La Légende des sièclesCalmann-Lévy1 (p. 189-205).


LE CID EXILÉ




I


 
Le Cid est exilé. Qui se souvient du Cid ?
Le roi veut qu’on l’oublie ; et Reuss, Almonacid,
Graos, tous ses exploits, ressemblent à des songes ;
Les rois maures chassés ou pris sont des mensonges ;
Et quant à ces combats puissants qu’il a livrés,
Pancorbo, la bataille illustre de Givrez
Qui semble une volée effrayante d’épées,
Coca, dont il dompta les roches escarpées,

Gor où le Cid pleurait de voir le jour finir,
C’est offenser le roi que de s’en souvenir.
Même il est malséant de parler de Chimène.

Un homme étant allé visiter un domaine
Dans les pays qui sont entre l’Èbre et le Cil,
Du côté que le Cid habite en son exil,
A passé par hasard devant son écurie ;
Le duc Juan, dont cet homme est serf en Asturie,
Bon courtisan, l’a fait à son retour punir
Pour avoir entendu Babieça hennir.

Donc, chacun l’a pour dit, n’est pas sujet fidèle
Qui parle de Tortose et de la citadelle
Où le glorieux Cid arbora son drapeau ;
Dire ces mots : Baxa, Médina del Campo,
Vergara, Salinas, Mondragon-les-Tours-Noires,
Avec l’intention de nommer des victoires,
Ce n’est point d’un loyal Espagnol ; qu’autrefois
Un homme ait fait lâcher au comte Odet de Foix
Les infantes d’Irun, Payenne et Manteline ;
Que cet homme ait sauvé la Castille orpheline ;
Qu’il ait dans la bataille été le grand cimier ;
Que les Maures, foulés par lui comme un fumier,
L’admirent, et, vaincus, donnent son nom célèbre
Au ruisseau Cidacos qui se jette dans l’Èbre ;

Qu’il ait rempli du bruit de ses fiers pas vainqueurs
Astorga, Zamora, l’Aragon, tous les cœurs ;
Qu’il ait traqué, malgré les gouffres et les piéges,
L’horrible Abdulmalic dans la sierra des Neiges,
En janvier, sans vouloir attendre le dégel ;
Qu’il ait osé défendre aux notaires d’Urgel
De dater leurs contrats de l’an du roi de France ;
Que cet homme ait pour tous été la délivrance,
Allant, marchant, courant, volant de tous côtés,
Effarant l’ennemi dans ces rapidités ;
Qu’on l’ait vu sous Lorca, figure surhumaine,
Et devant Balbastro, dans la même semaine ;
Qu’il ait, sur la tremblante échelle des hasards,
Calme, donné l’assaut à tous les alcazars,
Toujours ferme, et toujours, à Tuy comme à Valence,
Fier dans le tourbillon sombre des coups de lance,
C’est possible ; mais l’ombre est sur cet homme-là ;
Silence. Est-ce après tout grand’chose que cela ?
Le pont Matamoros peut vous montrer ses brèches,
Mais s’il parle du Cid vainqueur, bravant les flèches,
On fera démolir le pont Matamoros !
Le roi ne veut pas plus qu’on nomme le héros
Que le pape ne veut qu’on nomme la comète ;
Il n’est pas démontré que l’aigle se permette
De faire encor son nid dans ce mont Muradal
Qui fit de Tizona la sœur de Durandal.

II


Du reste, comme il faut des héros pour la guerre,
Le roi cassant le Cid, a trouvé bon d’en faire :
Il en a fait. L’Espagne a des hommes nouveaux.
Alvar Rambla, le duc Nuno Saz y Calvos,
Don Gil, voilà les noms dont la foule s’effare ;
Ils sont dans la lumière, ils sont dans la fanfare ;
Leur moindre geste s’enfle au niveau des exploits ;
Et, dans leur antichambre, on entend quelquefois
Les pages, d’une voix féminine et hautaine,
Dire : — Ah oui-da, le Cid ! C’était un capitaine
D’alors. Vit-il encor, ce Campéador-là ?

Le Cid n’existe plus auprès d’Alvar Rambla ;
Gil, plus grand que le Cid, dans son ombre le cache ;
Nuno Saz engloutit le Cid sous son panache ;
Sur Achille tombé les myrmidons ont crû ;
Et du siècle du Cid le Cid a disparu.

L’exil, est-ce l’oubli vraiment ? une mémoire
Qu’un prince étouffe, est-elle éteinte pour la gloire ?

Est-ce à jamais qu’Alvar, Nuno, Gil, nains heureux,
Éclipsent le grand Cid exilé derrière eux ?

