Le Cid/Édition Marty-Laveaux/Appendice2

II

ANALYSE COMPARATIVE DU DRAME
de guillem de castro :
LA JEUNESSE DU CID.

(las mocedades del cid, primera parte[1]).




sommaire de la première journée[2].


Scène dans le palais de Fernand Ier à Burgos. Brillante introduction : le jeune Rodrigue reçoit l’ordre de chevalerie des mains du Roi et des princesses en présence de la cour et de Chimène.

Séance du conseil. Le Roi motive et déclare le choix qu’il fait de don Diègue comme gouverneur de son fils. Arrogance et colère du comte Gormas ; l’outrage fatal est infligé en présence du Roi.

Maison de don Diègue. Salle d’armes. Ses trois fils s’entretiennent au retour de la cérémonie. Don Diègue rentre, il les éloigne, et pour s’essayer à la vengeance il brandit la grande épée de Mudarra, devenue trop pesante pour ses mains ; il lui faut pour vengeur l’un de ses fils ; il les éprouve successivement : les deux plus jeunes ne savent que gémir quand il leur serre violemment la main ; Rodrigue seul à qui il mord un doigt s’emporte et se montre capable du ressentiment que désire son père. Le vieillard, sans savoir son amour pour Chimène, lui confie l’épée et lui nomme son ennemi. Monologue de Rodrigue, sa douleur, sa résolution.

Place devant le palais et devant la maison de don Diègue. L’Infante et Chimène à une fenêtre du palais, s’entretenant de Rodrigue. Le fier Gormas passe ; il confie à l’un de ses amis qu’il a quelque regret de sa violence, mais se montre résolu à ne point s’humilier par une amende honorable. Rodrigue armé le cherche ; d’abord il se voit avec peine en présence des dames, obligé de répondre par des propos courtois aux compliments de l’Infante. Le Comte reparait ; provocation, de plus en plus animée : les dames, en les voyant de loin, s’alarment ; don Diègue se montre debout devant sa porte, il échauffe de ses regards le courroux de Rodrigue. Le duel sur cette place même est rendu nécessaire par l’extrême insolence de Gormas. Le Comte, blessé à mort, tombe dans la coulisse. Chimène accourt avec des cris. Rodrigue résiste héroïquement à l’assaut de toute la suite du Comte, et l’Infante intervenant fait cesser ce combat.


remarques.


Scène 1ère, L’appareil sacré, les formules, les propos rapides de cette foule de personnages propre au théâtre de Valence, le premier qui ait été construit en Espagne, ne convenaient guère à notre poëte. Il écartera donc de son plan et la Reine et le Prince royal à qui cette histoire (c’est le titre, comme on sait, de beaucoup de pièces de Shakspeare) réserve un rôle assez marqué. Il se dispensera de faire de don Arias et de Peranzules des conseillers de cour, unis par des liens de parenté l’un à don Diègue, l’autre au Comte,. Il invente un seul personnage, le pâle rival de Rodrigue, réservé pour être le champion malheureux de Chimène, et il l’appelle, on ne sait pourquoi, don Sanche, quoique ce nom soit celui du jeune prince espagnol.

Quant à la scène en elle-même, cette pompe trop extérieure n’est point nécessaire à son dessein.

Scène IIe Celle-ci au contraire devait certainement lui convenir. Nous oserions affirmer que les circonstances du temps, lus sévérités de Richelieu contre le duel, l’humeur susceptible de Louis XIII, ont seules empêché Corneille de transporter la fîère dispute et le tatal soufflet dans l’intérieur du conseil et en présence de la majesté royale.


.....Conde tirano,
............
la mano en mi padre pusisteis

delante el Rey con furor.


Ce sont les paroles de Rodrigue (empruntées à un vieux romance par l’auteur de la pièce). Corneille dit seulement :


« Ce que n’a pu jamais Aragon ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,

Le Comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux[3]. »

C’est une combinaison propre à Corneille d’avoir supposé les deux pères instruits de l’amour de leurs enfants et disposés à le favoriser. Il en a tiré quelques traits remarquables, et le nœud devient par là plus complexe dès le commencement. Quant à la grande donnée du drame, nullement historique en elle-même, cet amour des deux jeunes gens antérieur à la querelle, Castro en a le mérite, mais ne paraît pas en être le premier inventeur. C’est au moins ce que donne à penser un mot du passage cité de Mariana (voyez p. 79), peut-être aussi quelques romances de date peu ancienne relativement, mais pouvant remonter au commencement du dix-septième siècle, époque de cette composition dramatique.

Dans la pièce espagnole la dispute des deux rivaux pour la prééminence a lieu en présence du Roi ; c’est à lui que leurs arguments sont d’abord adressés, et cette circonstance ajoute à l’intérêt. Les vers suivants, non traduits, mais imités, que Corneille met dans la bouche du Comte, peuvent être cités comme un emprunt de plus à Guillem de Castro :


« Joignez à ces vertus celles d’un capitaine :

Montrez-lui comme il faut s’endurcir à la peine, etc.[4]. »


Y quando al Principe enseñe
lo que entre exercicios varios
debe hacer un caballero
en las plazas y en los campos,
podrá para darle exemplo,
como yo mil veces Lago,
hacer un lanza hastillas,

desalentando un caballo ?
Mais après la réponse de don Diègue, la querelle proprement dite n’occupe que six vers, d’un dialogue fort entrecoupé, entre les deux adversaires et le Roi qui les rappelle au respect. Cette vigueur et cette rapidité étaient d’un fort bon exemple, et n’ont point l’inconvénient de ce mot un peu excessif : … ne le méritait pas[5] ! qui donne au vieillard quelque tort de provocation.

Le jeu de scène qui doit suivre le soufflet n’est suffisamment indiqué ni dans l’un ni dans l’autre texte. Il est fâcheux que les grands maîtres ou leurs éditeurs (à remonter jusqu’aux Grecs) aient si souvent négligé ce genre d’indication. Dans le Cid de Corneille, la tradition théâtrale nous fait voir un duel à l’épée qui ne dure que quelques instants, le Comte faisant tomber tout d’abord l’arme des mains de don Diègue[6]. Celui-ci, dans l’espagnol, n’est pas armé peut-être, ou n’a pas recours à son épée. Il lève le bâton sur lequel il s’appuyait. Peranzules, cousin germain du Comte, lui retient le bras. Le Roi, indigné contre Gormas, appelle ses gardes, et ordonne qu’on l’arrête. Il nous faut continuer de deviner l’action scénique : Gormas ne se laisse pas arrêter, il tire probablement du fourreau son épée redoutable, et s’éloigne lentement en adressant au Roi des remontrances et des excuses hautaines, entre autres : « … Pardonne à cette épée et à cette main de te manquer ici de respect. » Le Roi le laisse sortir, s’efforçant inutilement de le rappeler. « Oui, rappelez, rappelez le Comte, s’écrie énergiquement don Diègue, qu’il vienne remplir la charge de gouverneur de votre fils ! etc. Llamadle, llamad al Conde…, etc. » Corneille cite ce mouvement sans expliquer comment il en a fait une éloquente apostrophe dans son fameux monologue ; Comte, sois de mon prince à présent gouverneur[7], etc.


« Achève, et prends ma vie après un tel affront,

Le premier dont ma race ait vu rougir son front[8]. »

De ces deux vers, l’un est trouvé par Corneille, l’autre provient du romance Pensativo estaba el Cid, que Castro a transcrit presque entier, notamment les mots imprimés ici en lettres italiques :


Todo le parece poco
respecto de aquel agravio
el primero que se ha fecho

á la sangre de Lain Calvo.

La scène royale, dans la pièce de Castro, se termine d’une manière que Richelieu n’eût pas plus admise que ce qui précède. Don Diègue se retire à son tour, songeant déjà à sa vengeance, et n’est pas non plus retenu par l’ordre du Roi. Celui-ci se laisse persuader par ses deux autres conseillers de renoncer à faire justice, de peur de compromettre envers un puissant vassal sa propre puissance. Le scandale pourra d’ailleurs n’être pas ébruité, et il espère vaguement assoupir cette querelle.

Scène IIIe. La salle d’armes de don Diègue. Nous n’avons pas besoin d’insister sur l’embarras et la difficulté d’illusion que s’impose Corneille en se refusant à déterminer les divers lieux de son action.

Don Diègue a trois fils ; Rodrigue est l’aîné[9]. Les deux plus jeunes s’occupent à débarrasser le nouveau chevalier des armes qu’il a reçues, entre autres de l’épée du Roi, qu’il veut laisser suspendue au mur jusqu’à ce qu’il l’ait réellement gagnée par cinq batailles rangées. Dialogue élégant et paisible. Leur père arrive, sombre, égaré, tenant les deux fragments de son bâton qu’il a brisé. Son désordre émeut surtout Rodrigue, mais don Diègue ne veut point s’expliquer, et il exige que tous trois le laissent seul.

Son monologue fait penser, dès les premiers mots, à celui de Corneille[10] :

Cielos ! peno, muero, rabio…


Le second vers, quoique s’adressant au bâton brisé qu’il jette à terre, a visiblement suggéré aussi les beaux vers (v. 255 et suivants) : Et toi, de mes exploits glorieux instrument, etc.

No más, báculo rompido !…


« Va-t’en, bâton brisé, qui n’as pu servir de soutien ni à mon honneur ni à ma colère… » Suivent des traits d’un goût plus recherché. Le vieillard songe à se procurer une épée. Là est suspendue celle que lui transmit le fameux bâtard Mudarra, vengeur des sept infants de Lara, dans une héroïque histoire de l’âge antérieur. Ce glaive est un de ces grands espadons du moyen âge qui se manœuvrent à deux mains. Il le saisit dans l’espoir de l’employer à sa vengeance, et s’en escrime quelque temps avec de vains efforts : scène forte et naïve, à laquelle l’acteur pouvait donner un grand intérêt :

« Mais, ô ciel ! je m’abusais… À chaque coup de taille ou de revers, l’arme m’entraîne après elle… ma main la tient bien ferme, mais par mes pieds elle est mal assurée… Et voilà qu’elle me paraît de plomb… et que ma force défaille[11]… et je tombe, et il me semble que le pommeau soit à la pointe. »

Si loin que nous soyons ici de Corneille, nous rencontrons toutefois des exclamations douloureuses dont il s’est souvenu :


O caduca edad cansada !
Estoy por pasarme el pecho…

Ah, tiempo ingrato, que has hecho ?

