Le Christianisme et la Vie chrétienne dans la Gaule d'après les inscriptions antérieures au VIIIe siècle

Le Christianisme et la Vie chrétienne dans la Gaule d'après les inscriptions antérieures au VIIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 984-1005).
LE CHRISTIANISME
ET
LA VIE CHRETIENNE DANS LA GAULE
D'PRES LES INSCRIPTIONS

Inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures au huitième siècle, recueillies et annotées par M. Edmond Le Blant ; Paris, Imprimerie Impériale, 1866.

Une des questions les plus importantes de notre histoire est celle de l’établissement du christianisme dans notre pays et de ses premières conquêtes. La publication des Inscriptions chrétiennes de la Gaule, que M. Edmond Le Blant vient d’achever, apporte sur ce sujet de précieuses lumières. Ce n’était d’abord qu’un mémoire que l’Institut avait couronné : M. Le Blant a mis près de quinze ans à en faire un livre. Ces années n’ont pas été perdues : le livre tient toutes les promesses du mémoire. M. Le Blant a fouillé toutes les bibliothèques, visité avec soin tous les monumens. Ses patientes recherches lui ont fait recueillir sept cents inscriptions, dont plusieurs étaient inconnues ou fort inexactement rapportées. En les publiant, il les accompagne de dissertations savantes qui les expliquent et en font mieux saisir toute l’importance. Il montre très bien comment les plus insignifiantes en apparence prennent une certaine gravité, quand on les rapproche des livres des pères ou des historiens. Peut-être même pourrait-on lui reprocher d’étouffer quelquefois l’inscription sous l’abondance du commentaire : le document cité n’est souvent qu’un prétexte qui permet à l’auteur d’étaler avec complaisance le résultat de ses profondes études ; mais, si ces quelques excès d’une érudition qui ne sait pas toujours se retenir peuvent être regardés comme un défaut de méthode, il faut avouer qu’ils sont fort utiles au lecteur qui veut s’instruire. Les esprits sérieux qui trouvent qu’un livre est bon quand il leur apprend quelque chose seront certainement satisfaits de celui de M. Le Blant.

Le mérite principal de cet ouvrage, c’est qu’il n’a pas été entrepris pour défendre un parti, qu’il n’y paraît aucune trace de nos polémiques, que l’auteur reste impartial et calme en un sujet qui pouvait être brûlant. On n’aborde aujourd’hui l’histoire de l’église qu’avec des idées préconçues, et l’on ne cherche plus dans les faits qu’on étudie que des argumens pour ses opinions. M. Le Blant n’agit pas ainsi. Sans doute on s’aperçoit vite qu’il est un fils respectueux de cette église dont il étudie les origines, mais le respect n’exclut pas chez lui la liberté. Quelles que soient ses convictions, la science n’a rien à craindre d’elles ; elle est en sûreté dans ses mains, et nous pouvons être certains qu’il ne la sacrifiera jamais à ses croyances. M. Le Blant en a donné, il y a quelques années déjà, une preuve que je veux rappeler ici, parce qu’elle fait honneur à son impartialité. On sait que certains tombeaux des catacombes portent scellés sur leurs parois extérieures un petit vase de verre ou de terre cuite qui renferme une matière colorée. Leibnitz a cru reconnaître que cette matière était du sang. La cour romaine, s’appuyant sur ce témoignage, regarde ces tombes comme celles des martyrs et livre les corps qu’elles contiennent à la vénération des fidèles. C’est ainsi qu’en 1853 on a accordé à la cathédrale d’Amiens les restes d’Aurélia Theudosia, que son mari qualifie dans son épitaphe de benignissima et incomparabilis femina. Il a suffi qu’on trouvât le vase de sang près de son tombeau pour qu’elle devînt aussitôt sainte Theudosie. Cependant tous les savans ne partagent pas la confiance de la cour de Rome. Il y a près de deux siècles qu’un prêtre, Mabillon, avait fait des réserves et soulevé timidement quelques doutes. Il écrivait à un ami qu’il pourrait dire à ce propos bien des choses qui ne seraient peut-être pas inutiles, mais que son respect pour le saint-siège et la congrégation des rites l’empêchait de parler. M. Le Blant, qui n’a pas les mêmes motifs de se taire, a repris la question et l’a traitée dans un opuscule auquel il me semble difficile de répondre[1]. Il fait voir que cette importance attribuée au vase de sang est très récente, et que les écrivains anciens n’en disent rien, qu’on l’a vainement cherché sur les tombes des martyrs reconnus et incontestés, comme saint Corneille et saint Hyacinthe, où il devrait être, et qu’en revanche plusieurs de celles où il se trouve ne peuvent pas avoir contenu des martyrs ; que dans les inscriptions de ces tombes, composées par les parens et les amis du mort, on lui souhaite la vie éternelle, comme s’il n’était pas sûr qu’il l’a obtenue par son sacrifice ; qu’on ne retrouve jamais dans ces épitaphes les caractères ordinaires à ces époques de persécution où la contrainte redoublait la foi ; que ce ne sont que des formules banales comme celles-ci : « c’était une merveille de jeunesse, un miracle de beauté et de bonne grâce, — elle m’a donné trois enfans, — elle était affable avec tous, etc. ; » qu’il arrive même qu’elles contiennent des sentimens et des souvenirs païens qui, placés sur la tombe d’un confesseur de la foi, auraient indigné un chrétien sincère. Après avoir montré ce que le vase de sang n’est pas, M. Le Blant cherche ce qu’il peut être ; c’est la partie la plus originale de son mémoire. Tous les récits des persécutions nous montrent les chrétiens se pressant autour de leurs frères immolés, baisant les instrumens de supplice, rassemblant les restes mutilés des victimes, et recueillant dans des linges leur sang répandu sur le sol. Que voulaient-ils donc faire de ce sang ? « Ils le conservaient chez eux, dit Prudence, pour être la sauvegarde de leur famille. » M. Le Blant suppose avec vraisemblance qu’ils se mettaient souvent sous cette protection après leur mort comme pendant leur vie. Le même sentiment qui les faisait, aux catacombes, entasser leurs sépultures auprès de celles des évêques et des confesseurs les poussait à y déposer aussi quelques reliques, surtout ce sang précieux recueilli pendant les persécutions, et dont la puissance est telle, dit une de leurs épitaphes, qu’elle lave les fautes de tous ceux qui reposent près de lui. S’il en est ainsi, le vase de sang indique non pas la tombe d’un martyr, mais celle d’un chrétien pieux qu’effraie l’attente du jugement dernier. On comprend à la rigueur que l’église honore le vase lui-même : il peut avoir contenu des reliques ; elle ne doit certainement pas vénérer le corps de ce pauvre pécheur qui, par le soin qu’il prend de se placer sous la protection des martyrs, semble ouvertement confesser ses fautes, et dont on veut faire un saint malgré lui.