Quand le voyageur sort d’Oyarzun, il s’étonne,
Il regarde, il ne voit, sous le noir ciel qui tonne,
Que le mont d’Oyarzun, médiocre et pelé :
— Mais ce Pic du Midi dont on m’avait parlé,
Où donc est-il ? Ce Pic, le plus haut des Espagnes,
N’existe point. S’il m’est caché par ces montagnes,
Il n’est pas grand. Un peu d’ombre l’anéantit. —
Cela dit, il s’en va, point fâché, lui petit,
Que ce mont qu’on disait si haut ne soit qu’un rêve.
Il marche, la nuit vient, puis l’aurore se lève,
Le voyageur repart, son bâton à la main,
Et songe, et va disant tout le long du chemin :
— Bah ! s’il existe un Pic du Midi, que je meure !
La montagne Oyarzun est belle, à la bonne heure ! —
Laissant derrière lui hameaux, clochers et tours,
Villes et bois, il marche un jour, deux jours, trois jours ;
— Le genre humain dirait trois siècles ; — il s’enfonce
Dans la lande à travers la bruyère et la ronce ;
Enfin, par hasard, las, inattentif, distrait,
Il se tourne, et voici qu’à ses yeux reparaît,
Comme un songe revient confus à la pensée,
La plaine dont il sort et qu’il a traversée,
L’église et la forêt, le puits et le gazon ;
Soudain, presque tremblant, là-bas, sur l’horizon

Que le soir teint de pourpre et le matin d’opale,
Dans un éloignement mystérieux et pâle,
Au-delà de la ville et du fleuve, au-dessus
D’un tas de petits monts sous la brume aperçus
Où se perd Oyarzun avec sa butte informe,
Il voit dans la nuée une figure énorme ;
Un mont blême et terrible emplit le fond des cieux ;
Un pignon de l’abîme, un bloc prodigieux
Se dresse, aux lieux profonds mêlant les lieux sublimes,
Sombre apparition de gouffres et de cîmes,
Il est là ; le regard croit sous son porche obscur
Voir le nœud monstrueux de l’ombre et de l’azur,
Et son faîte est un toit sans brouillard et sans voile,
Où ne peut se poser d’autre oiseau que l’étoile ;
C’est le Pic du Midi.

C’est le Pic du Midi. L’histoire voit le Cid.


III


Grande nouvelle. Émoi dans tout Valladolid.
Quoi ? Qu’est-ce donc ? Le roi se dément ! Le roi cède !

Alphonse a pour maîtresse une fille assez laide,
Et qui, par cela même, on ne sait pas pourquoi,
Fait tout ce qu’elle veut de la raison du roi,
Au point qu’elle en pourrait tirer des choses sages ;
Cette fille a-t-elle eu quelques mauvais présages ?
Ou bien le roi du peuple entend-il la rumeur ?
Est-il las des héros qu’il a faits par humeur ?
Finit-il par trouver cette gloire trop plate ?
Craint-il que tout à coup une guerre n’éclate
Qui soit vraiment méchante et veuille un vrai héros ?
Le certain, c’est qu’après le combat de taureaux
Son Altesse un dimanche a dit dans la chapelle :
— Ruy Diaz de Bivar revient. Je le rappelle.
Je le veux. — Ils sont là plus d’un esprit subtil ;
Pourtant pas un n’a dit : mais le Cid voudra-t-il ?
N’importe, il plaît au roi de revoir ce visage.

Pour éblouir le Cid, il charge du message
Un roi, l’homme entre tous vénéré dans sa cour,
Son vassal, son parent, le roi d’Acqs-en-Adour,
Santos-le-Roux, qu’on nomme aussi le Magnanime,
Parce qu’étant tuteur d’Atton, comte de Nîme,
Il le fit moine, et prit sa place, et confisqua
Ses biens pour les donner au couvent de Huesca.

IV


Ce sont de braves cœurs que les gens de la plaine ;
Ils chantent dans les blés un chant bizarre et fou ;
Et quant à leurs habits faits de cuir et de laine,
Boire les use au coude et prier, au genou.

Étant fils du sang basque, ils ont cet avantage
Sur les froids Espagnols murés dans leurs maisons,
Qu’ils préfèrent à l’eau, fût-elle prise au Tage,
Le vin mystérieux d’où sortent les chansons.

Ils sont hospitaliers, prodigues, bons dans l’âme ;
L’homme dit aux passants ; Entrez, les bienvenus !
Pour un petit enfant qu’elle allaite, la femme
Montre superbement deux seins de marbre nus.

Lorsque l’homme est aux champs, la femme reste seule ;
N’importe, entrez ! passants, le lard est sur l’étal,

Mangez ! Et l’enfant joue, et dans un coin l’aïeule
Raccommode un vieux cistre aux cordes de métal.