Il faut donc qu’il s’adresse à l’un de ses fils pour avoir un vengeur. Il les appelle successivement, les plus jeunes d’abord, pour les mettre à l’épreuve. Ce qu’il cherche en eux c’est l’énergie vindicative qu’il ne trouvera à son gré que chez Rodrigue. L’épreuve, pour Hernan Diaz, puis pour Bermudo, consiste à leur serrer les os de la main : les jeunes gens ne manifestent qu’une douleur plaintive, tandis que Rodrigue à qui son père mord le doigt, s’écrie : « Lâchez-moi, mon père, lâchez-moi à la malheure ! Lâchez ; si vous n’étiez pas mon père, je vous donnerais un soufflet. — D. Diègue : Et ce ne serait pas le premier ! — Rodrigue : Comment ? — D. Diègue : Fils de mon âme, voilà le ressentiment que j’adore, voilà la colère qui me plaît, la vaillance que je bénis… » Cette tirade, qui se prolonge, est une des plus belles de Castro, et Corneille a reconnu son obligation[12], malgré le noble détour par lequel il a su épargner à son public français le naïf récit des romances. L’autorité en était si absolue pour les Espagnols, que Castro, ici et ailleurs, semble se plaire à en copier le texte littéralement ; et que même, chose assez bizarre, le traducteur espagnol du Cid français, quarante ans environ après Castro, Diamante, qui destinait sa traduction à la scène, n’a pas cru pouvoir se dispenser d’ajouter au dialogue de Corneille l’épreuve de la main serrée. Il traduit d’abord assez fidèlement le Rodrigue, as-tu du cœur ?


… Tendras valdiego.
… Tendras valor ?
Qualquiera orodrigo.
Qualquiera otro que no fuera
mi padre, y tal preguntara,

bien presto hallára la prueba ;


mais ensuite il imagine un long aparté de don Diègue pour motiver la nécessité de l’expérience corporelle ; le vieillard demande pour faire amitié la main de son fils, qui s’agenouille ; mais sentant sa main cruellement pressée, Rodrigue mord jusqu’au sang celle de son père. La traduction de Diamante se rattache ensuite à Corneille comme elle peut, mais en ayant bien soin de recommander l’épée de Mudarra. C’est ainsi qu’à cette époque on entendait le devoir des traducteurs ; mais il faut s’en prendre aussi à l’exigence d’un public espagnol en un sujet consacré comme le Cid.

Revenons à l’œuvre intéressante de Castro[13].

Le petit vers : A qui ofensa y alli espada, cité par Corneille comme emprunté par lui :

« Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance[14], »


est un assez frappant exemple de la distance de l’action aux paroles qui sépare les deux poëtes. La vraie traduction de l’espagnol est dans le double geste du père, montrant d’abord sa joue visiblement meurtrie depuis le soufflet reçu, puis remettant aux mains de son fils l’épée de Mudarra. Nous ne pouvons plus savoir si pour réaliser le : Tu tiens la vengeance, Corneille conseillait à l’acteur de placer son épée dans la main de Rodrigue, comme un jeu de scène indiqué plus haut par ce vers :

« Passe, pour me venger, en de meilleures mains[15]. »

Quand le vieillard épuisé par sa véhémence quitte Rodrigue, dont il ignore l’amour pour la fille du Comte, il semble moins précipiter sa retraite que le don Diègue français, qui n’attend pas un mot de réplique à sa fatale révélation : le père de Chimène[16]. Tout cela est à considérer comme matière d’étude et non dans un injuste esprit de censure.

Le monologue en stances, Percé jusques au fond du cœur[17], réclamerait un attentif parallèle avec l’espagnol. Là nous lisons aussi trois stances d’une coupe soignée, d’un mouvement et d’un refrain semblables, avec des rimes croisées d’une manière analogue et un peu plus artificielle encore, par le privilège de la poésie lyrique méridionale. Corneille eût pu citer au bas de la page :


Suspenso de afligido

estoy…


représenté par :


« Je demeure immobile, et mon âme abattue

« JeCède au coup qui me tue. »


En écrivant le vers :

« Et malheureux objet d’une injuste rigueur, »


notre poète reste obscur ou inintelligible, là où l’espagnol est très-clair, puisqu’il entend parler de la rigueur injuste de la Fortune, dont il n’est rien dit dans le français.


Tan… Fortuna…
Tan en mi daño ha sido

tu mudauza… et plus loin… tu inclemencia…

Rodrigue, après ce morceau lyrique, emprunte encore une trentaine de vers de romance, où il n’est plus question de son amour, mais où l’on aperçoit le germe du vers si connu :

« La valeur n’attend point le nombre des années[18] ; »


......pues que tengo

mas valor que pocos años.

Scène IVe. Le Comte, suivi de serviteurs armés, se promène avec son cousin Peranrules. Il convient, comme chez Corneille il avoue à don Arias[19], qu’il a eu le sang un peu chaud dans la querelle ; mais il n’entend pas s’humilier en satisfactions.

Ici se place un emprunt que Corneille n’a pas dû signaler. Dans un temps où l’on punissait les duels, il ne pouvait conserver ces vers remarquables :


« Ces satisfactions n’apaisent point une âme :
Qui les reçoit n’a rien, qui les fait se diffame,
Et de pareils accords l’effet le plus commun

Est de perdre d’honneur deux hommes au lieu d’un[20] ; »


et en effet il les supprima avant l’impression. Dans la pièce de Castro cette superbe doctrine est développée par don Gormas avec moins de précision, mais avec vigueur :


… Y no es peranzules.
… Y no es razon
el dar tú…
… Y no es raconde.
Ni darla, ni… Satisfaccion ?
Ni darla, ni recibirla !
… Y no es peranzules.
Por qué no ? No digas tal.
Qué düelo en su ley lo escribe ?
… Y no es raconde.
El que la da y la recibe
es muy cierto quedar mal :
porque el uno pierde honor,
y el otro no cobra nada.
El remitir á la espada

los agravios es mejor.


Suivent d’autres propos de raffiné duelliste : don Gormas compare toute excuse à une pièce de couleur douteuse, qui, recousue à l’honneur d’un homme, laisserait un trou à l’honneur d’un autre.

En somme, cette petite scène est toute d’emprunt dans Corneille. L’ami officieux agit, comme dans l’original, par commission du Roi, bien qu’ici le Roi n’ait pas été témoin de la querelle. Il reste à signaler certaines nuances qui caractérisent l’époque de Richelieu, soit dans ce vers de l’orgueilleux Gormas ;

« Et ma tête en tombant feroit choir sa couronne[21], »
soit dans l’utile correctif des maximes de don Arias sur l’obéissance due au pouvoir absolu des rois.

Vient immédiatement le défi de Rodrigue, imité par Corneille mais avec choix, et avec autant de vigueur que d’élévation. Tout ce qu’il élimine d’incidents accessoires, de mouvements scéniques compliqués, est presque inimaginable dans nos habitudes théâtrales, soit que le théâtre espagnol, ennemi de l’austère simplicité tragique, fût plus exercé à la mise en scène, soit que son public docile se contentât, à peu de frais, de moyens assez grossiers d’illusion.

Il faut supposer complaisamment la place assez grande pour qu’on s’y promène et qu’on y agisse séparément de divers côtés. Le défi et le combat, solitaires dans Corneille, vont avoir le plus de témoins possible. Les dames sont toujours à la fenêtre du palais ; Chimène s’inquiète de l’air irrité de son père, puis s’alarme de la figure pâle de Rodrigue, qui survient en tenue de combat et armé de sa grande épée. Ignorant ce dont il s’agit, l’aimable Infante appelle l’amant de son amie, et l’engage en quelques propos de délicate galanterie qu’il interrompt par des aparté douloureux. C’est bien pis quand le Comte reparaît d’autre part, se promenant avec Peranzules et ses officiers (car il ne se soumet pas à l’ordre du Roi, qui lui a fait signifier de garder les arrêts dans sa maison). Déjà les regards courroucés se croisent de loin : nouvelles alarmes de Chimène ; le trouble de Rodrigue augmente, dans une hésitation qu’il se reproche, et bientôt sur le seuil de sa demeure, apparaît morne et sombre le vieux don Diègue, tournant vers son fils chancelant ses yeux pleins de fureur et sa joue meurtrie. Son ami don Arias l’interroge en vain ; en vain de son côté Peranzules veut détourner le Comte de passer fièrement devant ses ennemis… À ce moment Rodrigue se décide :

« (Pardonne, objet divin, si je vais, mourant, donner la mort !) Comte ! — Qui es-tu ? Par ici ; je veux te dire qui je suis. (Chimène, à part : Qu’est-ce donc ? Ah, je meurs.) — Que me veux-tu ? — Je veux te parler. Ce vieillard qui est là[22], quel est-il, le sais-tu ? Oui-da, je le sais. Pourquoi cette question ? — Pourquoi ? Parle bas[23] ; écoute. — Dis. — Ne sais-tu pas qu’il fut un exemplaire d’honneur et de vaillance ? — Soit. — Et que ce sang dont mes yeux sont rougis[24], c’est le sien comme le mien, le sais-tu ? — Et que je le sache (abrège ton propos), qu’en résultera-t-il[25] ? — Passons seulement en un autre lieu, tu sauras tout ce qu’il en doit résulter. — Allons, jeune garçon, est-ce possible ? Va, va, chevalier novice ; va donc, et apprends d’abord à combattre et à vaincre : tu pourras ensuite te faire honneur de te voir vaincu par moi, sans me laisser au regret et de te vaincre et de te tuer. Pour à présent laisse là ton ressentiment ; car ce n’est pas aux vengeances sanglantes que peut réussir l’enfant dont les lèvres sont encore abreuvées de lait. — Non, c’est par toi que je veux commencer à combattre et à m’instruire. Tu verras si je sais vaincre, je verrai si tu sais tuer ; mon épée conduite sans art te prouvera par l’effort de mon bras que le cœur est un maître en cette science non encore étudiée ; et il suffira bien à mon ressentiment de mêler ce lait de mes lèvres et ce sang de ta poitrine. » Vives exclamations de Peranzules, d’Arias, de Chimène, de don Diègue brûlant d’impatience ; car il paraît que Rodrigue a porté la main sur le Comte, soit en lui touchant la poitrine, soit en voulant l’empêcher d’avancer dans la direction qu’il a prise. « Rodrigue : L’ombre de cette demeure est inviolable et fermée pour toi… (Chimène : Quoi, Monsieur, contre mon père !) — Rodrigue : Et c’est pourquoi je ne te tue point présentement. — (Chimène : Écoute-moi) — Rodrigue : (Pardonnez, Madame ; je suis le fils de mon père !) Suis-moi, Comte ! — Le Comte : Adolescent, avec ton orgueil de géant, je te tuerai si tu te places devant moi. Va-t’en en paix : va-t’en, va, si tu ne veux que, comme en certaine occasion j’ai donné à ton père un soufflet, je te donne mille coups de pied. — Rodrigue : Ah, c’en est trop de ton insolence ! » Interruptions rapides des divers témoins. « D. Diègue : Les longs discours émoussent l’épée. » Quand le combat commence, il s’écrie encore : « Mon fils, mon fils, en t’appelant ainsi, c’est mon affront et ma fureur que je t’envoie[26] ! »