Quoique ce mémoire ne se rapporte pas directement aux inscriptions de la Gaule, je tenais à en dire d’abord quelques mots pour montrer combien la science de M. Le Blant est indépendante. Il suffira de lire les premières pages de son introduction pour reconnaître combien elle est régulière dans sa marche, sûre et méthodique dans ses procédés. L’épigraphie persiste dans la voie où Borghesi l’a placée. Elle aspire de plus en plus à sortir des conjectures et des témérités. Elle ne veut plus devoir ses conquêtes à d’heureux hasards. Pour les rendre à la fois plus nombreuses et plus assurées, elle est à la recherche de règles et de méthodes fixes. C’est ainsi que M. Le Blant, qui ne veut rien laisser de douteux dans les inscriptions qu’il étudie, a cherché d’abord les moyens de découvrir l’âge de celles qui ne sont pas datées. L’entreprise était difficile ; il croit pourtant y avoir réussi. Ce qui le confirme dans cette opinion, c’est que son savant ami, M. de Bossi, travaillait en même temps que lui et sur des documens différens à résoudre le même problème, et que, sans s’être entendus d’avance, ils sont arrivés aux mêmes résultats. Sa méthode est simple : les inscriptions datées font connaître les formules usitées à chaque époque, et ces formules, nettement distinguées, servent à déterminer l’âge de celles qui n’ont pas de date. On sait maintenant à quelle époque il faut rapporter les tombes qui portent le monogramme du Christ, l’ancre, le poisson, la croix ; celles où le nom du mort est précédé de ces exclamations : « adieu, have, vale, vivez en Dieu ; » celles qui commencent par ces mots devenus depuis si ordinaires : hic requiescit ; celles où l’on voit mentionné le jour des funérailles, le nom dès parens ou des amis qui ont élevé le monument, etc. C’est ainsi que, grâce aux travaux de MM. de Rossi et Le Blant, une base solide est trouvée à la classification des inscriptions chrétiennes. Les découvertes qu’on fait tous les jours aux catacombes rendront la méthode plus précise et plus sûre dans le détail, mais les grandes lignes existent. Dès aujourd’hui, la plupart des monumens épigraphiques chrétiens peuvent être sans témérité rapportés à des dates certaines. Ce sont autant de documens indubitables, contemporains des faits qu’ils racontent, que la science livre à l’histoire obscure et controversée des premiers temps du christianisme. Sur les faits les plus graves, on n’est plus forcé de s’en tenir entièrement au récit des historiens, et c’est un grand bonheur, car dans les questions religieuses les historiens ne sont jamais que des apologistes ou des détracteurs.

N’espérons pas que les inscriptions recueillies par M. Le Blant nous offriront l’intérêt de celles des catacombes ; ce serait trop leur demander. Elles n’en sont pas moins très utiles à ceux qui veulent connaître l’histoire de l’église. Le premier service qu’elles rendent est de nous aider à savoir en quel temps le christianisme a pénétré dans la Gaule, par quel chemin il y est entré et les pays où il s’est d’abord établi. Cette question n’est pas aisée à résoudre. Il est toujours très difficile de remonter aussi haut dans l’histoire d’une religion. Ceux qui l’apportent dans des lieux où règnent d’autres croyances se gardent bien d’attirer sur eux l’attention publique. Leurs premiers progrès sont lents et secrets ; le temps s’écoule avant que la doctrine ait acquis le droit d’être ouvertement prêchée, et il arrive naturellement que dans cette longue obscurité le souvenir des premières années s’efface. Plus tard, quand on veut se rappeler les origines de la religion victorieuse et honorer ses premiers apôtres, il n’est pas toujours facile de dissiper les ombres dont ils se sont volontairement couverts. Ces mystères, ces incertitudes mettent à l’aise l’imagination des fidèles : en l’absence de faits bien connus, elle se sent plus libre d’inventer ce qui lui plaît ; c’est un plaisir qu’elle se donne facilement dans ces temps de crédulité, et chez nous elle ne se l’est pas refusé plus qu’ailleurs. Sur l’époque où le christianisme a pénétré dans la Gaule, il y a deux opinions très différentes : celle des écrivains sérieux et celle du peuple, la tradition et l’histoire. Si l’on consulte la tradition, ce sont les disciples mêmes de Pierre et de Paul qui ont prêché à la Gaule la nouvelle doctrine ; aucun peuple ne nous a précédés dans la foi ; nous sommes bien véritablement les fils aînés du christianisme. Chaque ville importante se fait de ses mains un passé glorieux. Elle a, dès le premier siècle, ses confesseurs, ses évêques, ses martyrs, qu’elle invoque avec plus de confiance que ceux de la ville voisine, auxquels elle crée des légendes et bâtit des églises. Si l’on étudie les historiens, toute cette brillante antiquité se dissipe. Sulpice Sévère affirme qu’il n’y a pas eu de martyrs en Gaule avant Marc-Aurèle, et la vie de saint Martin nous montre que vers la fin du IVe siècle les pays du centre étaient encore tous païens ; il n’y est question que de prêtres confondus, d’idoles renversées et de temples détruits[2].

Cette persistance du paganisme dans la Gaule ne doit pas surprendre. Tous les terrains n’étaient pas également préparés pour la nouvelle doctrine. Il était naturel qu’elle fît les progrès les plus rapides dans les pays où l’influence romaine avait le plus profondément pénétré, qu’elle avait le plus imprégnés de ses qualités et de ses vices. Les gens simples et naïfs, les ignorans, les campagnards, tous ceux qui, réfléchissant peu, laissent plus de prise sur eux au passé et aux habitudes, se contentaient facilement des religions anciennes. C’étaient surtout les esprits cultivés, chez qui des connaissances étendues éveillaient, sans la satisfaire, une curiosité fébrile, c’étaient les âmes malades qu’exaltait et fatiguait une civilisation raffinée, qui éprouvaient le besoin de croyances nouvelles. Encore est-il possible que ce besoin se fût éteint de lui-même, s’il n’avait été alimenté et nourri par les cultes orientaux que tant de gens pratiquaient à Rome et qui leur communiquaient cette avidité d’émotions religieuses, ce goût de l’inconnu et de l’indéterminé, ces élans mystiques, cette dévotion passionnée, que jusque-là les peuples de l’Occident avaient peu connus. C’est sur ce sol tourmenté que le christianisme prenait facilement racine. Or ces conditions favorables à son établissement ne se trouvaient pas en Gaule. La conquête romaine y était récente, et il est probable que, dans les campagnes surtout, elle n’avait que recouvert, sans l’effacer, l’ancien esprit national. L’Orient avait moins de rapports avec la Gaule qu’avec l’Italie ; le mysticisme n’a jamais été son génie naturel ; elle était donc moins bien disposée pour le christianisme, et il n’est pas étonnant qu’il ne s’y soit établi qu’assez tard. Nous ne serons pas surpris non plus qu’il ait suivi, pour y pénétrer, sa route ordinaire, qu’il se soit répandu d’abord dans les grands centres industriels, où s’échangent les idées aussi bien que les marchandises, dans les villes de passage situées au bord de la mer ou le long des fleuves, traversées par des gens de tous les pays, et que ce contact familiarisait d’avance avec toutes les nouveautés. Marseille et Arles, restées à moitié grecques et visitées sans cesse par les étrangers, Vienne, placée sur le chemin de tous ceux qui allaient dans la Belgique, la Bretagne ou la Germanie, Lyon, dont le commerce s’étendait si loin qu’on a retrouvé dans cette ville les tombes d’un armateur de Pouzzoles, d’un marchand de Carthage et d’un négociant arabe, devaient être naturellement ses premières conquêtes.

C’est bien ainsi que les choses se sont passées ; les inscriptions le prouvent. Les pays que le Rhône traverse et qu’il relie à la Méditerranée, la première Lyonnaise, la Viennoise, l’ancienne province romaine, sont ceux qui ont conservé les monumens chrétiens les plus antiques. N’en peut-on pas légitimement conclure qu’ils furent conquis avant les autres par le christianisme ? Mais ces monumens eux-mêmes sont bien récens quand on les compare à ceux de Rome. On a trouvé dans les catacombes une inscription de l’an 71, c’est-à-dire du commencement du règne de Vespasien. La plus ancienne inscription datée de la Gaule est de l’an 334, de l’époque où le christianisme venait de triompher avec Constantin. A la vérité, quelques-unes de celles qui ne portent point de date remontent plus haut. Une d’entre elles, gravée sur une tombe brisée de Marseille, rappelle par la façon dont elle est rédigée celles des catacombes. On y lit ces mots : « A Sentrius Volusianus, fils d’Eutyches, et à Sentrius Fortunatus, ses enfans très pieux, qui ont souffert le martyre du feu, leur mère Eulogia a élevé cette tombe. Que celui qui peut tout nous donne le rafraîchissement, refrigeret nos qui omnia potest ! » C’est là peut-être le monument le plus ancien de la foi chrétienne dans la Gaule. Il rappelle un martyre dont les histoires religieuses n’ont pas gardé le souvenir. M. Le Blant le croit du temps de Marc-Aurèle. Quelques autres inscriptions, qui ne sont pas datées non plus, peuvent être rapportées au IIIe siècle ; mais elles sont rares, et l’on peut dire en somme qu’il en est très peu qui soient antérieures à Constantin. N’est-ce pas la preuve que la conversion de la Gaule était alors assez récente ? Il n’est certainement pas vraisemblable qu’une religion établie depuis trois siècles aurait laissé d’elle aussi peu de souvenirs. Ainsi l’épigraphie donne raison à l’opinion de Sulpice Sévère, elle condamne les mensonges des histoires locales et les récits merveilleux des traditions, elle achève de nous convaincre que le christianisme a triomphé beaucoup plus tard chez nous que ne l’affirment les légendes.

