Le Christianisme cent cinquante ans après Jésus

Revue des Deux Mondes tome 48, 1881
Ernest Renan

Le christianisme cent cinquante ans après Jésus [1]


LE CHRISTIANISME
CENT CINQUANTE ANS APRES JESUS[2]


I

Dans l’espace de temps qui s’est écoulé de la mort d’Auguste à la mort de Marc Aurèle, une religion nouvelle s’est produite dans le monde ; elle s’appelle le christianisme. L’essence de cette religion consiste à croire qu’une grande manifestation céleste s’est faite en la personne de Jésus de Nazareth, être divin qui, après une vie toute surnaturelle, a été mis à mort par les Juifs, ses compatriotes, et est ressuscité le troisième jour. Ainsi, vainqueur de la mort, il attend, à la droite de Dieu, son père, l’heure propice pour reparaître dans les nues, présider à la résurrection générale, dont la sienne n’a été que le prélude, et inaugurer, sur une terre purifiée, le royaume de Dieu, c’est-à-dire le règne des saints ressuscites. En attendant, la réunion des fidèles, l’église, représente une espèce de cité des saints actuellement vivans, toujours gouvernée par Jésus. Il était reçu, en effet, que Jésus avait délégué ses pouvoirs à des apôtres, lesquels établirent les évêques et toute la hiérarchie ecclésiastique. L’église renouvelle sa communion avec Jésus au moyen de la fraction du pain et du mystère de la coupe, rite établi par Jésus lui-même, et en vertu duquel Jésus devient momentanément, mais réellement, présent au milieu des siens. Comme consolation, dans leur attente, au milieu des persécutions d’un monde pervers, les fidèles ont les dons surnaturels de l’esprit de Dieu, cet esprit qui anima autrefois les prophètes et qui n’est pas éteint. Ils ont surtout la lecture des livres révélés par l’esprit, c’est-à-dire la Bible, les Évangiles, les Lettres des apôtres, et ceux des écrits des nouveaux prophètes que l’église a adoptés pour la lecture dans les réunions publiques. La vie des fidèles doit être une vie de prière, d’ascétisme, de renoncement, de séparation du monde, puisque le monde actuel est gouverné par le prince du mal, Satan, et que l’idolâtrie n’est autre chose que le culte des démons.

Une telle religion apparaît tout d’abord comme étant sortie du judaïsme. Le messianisme juif en est le berceau. Le premier titre de Jésus, titre devenu inséparable de son nom, est Christos, traduction grecque du mot hébreu Mesih. Le grand livre sacré du culte nouveau, c’est la Bible juive ; ses fêtes, au moins quant au nom, sont les fêtes juives ; son prophétisme est la continuation du prophétisme juif. Mais la séparation entre la mère et l’enfant s’est faite complètement. Vers 180, les juifs et les chrétiens, en général, se détestent ; la religion nouvelle tend à oublier de plus en plus son origine et ce qu’elle doit au peuple hébreu. Le christianisme est envisagé par la plupart de ses adhérens comme une religion entièrement nouvelle, sans lien avec ce qui a précédé.

Si nous comparons maintenant le christianisme, tel qu’il existait vers l’an 180, au christianisme du IVe et du Ve siècle, au christianisme du moyen âge, au christianisme de nos jours, nous trouvons qu’en réalité il s’est augmenté de très peu de chose dans les siècles qui ont suivi. En 180, le Nouveau-Testament est clos ; il ne s’y ajoutera plus un seul livre nouveau. Lentement, les Epîtres de Paul ont conquis leur place à la suite des Évangiles, dans le code sacré et dans la liturgie. Quant aux dogmes, rien n’est fixé ; mais le germe de tout existe ; presque aucune idée n’apparaîtra qui ne puisse faire valoir des autorités du Ier et du IIe siècle. Il y a du trop, il y a des contradictions ; le travail théologique consistera bien plus à émonder, à écarter des superfluités qu’à inventer du nouveau. L’église laissera tomber une foule de choses mal commencées, elle sortira de bien des impasses. Elle a encore deux cœurs, pour ainsi dire ; elle a plusieurs têtes ; ces anomalies cesseront, mais aucun dogme vraiment original ne se formera plus.