On passe en se battant dans la coulisse, d’où le Comte s’écrie : « Je suis mort ! » Chimène a couru éperdue après son père. Mais une mêlée remplit de nouveau le théâtre ; ce sont les gens du Comte réunis pour le venger contre Rodrigue seul, mais terrible. L’Infante, de son balcon, fait entendre sa voix, et arrête les assaillants. Rodrigue s’arrête aussi en lui adressant des paroles de respect, poétiques et chevaleresques, qu’elle accueille gracieusement. Les spadassins intimidés refusent de suivre Rodrigue pour renouveler plus loin le combat, et se dispersent. « O valiente Castellano ! » s’écrie Urraque ; et ainsi finit la première journée.


sommaire de la deuxième journée.


Le palais du Roi. Chimène demande le châtiment de Rodrigue ; don Diègue prend la défense de son fils.

L’appartement de Chimène, où Rodrigue ose pénétrer et se montrer à Chimène, revenue du palais.

Un lieu désert, près de Burgos, où don Diègue revoie secrètement son fils, et lui confie une troupe des siens armée contre les Maures.

Une campagne et le château de plaisance où l’Infante, le soir, au balcon, voit passer Rodrigue allant en guerre, et lui adresse de tendres encouragements, reçus avec une courtoisie délicate par l’amant de Chimène.

Les montagnes d’Oca, au nord de Burgos, où la victoire du Cid sur les Maures est mise autant qu’il est possible en action.

Le palais du Roi, à Burgos, où d’abord le jeune prince don Sanche offre des traits singuliers de caractère, qui font prévoir son histoire future ; puis arrive Rodrigue amenant le chef qu’il a fait prisonnier ; Chimène alors reparaît en deuil, demandant encore sa vengeance dans les termes mêmes de l’ancienne ballade. Le Roi la congédie avec égards, et bannit Rodrigue en l’embrassant.


remarques.


C’est ainsi que s’étend d’une manière illimitée le champ et le mouvement de l’action, que Corneille s’applique surtout à resserrer. C’est la lutte du poëme dramatique contre l’épopée. Corneille veut se conformer a des règles qu’il croit être celles de la raison et de l’antiquité, mais qui en réalité, comme ou l’a compris seulement de nos jours, dérivent purement et simplement de la présence continuelle du chœur sur la scène grecque.

Scène Ière. Des six tableaux de la deuxième journée, le Ier termine le second acte de Corneille, le 2e et le 3e suffiront pour tout le troisième acte. Il faut bien convenir que notre poëte, en se refusant la grande représentation où tant de personnages sont en jeu, s’est condamné à relier son action par un certain nombre de petites scènes en quoique sorte de transition et un peu languissantes. Ainsi la nouvelle de la dispute des deux pères et celle du combat n’arrivent que successivement à Chimène et au Roi. Dans l’intervalle, Chimène, alarmée de la dispute, est faiblement consolée par l’Infante, trop intéressée, malgré son grand cœur, à la ruine des espérances de son amie. Le Roi dissimule à peine en un beau langage l’embarras de son autorité compromise. Un artifice manifeste fait intervenir dès lors le personnage de don Sanche, pour qu’il ne paraisse pas trop brusquement plus tard quand on en aura besoin. Même précaution pour faire annoncer par le Roi l’attaque probable des Maures, et de trop faibles dispositions de défense. Les deux poëtes vont se rejoindre au commencement de la seconde journée. Là, le Roi dans son palais vient à peine d’apprendre la catastrophe, qu’il voit entrer par deux portes différentes Chimène et don Diègue, l’une tenant à la main un mouchoir trempé du sang de son père, l’autre décoré des traces du même sang dont il a frotté sa joue pour en laver l’affront. Ce sont deux traits des anciennes coutumes. Les deux personnages ont pu se rencontrer auprès de la victime : c’est à l’orpheline de réclamer vengeance aux pieds du Roi, au père vengé de défendre son fils. Voilà une situation, un très-bel antagonisme dramatique et oratoire ; le triomphe appartient incontestablement à l’éloquence de Corneille ; mais il est juste de rapporter l’invention à Castro, car les romances n’offraient à celui-ci que des démarches isolées, réitérées de la part de Chimène auprès du Roi, avec les naïves doléances propres à l’épopée du moyen âge. Castro reproduira plus loin ces souvenirs disparates : ici il invente en une poésie âpre, sans ampleur quoique assez ampoulée, la dispute entre la vengeance invoquée et la vengeance satisfaite. Ce que Corneille a cité d’espagnol suffisait à sa loyauté ; mais nous cherchons dans le texte des Mocedades ce qui peut s’ajouter à ses citations, comme l’ayant inspiré, comme motif saisi par lui, et librement traité, corrigé hardiment.


« Je l’ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;

Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste[27]. »


Cette douleur filiale manque chez Castro, où on la trouve absorbée tout entière dans l’esprit de vengeance, point d’honneur de la jeune fille espagnole. Chimène a pourtant des larmes, que le poëte français a épurées, comme on va voir. Elle présente le mouchoir sanglant : c’est d’abord ce qu’il faut noter pour entendre la citation y escribió en este papel, texte d’un heureux contre-sens : son sang sur la poussière[28]… Ce mouchoir est le testament écrit de son père, et elle dit au Roi en s’agenouillant : « Ces lettres qui sont empreintes dans mon âme, je veux les exposer à tes yeux : elles attirent dans les miens, comme un aimant, des larmes vengeresses, des larmes d’acier : »


A tus ojos poner quiero
letras que en mi alma están,
y en los mios como iman

sacan lágrimas de acero.

La phrase suivante de Castro eût assez bien comporté une citation textuelle de Corneille, car il n’a corrigé que tard, en 1660, l’imitation qu’il en avait faite.


« Immolez, non à moi, mais à votre couronne
...............

Tout ce qu’enorgueillit un si haut attentat[29]. »

Sa première leçon, longtemps conservée, disait ;


« Sacrifiez don Diègue et toute sa famille,

À vous, à votre peuple, à toute la Castille. »

C’était bien l’entraînement du texte espagnol :

« Et dût, en sa poitrine, la forteresse (de son cœur) s’épuiser à force de saigner, chaque goutte de ce sang doit coûter une tête[30]. »


Y aunque el pecho se de sangre
en su misma fortaleza,
costar tiene una cabeza

cada gota de esta sangre.

Rien de plus beau que la réplique de notre don Diègue, notamment le début : Qu’on est digne d’envie, etc…[31] Et n’est-ce pas là aussi de l’invention ?… Le don Diègue espagnol est tout à la joie d’avoir vu tuer son ennemi, et tout fier de sa joue frottée de sang. Il nous fournit un beau mouvement quand il invoque son droit d’offrir sa tête à la justice, en place de son fils ; mais l’allure roide et sautillante de son rhythme étroit ne sera jamais comparable à l’ampleur des formes de Corneille. Si le poëte valencien se plaignait que son imitateur ne l’a cité que par petits lambeaux de phrase, il faut convenir qu’il ne gagnerait pas souvent à être cité d’une manière plus complète. Cette fin est belle pourtant :


Con mi cabeza contada
quede Ximena contenta,
que mi sandre sin mi afrenta

saldrá limpia, y saldrá honrada.

Corneille, qui s’est inspiré de ce discours un peu au delà des citations données, termine plus éloquemment par

« Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret[32]. »


Après ce grand effort, la scène et l’acte sont naturellement terminés par le Roi, qui ajourne sa délibération, confie à don Sanche le soin de reconduire Chimène, et veut s’assurer de don Diègue ainsi que de son fils.

« Don Diègue aura ma cour et sa foi peur prison[33]. »


Ce vers est le résumé de toute une scène qui, dans le texte espagnol, est la continuation de celle-ci, scène assez bien traitée, mais dont le caractère épisodique et familier n’entrait pas dans le plan de Corneille. La bonne Infante amène au secours de don Diègue son nouvel élève, le prince don Sanche, d’un caractère pétulant et volontaire, qui ne laisse pas arrêter son gouverneur, et qui obtient du Roi d’en être lui-même le gardien (el alcayde). Ainsi l’on se sépare, Chimène exprimant en aparté son tendre ressentiment contre Rodrigue, et l’Infante s’apprêtant à se rendre avec la Reine à une maison de plaisance ou nous devons la retrouver.

Scène IIe. La scène où Rodrigue se présente à la suivante Elvire[34] est, dans l’espagnol, d’un ton plus familier, mais aussi plus naturel, comme préparation de ce qui va suivre. Seulement la suivante n’avait pas besoin de dire au public, après qu’elle a fait cacher Rodrigue :


Peregrino fin promete

ocasion tan peiegrina.

Chimène rentre chez elle sous la protection de son oncle Peranzules, plus convenable que celle du jeune cavalier don Sanche. Elle demande et obtient plus tôt de rester seule, sans avoir a éluder l’offre intéressée de l’épée de don Sanche pour la venger.

