupper parfait fut en preſence
de la dame fait vn bal, en mode
de Tournay, digne non ſeulement
d’eſtre regardé, mais auſſi de memoire
eternelle. Pour iceluy commencer
fut le paué de la ſalle couuert
d’vne ample pièce de tapiſſerie
veloutee, faite en forme d’eſchiquier, ſauoir eſt, à
carreaux, moitié blanc, moitié iaulne, chaſcun large
de trois palmes, & tous carrez couſtes. Quant en la
ſalle entrèrent 32. ieunes perſonnages, deſquels ſeize
eſtoient veſtus de drap d’or, ſauoir eſt, huict ieunes
Nymphes, ainſi que les peignoient les Anciens, en
la compagnie de Diane, vn Roy, vne Royne, deux
cuſtodes de la Rocque, deux Cheualiers, & deux
Archiers. En ſemblable ordre, eſtoient ſeize autres,
veſtus de drap d’argent. Leur aſſiette ſus la tapiſſerie
fut telle. Les Roys ſe tindrent en la dernière ligne,
ſus le quatrieſme carreau, de ſorte que le Roy Auré
eſtoit ſus le carreau blanc, le Roy Argenté ſus le
carreau iaulne, les Roynes à coſté de leurs Roys : La d’oree ſus le carreau iaulne, l’argentee ſus le carreau
blanc, deux archiers aupres de chaſcun coſté, comme
gardes de leurs Roys & Roynes. Aupres des archiers
deux Cheualiers, aupres des Cheualiers, deux
Cuſtodes. Au ranc prochain deuant eux eſtoient les
huict Nymphes. Entre les deux bandes des Nymphes
reſtoient vuides quatre rancs de carreaux. Chaſcune
bande auoit de ſa part ſes muſiciens, veſtus de pareille
liuree, vns de damas orengé, autres de damas blanc :
& eſtoient huict de chaſcun coſté, auec inſtrumens
tous diuers, de ioyeuſe inuention, enſemble mout concordans,
& melodieux à merueilles, varians en tons,
en temps, & meſure comme requeroit le progrez du
bal. Ce que ie trouuois admirable, attendu la numereuſe
diuerſité de pas, de deſmarches, de ſaux, ſurſaux,
retours, fuites, embuſcades, retraictes & ſurprinſes.
Encore plus tranſcendoit opinion humaine,
ce me ſembloit, que les perſonnages du bal tant
ſoudain entendoient le ſon, qui competoit à leurs deſmarche
ou retraicte : que pluſtoſt n’auoit ſignifié le
ton la muſique, qu’ils ſe pouſſoient en place deſignee :
nonobſtant que leur procédure fuſt toute diuerſe. Car
les Nymphes, qui font en première filliere comme
preſtes d’exciter le combat, marchent contre leurs ennemis
droit en auant, en forme d’vn carreau en autre :
exceptee la première deſmarche, en laquelle leur eſt
libre paſſer deux carreaux. Elles ſeulles iamais ne
reculer. S’il aduient, qu’vne d’entr’elles paſſe iuſques
à la filière de ſon roy ennemy, elle eſt couronnée
Royne de ſon Roy : & prent, & deſmarche dorenauant
en meſme priuilege, que la Royne : autrement
iamais ne feriſſent les ennemis, que en ligne diagonale
obliquement, & deuant ſeulement. Ne leur eſt
toutesfois, n’à autres loiſible prendre aucuns de leurs ennemis, ſi le prenant, elles laiſſoient leur Roy deſcouuert,
& en prinſe.
Les Roys marchent & prennent leurs ennemis de toutes faces en carré : & ne paſſent que de carreau blanc & prochain au iaulne, & au contraire exceptez qu’à la première deſmarche, ſi leur filliere eſtoit trouuee vuide d’autres officiers, fors les Cuſtodes, ils le peuuent mettre en leur ſiege, & à coſte de luy ſe retirer.
Les Roynes deſmarchent, & prennent en plus grande liberté, que tous autres : ſauoir eſt en tous endroits, & en toutes manieres, en toutes ſortes, en ligne directe, tant loing, que leur plaiſt, pourueu que ne ſoit des ſiens occupé : & diagonale auſſi, pourueu que ſoit en couleur de fon aſſiette.
Les Archiers marchent tant en auant, comme en arriere, tant loing, que pres. Auſſi iamais ne varient la couleur de leur première aſſiette.
Les Cheualiers marchent, & prenent en forme ligneare, paſſant vn ſiege franc, encores qu’il fuſt occupé, ou desſiens, ou des ennemis : & au ſecond ſoy poſans à dextre, ou à ſeneſtre en variation de couleur, qui eſt ſault grandement dommageable à partie aduerſe, & de grande obſeruation. Car ils ne prenent iamais à face ouuerce. Les Cuſtodes marchent & prenent à face tant à dextre, qu’à ſeneſtre, tant arriere, que deuant, comme les Roys : & peuuent tant loing marcher qu’ils voudront en ſiege vuide, ce que ne font les Roys.
La loy commune es deux parties eſtoit en fin dernier du combat aſſieger & clorre le Roy de part aduerſe en manière qu’euader ne peuſt de coſté quelconque. Iceluy ainſi clos fuir ne pouuant, ny des ſiens eſtre ſecouru, ceſſoit le combat, & perdoit le Roy aſſiegé. Pour donques de ceſtuy inconuenient le guarentir, il n’eſt celuy ne celle de ſa bande, qui n’y offre ſa vie propre, & ſe prenent les vns les autres de tous endroicts aduenant le ſon de la muſique. Quant aucun prenoit vn priſonnier de part contraire, luy faiſant la reuerance, luy frappoit doucement en main dextre, le mettoit hors ce parquet, & ſuccedoit en ſa place. S’il aduenoit qu’vn des Roys fuſt en priſe, n’eſtoit licite à partie aduerſe le prandre : ains eſtoit fait rigoreux commandement à celuy, qui l’auoit deſcouuert, ou le tenoit en priſe, luy faire profonde reuerance, & l’aduertir diſant, Dieu vous gard : afin que de ſes officiers fuſt ſecouru & couuert, ou bien qu’il changeaſt de place, ſi par malheur ne pouuoit eſtre ſecouru. N’eſtoit toutesfois prins de partie aduerſe, mais ſalué, le genoil gauche en terre, luy diſant, bon iour. Là eſtoit fin du tournay.