La Trinité des docteurs de l’an 180, par exemple, est indécise. Logos, Paraclet, Saint-Esprit, Christ, Fils, sont des mots employés confusément pour désigner l’entité divine incarnée en Jésus. Les trois personnes ne sont pas comptées, numérotées, si l’on peut s’exprimer de la sorte ; mais le Père, le Fils, l’Esprit, sont bien déjà désignés pour les trois termes qu’il faudra maintenir distincts, sans diviser pourtant l’indivisible Jéhovah. Le Fils grandira immensément. Cette espèce de vicaire que le monothéisme, à partir d’une certaine époque, s’est plu à donner à l’Être suprême offusquera singulièrement le Père. Les bizarres formules de Nicée établiront des égalités contre nature ; le Christ, seule personne active de la Trinité, se chargera de toute l’œuvre de la création et de la providence, deviendra Dieu lui-même. Mais l’épître aux Colossiens n’est qu’à un pas d’une telle doctrine ; pour arriver à ces exagérations, il n’a fallu qu’un peu de logique. Marie, mère de Jésus, est elle-même destinée à grandir colossalement ; elle deviendra en fait une personne de la Trinité. Déjà, les gnostiques ont deviné cet avenir et inauguré un culte appelé à une importance démesurée.

Le dogme de la divinité de Jésus-Christ existe complètement ; seulement, on n’est pas d’accord sur les formules qui servent à l’exprimer ; la christologie du judéo-chrétien de Syrie et celle de l’auteur d’Hermas ou des Reconnaissances diffèrent considérablement ; le travail de la théologie sera de choisir, non de créer. Le millénarisme des premiers chrétiens devenait de plus en plus antipathique aux Hellènes qui embrassaient le christianisme. La philosophie grecque exerçait une sorte de poussée violente pour substituer son dogme de l’immortalité de l’âme aux vieilles idées juives (ou si l’on veut persanes) de résurrection et de paradis sur terre. Les deux formules pourtant coexistaient encore. Irénée dépasse tous les millénaristes en matérialisme grossier, quand déjà, depuis cinquante ans, le quatrième évangile, si purement spiritualiste, proclame que le royaume de Dieu commence ici-bas, qu’on le porte en soi-même. Caïus, Clément d’Alexandrie, Origène, Denys d’Alexandrie, vont bientôt condamner le rêve des premiers chrétiens et envelopper l’Apocalypse dans leur antipathie. Mais il est trop tard pour supprimer quelque chose d’important. Le christianisme subordonnera l’apparition du Christ dans les nues et la résurrection des corps à l’immortalité de l’âme ; si bien que le vieux dogme primitif du christianisme sera presque oublié et relégué, comme une pièce de théâtre démodée, aux arrière-plans d’un jugement dernier qui n’a plus beaucoup de sens, puisque le sort de chacun est fixé au moment de sa mort. Beaucoup admettent que les peines des damnés ne finiront pas, et que ces peines seront un condiment de la joie des justes ; d’autres croient qu’elles finiront ou seront mitigées.

Dans la théorie de la constitution de l’église, l’idée que la succession apostolique est la base du pouvoir de l’évêque, lequel est ainsi envisagé non comme un délégué de la communauté, mais comme le continuateur des apôtres et le dépositaire de leur autorité, prend de plus en plus le dessus. Cependant plusieurs chrétiens s’en tiennent encore à la conception beaucoup plus simple de l’Ecclesia de Matthieu, où tous les membres sont égaux. — Dans la fixation des. livres canoniques, l’accord règne sur les grands textes fondamentaux ; mais une liste exacte des écrits de la Bible nouvelle n’existe pas, et les bords, si l’on peut s’exprimer ainsi, de cette nouvelle littérature sacrée sont tout à fait indécis.