Mais rien ne nous paraît plus délicat que la comparaison des deux scènes suivantes chez les deux poëtes. Comment faire bien voir dans le texte étranger la légèreté un peu molle des touches lorsqu’elles sont justes, opposée à la vigueur des tons qui les reproduisent, et le tour un peu frivole de ces subtilités de sentiment qui, dans Corneille, s’élèvent jusqu’à une sorte de vérité passionnée en harmonie avec l’excès de la douleur et les perplexités d’une situation si étrange ? Le poëte méridional et son auditeur cherchent avant tout dans cette étrange situation et dans ces antithèses un amusement auquel se mêle sans doute un peu de sympathie : le poëte normand et son spectateur veulent trouver en un tout autre tempérament d’esprit l’admiration et les larmes. Celui-ci soutient la grande déclamation tragique et la prolonge avec force, là où l’autre s’est borné à une élégante série de madrigaux, qui ont le malheur de rester jolis, même quand ils sont assez touchants.

Dans cette confidence éplorée que fait à Elvire la Chimène du Cid françois, il y a bien treize vers espagnols rapportés comme traduits ; on peut y retrouver même une certaine littéralité, et c’est là pourtant que la différence se fait le mieux sentir. Contentons-nous d’une juste observation de la Beaumelle, en réponse à la plus fausse remarque de Voltaire, à cet endroit :


elvire.


« … Après tout, que pensez-vous donc faire ?

chimène.


Pour conserver ma gloire et finir mon ennui,

Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui[35]. »


Les vers espagnols, cités en partie par Corneille, mais intervertis par lui à tort, sont ainsi disposés dans le texte :


elvira.


Pues como harás, no lo entiendo,
estimando el matador
y el muerto ? — Xim. Tengo valor,
y habré de matar muriendo[36].
y Seguirele hasta vengarme


rodrigo.


Mejor es que mi amor firme,
te décon rendirme,
te dé el gusto de matarme

sin la pena del seguirme.
Voltaire, dans son commentaire, cite l’espagnol uniquement d’après Corneille ; en admirant le vers : Le poursuivre, etc., il fait l’étrange remarque que voici : « Ce vers excellent, dit-il, renferme toute la pièce et répond à toutes les critiques qu’on a faites sur le caractère de Chimène. Puisque ce vers est dans l’espagnol, l’original contenait les vraies beautés qui firent la fortune du Cid français. » Voltaire n’a jamais vu l’original, et c’est ce qu’il avoue ici implicitement ; mais la Beaumelle lui objecte fort sensément que ce vers :
« Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui, »


« a un sens bien autrement énergique, et une idée qui n’est pas dans l’ouvrage espagnol. Morir matando, et matar muriendo, sont des phrases faites qu’on rencontre à chaque page dans les poëtes castillans, et qui ne veulent dire autre chose que combattre en désespéré, combattre jusqu’à la mort. Le vers qui précède [il fallait dire qui suit] : Je le poursuivrai jusqu’à ce que je sois vengée, l’explique assez, et il y a loin de là au sublime Mourir après lui. »

Le Rodrigue espagnol vient donc inopinément se jeter aux pieds de Chimène ; il ne songe pas, non plus que son imitateur français, à ces aveux de tendresse passionnée qu’il vient d’entendre et dont il pourrait encore se montrer heureux et transporté. Chimène n aura pas non plus un moment de confusion de tout ce qu’il a entendu ainsi par surprise ; même oubli dans le français, où elle a dit en termes plus énergiques qu’elle l’adore[37].

Le jeune homme ne porte plus vraisemblablement le grand espadon de Mudarra ; aussi l’offre de sa dague qu’il va faire à Chimène ne saurait produire l’effet dramatique que l’on trouve dans Corneille, ni amener l’exclamation si émouvante :

« Quoi ? du sang de mon père encor toute trempée[38] ! »


et les subtilités qui s’accumulent durant quinze vers sur cette épée à la mode de la cour de Louis XIII, vers originaux sans contredit : admirons les suggestions diverses du costume ! Voici la scène.

« Rodrigue, se jetant à ses pieds : Non, Il vaut mieux que je me rende à toi, et que mon amour invariable te donne la satisfaction de m’immoler, en t’épargnant la peine de me poursuivre. — Chimène : Qu’as-tu osé ? qu’as-tu fait ? Est-ce une ombre, une vision ? — Perce ce cœur : j’y renonce pour celui qui bat dans ton sein[39]. — Ciel ! Rodrigue, Rodrigue en ma maison ! — Écoute-moi. — Je me meurs. — Je veux seulement que tu entendes ce que j’ai à te dire, et que tu me répondes ensuite avec ce fer. (Il lui donne sa dague.) Ton père le comte Glorieux, comme on l’appelait dignement, porta sur les cheveux blancs[40] de mon père une main téméraire et coupable ; et moi, j’avais beau me voir par là déshonoré, mon tendre espoir ainsi renversé se débattait avec tant de force que ton amour put faire hésiter ma vengeance. En un si cruel malheur, mon injure et tes charmes se livraient dans mon cœur une lutte obstinée :


Et vous l’emportiez, Madame,
S’il nDans mon âme,
S’il ne m’était souvenu
Que vous haïriez infâme

Qui noble vous avait plu[41].


C’est avec cette pensée, sans doute digne de toi, que je plongeai mon fer sanglant dans le sein de ton père. Ainsi j’ai recouvré mon honneur ; mais aussitôt, amant soumis, je suis venu vers toi, pour que tu n’appelles pas cruauté ce qui pour moi fut devoir impérieux, pour que ma peine justifie à tes yeux ma conduite si nouvelle envers toi, pour que tu prennes ta vengeance dès que tu la désires. Saisis ce fer, et si nous ne devons avoir à nous deux qu’un même courage, une même conscience, accomplis avec résolution la vengeance de ton père, comme j’ai fait pour le mien.

— Rodrigue, Rodrigue ! ah, malheureuse ! Je l’avoue malgré ma douleur, en te chargeant de la vengeance de ton père, tu t’es conduit en chevalier. À toi je ne fais point reproche, si je suis malheureuse, si telle est ma destinée qu’il me faudra subir moi-même le trépas que je ne t’aurai pas donné. Mais une offense dont je t’accuse, c’est de te voir paraître à mes yeux quand ta main et ton épée sont encore chaudes de mon sang. Et ce n’est pas en amant soumis, c’est pour m’offenser que tu viens ici, trop assuré de n’être point haï de celle qui t’a tant aimé. Eh bien ! va-t’en, va-t’en, Rodrigue… pour ceux qui pensent que je t’adore, mon honneur sera justifié quand ils sauront que je te poursuis. J’aurais pu justement sans t’entendre te faire donner la mort ; mais je ne suis ta partie que pour te poursuivre, et non pour te tuer. Va-t’en, et fais eu sorte de te retirer sans qu’on te voie. C’est bien assez de m’avoir ôté ma vie sans m’ôter encore ma renommée.

— Satisfais mon juste désir : frappe. — Laisse-moi. — Écoute : songe que me laisser ainsi est une dure vengeance ; me tuer ne le serait pas. — Eh bien, cela même est ce que je veux. — Tu me désespères, cruelle ! ainsi tu m’abhorres ? — Je ne le puis : mon destin m’a trop enchaînée. — Dis-moi donc ce que ton ressentiment veut faire. — Quoique femme, pour ma gloire, je vais faire contre toi tout ce que je pourrai… souhaitant de ne rien pouvoir. — Ah ! qui eût dit, Chimène ?… — Ah ! Rodrigue, qui l’eût pensé ?… — Que c’en était fait de ma félicité ?… — Que mon bonheur allait périr ?… Mais, ô ciel ! je tremble qu’on ne te voie sortir… (Elle pleure[42].) — Que vois-je ?… — Pars, et laisse-moi à mes peines. — Adieu donc, je m’en vais mourant. »

On peut donc, et ce n’est que justice, reconnaître une rectitude de développement, une précision de dessin beaucoup plus marquées ici que dans Corneille.

« Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi[43] ! »


C’est le premier hémistiche qui seul est traduit : et remarquez en effet quelle plus grande place occupe dans la scène espagnole plus courte, cette préoccupation si convenable, cet effroi de la jeune fille, et même cette colère, d’être forcée de s’entretenir en un tel moment, dans sa maison, avec Rodrigue. Quand il lui dit :

« Quatre mots seulement :
Après, ne me réponds qu’avecque cette épée[44], »


le sens, le motif de ces quatre mots, fort net dans l’espagnol, c’est qu’il veut d’abord se faire absoudre par sa maîtresse, et puis recevoir la mort de sa main. L’incident de l’épée dont nous avons parlé, et plusieurs autres détours, suspendent ou dénaturent un peu cette inspiration tendre et naïve. Cet incident s’achève sur les justes instances de Chimène, soit que l’odieuse épée rentre dans le fourreau, soit que l’acteur la jette au loin. (À défaut d’une note de l’auteur, la tradition est insuffisante.) Mais comment revenir à ces quatre mots qui ont été annoncés plus haut, à ce motif qui a amené Rodrigue et que Castro a si directement exprimé ?


« Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envie
De finir par tes mains ma déplorable vie ;
Car enfin n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir d’une bonne action.
De la main de ton père un coup irréparable

Déshonoroit du mien la vieillesse honorable[45]. »

Le développement donné à la phrase rend l’unité de trait plus difficile ici et partout ailleurs, mais le spectateur charmé ne remarque pas des sutures adroites, ou des soudures un peu plus forcées, comme ce : Car enfin n’attends pas… ; plus loin : Ce n’est pas qu’en effet[46]… ; et ces minutieuses observations n’empêchent pas le lecteur attentif d’être enlevé par une merveilleuse éloquence, après avoir goûté la beauté simple et plus réduite du motif original.

La réponse de Chimène présente les mêmes qualités, les mêmes défauts si l’on veut. On peut voir à quel point y est amplifié le Como caballero hiciste, et la haute obligation de le poursuivre pour l’acquit de son honneur, exprimée dans l’espagnol en une forme plus féminine. Continuons :


« Hélas ! ton intérêt ici me désespère :

Si quelque autre malheur m’avoit ravi mon père, etc.[47] »

C’est là une idée touchante, exclusivement propre à Corneille, et exprimée en vers admirables, sauf encore la transition : ton intérêt… très-hasardée logiquement, car il ne s’agit guère dans cette plainte que de son intérêt à elle-même :

« j’aurois senti des charmes,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes[48]. »


Puis, pour rentrer dans l’idée dominante d’une vengeance de mort à obtenir, c’est encore, comme transition, le vers :

« Car enfin n’attends pas de mon affection[49], »


répété littéralement du discours précédent de Rodrigue.

