Le Cid/Édition Marty-Laveaux/Notice/L'Ami du Cid

LE CID, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteÉdition Marty-Laveaux (p. 53-56).

Écrits en faveur du Cid,

attribués à corneille par niceron
ou par les frères parfait.


I. l’ami du cid à claveret[1].


Il me semble que vous chantez bien haut, Monsieur Claveret. Hé quoi ! pour une chose si juste et si raisonnable alléguée par M. Corneille à M. Scudéry : « Il n’a pas tenu à vous que du premier lieu où beaucoup d’honnêtes gens me placent, je ne sois descendu au-dessous de Claveret[2], » faut-il que vous preniez la mouche, et que vous perdiez un moment la mémoire de ce que vous avez été, de ce que vous êtes, et de ce que vous serez toute votre vie ? Quelle révolution est-ce là ? Vous parlerez contre le Cid ? vous ferez l’homme de conséquence et d’esprit, et blâmerez impudemment et impunément tout ensemble celui dont vous devez honorer la personne et les ouvrages ? Il ne seroit pas juste ; et croyez-vous, Monsieur Claveret, être assez habile homme pour l’emporter sur tous les plus grands esprits de France qui se moquent des Observations, et de ceux qui suivent les sentiments de leur auteur ? Pour moi, j’ai déjà répondu pour lui, comme je fais encore, que pour obscurcir son éclat, il falloit pour toutes observations faire une meilleure pièce. Que si la force des raisons dont M. de Scudéry prétend l’avoir combattu est condamnée même par ceux qu’il demande pour juges, considérez, de grâce, où vous vous allez engager. Vraiment cela est bien ridicule que vous, à qui vos parents ont laissé pour tout héritage la science de bien tirer des bottes[3], vous vouliez écrire, et faire comparaison avec un des plus grands hommes de notre siècle pour le théâtre, et douter encore de l’approbation que le Cid a reçue au Louvre et à l’hôtel de Richelieu. Il paroît bien que votre règne n’est pas de ce monde ; voyez-le, Monsieur Claveret, et ouvrez vos oreilles bien grandes : vous entendrez ce qu’il y a de grands esprits en France de l’un et de l’autre sexe dire tout haut : « Voilà le plus bel ouvrage de théâtre que nous ayons vu jusqu’à présent, » Examinons un peu les vôtres en gros, car le détail n’en vaut pas la peine. Ne m’avouerez-vous pas que le voyage que vous faites faire aux Bons hommes à votre pèlerin amoureux[4] est une belle chose ? Je vous jure qu’il m’a pris cent fois envie de vous demander où votre fils Tadés et vous avez étudié, afin de me faire interpréter le langage de l’un, et apprendre les galimatias de l’autre ; car comme il arrive qu’il en échappe quelquefois sans y penser, j’aurois été ravi de les faire avec science comme vous. Je me serois bien mis auprès de Jodelet[5] pour le moins, et je m’assure qu’il s’en seroit servi mieux que les comédiens, qui n’ont jamais su faire valoir les vôtres, quelque art et quelque peine qu’ils y aient apportée. Votre Place Royale suit assez bien, et je vous confesse qu’elle fut trouvée si bonne à Forges, que Mondory et ses compagnons qui en avoient les eaux dans la saison du monde la plus propre pour les boire, n’en voulurent jamais goûter : tout le monde n’entendra pas ceci peut-être ; c’est que vous avez fait une pièce intitulée les Eaux de Forges, que vous leur donnâtes, où il ne manquoit chose du monde, sinon que le sujet, la conduite, et les vers ne valoient rien du tout. À cela près c’étoit une assez belle chose[6]. Je sais bien que vous n’avez pas vendu vos ouvrages : ce n’étoit pas manque de pauvreté, ni d’en avoir demandé beaucoup de fois de l’argent ; mais c’est que les comédiens ne vous en ont jamais rien voulu donner : c’est ce que vous avez fait jusques ici. Et pour couronnement de chef-d’œuvre, vous faites une mauvaise lettre où vous tranchez du censeur, et, si je ne me trompe, du vaillant. Taisez-vous, Monsieur Claveret, taisez-vous, et vous souvenez que vous ne pouvez être ni l’un ni l’autre, et que votre personne est si peu considérable que vous ne devez jamais croire que M. Corneille ait eu envie de vous choquer. Vous croyez peut-être avoir fait un beau coup de mail quand vous dites : ou pour contenter les comédiens que vous servez. Chacun sait bien de quel biais il faut prendre cette façon de parler. Et il est très-vrai que ses soins et ses veilles leur ont rendu de si bons et profitables services, que je leur ai ouï dire hautement que jusques ici ils doivent à lui seul ce que le théâtre peut donner de bien. Vous ne ferez jamais de même, Monsieur Claveret, et je ne m’étonne pas de vous entendre dire que vous ne vous piquez pas de faire des vers : je vous crois. Néanmoins vous dites au même temps que ce que vous avez produit ne vous a point fait rougir de honte : c’est seulement un témoignage de votre effronterie, plutôt que de la bonté de vos ouvrages. Après tout, orateur et poëte de balle, souvenez-vous de n’intéresser personne en votre affaire, et que quand M. Corneille a dit :

Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée[7],


il a parlé raisonnablement et véritablement. Songez seulement, comme je vous ai déjà dit, à ce que vous êtes ; que vous n’avez jamais rien fait de bien que de vous être tu depuis quatre ans[8] ; que vous ne deviez pas rompre ce silence pour une si mauvaise chose ; que les sottises de votre lettre fâchent tous les honnêtes gens ; que cela vous rend bernable par tout pays ; que tout ce qu’elle contient est trop plat et trop peu fort pour donner la moindre atteinte au Cid, ni faire croire que M. Corneille en soit seulement le copiste, comme vous dites ; que je ne lui conseille pas de se donner la peine de vous répondre ; que vous êtes auprès de lui ce que le laquais est auprès du maître, et qu’un ami du Cid qui ne fit jamais profession d’écrire, et qui ne laisse pas de se connoître aux bonnes choses, n’a fait cette lettre que pour vous avertir de pratiquer un proverbe latin que vous vous ferez expliquer et qui dit : Ne sutor ultra crepidam. Adieu, Claveret : ne soyez pas curieux de savoir mon nom, de peur de l’apprendre.


  1. « Corneille opposa à ces écrits une lettre qu’il intitula l’Ami du Cid à Claveret, in-8o, et dans laquelle il turlupina fort ce poète. » (Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres, Paris, 1727-1745, in-12, tome XX, p. 90.) Voyez la Notice, p. 29.
  2. Lettre apologétique.
  3. « Le lecteur, disent les frères Parfait, est bien le maître d’expliquer au propre ou au figuré le titre que l’on donne ici à Claveret de tireur de bottes, car pour nous ce sont lettres closes et impénétrables. » (Histoire du Théâtre françois, tome IV, p. 432, note a. Nous ignorons également à quoi cette phrase fait allusion et quel était l’état du père de Jean Claveret. Nous savons que ce dernier, originaire d’Orléans, portait le titre d’avocat, ce qui n’empêche pas l’auteur de la Lettre pour M. de Corneille, que nous reproduisons ci-après, de dire (voyez p. 57) que Claveret « dans ses plus grandes ambitions n’a jamais prétendu au delà de sommelier dans une médiocre maison. »)
  4. Le Pèlerin amoureux est une comédie non imprimée que les frères Parfait placent la seconde parmi les pièces de Claveret, mais dont ils ne donnent point l’analyse ; il est donc impossible de savoir à quoi se rapportent les observations critiques que nous trouvons ici. En 1634, c’est-à-dire à peu près à l’époque où dut être jouée la pièce de Claveret, Rotrou a fait représenter la Pèlerine amoureuse, tragi-comédie.
  5. Voyez sur Geoffrin, dit Jodelet, la Notice du Menteur.
  6. Voyez la Notice de la Place Royale, tome II, p. 218, note 2.
  7. Excuse à Ariste, vers 50.
  8. Ceci est difficile à expliquer, car la Place Royale de Claveret a dû, comme celle de Corneille, être jouée en 1635.