La doctrine chrétienne est donc déjà un tout si compact, que rien d’essentiel ne s’y joindra plus et qu’aucun retranchement considérable ne sera plus possible. Jusqu’à Mahomet, et même après lui, il y aura en Syrie des judéo-chrétiens, des elkasaïtes, des ébionites. Outre ces minim ou nazaréens de Syrie, que les érudits d’entre les pères furent seuls à connaître, et qui continuaient encore au ive siècle de maudire saint Paul en leur synagogue et de traiter les chrétiens ordinaires de faux juifs, l’Orient n’a jamais cessé de compter des familles chrétiennes observant le sabbat et pratiquant la circoncision. Les chrétiens de Sait et de Kérak paraissent être, de nos jours, des espèces d’ébionites. Les Abyssins sont de vrais judéo-chrétiens, pratiquant tous les préceptes juifs, souvent avec plus de rigueur que les juifs eux-mêmes. Le Coran et l’islamisme ne sont qu’un prolongement de cette vieille forme du christianisme, dont l’essence était la croyance en la réapparition du Christ, le docétisme, la suppression de la croix. D’un autre côté, en plein XIXe siècle, les sectes communistes et apocalyptiques de l’Amérique font du millénarisme et d’un prochain jugement dernier la base de leur croyance, comme aux premiers jours de la première génération chrétienne.

Ainsi, dans cette église chrétienne de la fin du IIe siècle, tout a déjà été dit. Pas une opinion, pas une direction d’idées, pas une fable qui n’ait eu son défenseur. L’arianisme était en germe dans les opinions des monarchiens, des artémonites, de Praxéas, de Théodote de Byzance, et ceux-ci faisaient remarquer, avec raison, que leur croyance avait été celle de la majorité de l’Église de Rome jusqu’au pape Zéphyrin (vers l’an 200). Ce qui manque en cet âge de liberté sans frein, c’est ce qu’apporteront plus tard les conciles et les docteurs : savoir, la discipline, la règle, l’élimination des contradictoires. Jésus est déjà Dieu, et cependant plusieurs répugnent à l’appeler de ce nom. La séparation d’avec le judaïsme est accomplie, et pourtant beaucoup de chrétiens pratiquent encore tout le judaïsme. Le dimanche a remplacé le samedi, ce qui n’empêche pas que certains fidèles observent le sabbat. La pâque chrétienne est distinguée de la pâque juive ; et cependant des églises entières suivent toujours l’ancien usage. Dans la cène, la plupart se servent de pain ordinaire ; plusieurs, néanmoins, surtout en Asie-Mineure, n’emploient que l’azyme. La Bible et les écrits du Nouveau-Testament sont la base de l’enseignement ecclésiastique, et, en même temps, une foule d’autres livres sont adoptés par les uns, rejetés par les autres. Les quatre Évangiles sont fixés, et pourtant beaucoup d’autres textes évangéliques circulent et obtiennent faveur. La plupart des fidèles, loin d’être des ennemis de l’empire romain, n’attendent que le jour de la réconciliation et admettent déjà la pensée d’un empire chrétien ; d’autres continuent à vomir contre la capitale du monde païen les plus sombres prédictions apocalyptiques. Une orthodoxie est formée et sert déjà de pierre de touche pour écarter l’hérésie ; mais, si l’on veut abuser de cette raison d’autorité, les docteurs les plus chrétiens se raillent hautement de ce qu’ils appelleront « la pluralité de l’erreur. » La primauté de l’église de Rome commence à se dessiner ; mais ceux-là mêmes qui subissent cette primauté protesteraient si on leur disait que l’évêque de Rome doit un jour aspirer au titre de souverain de l’église universelle, en somme, les différences qui séparent de nos jours le catholique le plus orthodoxe et le protestant le plus libéral sont peu de chose auprès des dissentimens qui existaient alors entre deux chrétiens qui n’en restaient pas moins en parfaite communion l’un avec l’autre.