L’inconvénient de l’argumentation oratoire, par laquelle Corneille ressemble souvent à Euripide, sans l’imiter, paraît mieux encore dans la discussion suivante, où Rodrigue veut prouver que Chimène doit le tuer, tandis que son amante veut éluder cette preuve. L’espagnol n’avait fait que glisser sur ce conflit ; mais quiconque a lu et relu de telles scènes, sait quel est le privilège de notre Corneille, d’être réellement grand, émouvant et sublime, à travers toutes ses exagérations d’emphase et de dialectique[50].

Désormais nous ne trouverons plus les deux poëtes aussi près l’un de l’autre, si ce n’est dans une seule scène, qui suit immédiatement celle-ci dans la deuxième journée, et qui terminera notre troisième acte. Aussi, au delà, nous contenterons-nous de parcourir la fable, ou, si l’on veut, l’histoire de Castro, en observant que Corneille n’y emprunte plus quve quelques circonstances, et qu’il en omet et dénature un bien plus grand nombre.

Scène IIIe. Un lieu désert, la nuit (près de Burgos). Cet endroit écarté devait être absolument indiqué aux spectateurs de Corneille, quoiqu’il ne veuille en aucune manière violer ouvertement la règle, ou que du moins il suppose ce lieu dans l’enceinte même de Séville. Tout cela est mieux motivé dans l’espagnol. Il est naturel que Rodrigue ait à se cacher après une telle affaire, que son père soit convenu avec lui d’un lieu de rendez-vous pour aviser aux conséquences. Une louable intention de variété a fait composer ce monologue et le bel entretien qui suit en grands vers hendécasyllabes à triples rimes croisées, comme le capitolo de Dante par exemple. Ce mode, traité avec aisance et fermeté, se rapproche sensiblement de la grandeur du mode cornélien.

Corneille imite de près le ton inquiet du vieux père qui attend son fils. Il aurait même pu citer, en regard de ces vers :


« À toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre,

Je pense l’embrasser, et n’embrasse qu’une ombre[51], »


les vers de Castro :


Voy abrazando sombras descompuesto

entre la obscura noche que ha cerrado ;


et en regard de celui-ci :


« Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison[52], »

Si es muerto, herido, ó preso ? Ay, cielo santo !
Enfin il entend le galop d’un cheval, voit le cavalier mettre pied à terre, et Rodrigue parait.

Ici nous devons une justice au poëte espagnol. Chacun sait combien sont véhéments et nobles dans Corneille les transports de don Diègue embrassant son vengeur. (Castro est cité sans doute au bas de la page (voyez ci-dessus, p. 205 et 206) ; mais l’ensemble de sa tirade est d’une vigueur et d’une éloquence qui méritent qu’elle soit transcrite autrement que par fragments numérotés :


paHijo ! — Padre ! — Es posible que me hallo
entre tus brazos ?… Hijo !… Aliento tomo
para en tus alabanzas empleallo.
paComo tardaste tanto ?… pues de plomo
te puso mi deseo… y pues veniste
no he de cansarte preguntando el como.
paBravamente probaste ! Bien lo hiciste !
bien mis pasados brios imitaste,
bien me pagaste el ser que me debiste !
paToca las blancas canas que me honraste ;
llega la tierna boca á la mexilla
donde la mancha de mi honor quitaste !
paSoberbia el alma á tu valor se humilla,
come conservador de la nobleza
que ha honrado tantos Reyes en Castilla.
paDame la mano, y rodrigo.
paDame la mano, y alza la cabeza,
á quien como la causa se atribuya
si hay en mi algun valor y fortaleza.
paCon mas razon bdon diego.
paCon mas razon besára yo la tuya,
pues si yo te di el ser naturalmente

tú me le has vuelto á pura fuerza suya[53].

On peut parler de l’éloquence espagnole, surtout quand c’est un élan vif et direct qui l’entraîne ; mais en pareil cas sa diction, qui n’est pas étudiée, dégénère facilement en négligences et en tours vulgaires. C’est ce qu’on pourrait observer dans le reste de cette scène, d’un très-bel effet d’ailleurs.

Don Diègue veut que Rodrigue emploie sa valeur au service du Roi :


PaNo dirán que la mano te ha servido
Para vengar agravios solamente :
Sirve en la guerra al Rey, que siempre ha sido
PaDigna satisfaccion de un caballero

Servir al Rey á quien dexó ofendido ;


ce que Corneille eût pu citer en partie, quand il dit :


« Ne borne pas ta gloire à venger un affront ;
Porte-la plus avant : force par ta vaillance

Ce monarque au pardon[54]… »

Don Diègue a amené non loin du lieu où il s’entretient avec Rodrigue cinq cents gentilshommes de sa famille (deudos), montés et armés en guerre, réunis par lui-même pour honorer la disgrâce de son fils exilé (Corneille, placé dans d’autres conditions et au milieu de mœurs différentes, a dû altérer un peu ces données). Tous veulent que Rodrigue les commande :


« Que cada quai tu gusto solicita,

« C’est toi que veut pour chef leur généreuse bande[55]. »

L’ennemi, les Mores de la frontière, vient d’envahir la vieille Castille, les montagnes d’Oca, de Naxera ; c’est l’histoire même. Chacun sait déjà combien il en coûte de frais d’invention et d’anachronisme à Corneille pour sauver ses unités de temps et de lieu en portant la scène à Séville, afin que le reflux du Guadalquivir puisse amener dans les limites voulues une bataille, une campagne de quelques heures.

Rodrigue, pressé d’aller rejoindre sa troupe, demande et reçoit à genoux la bénédiction de son père. L’omission par Corneille de cette noble circonstance résulte bien moins d’une différence de mœurs nationales, que d’une différence entre les deux théâtres : l’espagnol sans cesse sanctifié par des détails sacramentels, le français oblige de s’interdire rigoureusement tout acte, toute parole, qu’on pourrait regarder comme une profanation.

Mais à d’autres égards une invention propre à Corneille lui fournit dans cette scène un motif d’intérêt fort attachant, fort bien placé, qui manque et fait faute chez son devancier. Corneille, on le sait, a supposé l’amour pour Chimène connu dès longtemps du père de Rodrigue. Le rude vieillard a pu n’en pas tenir compte pour exiger le duel ; mais ici il est beau et dramatique que le jeune homme tout rempli de son amour sacrifié, que le fils respectueux, quitte envers un devoir si cruel, repousse, écarte avec une amertume contenue la pétulante allégresse de son père.

Scène IVe. C’est d’abord la mélancolique Infante qui, rêvant et admirant la campagne, aperçoit du balcon d’un château la troupe de Rodrigue : lui-même s’avance seul pour lui rendre hommage ; Urraque, sans oser lui dire qu’elle voudrait être la dame de ses pensées, bénit son entreprise et ses exploits futurs. Un tour délicat, galant et chevaleresque, fait le mérite de cet épisode de mode castillane. Un signe de deuil, la couleur jaune des plumes et de l’armure du jeune chevalier, est presque la seule allusion qui soit faite à sa tragique situation. Il détourne adroitement le sens trop tendre des compliments de cette royale amante dédaignée, que l’histoire lui attribue, et que Corneille a introduite un peu péniblement sur la scène, comme on le voit encore dans ses deux derniers actes.

Scène Ve. Rapide tableau de guerre dans les montagnes. Un roi more, traînant après lui ses captifs et son butin, est arrêté, vaincu, fait prisonnier par Rodrigue, qui reçoit son hommage, et se met à la poursuite de quatre autres rois. Tout se passe sous les yeux du spectateur, moins la mêlée, que décrit un berger poltron monté sur un arbre. C’est ici le seul endroit, très-court, où Castro ait fait usage d’un personnage bouffon ou gracioso. L’intelligent poëte abrège volontiers ces tumultueuses bagarres. Il suppose souvent ses personnages à cheval, mais il use de tous ses artifices pour les faire descendre à pied sur la scène. On conçoit la tentation offerte à Corneille de traduire tout ce fracas en un grand récit d’épopée comme celui du quatrième acte.

La scène VIe nous ramène au palais du Roi à Burgos, mais non pas d’abord au véritable fond de l’action. Castro tient à traiter l’histoire plus au large, à nous faire connaître les dispositions irascibles du prince don Sanche, dont le Cid verra plus tard l’avènement et la catastrophe. Ce jeune furieux, agité par des pressentiments et des horoscopes, est difficilement contenu par don Diègue, son gouverneur, quand excité par le cliquetis des épées il veut tuer son maître d’armes, et qu’ensuite il menace l’Infante sa sœur à cause d’un épieu sanglant qu’elle rapporte de la chasse.

Enfin entre le Roi, avec sa cour, joyeux des succès de Rodrigue : il en entend d’abord le récit de la bouche du prince more ; puis arrive le vainqueur lui-même, admis à recevoir les félicitations du Roi, de son père, du Prince et de l’Infante.

Corneille n’a que légèrement modifié cette situation, mais il en a relevé le caractère d’apparat par sa grande narration, dont les beautés ne comportent ici aucun parallèle.

Il suit encore Castro dans les combinaisons qui surviennent, mais en les modifiant beaucoup.

Chimène vient en grand deuil, accompagnée de ses écuyers, demander justice au Roi. C’est déjà la seconde démarche qu’elle fait, et elle la renouvelle encore dans la troisième journée. C’est trop sans doute au point de vue de l’art ; mais il ne s’agit que de réciter de vieux romances de forme assez rude. L’art est suspendu ; ce qui ailleurs semblerait un expédient grossier et troublerait toute illusion, est sans doute en Espagne ce qui charme le mieux les réminiscences du spectateur. C’est ainsi que don Diègue décrit cette entrée de Chimène dans les termes du narrateur populaire ; Chimène récite de même sa plainte ; de même encore le Roi récite en partie sa clémente réponse ; et enfin, contrairement à tous les romances, Rodrigue assiste à tout cela sans avoir rien à dire, ou peu s’en faut. Seulement il relève la fin des plaintes traditionnelles de Chimène : elle dit que son ennemi est content tandis qu’elle est affligée, qu’il rit tandis qu’elle pleure… Il s’écrie : « Ah ! pour vos larmes, beaux yeux, je vous donnerois le sang de mes entrailles ! » Le Roi conclut (ici l’auteur reparaît), en exilant Rodrigue à la tête de ses troupes, et en l’embrassant devant la plaintive orpheline, qui ne peut empêcher ses yeux de se tourner vers son héros. Urraque est un peu jalouse de cet échange de regards ; le jeune prince veut que don Diègue l’emmène à l’armée à la suite de Rodrigue. C’est la fin de la seconde journée. — Toutes ces enluminures faciles et naïves, prodiguées pour glorifier le héros national, ne pouvaient convenir à l’art de Corneille. C’est assez pour lui d’avoir à renouveler (de trop près, comme il en convient) une démarche déjà faite la veille par Chimène, tandis qu’en espagnol, il y a plus d’un an d’intervalle.