Quelques-uns sont bergers dans les grands terrains vagues,
Champs que les bataillons ont légués aux troupeaux,
Mer de plaines ayant les collines pour vagues,
Où César a laissé l’ombre de ses drapeaux.

Là passent des bœufs roux qui sonnent de la cloche,
Avertissant l’oiseau de leur captivité ;
L’homme y féconde un sol plus âpre que la roche,
Et de cette misère extrait de la fierté.

L’égyptienne y rôde, et suspend en guirlandes
Sur sa robe en lambeaux les bleuets du sillon ;
La fleur s’offre aux gypsis errantes dans ces landes,
Car, fille du fumier, elle est sœur du haillon.

Là, tout est rude ; août flamboie et janvier gèle ;
Le zingaro regarde, en venant boire aux puits,
Les ronds mouillés que font les seaux sur la margelle,
Tout cercle étant la forme effrayante des nuits.

Là, dans les grès hideux, l’ermite fait sa grotte.
Lieux tristes ! Le boucher y vient trois fois par an ;

Le grelot des moutons y semble la marotte
Dont l’animal, fou sombre, amuse Dieu tyran.

Peu d’herbe ; les brebis paissent exténuées ;
Le pâtre a tout l’hiver sur son toit de roseaux
Le bouleversement farouche des nuées
Quand les hydres de pluie ouvrent leurs noirs naseaux.

Ces hommes sont vaillants. Âmes de candeur pleines,
Leur regard est souvent fauve, jamais moqueur ;
Rien ne gêne le souffle immense dans les plaines ;
La liberté du vent leur passe dans le cœur.

Leurs filles qui s’en vont laver aux cressonnières,
Plongent leur jambe rose au courant des ruisseaux ;
On ne sait, en entrant dans leurs maisons tanières,
Si l’on voit des enfants ou bien des lionceaux.

Voisins du bon proscrit, ils labourent, ils sèment,
À l’ombre de la tour du preux Campéador ;
Contents de leur ciel bleu, pauvres, libres, ils aiment
Le Cid plus que le roi, le soleil plus que l’or.

Ils récoltent au bas des monts, comme en Provence,
Du vin qu’ils font vieillir dans des outres de peau ;

Le fisc, quand il leur fait payer leur redevance,
Leur fait l’effet du roi qui leur tend son chapeau.

Les rayons du grand Cid sur leurs toits se répandent ;
Il est l’auguste ami du chaume et du grabat ;
Car avec les héros les laboureurs s’entendent ;
L’épée a sa moisson, le soc a son combat.

La charrue est de fer comme les pertuisanes ;
Les victoires, sortant du champ et du hallier,
Parlent aux campagnards étant des paysannes,
Et font le peuple avec la gloire familier.

Ils content que parfois ce grand Cid les arrête,
Les fait entrer chez lui, les nomme par leur nom,
Et que, lorsqu’à l’étable ils attachent leur bête,
Babieça n’est pas hautaine pour l’ânon.

Le barbier du hameau le plus proche raconte
Que parfois chez lui vient le Cid paisible et franc,
Et, vrai ! qu’il s’assied là sur l’escabeau, ce comte
Et ce preux qui serait, pour un trône, trop grand.

Le barbier rase bien le héros, quoiqu’il tremble ;
Puis, une loque est là pour tous ceux qui viendront ;

Le Cid prend ce haillon, torchon du peuple, et semble
Essuyer le regard des princes sur son front.

Comment serait-il fier puisqu’il a tant de gloire ?
Les filles dans leur cœur aiment cet Amadis ;
La main blanche souvent jalouse la main noire
Qui serre ce poing fort, plein de foudres jadis.

Ils se disent, causant, quand les nuits sont tombées,
Que cet homme si doux, dans des temps plus hardis,
Fut terrible, et, géant, faisait des enjambées
Des tours de Pampelune aux clochers de Cadix.

Il n’est pas un d’entre eux qui ne soit prêt à suivre
Partout ce Ruy Diaz comme un céleste esprit,
En mer, sur terre, au bruit des trompettes de cuivre,
Malgré le groupe blond des enfants qui sourit.

Tels sont ces laboureurs. Pour défendre l’Espagne,
Ces rustres au besoin font plus que des infants ;
Ils ont des chariots criant dans la campagne,
Et sont trop dédaigneux pour être triomphants.

Ils cultivent les blés où chantent les cigales ;
Pélage à lui jadis les voyait accourir,

Et jamais ne trouva leurs âmes inégales
Au danger, quel qu’il fût, quand il fallait mourir.


V


Ruy Diaz de Bivar est leur plus belle gerbe.
Dans un beau train de guerre et de chevaux fougueux,
Don Santos traversa leurs villages, superbe,
Avec le bruit d’un roi qui passe chez des gueux.