Voilà ce qui fait l’intérêt sans égal de cette période créatrice. Habitués à n’étudier que les périodes réfléchies de l’histoire, presque tous ceux qui, en France, ont émis des vues sur les origines du christianisme n’ont considéré que le IIIe et le IVe siècle, les siècles des hommes célèbres et des conciles œcuméniques, des symboles et des règles de foi. Clément d’Alexandrie et Origène, le concile de Nicée et saint Athanase, voilà, pour eux, les sommets et les hautes figures. Nous ne nions l’importance d’aucune époque de l’histoire ; mais ce ne sont pas là des origines. Le christianisme était entièrement fait avant Origène et le concile de Nicée. Et qui l’a fait ? Une multitude de grands anonymes, des groupes inconsciens, des écrivains sans nom ou pseudonymes. L’auteur inconnu des épitres censées de Paul à Tite et à Timothée a plus contribué que n’importe quel concile à la constitution de la discipline ecclésiastique. Les auteurs obscurs des Évangiles ont apparemment plus d’importance réelle que leurs commentateurs les plus célèbres. Et Jésus ? On avouera, j’espère, qu’il y a eu quelque cause pour laquelle ses disciples l’aimèrent jusqu’au point de le croire ressuscité et de voir en lui l’accomplissement de l’idéal messianique, l’être surhumain destiné à résider au renouvellement complet du ciel et de la terre. Le fait, en pareille matière, est le signe du droit ; le succès est le grand critérium. En religion et en morale, l’invention n’est rien ; les maximes du sermon sur la montagne sont vieilles comme le monde ; personne n’en a la propriété littéraire. L’essentiel est de réaliser ces maximes, de les donner pour base à une société. Voilà pourquoi, chez le fondateur religieux, le charme personnel est chose capitale. Le chef-d’œuvre de Jésus a été de s’être fait aimer d’une vingtaine de personnes, ou plutôt d’avoir fait aimer l’idée en lui, jusqu’à un point qui triompha de la mort. Il en fut de même pour les apôtres et pour la seconde et la troisième génération chrétiennes. Les fondateurs sont toujours obscurs ; mais, aux yeux du philosophe, la gloire de ces innomés est la gloire véritable. Ce ne furent pas de grands hommes, ces humbles contemporains de Trajan et d’Antonin, qui ont décidé de la foi du monde. Comparés à eux, les personnages célèbres de l’Église du IIIe et du IVe siècle font bien meilleure figure. Et pourtant ces derniers ont bâti sur le fondement que les premiers ont posé. Clément d’Alexandrie, Origène, ne sont que des demi-chrétiens. Ce sont des gnostiques, des hellénistes, des spiritualistes, ayant honte de l’Apocalypse et du règne terrestre du Christ, plaçant l’essence du christianisme dans la spéculation métaphysique, non dans l’application des mérites de Jésus ou dans la révélation biblique. Origène avoue que, si la loi de Moïse devait être entendue au sens propre, elle serait inférieure aux lois des Romains, des Athéniens, des Spartiates. Saint Paul eût presque dénié le titre de chrétien à un Clément d’Alexandrie, sauvant le monde par une gnosis où ne joue presque aucun rôle le sang de Jésus-Christ.