Il suppose donc que la venue de Chimène est annoncée au Roi, mais un peu avant son entrée ; le Roi a ainsi le temps de congédier Rodrigue honorablement en lui donnant l’accolade ; puis, comme il a entendu dire que Chimène aime Rodrigue, il se propose de l’éprouver, d’intelligence avec don Diègue. Or cet artifice et la scène qui s’ensuit, Corneille l’a été prendre dans la troisième journée, au moment d’une nouvelle plainte de Chimène, la troisième, chez Castro, que le poëte français a confondue avec la seconde, sentant bien que c’est déjà beaucoup de deux eu vingt-quatre heures.

sommaire de la troisième journée.


Le Palais, à Burgos. L’Infante, qui a perdu sa mère depuis un an, fait confidence à don Arias du désir qu’elle aurait d’épouser le Cid ; mais elle reconnaît en même temps quel obstacle lui oppose la passion toujours plus vive de son amie, et elle se résigne à oublier la sienne.

Le Roi apprend à don Diègue le rappel de Rodrigue, qui en ce moment fait un pèlerinage en Galice. On annonce Chimène demandant justice pour la troisième fois, démarche bien peu motivée, puisque Rodrigue subit encore l’exil prononcé devant elle par le Roi dans la précédente journée. Là-dessus, Arias découvre au Roi l’amour secret de Chimène, et va préparer une ruse pour l’éprouver.

Chimène, introduite, récite au Roi un second texte de romance d’un effet plus bizarre encore que le précédent, sur ses griefs contre Rodrigue[56] ; alors un domestique, chargé de ce rôle par Arias, vient annoncer que le Cid a péri dans une embuscade : douleur que Chimène laisse voir, mais qu’elle désavoue aussitôt qu’elle est détrompée. Elle obtient du Roi de faire appeler Rodrigue à un combat singulier, promettant d’épouser celui qui le tuera.

Forêt, route de Galice. Halte du Cid ; ses belles maximes sur la piété du soldat. Un lépreux demande assistance du fond d’un fossé. Rodrigue seul n’hésite pas à lui donner humblement des soins, et le fait manger avec lui. Tombant ensuite dans un sommeil mystique, il voit le lépreux transfiguré : c’est saint Lazare qui le bénit, lui présage ses succès, et remonte au ciel.

Palais. Il s’agit d’un différend entre la Castille et l’Aragon pour la possession de Calahorra. Il pourrait être décidé par un combat singulier à livrer sur la frontière des deux États contre le terrible Aragonais don Martin Gonzalez ; mais nul n’ose se présenter. Le Cid, de retour, paraît devant le Roi en même temps que l’Aragonais, dont il accepte le défi, et don Martin annonce qu’il profitera de ce duel pour obtenir Chimène.

Maison de Chimène. Elle explique à Elvire la violence qu’elle s’est faite en demandant le combat contre Rodrigue. Une lettre où don Martin lui fait part de ses arrogantes prétentions la met au désespoir.

Palais. Le Roi est préoccupé de son testament qu’il veut faire. Il a des enfants puînés et des filles à pourvoir ; le jeune infant don Sanche manifeste encore ses dispositions violentes. Ce sont autant d’emprunts à l’histoire de souvenirs de faits réels très-répandus dans la tradition, et rattachés plus tard à l’histoire du Cid (dans la seconde partie des Mocedades).

Chimène parait en habits de fête, avec une lettre venue d’Aragon, dont elle affecte de se réjouir, et qui semble promettre que Rodrigue succombera dans le combat ; mais ce qui l’amène en réalité, c’est son inquiétude même, dont elle convient à part pour le spectateur.

Tandis qu’elle alarme le Roi et don Diègue par sa feinte assurance, un dernier artifice assez puéril va terminer ce jeu de magnanimité et dompter enfin sa constance. « Voici venir, dit un messager, un chevalier qui arrive d’Aragon, qui porte la tête de Rodrigue, et qui vient l’offrir à Chimène. » Consternation générale. Chimène désespérée confesse sans ménagement l’amour que sa vertu lui a fait dissimuler. Elle implore du Roi la permission de se retirer dans un couvent pour échapper à un hymen odieux, quand soudain Rodrigue paraît, vainqueur, et offrant sa propre tête… Lui-même il explique l’équivoque qu’il a cru pouvoir employer. Le Roi et les grands pressent Chimène de subir la condition du combat ainsi retournée, et le mariage sera célébré le soir même par l’évêque de Palencia, environ trois ans après le début de l’action.


remarques.


Revenons à Corneille, fin du IVe acte. S’il modifie considérablement son auteur, on voit qu’il l’a très-bien compris. Il lui emprunte le noble congé donné par le Roi à Rodrigue ; il improvise en quelques mots l’idée moins noble de l’épreuve que le Roi va faire lui-même. La fausse nouvelle qu’il donne est fort courte :

« Il est mort à nos yeux des coups qu’il a reçus[57], »


en place du récit que fait le domestique dans l’espagnol. Il est vrai toutefois que le récit plus étendu d’un combat et d’une embuscade donne le temps aux personnages présents d’observer l’émotion croissante de Chimène. Le don Diègue espagnol consent à jouer l’affliction plus qu’il ne fait chez Corneille, et convient à part qu’une telle fiction l’émeut encore de douleur. Chimène, dans son saisissement, prête à tomber en faiblesse, ne dit, en français, que ces mots : Quoi ! Rodrigue est donc mort[58] ? L’espagnol est presque aussi bref, et eut pu être cité :


Muerto es Rodrigo ? Rodrigo
es muerto ?… Ne puedo mas…

Jesus mil veces !
Le Roi s’effrayant de son trouble, elle avoue qu’elle se sent la gorge serrée et le cœur oppressé.

Dès qu’elle est rassurée, nous voyons l’évolution soudaine et le hardi mensonge de la pudeur se produire de même chez les deux poëtes, mais à dire vrai, dans l’espagnol, avec une naïveté plus appropriée à cette étrange inconséquence. C’est plus naturellement une jeune fille qui s’effraye et s’irrite d’avoir été ainsi jouée et surprise. On voit qu’elle ne veut pas rester sous le coup de cet affront, et tout d’une haleine elle demande qu’on publie le ban d’un combat contre Rodrigue : pour prix de cette tête, elle donnera sa main et tous ses biens, ou si le champion n’est pas assez noble, la moitié de ses biens et sa protection. Le Roi hésite un peu à consentir, et don Diègue le décide en acceptant pour son fils le défi proposé[59].

Il est assez curieux d’observer les circonstances du temps qui rendent ce pas plus difficile à Corneille, et qui imposent à Chimène successivement deux requêtes sanglantes au lieu d’une. C’est d’abord l’échafaud que sollicite sa vengeance. C’est l’édit de Richelieu, la sévère histoire du jour, dont il faut ici tenir compte avant la fable espagnole. Après la réponse équitable et modérée du Roi, qui rend peu probable l’application de l’Édit, Chimène peut invoquer le droit du moyen âge, le duel ; et il faut voir avec quel soin Corneille proteste par la bouche du Roi contre cette vieille coutume si funeste à l’État, et si nécessaire à son drame. Il semble faire parler Louis XIII lui-même :


« Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe,
Pour témoigner à tous qu’à regret je permets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,

De moi ni de ma cour il n’aura la présence[60]. »

S’il ménage beaucoup les convenances du gouvernement, Corneille ménage ici beaucoup moins que Castro la convenance morale et la délicatesse de Chimène. C’est plus qu’une hardiesse de la part du roi Ferdinand de tant insister sur la flamme secrète de Chimène, et de dénaturer jusqu’à ce point la loi du combat qu’elle vient d’obtenir :

« Qui qu’il soit (le vainqueur), même prix est acquis à sa peine :
Je le veux de ma main présenter à Chimène,

Et que pour récompense il reçoive sa foi.
— Quoi ? Sire, m’imposer une si dure loi !
— Tu t’en plains ; mais ton feu, loin d’avouer ta plainte,
Si Rodrigue est vainqueur, l’accepte sans contrainte.
Cesse de murmurer contre un arrêt si doux :
Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux[61]. »

Ainsi l’acte se termine, sans réplique de la part de la fière Chimène. Ce qu’elle ne semble pas avoir voulu entendre, l’admirable scène qui ouvre l’acte suivant fera bien voir qu’elle l’a entendu.

Mais que ne fait-on pas pour un dénoûment ! C’est le moment pour le poëte français de se soustraire à la fable absurde du dénoûment espagnol ; le temps presse, et il faudra absolument conclure par le mariage. C’est à l’autorité royale à faire les frais d’un moyen de force majeure. Corneille semble s’autoriser, comme d’un exemple, de deux vers espagnols qu’il cite ; il les prend à la fin d’un passage de romance qui fournit la réponse du Roi aux plaintes de la deuxième journée. Mais il n’y a point de parité réelle entre ces deux passages :


« Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,

Dont la faveur conserve un tel amant pour toi[62]. »


No haya mas, Ximena ; baste ;
levantaos, no lloreis tanto :
que ablandarán vuestras quejas
entrañas de acero y marmol.
Que podrá ser que algun dia
troqueis en placer el llanto,
y si he guardado á Rodrigo

quizá para vos le guardo.


Ce dernier langage n’est qu’en un rapport discret et d’allusion avec les traditions dont toutes les mémoires sont remplies, à savoir un mariage historique, très-postérieur à la querelle, et obtenu, selon les variantes des divers âges, soit, en vertu du droit barbare, sur la demande même de la plaignante, soit par l’entremise bénévole du Roi, par une lettre de sa main adressée à l’indifférent guerrier.