Cette question n’est pas la seule dans l’histoire de l’établissement du christianisme en Gaule sur laquelle l’épigraphie puisse donner quelques lumières. Elle permet aussi d’intervenir dans un débat qui a fait autrefois beaucoup de bruit et que le temps n’a pu qu’assoupir sans le vider. Il s’éleva au Ve siècle une querelle très vive entre Arles et Vienne au sujet de la primatie. Les conciles et les papes furent consultés et ne parvinrent pas à mettre les parties d’accord. Chacune des deux villes prétendait avoir précédé l’autre dans la foi, et quand les argumens sérieux manquaient, on ne se faisait pas faute de recourir aux fraudes pieuses. L’épigraphie, si on l’interroge, se décidera pour Arles sans hésiter. Arles possède des monumens chrétiens bien antérieurs à ceux de Vienne. Quelques-unes des inscriptions qu’on y trouve ont un grand air d’antiquité ; la simplicité, le naturel, la correction du style rappellent les meilleures époques. Elles sont précédées de l’ancienne formule des catacombes : « la paix avec toi ! » Mais ce qui indique encore mieux l’âge de ces monumens, ce sont les bas-reliefs qu’ils portent. On ne travaillait pas ainsi au temps de Constantin. Il y avait encore en ce moment quelques architectes : l’architecture est le dernier art que Rome ait désappris ; il n’y avait plus de sculpteurs, et pour orner un arc de triomphe on était obligé d’en détruire un autre. On peut affirmer par exemple que ce Christ qu’on voit sur une des tombes d’Arles, et auquel l’artiste a donné l’attitude et le geste d’un orateur de l’ancienne Rome, ne peut pas être du IVe siècle. On n’aurait pas su exécuter non plus à cette époque ces orantes si chastes, si pieuses, si belles encore avec leurs longs voiles sous lesquels il semble qu’on devine le corps des statues de la Grèce. Les œuvres de ce temps n’ont pas un si beau caractère. La barbarie dans l’art a précédé les barbares. Dès le règne de Constantin, le ciseau des sculpteurs chrétiens devient trop lourd pour reproduire ces nobles figures. Ils se contentent de représenter grossièrement des colombes ou le monogramme du Christ ; ils finissent par ne plus savoir sculpter que la croix. De tous les symboles chrétiens, la croix est le plus facile pour une main maladroite. Ce qui fit sa popularité au IVe siècle, c’est moins le grand souvenir qu’elle rappelait que l’ignorance des artistes et l’impossibilité où ils se trouvaient de faire autre chose.

Les inscriptions chrétiennes antérieures à Constantin, comme celles dont je viens de parler, sont assurément les plus curieuses. Il est fâcheux qu’en Gaule elles soient si rares. Les autres, quoique moins importantes, sont bien loin d’être sans intérêt. M. Le Blant a montré les services qu’elles pouvaient rendre. En examinant de près les formules les plus ordinaires, il en tire, avec une sagacité rare, des renseignemens très utiles pour l’histoire. Quand on passe brusquement de l’étude des anciennes inscriptions de Rome à celle des inscriptions chrétiennes, on s’aperçoit bien qu’on est dans un monde nouveau. Par exemple, ces qualifications d’esclaves et d’affranchis si fréquentes sur les sépultures païennes ont ici presque entièrement disparu. Ce n’est pas que le christianisme eût détruit d’un coup l’esclavage. C’était une révolution trop radicale qui aurait changé l’état social tout entier ; il n’osa pas l’entreprendre. Ne pouvant le détruire, il travailla au moins à l’affaiblir. Dans la communauté des fidèles, l’esclave se regardait comme affranchi par le Seigneur, l’homme libre était heureux de se dire l’esclave du Christ, et par cet échange qu’ils faisaient volontairement de leur situation mutuelle l’égalité semblait se rétablir entre eux. Il ne faut point chercher non plus sur les tombeaux chrétiens ces longues listes de fonctions politiques ou municipales que jusque-là les personnages importans se plaisaient à étaler : les honneurs de la terre ne méritent pas qu’on en garde ainsi le souvenir. On n’y retrouve que très rarement indiquée la filiation du défunt ; il n’énumère pas avec complaisance, comme c’était l’usage auparavant, le nom de son père et de ses aïeux. Le Christ n’a-t-il pas dit : « N’appelez personne ici-bas votre père, parce que vous n’avez qu’un père qui est dans les deux ? » C’est pour cela que les martyrs refusaient obstinément de répondre à ceux qui les interrogeaient sur leur famille. « Le bourreau lui demandant : De quels parens êtes-vous né ? il se contenta de dire : Je suis chrétien. » Ce mot suffisait à tout, il était à lui seul une lignée, et on n’avait pas besoin d’en inscrire d’autre sur la tombe d’un fidèle. Même silence sur le métier qu’il pratiquait, non pas qu’il en rougît, mais parce que « le chrétien ne devait avoir d’autre profession que de s’occuper des choses d’en haut. » A plus forte raison devait-on s’interdire de parler de la fortune et des biens terrestres. La mention des héritiers, si ordinaire chez les païens, est inconnue dans l’épigraphie chrétienne. Tous les intérêts de ce monde doivent se taire devant la mort. Le souvenir même de la patrie disparaît ; on ne prend presque plus la peine d’indiquer comme autrefois le nom de la province ou du municipe d’où le défunt était sorti. « Un chrétien, disent les Actes des martyrs, n’a point de ville sur la terre ; sa patrie, c’est la Jérusalem des cieux. » — « Il n’y a plus, disait l’apôtre, de gentil ni de Juif, de circoncis ni d’incirconcis, de barbare et de Scythe, d’esclave ni d’homme libre ; il n’y a que le Christ, qui est tout pour tous. » Nous admirons beaucoup aujourd’hui ces belles paroles, mais un Romain ne les comprenait pas ; elles ne pouvaient que le surprendre et l’indigner. Il est probable qu’elles irritaient surtout les gens du peuple, ceux qui, dans le choix de leurs opinions, se décidaient plutôt par le cœur que par l’esprit. C’est un fait incontestable que le christianisme a soulevé chez le peuple des colères furieuses. « Combien de fois, dit Tertullien, ne nous a-t-il pas accablés de pierres et n’a-t-il pas mis le feu à nos maisons ? Dans la fureur des bacchanales, il n’épargne pas même les morts. Oui, l’asile de la mort est violé. Du fond des tombeaux où ils reposent, on arrache les cadavres des chrétiens, quoique méconnaissables et déjà corrompus, pour les insulter et les mettre en pièces ! » On s’est souvent demandé comment le peuple avait si mal accueilli une doctrine qui semblait devoir être si populaire. C’est que la nouvelle religion ne se séparait pas seulement des opinions reçues, elle brisait les affections anciennes. Que de déchiremens n’a pas causés son triomphe ! Nous n’en voyons aujourd’hui que les heureux résultats, qui auraient dû, à ce qu’il semble, lui gagner tous les cœurs, il ne faut pas oublier tout ce qui devait les éloigner d’elle. Pour nous rendre compte de la résistance, et surtout de la résistance populaire, qu’elle a rencontrée, rappelons-nous ces attachemens profonds qu’elle venait détruire sans pitié. Dans ces grandes révolutions qui renouvellent les sociétés, il est naturel qu’on soit d’abord plus sensible aux biens qu’on perd qu’à ceux qu’on gagne. On sait avec quelle passion les peuples antiques aimaient la famille et la patrie, comment ils concentraient tous leurs plaisirs, tous leurs devoirs, leur existence entière autour de la cité et de la maison. Qu’on se figure leur surprise quand on vint leur dire qu’il fallait se détacher de ces affections ; qu’on juge de leur fureur quand ils se virent sur le point de perdre ces biens qui avaient jusqu’alors animé la vie, qui en avaient fait le charme et l’honneur ! C’était vraiment une partie de leur âme qu’on leur arrachait. Aussi, dans leur emportement aveugle, accusaient-ils les partisans de la doctrine nouvelle de haïr le genre humain, odio generis humani convicti. Jamais reproche ne fut plus injuste au fond et ne parut plus légitime en apparence. N’était-ce pas le haïr que de s’isoler de lui, de condamner ce qu’il aimait le plus, de se faire une joie cruelle de le priver de ces sentimens sans lesquels il semblait qu’on ne pouvait pas vivre ? En réalité, c’était une société qui se défendait plutôt qu’une religion. Aux yeux prévenus de la populace romaine, les chrétiens étaient des ennemis publics qui venaient non pas seulement renverser les temples, mais dépeupler les cœurs. On ne se contentait pas de les persécuter avec acharnement, l’opinion populaire les mettait hors l’humanité.