La même réflexion peut être appliquée aux écrits que nous ont laissés ces âges antiques. Ils sont plats, simples, grossiers, naïfs, analogues aux lettres sans orthographe que s’écrivent de nos jours les sectaires communistes les plus dédaignés. Jacques, Jude, rappellent Cabet ou Babick, tel fanatique de 1848 ou de 1871, convaincu, mais ne sachant pas sa langue, exprimant à bâtons rompus, d’une façon touchante, sa naïve aspiration à la conscience. Et pourtant, ce sont ces bégaiemens de gens du peuple qui sont devenus le seconde Bible du genre humain. Le tapissier Paul écrivait le grec aussi mal que Babick le français. Le rhéteur, dominé par la considération littéraire, pour qui la littérature française commence à Villon ; l’historien doctrinaire, qui n’estime que les développemens réfléchis, et pour qui la constitution française commence aux prétendues Constitutions de saint Louis, ne peuvent comprendre ces apparentes bizarreries.

L’âge des origines, c’est le chaos, mais un chaos plein de vie ; c’est la glaire féconde où un être se prépare à exister, monstre encore, mais doué d’un principe d’unité, d’un type assez fort pour écarter les impossibilités, pour se donner les organes essentiels. Que sont tous les efforts des siècles consciens si on les compare aux tendances spontanées de l’âge embryonnaire, âge mystérieux où l’être en train de se faire se retranche un appendice inutile, se crée un système nerveux, se pousse un membre ? C’est à ces momens-là que l’Esprit de Dieu couve son œuvre et que le groupe qui travaille pour l’humanité peut vraiment dire :

Est Deus in nobis, agitante calescimus illo.


II

L’histoire d’une religion n’est pas l’histoire d’une théologie. Les subtilités sans valeur qu’on décore de ce nom sont le parasite qui dévore les religions bien plutôt qu’elles n’en sont l’âme. Jésus n’eut pas de théologie ; il eut le sentiment le plus vif qu’on ait eu des choses divines et de la communion filiale de l’homme avec Dieu. Aussi n’institua-t-il pas de culte proprement dit, en dehors de celui qu’il trouva déjà établi par le judaïsme. La « fraction du pain, » accompagnée d’actions de grâces, ou eucharistie, fut le seul rite un peu symbolique qu’il adopta, et encore Jésus ne fit-il que lui donner de l’importance et se l’approprier ; car la beraka (bénédiction), avant de rompre le pain, a toujours été un usage juif. Quoi qu’il en soit, ce mystère du pain et du vin, considérés comme étant le corps et le sang de Jésus, si bien que ceux qui en mangent ou en boivent participent de Jésus, devint l’élément générateur de tout un culte. L’ecclesia ou l’assemblée en fut la base. Jamais le christianisme ne sortit de là. L’ecclesia, ayant pour objet central la communion ou eucharistie, devint la messe ; or la messe a toujours réduit le reste du culte chrétien au rang d’accessoire et de pratique secondaire.

On était loin, vers le temps de Marc Aurèle, de la réunion chrétienne primitive, pendant laquelle deux ou trois prophètes, souvent des femmes, tombaient en extase, parlant en même temps et se demandant les uns aux autres, après l’accès, quelles merveilles ils avaient dites. Cela ne se voyait plus que chez les montanistes. Dans l’immense majorité de l’église, les anciens et l’évêque président l’assemblée, règlent les lectures, parlent seuls. Les femmes sont assises à part, silencieuses et voilées. L’ordre règne partout, grâce à un nombre considérable d’employés secondaires, ayant des fonctions distinctes. Peu à peu, le siège de l’épiscopos et les sièges des presbyteri constituent un hémicycle central, un chœur. L’eucharistie exige une table, devant laquelle le célébrant prononce les prières et les paroles mystérieuses. Bientôt on établit un ambon pour les lectures et les sermons, puis un cancel de séparation entre le presbyterium et le reste de la salle. Deux réminiscences dominent tout cet enfantement de l’architecture chrétienne : d’abord un vague souvenir du temple de Jérusalem, dont une partie était accessible aux seuls prêtres ; puis une préoccupation de la grande liturgie céleste par laquelle débute l’Apocalypse. L’influence de ce livre sur la liturgie fut de premier ordre. On voulut faire sur terre ce que les vingt-quatre vieillards et les chantres zoomorphes font devant le trône de Dieu. Le service de l’église fut ainsi calqué sur celui du ciel. L’usage de l’encens vint sans doute de la même inspiration. Les lampes et les cierges étaient surtout employés dans les funérailles.