N’est-il pas remarquable que la troisième journée de Castro se passe tout entière sans ramener Rodrigue en présence de Chimène, avant l’expédient frivole et hasardé de son dénoûment ? Ainsi disparaît et se dissipe le fond tragique et passionné que Corneille ne veut pas perdre de vue. Il a senti que la grande scène des deux jeunes gens au troisième acte est le vrai triomphe de son œuvre, et il se prévaut d’un léger changement survenu dans la situation pour renouveler une si touchante rencontre au commencement du cinquième. Nous laissons donc, comme en dehors de notre parallèle, cette grande scène remplie de beautés entièrement neuves, terminée par ce cri d’éternelle mémoire : Paraissez, Navarrois[63] !…

Après une telle émotion, le théâtre, au temps de Corneille, devait être plein d’indulgence, de patience, peut-être même de sympathie pour les scènes d’attente qui doivent fournir à Rodrigue le temps strictement nécessaire à désarmer don Sanche en champ clos. Il nous faut voir expirer le malheureux amour de la Princesse, d’abord dans un monologue lyrique, ensuite dans un entretien avec sa confidente. Nous n’insisterons pas sur ce qu’on peut dire du désavantage de ces personnages secondaires auxquels la dignité trop uniforme du ton retire ce qu’ils pourraient avoir d’agréable, dans leur air naturel, au second plan. Dans cette mesure, doña Urraca paraît intéressante chez Castro quand elle confie ses peines au vieil Arias Gonzalo avec une résignation qui n’est pas sans grâce.

À son tour Chimène, assistée aussi de sa confidente, nous demande un nouveau délai nécessaire à la durée du combat, et il faut bien le remplir par l’antithèse déjà trop prolongée de sentiments et d’alternatives contraires. Il est permis de croire qu’au lieu de cette dialectique traînante et forcée, l’étude directe du cœur humain aurait pu mieux occuper ces instants de pénible attente.

Voici enfin l’équivoque don Sanche avec son épée. Chimène, transportée de colère, lui ferme la bouche, le croyant vainqueur ; puis sans se faire attendre, le Roi, entouré de sa cour, survient au milieu de son illusion. C’est ce qu’il fallait pour faire éclater en vers immortels l’aveu désormais irrécusable de son amour. Don Sanche peut alors expliquer qu’on lui a coupé la parole[64]. À ce moment il est temps de nous ramener le noble Rodrigue pour offrir sa tête une dernière fois, mais de quel style incomparable ! Voilà ce que doit être l’achèvement des émotions tragiques, voilà ce qui détermine l’état de l’âme dans lequel Corneille renvoie chez eux ses spectateurs. Nous ne voulons pas prendre congé de don Guillem de Castro d’une façon peu courtoise, mais il est utile, pour apprécier la différence générique des deux systèmes de poésie, de reproduire ici le dernier discours de ce Rodrigue devenu un peu trop vulgaire et facétieux :


De tan mentirosarey.
De tan mentirosas nuevas
donde esta quien fué el autor ?
donde esta quirodrigo.
Antes fueron verdaderas :
que si bien lo adviertes, yo
no mandé decir en ellas
sino solo que venia
a présentarle á Ximena
la cabeza de Rodrigo,
en tu estado, en tu presencia,
de Aragon un caballero ;
y esto es, señor, cosa cierta,
pues yo vengo de Aragon,
y no vengo sin cabeza,
y la de Martin Gonzalez
está en mi lanza alli fuera :
y esta le presento ahora
en sus manos á Ximena.
Y pues alla en sus pregones
no dijo viva, ni muerta,
ni cortada ; pues le doy
de Rodrigo la cabeza,
ya me debe el ser roi esposa :
mas si su rigor me niega
este premio, con mi espada
puede cortarla ella mesma.
De tan mentirosarey.
Rodrigo tiene razon.
Yo pronuncio la sentencia
en su favor.
en su favor. Ay ximena.
en su favor. Ay de mi !

Impideme la verguenza, etc.

« Le Roi : Quel est l’auteur de ces fausses nouvelles ? où est-il ? — Rodrigue : Ces nouvelles étaient très-vraies, au contraire. Remarquez-le bien : tout ce que j’ai fait annoncer, c’est que d’Aragon un chevalier venait pour offrir en hommage à Chimène la tête de Rodrigue devant vous et en présence de votre cour. Or ce sont là toutes choses bien vraies, car je viens d’Aragon, et je ne viens pas sans ma tête. Pour celle de Martin Gonzalez, elle est là dehors au bout de ma lance ; mais celle-ci, je la présente en ce moment à Chimène. Elle n’a point dit dans ses proclamations si elle la voulait ou vivante, ou morte, ou coupée. Puisque je lui porte la tête de Rodrigue, il est juste qu’elle soit mon épouse. Mais si sa rigueur me refuse cette récompense, avec mon épée elle peut la trancher elle-même, — Le Roi : Rodrigue a raison : je prononce le jugement en sa faveur. — Chimène : Ah Dieu ! je suis interdite de honte, etc. »

V.




note sur le cid de diamante.


Il n’est pas hors de propos d’ajouter ici quelques renseignements sur La traduction espagnole de notre Cid, à laquelle Voltaire a donné plus de réputation qu’elle ne mérite, en se vantant de l’avoir découverte comme un premier original antérieur à celui de Castro.

J. B. Diamante, l’un des poëtes attachés à la chapelle et au théâtre sous la direction de Calderon et du roi Philippe IV lui-même, est l’auteur de cette œuvre insignifiante. Elle a pour titre : El honrador de su padre, le fils qui honore ou qui venge[65] son père. On la trouve en tête d’un volume in-4o, le onzième d’un recueil mal fait et très-mal imprimé sous la seule garantie des libraires et des censeurs, intitulé : « Choix de Comédies nouvelles… Comedias nuevas escogidas de los majores ingenios de España. » Cette onzième partie renferme, selon l’usage, douze comédies, ayant pour auteurs, célèbres ou ignorés, outre l’obscur Diamante, Calderon, Moreto, Baeza, Coello, etc. Au milieu du frontispice, on lit : Año 1658, et au bas : En Madrid. Une réimpression, avec mêmes approbations et privilège, porte : Año 1659. Il est douteux que la pièce de Diamante ait jamais été publiée autrement en Espagne au dix-septième siècle. M. Eug. Ochoa l’a comprise dans le tome V du Tesoro del Teatro espanol (Paris, Baudry, 1839, in-8o), où elle peut se lire plus nettement imprimée.

Le traducteur ne fait aucune mention du poëte français qui lui fournit son texte. Ce n’est point plagiat dans la rigueur du mot : c’est plutôt pairfaite indifférence, suivant l’esprit de l’époque et du pays. Mais pour concevoir quelles licences ce traducteur prend avec un auteur dont il semble ignorer l’existence, il suffit de dire que cette pièce est accommodée pour la scène espagnole. Tantôt, et le plus ordinairement, jusqu’au IVe acte, scène ve de Corneille, il traduit d’assez près, suivant les pensées, le dialogue et la distribution du maître ; tantôt il s’écarte et divague, subtilise et paraphrase, d’une manière fort puérile. Dans sa troisième journée, il semble, plus scrupuleux que Corneille, s’arrêter devant l’invention du duel avec don Sanche, quoiqu’il ait reproduit jusque-là ce vague personnage. Quel sera donc le nouveau dénoûment ? Une comédie que le Roi concerte avec don Diègue et Rodrigue. On fait croire à Chimène que sa demande est accordée, que le Cid est condamné à mort. Cachée dans sa prison, elle entend ses plaintes simulées, et quand les gardes viennent comme pour l’emmener au supplice, elle arrache une épée et se charge de défendre son époux. Là-dessus arrivent le Roi et toute la cour.

Jusqu’à ce bel artifice, Diamante n’a fait aucuns frais d’invention, si ce n’est pour intercaler çà et là le caquet d’un valet gracioso très-froidement bouffon. Il mêle aussi au début de l’action les démarches que fait Rodrigue pour se procurer un portrait de Chimène, qui, dans une première entrevue à laquelle Corneille n’avait point songé, lui refuse de se laisser peindre.

La mode du jour avait, ce semble, mis dans l’ombre le drame du Valencien G. de Castro, qui est pourtant resté populaire en Espagne jusqu’à présent. Ce qui est certain, c’est que Diamante paraît n’avoir pas pris la peine de le lire, et que pas un seul mot n’en réveille le souvenir, si ce n’est au travers du texte de Corneille, autant que celui-ci traduit ou imite son devancier. Plus d’une fois il eût été tout simple de reprendre à sa source l’expression originelle : c’est ce qui n’a jamais lieu, et il semble que ce soit un parti pris.

Diamante supprime les sentiments, mais non le personnage de l’Infante, par un ménagement de cour peut-être, plus que de goût. La scène est naturellement rétablie à Burgos, et par suite le grand exploit de Rodrigue contre les Mores a lieu dans les contrées historiques, seule et tacite dérogation aux unités de Corneille. Mais quand le Cid raconte au Roi sa campagne, il lui faut, ayant lui-même rompu une lance avec le chef ennemi Sélim, plus de quarante vers d’une étonnante recherche pour décrire la fringante jument que montait ce prince arabe. À défaut d’autre indice de provenance, on peut reconnaître dans cet extravagant hors-d’œuvre en estilo culto l’influence directe de Philippe IV, si ce n’est même la royale main, dont tant de mauvais vers sont restés confondus avec ceux de ses ingenios, ainsi qu’il était arrivé plus d’une fois au grand Richelieu.

Il est permis aussi de conjecturer, d’après les disparates heurtées du fond et des accessoires, que l’origine de l’ouvrage dut être d’abord quelque cahier de traduction commandé par une volonté imposante, et qu’ensuite le conseil suprême jugea indispensable d’égayer et d’enjoliver à la mode castillane cette pauvre muse française dont on faisait tant de bruit à Paris et dans les Pays-Bas espagnols.

C’était quelque chose d’étrange sans doute que le point de vue critique de ces arrangeurs et de leur public ; mais il en est toujours à peu près de même quand on a la prétention de transporter une littérature hors de son sol ou de son temps[66].

V.