Les politiques avaient contre le christianisme des griefs différens, mais non moins graves. Comme ils ont d’ordinaire plus de souci de leur temps que de l’avenir, et de leur pays que de l’humanité, ils accusaient la religion nouvelle, qui prêchait la fraternité universelle, de diminuer la haine pour l’étranger ; ils pensaient qu’en détachant l’homme de sa patrie terrestre, elle affaiblissait le sentiment national au moment où il avait le plus besoin d’être fortifié, et il faut avouer qu’ils n’avaient pas tout à fait tort. M. Le Blant a fait la remarque que dans les inscriptions chrétiennes la qualification de soldat ne se retrouvait que très rarement ; il en conclut que l’église avait d’abord une certaine répugnance pour la profession des armes. Beaucoup pensaient avec Tertullien que le Seigneur avait voulu l’interdire aux fidèles quand il avait commandé à saint Pierre de poser son épée. Du moment que les barbares étaient des frères, il devenait criminel de verser leur sang, et l’on croyait qu’un homme qui s’était fait soldat du Christ ne pouvait plus l’être de César. Par là se trouvait condamné le métier que l’opinion publique regardait comme le plus noble, celui qui, au milieu de tant de menacés et de dangers, était au moins le plus utile[3]. Une telle doctrine désarmait l’empire et le livrait aux barbares. Aucun empereur, pas plus Constantin que Dèce ou que Galère, ne pouvait la tolérer sans souscrire à sa ruine. Aussi, quand un prince chrétien parvint au trône, quand les légions portèrent sur leurs enseignes le monogramme du Christ, il fallut bien la modifier. L’église le comprit et vint résolument au secours de l’état en péril. Un concile retrancha de la communion des fidèles ceux qui se croyaient le droit de jeter leurs armes ; mais il était plus facile de faire le mal que de le réparer. Ce concile ne dut pas convaincre tout le monde. La doctrine ancienne, qu’on n’oubliait pas, combattait la décision nouvelle et en affaiblissait l’autorité. « Les actes des saints et des martyrs, dit M. Le Blant, étaient tus publiquement aux offices. Ces édifians récits que le fidèle écoutait debout, comme l’Évangile même, lui disaient la vertu de saint Martin refusant de se battre, celle de Tarachus abandonnant l’armée par respect pour la foi, l’héroïsme de Maximilien, qui, repoussant comme chrétien la marque militaire, paya de sa vie une noble résistance. Par ces exemples sans cesse proposés à son admiration dans les leçons des pères, le fidèle apprenait que la guerre était une œuvre maudite. » Était-il étonnant qu’il hésitât, quand l’église elle-même, revenant sur ses anciens principes, lui ordonnait de combattre ? Entre ces ordres nouveaux et ces enseignemens du passé, beaucoup d’âmes devaient être inquiètes et indécises, et il arriva que d’invincibles scrupules privèrent l’empire d’un grand nombre de ses défenseurs. C’était pour lui une nouvelle cause de ruine ajoutée à tant d’autres ; il n’y résista pas. L’affaiblissement de l’esprit militaire qui suivit l’établissement du christianisme a certainement avancé les derniers jours de l’empire. Nous nous en consolons aujourd’hui très facilement, nous pensons que l’humanité a plus gagné que perdu à sa chute ; mais on conçoit que les empereurs ne pouvaient pas raisonner comme nous et prendre si philosophiquement leur parti. Ils auraient été coupables de se résigner de gaîté de cœur à voir périr une société qui leur avait confié sa défense. S’ils avaient le sentiment des dangers que la nouvelle religion faisait courir à leur pays, il n’est pas étonnant qu’ils se soient si obstinément opposés à son triomphe, et leur haine s’explique aussi facilement que celle du peuple.

Les inscriptions chrétiennes sont encore plus utiles pour l’histoire de l’église que pour celle de l’empire. Elles nous font voir comment le dogme se précise et s’achève. Sans doute elles nous apprennent beaucoup moins que les livres, elles sont sobres de détails, et leurs courtes formules ne permettent que d’entrevoir les choses dont elles veulent parler ? mais elles ont cet avantage au moins, qu’on ne peut récuser leur témoignage. Les livres sont sujets à s’altérer quand on les transcrit ; on peut les changer pour les mettre en harmonie avec les opinions nouvelles, et les doctrines les plus sincères ne se sont pas toujours interdit ce moyen commode de triompher. Les mots gravés sur le marbre ou la pierre ne se corrigent pas ; on ne peut les modifier sans que la trace de ces changemens ne soit visible. Ils indiquent d’une manière irréfutable, tant qu’ils existent, les opinions des temps où ils furent écrits. Les inscriptions recueillies par M. Le Blant donnent lieu, sous ce rapport, à plus d’une observation importante. Elles sont curieuses et par ce qu’elles contiennent et par ce qu’on n’y trouve pas. Une seule fois il y est question de la Vierge ; évidemment elle ne tenait pas dans la dévotion de ce temps la place qu’elle occupe aujourd’hui. On est surpris de n’y jamais lire ce nom de « frère, » si éminemment chrétien, que les prêtres donnaient à leurs auditeurs dans les églises, et dont, au dire de Lactance, les premiers fidèles se saluaient les uns les autres dans la vie commune. N’en faut-il pas conclure qu’on cessa bientôt de s’en servir, que les gens du IVe siècle, obéissant aux préjugés et aux distinctions antiques, hésitaient à appeler ainsi leurs esclaves, leurs cliens et leurs inférieurs[4] ? Ce n’est pas la seule fois que la pratique et la théorie ont eu quelque peine à se mettre d’accord. Une épitaphe de l’an 501 nous apprend qu’avant de mourir « un chrétien a affranchi l’un de ses serviteurs pour la rédemption de son âme. » C’est une réponse au protestant Jacob Spon, qui affirmait qu’on ne trouve dans aucun monument antérieur à la fin du VIe siècle la mention du secours que le mort reçoit de ses bonnes œuvres, ou, comme on disait alors, du remède de l’âme. Mélanchthon prétendait que l’habitude d’invoquer les saints était fort récente dans l’église. « Ils ne voient pas, ces ânes, disait dans le style de son temps le plus doux des réformateurs, que personne n’en a parlé avant Grégoire le Grand. » Or l’on a trouvé à Die l’épitaphe d’un pieux chrétien du Ve siècle qui nous apprend qu’il attend sans crainte le jour du dernier jugement, parce qu’il compte sur l’intervention des saints, quiescit in pace et diem futuri judicii intercedentibus sanctis spectit[5]. A la même époque, dans toute la chrétienté, les morts se pressent autour des martyrs et des confesseurs. Chacun veut reposer le plus près possible de ces restes vénérés. Dans les fouilles qu’on fait aux catacombes, on reconnaît qu’on approche d’une tombe importante à l’entassement des sépultures. On brisait les revêtemens de marbre dont les murs étaient couverts, on détruisait des fresques antiques, on compromettait la solidité des voûtes pour trouver place dans le rayon où l’on supposait que s’étendait la protection du saint. Plus tard, quand les reliques sont déposées dans les églises, on se dispute le droit d’y être enterré. Les murailles et le pavé se remplissent de tombes. Une inscription de Vaison prouve qu’il fallait beaucoup prier pour jouir de cette faveur, et un sous-diacre de Trêves se félicite en vers barbares de l’avoir obtenue, « parce que ni le Tartare ni les terribles châtimens ne pourront plus lui nuire. » Ainsi, quand on prouverait avec Mélanchthon que les pères n’ont rien dit de l’habitude d’invoquer les saints et de compter sur eux après la mort, ces inscriptions suffiraient pour établir que ce fut de bonne heure une croyance populaire.