On ne le suivit point comme on fait dans les villes ;
Nul ne le harangua, ces hommes aux pieds nus
Ayant la nuque dure aux saluts inutiles
Et se dérangeant peu pour des rois inconnus.

— Je suis l’ami du roi, disait-il avec gloire ;
Et nul ne s’inclinait que le corrégidor ;
Le lendemain, ayant grand soif et voulant boire,
Il dit : Je suis l’ami du Cid Campéador.

Don Santos traversa la plaine vaste et rude,
Et l’on voyait au fond la tour du fier banni ;

C’est là qu’était le Cid. Le ciel, la solitude,
Et l’ombre, environnaient sa grandeur d’infini.

Quand Santos arriva, Ruy, qui sortait de table,
Était dans l’écurie avec Babieça ;
Et Santos apparut sur le seuil de l’étable ;
Ruy ne recula point, et le roi s’avança.

La jument, grasse alors comme un cheval de moine,
Regardait son seigneur d’un regard presque humain ;
Et le bon Cid, prenant dans l’auge un peu d’avoine,
La lui faisait manger dans le creux de sa main.


VI


Le roi Santos parla de sa voix la plus haute :
— « Cid, je viens vous chercher. Nous vous honorons tous.
« Vous avez une épine au talon, je vous l’ôte.
« Voici pourquoi le roi n’est pas content de vous :

« Votre allure est chez lui si fière et si guerrière,
« Que, tout roi qu’est le roi, son Altesse a souvent

« L’air de vous annoncer quand vous marchez derrière,
« Et de vous suivre, ô Cid, quand vous marchez devant.

« Vous regardez fort mal toute la servidumbre.
« Cid, vous êtes Bivar, c’est un noble blason ;
« Mais le roi n’aime pas que quelqu’un fasse une ombre
« Plus grande que la sienne au mur de sa maison.

« Don Ruy, chacun se plaint : — Le Cid est dans la nue ;
« Du sceptre à son épée il déplace l’effroi ;
« Ce sujet-là se tient trop droit ; il diminue
« L’utile tremblement qu’on doit avoir du roi. —

« Vous n’êtes qu’à peu près le serviteur d’Alphonse ;
« Quand le roi brise Arcos, vous sauvez Ordonez ;
« Vous retirez l’épée avant qu’elle s’enfonce ;
« Le roi dit : Frappe ! Alors, vous Cid, vous pardonnez.

« Qui s’arrête en chemin sert à demi son maître ;
« Jamais d’un vain scrupule un preux ne se troubla ;
« La moitié d’un ami, c’est la moitié d’un traître ;
« Et ce n’est pas pour vous, Cid, que je dis cela.

« Enfin, et j’y reviens, vous êtes trop superbe ;
« Le roi jeta sur vous l’exil comme un rideau ;

« Rayon d’astre, soyez moins lourd pour lui, brin d’herbe ;
« Ce qui d’abord est gloire à la fin est fardeau.

« Vous êtes au-dessus de tous, et cela gêne ;
« Quiconque veut briller vous sent comme un affront,
« Tant Valence, Graos, Givrez et Carthagène
« Font d’éblouissement autour de votre front.

« Tel mot, qui par moments tombe de vous, fatigue
« Son Altesse à la cour, à la ville, au Prado ;
« Le creusement n’est pas moins importun, Rodrigue,
« De la goutte d’orgueil que de la goutte d’eau.

« Je ne dis pas ceci pour vous, Cid redoutable.
« Vous êtes sans orgueil, étant de bonne foi ;
« Si j’étais empereur, vous seriez connétable ;
« Mais seulement tâchez de faire cas du roi.

« Quand vous lui rapportez, vainqueur, quelque province,
« Le roi trouve, et ceci de nous tous est compris,
« Que jamais un vassal n’a salué son prince,
« Cid, avec un respect plus semblable au mépris.

« Votre bouche en parlant sourit avec tristesse ;
« On sent que le roi peut avoir Burgos, Madrid,

« Tuy, Badajoz, Léon, soit ; mais que Son Altesse
« N’aura jamais le coin de la lèvre du Cid.

« Le vassal n’a pas droit de dédain sur le maître.
« On vous tire d’exil ; mais, Cid, écoutez-moi,
« Il faut dorénavant qu’il vous convienne d’être
« Aussi grand devant Dieu, moins haut devant le roi.

« Pour apaiser l’humeur du roi, fort légitime,
« Il suffit désormais que le roi, comme il sied,
« Sente qu’en lui parlant vous avez de l’estime. »
Babieça frappait sa litière du pied,

Les chiens tiraient leur chaîne et grondaient à la porte,
Et le Cid répondit au roi Santos-le-Roux :
— Sire, il faudrait d’abord que vous fissiez en sorte
Que j’eusse de l’estime en vous parlant à vous.