  1. La seconde partie est un autre drame historique, tout à fait distinct, qui n’appartient plus précisément à la jeunesse du Cid ; Mocedades serait tout aussi bien traduit par les Prouesses du Cid. Le théâtre espagnol possède des Mocedades de Roldan (Roland), de Bernardo del Carpio, etc.
  2. On sait que les trois Journées de ces drames sont de longs actes, non partagés en scènes à notre manière.
  3. Acte II, scène viii, vers 706-708. Dans les premières éditions (1637-56), au lieu de le Comte, on lit au dernier vers : l’Orgueil, souvenir du surnom de Lozano qu’avait le comte de Gormas.
  4. Acte I, scène iii, vers 177 et suivants.
  5. Acte I, scène iii, vers 225.
  6. Plusieurs des plus anciennes éditions n’ont pas même cette indication trop courte : don diègue, mettant l’épée à la main ou Ils mettent l’épée à la main (voyez ci-dessus, p. 117 et la note 2) ; le lecteur n’est mis sur la voie que par ces mots : Ton épée est a moi… et plus loin, à la fin de la scène, par ce vers (supprimé à partir de 1660, voyez la note i de la p. 118) :

    « Et mes yeux à ma main reprochent ta défaite. »


    On peut remarquer du reste que ce duel, qui n’est pas dans Castro, eût été une impossibilité de plus pour Corneille, s’il eût dû avoir lieu devant le Roi.

  7. Acte I, scène iv, vers 251 et suivants.
  8. Acte I, scène iii, vers 227 et 228.
  9. Dans Corneille, Rodrigue est fils unique :

    « Vous n’avez qu’une fille, et moi je n’ai qu’un fils. »

    (Acte I, scène iii, vers 167.)
  10. Acte I, scène iv.
  11. Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
    ---Je le remets au tien pour venger et punir. »
    (Acte I, scène v, vers 271 et 272.)
  12. Voyez dans la première section de l’Appendice, p. 200, la citation relative aux vers 262 et suivants.
  13. Nous n’examinons ce poëte que comparativement à Corneille, et nous craindrions de faire une digression en remarquant que la tradition, à laquelle il obéit tout en choisissant, a dû lui causer aussi quelque embarras. Il y a dans ces légendes, tant de fois remaniées, bien des tons divers, selon le caractère plus ou moins rude des siècles qui les ont traitées successivement. Les détails de chevalerie et de cour, et d’autres encore, risquaient de faire dissonance et anachronisme avec des données plus anciennes et toujours accréditées. Un censeur espagnol qui aurait critiqué à ce point de vue Guillem de Castro aurait eu gain de cause. Il est curieux de remarquer que deux traditions contraires font de Rodrigue l’aîné ou le plus jeune des trois frères. Si le poëte Castro a eu de bonnes raisons pour faire de Rodrigue l’aîné, il faut convenir qu’il a rendu par là peu naturelle la conduite de don Diègue qui s’adresse d’abord à deux adolescents pour savoir s’il en fera ses champions contre Gormas. Un examen attentif ferait voir qu’en se résignant à cette faute, le poëte l’a fort bien sentie.
  14. Acte I, scène v, vers 286.
  15. Acte I, scène iv, vers 260.
  16. Acte I, scène v, vers 282.
  17. Acte I, scène vi, vers 291.
  18. Acte II, scène ii, vers 406.
  19. Ceci est moins juste. Arias est parent de don Diègue, et de son parti ; mais Corneille préfère le nom le plus sonore, et un moindre nombre de personnages.
  20. Voyez la Notice du Cid, p. 17 et 18.
  21. Acte II, scène i, vers 382.
  22. Que está alli, mots qui, dans la citation de Corneille (voyez ci-dessus, p. 201, vers 393), ne laissent pas d’être un peu embarrassants pour le lecteur.
  23. Plus motivé par la situation que dans Corneille.
  24. Par la colère :

    Y que es sangre suya y mia
    la que yo tengo en los ojos,
    sabes ?


    — Voir l’interprétation détournée volontairement sans doute par Corneille, vers 401 et 402, le sang porté aux yeux par la colère tenant à une locution tout espagnole.

  25. C’est le vrai sens, plutôt que la réplique : Que m’importe (vers 402) ?

    Y el saberlo (acorta — razones) que ha de importar ?

  26. Donnons cet exemple, entre tant d’autres, de la singulière rapidité d’expression si goûtée des Espagnols, qui resterait obscure si elle n’était un peu paraphrasée dans la traduction :

    Hijo, hijo, con mi voz
    te envio ardiendo mi afrenta.

  27. Acte II, scène viii, vers 668-670.
  28. Acte II, scène viii, vers 676.
  29. Ibidem, vers 693-696.
  30. Ici un faux sens est donné par l’intelligent traducteur la Beaumelle, d’après une édition fautive, qui devait être aussi celle de Corneille : « Et dût l’État perdre ses plus précieux appuis… » Il lisait probablement, ainsi que Corneille : « y aunque el Reyno… »
  31. Acte II, scène viii, vers 697.
  32. Acte II, scène viii, vers 732.
  33. Ibidem, vers 736.
  34. Acte III, scène i.
  35. Acte III, scène iii, vers 846-848.
  36. Ceci est la fin du couplet de quatre vers, qui est suivi périodiquement dans ce système d’un couplet de cinq vers, dont l’un est de trois ou quatre syllabes ; le couplet de cinq vers commence ici à Seguirele. La réponse de Chimène est interrompue par Rodrigue, qui vient s’agenouiller devant elle, et lui demander la mort.
  37. Acte III, scène iv, vers 972.
  38. Ibidem, vers 858.
  39. Texte difficile :
    Pasa el mismo corazon,
    que pienso que está en tu pecho.
  40. Le mot canas, « cheveux blancs, » était noblement rendu par vieillesse honorable, dans cette leçon des premières éditions : De la main de ton père*, etc., que Corneille a changée, à regret sans doute, à partir de 1660.
    * Voyez ci-dessus, p. 154, la variante des vers 878 et 874.
  41. Qu’on veuille bien nous pardonner ces rimes, qui seraient un essai fort puéril, si elles n’étaient destinées à donner quelque idée du mètre employé dans cette scène, alternativement avec les quatrains rimés.
  42. C’est ce dont le texte n’avertit point. Cette parenthèse est due à la Beaumelle ; le cri : « Que vois-je ? » n’a sans elle aucun sens. Corneille n’a pas trouvé cette indication de scène, ce mouvement de Rodrigue revenant sans doute sur ses pas ; mais il a aussi mis beaucoup de larmes dans cette séparation, qui alors en faisait tant couler, en cette première jeunesse de nos émotions théâtrales. Les deux phrases entrecoupées qui précèdent n’ont tout leur sens qu’accompagnées de sanglots.
  43. Acte III, scène iv, vers 852.
  44. Ibidem, vers 856 et 857.
  45. Acte III, scène iv, vers 869-874. La fin, depuis : « De la main de ton père, » se lit dans les éditions de 1637 à 1656. L’avant-dernier vers, meilleur que celui qui l’a remplacé à partir de 1660, se rattache enfin au texte cité par Corneille : malheureusement le vers suivant aura paru faible par l’antithèse des mots déshonoroit et honorable : c’est la remarque d’un habile critique (M. Géruzez, Théâtre choisi de Corneille, p. 59).
  46. Acte III, scène iv, vers 879.
  47. Ibidem, vers 917 et suivants.
  48. Ibidem, vers 921 et 922.
  49. Ibidem, vers 927 et 871.
  50. Corneille, dans l’Examen du Cid (voyez ci-dessus, p. 94 et 95), fait sur cette scène et sur la première du cinquième acte, qui en est comme une variation, des réflexions candides et sages dont nous recommandons la lecture.
  51. 2. Acte III, scène v, vers 1013 et 1014.
  52. Ibidem, vers 1020.
  53. « Je t’ai donné la vie par l’entremise de la nature : toi, tu me l’as rendue par sa seule vaillance (de ta main). » Cela est beau, mais quel éclat incomparable dans ces mots :

    « Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire :
    Je t’ai donné la vie, et tu me rends ma gloire* ! »


    * Acte III, scène vi, vers 1053 et 1054.

  54. Acte III, scène vi, vers 1092-1094.
  55. Ibidem, vers 1086.
  56. Il faut se souvenir que ces premiers romances supposent qu’elle était enfant quand Rodrigue, dont elle n’est pas connue, l’a rendue orpheline. Elle a depuis attendu dans sa maison l’âge convenable pour faire cette démarche devant le Roi.
  57. Acte IV, scène v, vers 1340.
  58. Ibidem, vers 1347.
  59. Cette intervention de don Diègue, s’empressant d’accepter au nom de son fils, est un détail noble et fort bien adapté, qui s’offrait naturellement à l’imitation de Corneille. S’il l’a omis, on peut en entrevoir la raison dans la gène où le tenaient les considérations dont il va être parlé.
  60. Acte IV, scène v, vers 1450-1453.
  61. Acte IV, scène v, vers 1457-1464.
  62. Ibidem, vers 1391 et 1392.
  63. Acte V, scène i, vers 1559 et suivants.
  64. Un examen trop minutieux relèverait dans les deux vers suivants une petite combinaison de circonstances que l’on ne comprend guère, mais qui est indispensable à cette adroite conduite de la scène :


    « Mais puisque mon devoir m’appelle auprès du Roi,

    Va de notre combat l’entretenir (Chimène) pour moi*. »


    * Acte V, scène vi, vers 1751 et 1752.

  65. C’est exactement le double sens du grec homérique τιμωρός, analogie demeurée constante et bonne a noter dans l’histoire des idées humaines.
  66. On voit que l’étude consciencieuse qui précède conduit à des résultats fort différents, sur plus d’un point, de ceux que d’autres sources nous ont fournis (voyez p. 5 et suivantes). Elle nous apprend, par exemple, qu’il y a une édition du Cid de Diamante antérieure à celle de 1659. En outre, nous nous fions volontiers à l’autorité d’un examen attentif qui n’a trouvé dans cette pièce ni beautés du premier ordre, sauf la part de Corneille dans ce qui est faiblement traduit d’après lui, ni emprunt direct fait à Castro. Enfin nous sommes tout disposé a croire qu’il ne faut pas dire de Diamante qu’il a été « un des plus féconds et des plus renommés poëtes dramatiques qu’ait produits l’Espagne dans la seconde moitié du dix-septième siècle. » (Note de l’éditeur.)