Il est naturel qu’il soit souvent question sur les tombes de la résurrection : c’est la consolation la plus efficace de ceux qui meurent comme de ceux qui survivent. M. Le Blant a consacré plusieurs dissertations à étudier la façon dont cette doctrine est exprimée dans les inscriptions chrétiennes et les vicissitudes par lesquelles il semble qu’elle a passé avant d’arriver à sa formule définitive. Il n’en est pas sans doute qui ait plus étonné la société païenne. Le jour où l’aréopage d’Athènes l’entendit pour la première fois de la bouche de saint Paul, les sages de ce pays, où l’on aimait tant la nouveauté, où les plus étranges opinions n’effarouchaient personne, ne purent cacher leur surprise. « Les uns se moquèrent ouvertement, les autres dirent : Vous nous reparlerez plus tard de ces choses. » Peut-être aussi n’en est-il point qui ait plus servi la religion nouvelle. Dans les épreuves des persécutions, elle empêchait les fidèles de faillir ; par cette perspective immortelle, elle les raffermissait, contre les souffrances du présent. Leurs ennemis sentaient bien la force que les chrétiens tiraient de cette espérance ; pour la leur enlever, ils brûlaient les corps des martyrs, ils jetaient leurs cendres dans les fleuves, convaincus que ces membres dispersés ne pourraient jamais se réunir, et qu’ils privaient ainsi tout ensemble leurs victimes de la vie présente et de la vie future. Leurs calculs ne furent pas tout à fait trompés. A la vue de ces cadavres mutilés, des craintes, des doutes se glissaient dans l’esprit des survivans. Les évêques avaient beau leur dire « qu’il est écrit que pas un cheveu de notre tête ne périra, que l’homme, dévoré par les bêtes, dispersé par le courant des flots, détruit par la putréfaction dans le sein de la terre, n’en sera pas moins ressuscité un jour : » il restait toujours quelques inquiétudes dans les âmes les plus fermes. Ces craintes se traduisent par le soin extrême qu’on prend de protéger les restes des morts, par les menaces terribles qu’on profère contre ceux qui oseraient violer leurs sépultures. Ce qui donnait plus de force à ces terreurs, c’est qu’elles réveillaient dans l’âme des superstitions païennes qui sans doute n’y étaient pas entièrement éteintes. Ce mélange des deux religions a dû s’accomplir plus d’une fois dans les premiers temps du christianisme. Il a dû souvent arriver que des croyances anciennes ont trouvé moyen de se rejoindre par des chemins inconnus à des croyances nouvelles, qu’elles en ont ou accru l’intensité ou altéré le caractère, et ce serait une étude fort intéressante que de chercher tout ce qu’il entre de paganisme dans les doctrines même les plus essentiellement chrétiennes. Ici le rapprochement est visible. « Mortel, disent les épitaphes païennes, respecte les Mânes. — Qu’il ait les dieux du ciel et de l’enfer irrités contre lui, celui qui troublera mon repos ; — qu’il reçoive d’autrui le traitement qu’il m’aura fait subir ; — qu’il périsse le dernier des siens ! » Les chrétiens ne sont pas moins violens dans leurs imprécations : « Que celui qui touchera à mes os soit anathème ; — qu’il meure de mort violente ; — qu’il soit privé de sépulture ; — qu’il ne ressuscite pas, qu’il ait le partage de Juda, celui qui outragera mes restes ! » L’emportement est le même des deux côtés, mais le motif n’est pas semblable. Les païens, qui croyaient vaguement à une sorte de persistance obscure de la vie dans le tombeau, craignaient qu’une main impie ne vînt interrompre ou troubler cette existence posthume. Les chrétiens avaient peur qu’en dispersant les membres on ne mît quelque obstacle à la résurrection du corps. Cette crainte est très naïvement exprimée dans une inscription de Côme, aujourd’hui presque effacée et illisible, mais dont M. Le Blant a retrouvé une copie dans les papiers de Peiresc : « Au nom du Seigneur et du jour redoutable du jugement, respecte ce tombeau jusqu’à la fin des siècles, afin que je puisse sans empêchement jouir de la vie éternelle quand viendra celui qui doit juger les vivans et les morts[6]. »

Mais avant ce jour terrible, dont l’attente faisait frissonner les fidèles, que deviennent les âmes des justes ? C’était alors une question très controversée et qui donna naissance aux discussions les plus vives. Les uns croyaient qu’elles étaient admises auprès de Dieu aussitôt après la mort, les autres qu’elles ne devaient se réunir à lui qu’au jour de la résurrection. Des deux côtés on affirmait sans hésiter. « Les cieux sont ouverts aux saints, disaient quelques pères de l’église. — Le ciel n’est ouvert à personne, répondait Tertullien, tant que la terre existe. — Félix, dit saint Paulin, a vu tous les hôtes illustres du ciel se lever pour le recevoir et pour le transporter en triomphe devant le trône de gloire. — Si quelqu’un, écrit saint Justin, ose affirmer que dès la mort les âmes s’enlèvent au ciel, ne le tenez pas pour chrétien. » Ainsi, sur ce dogme capital, le plus important peut-être du christianisme, les pères n’étaient pas d’accord. Leurs diverses opinions avaient naturellement pénétré dans le peuple, et nos inscriptions en conservent des traces nombreuses. Il y en a qui se gardent bien de rien affirmer et qui restent neutres. Dans des vers destinés à être placés au-dessus des reliques de saint Clarus, on lit ces mots prudens : « Soit que tu reposes dans le sein de nos pères ou sous l’autel du Seigneur, soit que tu vives dans une forêt sacrée, en quelque lieu que tu te trouves du ciel ou du paradis, Clarus, tu jouis d’une paix et d’un bonheur éternels. » L’auteur a craint de se compromettre, il a rapporté les principales hypothèses, sans vouloir s’exposer au danger de choisir. Cette réserve n’est cependant pas commune ; les fidèles ont ordinairement leurs préférences et ne les cachent pas. Il semble qu’en Gaule on penchait plutôt pour l’opinion qui différait la récompense des justes jusqu’après la résurrection. C’était aussi la plus répandue dans l’église primitive, celle qu’avaient soutenue les docteurs les plus renommés. On a vu, dans l’épitaphe du chrétien de Die que j’ai déjà citée, qu’il attend en repos le jour du jugement à venir. Il y a dans la Lyonnaise, aux environs de Vienne, un grand nombre de monumens funéraires qui portent tous une même formule : « dans l’espoir de la résurrection future. » Cette formule semble indiquer aussi que ceux qui les ont construits n’admettaient pas que la récompense fût donnée à personne avant la consommation des temps. M. Le Blant, pour expliquer la rencontre de ces inscriptions semblables dans le même pays, s’est demandé s’il ne fallait pas y voir l’influence persistante de saint Irénée, qui fut un des défenseurs les plus ardens de cette doctrine. Il ne serait pas étonnant qu’elle se fût conservée dans les lieux où elle avait été prêchée avec tant d’autorité. Cependant elle finit par être vaincue parce qu’elle se heurtait contre le sentiment populaire. Le culte des saints se répandait de plus en plus parmi le peuple ; on croyait tous les jours davantage à l’efficacité de leur intercession ; on les priait avec ferveur, on leur bâtissait des églises ; pour les payer des biens qu’on croyait leur devoir, on ne savait quels honneurs leur rendre. Aussi les voulait-on glorieux, triomphans, en possession dès le premier jour de tout leur bonheur et de toute leur puissance. Le retard qu’y mettaient certains pères de l’église impatientait leurs adorateurs. Pour ne pas irriter ces âmes emportées et enthousiastes, il fallut faire des exceptions. Les martyrs d’abord furent affranchis de cette longue attente : leur sacrifice leur méritait bien des récompenses exceptionnelles. Aux martyrs on ajouta les saints les plus renommés de chaque pays. Un Gaulois se serait fâché, si l’on avait osé dire que saint Martin n’était pas au ciel et le plus près possible de Dieu. Il est probable que peu à peu les privilèges se multiplièrent, et qu’à force de faire des réserves l’ancienne opinion disparut. La nouvelle doctrine, que les vœux populaires avaient appelée et prévenue, ne fut entièrement fixée qu’au XIIIe siècle dans le concile de Lyon ; mais dès le VIe un pape faisait écrire sur sa tombe ces mots qui résumaient la pensée de tous les fidèles : « Nous avons l’assurance que le royaume céleste est ouvert aux justes. »

M. Le Blant a eu bien raison d’étudier avec tant de soin ces inscriptions où il est parlé de la résurrection. Ce dogme est un de ceux qui ont eu le plus d’influence sur les destinées du christianisme. Aucun peut-être ne lui a plus gagné d’âmes. Il ne s’agissait plus d’une immortalité qui n’était qu’une espérance douteuse, comme celle de Platon et des sages amibes. Le christianisme la rendait certaine, et en même temps il la mettait à la portée de toutes les intelligences. Il a fait d’un principe philosophique une croyance populaire. En affirmant que l’âme et le corps ressuscitent ensemble, que l’immortalité est complète, que l’homme est assuré de renaître tout entier, comme il se connaît, dans la vie nouvelle, il supprimait entre elle et l’existence de ce monde ces abîmes que l’esprit des simples a peine à combler. Sous cette forme plus matérielle, il leur était plus facile de la concevoir, ils la comprenaient sans effort ; elle devenait vivante pour eux, et, comme les ombres de Virgile, ils tendaient les mains avec amour vers cette rive prochaine. C’est ce qui les faisait courir au supplice avec cette passion dont Lucien se moquait et que ne comprenait pas Marc-Aurèle. On voit bien aux inscriptions de leurs tombeaux que la mort ne les effrayait pas. Elles ne contiennent presque plus de ces lamentations si fréquentes dans les épitaphes antiques. Le mort semble avoir honte de gémir, et les survivans osent à peine le plaindre. Les opinions et les sentimens sont changés. Si parfois il arrive que la nature l’emporte, si elle se trahit par quelques gémissemens involontaires, ce sont des faiblesses rares et qu’on a grand soin de réprimer vite. « Ne vous attristez pas, avait dit saint Paul, touchant ceux qui dorment, comme font les autres hommes qui n’ont pas d’espérance, » et tout le monde cherchait à obéir à l’apôtre. M. Le Blant fait remarquer que les païens parlent toujours de ténèbres éternelles et profondes comme de la demeure de ceux qui ne sont plus. « Ne me dis pas de mauvaises paroles ; des ténèbres où je suis, je ne puis pas te répondre. — Qui donc du séjour de la vie a pu te plonger ainsi dans les ténèbres ? » Au contraire, sur les tombes chrétiennes, les morts disent toujours qu’ils sont dans un lieu de rafraîchissement, de lumière et de paix, in loco refrigerii, luminis et pacis. C’est à l’anniversaire de leur mort qu’on fête les martyrs, et par un touchant abus d’expression, cet anniversaire s’appelle leur jour de naissance, natalis. Ces sentimens ne sont pas seulement ceux des saints personnages, on les retrouve à peu près sur tous les tombeaux. Une pauvre femme de Lyon déclare qu’elle est bien heureuse de rendre son âme au Seigneur. « Magus, dit une mère chrétienne sur une pierre des catacombes, innocent enfant, te voilà. maintenant parmi les innocens. Comme ta vie va devenir calme et sûre ! Étouffons les gémissemens de nos cœurs ! Arrêtons les larmes de nos yeux ! »


Voilà certainement de bien grandes différences entre les inscriptions chrétiennes et les autres ; M. Le Blant a bien fait de les signaler. Pour être juste et ne rien omettre, après avoir dit en quoi elles diffèrent, il est bon de faire voir comment il leur arrive parfois de se ressembler. Ces ressemblances, qui surprennent et qui sont plus nombreuses qu’on ne le croit, tiennent à deux causes différentes. D’abord il faut bien avouer qu’on retrouve sur les marbres antiques et bien avant la naissance du Christ l’expression de certains sentimens chrétiens. M. Le Blant a rappelé lui-même la curieuse épitaphe d’un marchand de Rome que l’on qualifie d’homme bon, miséricordieux, qui aime les pauvres, et ce n’est pas la seule dans laquelle on loue la charité du défunt et l’amour qu’il avait pour tous les hommes. Aussi suis-je fort étonné qu’après les avoir citées il persiste à croire que les formules de ce genre qu’on trouve dans Sénèque ne peuvent lui venir que de ses rapports avec saint Paul. Cette tradition ne mérite guère d’être discutée, et j’avoue que les raisons pour lesquelles M. Le Blant persiste à y ajouter foi, malgré tant de motifs qu’on a de la rejeter, ne me semblent pas très graves. Sans doute Sénèque a parlé comme les inscriptions chrétiennes quand il a dit que l’homme n’est que l’hôte du corps, et un hôte qui n’y doit pas faire un long séjour : Non domum esse hoc corpus, sed hospitium, et quidem breve hospitium. Est-ce de saint Paul que ces mots et ces idées lui viennent ? Non, car Cicéron a dit à peu près dans les mêmes termes : Ex vita ita discedo tanquant ex hospitio, non tanquam ex domo[7]. Il ne faut donc pas donner trop d’importance à ces rencontres fortuites, et, quelque surprise qu’elles causent, en tirer des conséquences forcées. Ce qu’on en doit conclure, c’est que tout n’est pas absolument nouveau dans le christianisme et que les philosophes avaient pressenti quelques-unes des vérités qu’il devait prêcher. S’il est vrai que des sentimens chrétiens ont été quelquefois exprimés avant le christianisme, il l’est encore bien davantage que beaucoup de sentimens païens ont survécu à la ruine de l’ancien culte. Les inscriptions en fournissent la preuve. Il faut avouer, par exemple, que le chrétien d’Aquilée qui dit dans son épitaphe : « Si tu as de la fortune, jouis-en ; si tu ne le peux pas, donne-la, » ne se souvient guère du précepte divin de la charité. Celui de Vienne qui éprouve le besoin de nous apprendre qu’il a passé une vie joyeuse se rappelle une formule usitée chez les païens ; il ne lui manquait plus que d’ajouter, comme ils le font quelquefois : « Ce que j’ai bu et mangé est tout ce qui me reste, quod comedi et ebibi tantum meum est. » Un tombeau des catacombes sur lequel, par parenthèse, on a retrouvé le vase de sang et qui devrait, d’après la cour de Rome, contenir les restes de quelque martyr, porte ces mots bizarres : « nous n’étions pas et nous étions ; nous ne sommes plus ; nous ne regrettons rien ; c’est ici que nous arrivons tous. » Ne croit-on pas entendre la parole amère de quelqu’un de ces anciens sages qui subissaient sans regret ou même saluaient comme une délivrance l’espoir de l’entier anéantissement : « Je n’étais pas, je ne suis plus ; que m’importe ? »

Il n’était pas possible que l’ancienne religion, qui avait régné si longtemps, disparût tout à fait en quelques années. Quand on la croyait morte, elle vivait encore obscurément au fond des cœurs. Ce n’était pourtant pas la faute de l’église ni des empereurs si elle s’obstinait ainsi à ne pas disparaître. L’église faisait une guerre acharnée aux vieilles croyances ; les empereurs multipliaient les édits contre ce qu’ils appelaient les matériaux de la superstition. Ils n’avaient pas de peine à exciter contre elle les violences populaires. On brûlait les temples, on mutilait les statues, on pillait les autels, on violait les sépultures. Chacun se servait pour son usage de ces débris antiques qui couvraient le sol. De cette sorte on parvint à détruire ce qui restait des « matériaux de la superstition ; » mais ce paganisme intérieur que chacun portait en soi, presque à son insu, était plus difficile à déraciner. Malgré tous ces efforts, il survécut longtemps à l’autre, et ce qui est assez curieux, c’est qu’on le retrouve chez ceux même qui avaient participé à la ruine des monumens païens. A Civita-Vecchia, sur une tombe formée d’un beau pilastre antique qui provient sans doute d’un temple, on lit ces mots : arnicus amicorum. Cette formule est peu chrétienne, et elle nous prouve que cet ennemi des anciens dieux qui s’était sans scrupule approprié leurs dépouilles était païen dans le cœur. C’était surtout l’éducation qui nourrissait les souvenirs antiques. Par elle, l’imagination de tous les lettrés était restée païenne. On continuait d’apprendre aux enfans le beau langage dans les poètes du siècle d’Auguste. « Les femmes mêmes, disait Marius Victor, abandonnant Paul et Salomon, chantent Virgile et Ovide, ce qui les dispose à devenir des Didons et des Corinnes ; elles applaudissent aux vers lyriques d’Horace et aux pièces de Térence. » Une fois qu’on avait grandi, il était bien difficile de se séparer tout à fait de ces admirations de la jeunesse. Les belles pensées, les images gracieuses, les finesses de langage qu’on y avait remarquées, obsédaient l’esprit. Elles se retrouvaient naturellement sous la plume dès qu’on voulait écrire. Nos inscriptions le montrent bien, surtout celles qui sont en vers. Les expressions païennes y abondent, et elles sont souvent employées de la manière la plus étrange. Deux jeunes Gaulois, morts à Rome et ensevelis aux catacombes, sont pleurés par leurs parens en termes tout à fait virgiliens. On se plaint « que Lachésis ait tranché leurs jours à la fois, et qu’un trépas précipité leur ait fait voir si tôt les eaux du Ténare. » L’enfer de l’Évangile n’ose plus se montrer dans ces poésies de bel esprit. Il est remplacé par le Styx, le Phlégéthon, les lacs cimmériens et le Tartare ; aucun nom de la nomenclature païenne n’y manque. Il en est de même du paradis : on le déguise d’ordinaire sous les apparences de l’Elysée. Dans l’épitaphe de saint Hilaire d’Arles, le poète commence par versifier une ligne de saint Paul qu’il a grand’peine à rendre poétique ; puis, pour nous apprendre que son héros jouit de la gloire céleste, il emprunte un vers à Virgile, et sans plus de façons l’apothéose du berger Daphnis devient celle de saint Hilaire. Fortunat va plus loin encore. Dans des vers composés pour le tombeau d’une jeune fille, il la compare à Minerve et à Vénus, ce qui ne l’empêche pas de dire un peu plus loin qu’elle a été reçue dans le sein de Dieu. On voit qu’en ce genre la renaissance, si maltraitée par quelques chrétiens fougueux, n’a rien inventé. Le reproche qu’on a fait à ses écrivains avec tant d’amertume d’avoir voulu ressusciter les dieux antiques doit remonter plus haut. Ils n’avaient pas imaginé les premiers cette façon maladroite de mélanger les deux cultes. Avant Camoëns et Sannazar, saint Sidoine et saint Fortunat l’avaient fait et avec aussi peu de bonheur. On avouera qu’il ne serait pas juste de vouloir damner les uns après qu’on a canonisé les autres. Il faut même remarquer que les poètes modernes sont au fond bien moins coupables que Fortunat. Aujourd’hui le paganisme est mort, et il n’y a pas de danger qu’on voie autre chose dans les noms de Minerve et de Vénus que des figures de rhétorique dont la fraîcheur est douteuse. Au Ve siècle, ces divinités avaient encore quelques adorateurs obstinés ; il était à craindre que chez beaucoup de chrétiens nouveaux leur nom prononcé ne réveillât d’anciennes croyances. Ce qui n’est plus qu’un ridicule aujourd’hui pouvait être alors un péril.

Malheureusement Sidoine et Fortunat ne conservent pas de l’antiquité ce qui méritait seul de vivre. Ils réchauffent avec soin de vieilles métaphores, mais ils laissent périr l’art véritable. Les maladroites réminiscences de Virgile dont ils se parent rendent plus visible la médiocrité ordinaire de leurs vers. Il n’y a rien de plus triste dans le recueil de M. Le Blant que le spectacle de cette décadence littéraire. Presque toutes les inscriptions en prose qu’il a rassemblées sont d’une pauvreté remarquable. Le plus souvent elles se copient les unes les autres. Celles d’un même pays et d’un même temps se ressemblent. Cette monotonie fait penser qu’il y avait dans chaque province des formulaires tout rédigés. M. Le Blant en a découvert une preuve assez curieuse. On lit sur une tombe de Crussol : « Il mourut l’année tant du règne de notre roi, regni domini nostri régis tanto. » Voilà la formule comme elle était préparée pour servir à tout le monde, chacun devait remplacer le mot tant par la date exacte ; ici le graveur distrait a oublié de le faire. Dans les inscriptions en vers, les maladresses ne sont pas plus rares. Quand on n’avait pas d’épitaphe toute prête pour un mort d’importance, on prenait sans scrupule celle d’un autre, et en essayant de l’approprier à sa destination nouvelle on commettait souvent les plus étranges bévues. L’inscription était destinée à un homme, on l’applique à une femme sans paraître s’apercevoir que la substitution d’un genre à l’autre altère la mesure. Elle n’était faite que pour une personne, on s’en sert pour deux, et le graveur, après avoir mis le verbe au pluriel, copie fidèlement le reste, et laisse l’adjectif au singulier. On ne se demandait pas non plus si les éloges donnés à l’ancien mort convenaient beaucoup au nouveau. On acceptait le vers, quel qu’il fût, pour n’avoir pas la peine de le refaire. Dans la Viennoise, les hommes et les femmes, les clercs et les laïques sont tous invariablement, adroits, généreux, patiens, très doux et propres à ce qu’ils font, astutus, largus, patiens, dulcissimus, aptus. Il arrive même qu’on attribue à un enfant ces graves qualités. Ce qui favorisait ces échanges d’épitaphes, c’est qu’elles sont ordinairement très vagues, elles peuvent servir à tout le monde parce qu’elles ne conviennent proprement à personne. Comme les parens du défunt n’étaient plus assez habiles pour les composer eux-mêmes, ils allaient trouver quelque savant personnage dont c’était la profession. Voilà pourquoi on n’y retrouve plus l’expression de sentimens personnels et de douleurs véritables. Il est rare qu’on prenne la peine de pleurer avec le cœur les infortunes des autres. Le rédacteur était naturellement plus préoccupé de lui que du mort ; il cherchait à faire briller son talent, et, convaincu que la poésie lui ferait plus d’honneur que la prose, il écrivait l’épitaphe en vers. Or les vers ne sont pas la langue naturelle des inscriptions. Il y entre trop d’à peu près ; le verbiage y est trop facile ; on y sent trop le métier et l’école. Tous ces défauts réunis se retrouvent dans les inscriptions en vers de la Gaule. Comme elles sont l’œuvre d’indifférens, il est rare qu’elles soient touchantes ; les imitations d’auteurs païens dont elles sont remplies les empêchent d’être franchement chrétiennes. On sent que le poète qui les écrit vit des souvenirs du passé, et qu’il ne se livre pas à son temps. Il n’en a pas les passions qui animeraient ses vers ; il demeure étranger à la foi naïve de ses contemporains ; il n’éprouve pas, il ne reproduit jamais sans les affaiblir les sentimens populaires. Placé à la limite de deux époques, il trouve moyen de ne prendre que leurs défauts ; il n’emprunte à la barbarie qui commence que des incorrections et des fautes de quantité, et à la civilisation qui finit que de ridicules antithèses.

En lisant ces vers, où la grandeur du fond disparaît sous la puérilité de la forme, où les plus nobles idées sont dénaturées par des jeux de mots ou affadies par des élégances d’école, on se demande par quelle mauvaise fortune le christianisme naissant n’a trouvé pour le chanter que des Prudence, des Sidoine et des Fortunat. On prétend d’ordinaire que tout ce qui ébranle les âmes et leur communique une vive impulsion inspire et renouvelle la poésie. Voilà pourtant une des révolutions les plus profondes qui aient agité l’humanité, et dont le contre-coup s’est fait sentir chez tous les peuples, qui n’a pas donné naissance à un seul poète. Il lui a été plus facile de rajeunir le monde que de rafraîchir un art vieilli. Rien n’a pu rendre à cette poésie épuisée un peu de mouvement et de vie, ni l’élan des âmes vers la foi, ni les merveilles de la charité, ni les espérances de la vie future, ni les récits miraculeux des légendes, ni les luttes et le triomphe de l’église. Elle a assisté sans émotion à tous ces grands spectacles. Dans ce renouvellement de toute chose,. elle seule n’a pas voulu changer. Elle a continué à vivre maigrement des miettes de l’art antique, elle s’est contentée d’habiller la religion nouvelle avec les vêtemens fanés des anciens cultes, et il ne s’est pas levé un seul génie libre et original qui trouvât quelques accens dignes du grand mouvement auquel il assistait. Je ne connais rien qui prouve mieux que les évolutions littéraires sont soumises à des lois qui nous échappent, qu’on ignore entièrement les causes qui produisent les grands hommes et amènent les grands siècles, et que c’est surtout à propos de l’inspiration poétique qu’on peut dire que l’esprit souffle où il veut.

Je suis loin d’avoir épuisé toutes les observations que pourrait suggérer l’ouvrage de M. Le Blant ; mais je crois en avoir dit assez pour que l’importance des Inscriptions chrétiennes de la Gaule n’échappe à personne. Ce qui me frappe surtout, ce qui me semble le plus grand éloge qu’on puisse en faire, c’est que le travail est achevé et définitif. On n’éprouvera pas le besoin de le recommencer. Voilà un coin de terrain fouillé dans tous les sens ; il n’est pas d’une grande étendue, mais il n’y a plus rien à y découvrir. Nous savons désormais tout ce que les inscriptions chrétiennes peuvent nous apprendre sur l’état social de notre pays depuis le IIIe siècle jusqu’au VIIIe. Il serait bien à souhaiter que toutes les autres époques fussent étudiées avec le même soin. Tant que ces travaux de détail n’auront pas été accomplis, je crains bien qu’il ne soit téméraire et prématuré d’écrire une histoire de France. Malheureusement les vastes synthèses flattent l’esprit et attirent l’attention publique. On ignore le nom du savant qui consume sa vie dans des investigations minutieuses, mais sûres ; tout le monde parle de ceux qui sur des faits incomplètement connus construisent des systèmes ambitieux. Cependant ces brillans systèmes s’écroulent en quelques années, tandis que les résultats qu’on doit à des recherches modestes et circonscrites sont acquis pour toujours à la science. Ce sont ces ouvriers obstinés et obscurs qui rendent possible un travail d’ensemble ; ils posent laborieusement les solides assises sur lesquelles s’élèvera un jour l’histoire nationale.


GASTON BOISSIER.

  1. La Question du vase de sang, par M. Ed. Le Blant ; Paris, Durand, 1858.
  2. Un feuillet de papyrus, découvert récemment à la Bibliothèque impériale et décrit dans un mémoire très intéressant de M. Léopold Delisle, membre de l’Institut, contient un sermon de saint Avit qui fut prononcé à Genève à la dédicace d’une église fondée en remplacement d’un temple païen. Il y avait donc encore des temples debout au VIe siècle dans un des pays les moins sauvages de la Gaule.
  3. Il faut cependant reconnaître que l’opinion contraire au métier des armes avait quelques contradicteurs chez les premiers chrétiens. Saint Jules disait qu’il avait été soldat et qu’il avait servi le Dieu vivant en même temps que l’empereur ; mais les inscriptions montrent bien que les imitateurs de saint Jules n’étaient pas les plus nombreux.
  4. Ce mot de frères se retrouve dans les plus anciennes inscriptions chrétiennes, et M. de Rossi suppose même que la communauté naissante a dû être connue sous le nom d’ecclesia fratrum, qui se trouve sur un monument de Césarée en Mauritanie ; mais M. Le Blant fait remarquer avec raison que même à cette époque ce mot est toujours pris dans une acception générale et collective. Jamais il n’est échangé d’homme à homme. En tout cas, il se peut qu’usitée dans la ferveur des premiers temps cette dénomination se soit perdue quand les âmes devinrent plus tièdes, quand les indifférens se firent chrétiens à la suite des empereurs pour les imiter et pour leur plaire, et qu’ils apportèrent leurs anciens préjugés dans leur nouvelle religion.
  5. Pour exspectat.
  6. Un seigneur franc avait fait graver sur la plaque extérieure de son tombeau ces paroles hautaines : « Que jamais les os de Hilpéric ne soient enlevés d’ici, je ne le veux pas ; » et à l’intérieur ces mots plus humbles : « Je vous prie, n’enlevez pas d’ici les os de Hilpéric. » Cette tactique est assez curieuse. Il avait taché d’intimider d’abord les profanateurs ; mais si ce moyen ne réussissait pas, s’ils ouvraient la tombe, il essayait de les arrêter par ses prières.
  7. Ces ressemblances dans les formules peuvent facilement tromper. Si, par exemple, parce que Sénèque le philosophe a employé quelque part le mot de salut dans un sens tout chrétien, — non est unus e multis, ad salutem spectat, — on en fait un père de l’église, que faut-il penser de Sénèque le rhéteur, son père, qui parle de la bonne mort, comme un prêtre dans son sermon : quid habet quod Deos roget nisi bonam mortem ? Cette question du christianisme de Sénèque me semble avoir été épuisée dans l’ouvrage de M. Charles Aubertin, Étude sur les rapports supposés entre Sénèque et saint Paul. Paris, 1859.