Le grand acte liturgique du dimanche était un chef-d’œuvre de mysticité et d’entente des sentimens populaires. C’était bien déjà la messe, mais la messe complète, non la messe aplatie, si j’ose le dire, écrasée comme de nos jours ; c’était la messe vivante dans toutes ses parties, chaque partie conservant la signification primitive qu’elle devait plus tard si étrangement perdre. Ce mélange habilement composé de psaumes, de cantiques, de prières, de lectures, de professions de foi, ce dialogue sacré entre l’évêque et le peuple, préparaient les âmes à penser et à sentir en commun. L’homélie de l’évêque, la lecture de la correspondance des évêques étrangers et des églises persécutées, donnaient la vie et l’actualité à la pacifique réunion. Puis venait la préface solennelle du mystère, annonce pleine de gravité, rappel des âmes au recueillement ; puis le mystère lui-même, un canon secret, des prières plus saintes encore que celles qui ont précédé ; puis l’acte de fraternité suprême, la participation au même pain, à la même coupe. Une sorte de silence solennel plane sur l’église en ce moment. Puis, quand le mystère est fini, la vie renaît, les chants recommencent, les actions de grâces se multiplient ; une longue prière embrasse tous les ordres de l’église, toutes les situations de l’humanité, tous les pouvoirs établis. Puis le président, après avoir échangé avec les fidèles de pieux souhaits, congédie l’assemblée par la formule ordinaire dans les audiences judiciaires, et les frères se séparent pleins d’édification pour plusieurs jours.

Cette réunion du dimanche était en quelque sorte le nœud de toute la vie chrétienne. Ce pain sacré était le lien universel de l’église de Jésus. On l’envoyait aux absens à domicile, aux confesseurs en prison et d’une église à l’autre, surtout vers le temps de Pâques ; on le donnait aux enfans ; c’était le grand signe de la communion et de la fraternité. L’agape, ou repas du soir en commun, non distingué d’abord de la cène, s’en séparait de plus en plus et dégénérait en abus. La cène, au contraire, devenait essentiellement un office du matin. La distribution du pain et du vin se faisait par les anciens et par les diacres. Les fidèles les recevaient debout. Dans certains pays, surtout en Afrique, on croyait, à cause de la prière : « Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien, » devoir communier tous les jours. On emportait, pour cela, le dimanche, un morceau de pain bénit, que l’on mangeait chez soi en famille, après la prière du matin.

On se plut, à l’imitation des mystères, à entourer cet acte suprême d’un profond secret. Des précautions étaient prises pour que les initiés seuls fussent présens dans l’église au moment où il se célébrait. Ce fut presque l’unique faute que commit l’église naissante ; on crut, parce qu’elle recherchait l’ombre, qu’elle en avait besoin, et cela, joint à bien d’autres indices, fournit des apparences à l’accusation de magie. Le baiser sacré était aussi une grande source d’édification et de dangers. Les sages docteurs recommandaient de ne pas le redoubler si l’on y sentait du plaisir, de ne pas s’y prendre à deux fois, de ne pas ouvrir les lèvres. On ne tarda pas, du reste, à supprimer le danger en introduisant dans l’église la séparation des deux sexes.

L’église n’avait rien du temple, car on maintenait comme un principe absolu que Dieu n’a pas besoin de temple, que son vrai temple, c’est le cœur de l’homme juste. Elle n’avait sûrement aucune architecture qui la fit reconnaître ; c’était cependant déjà un édifice à part ; on l’appelait « la maison du Seigneur, » et les sentimens les plus tendres de la piété chrétienne commençaient à s’y attacher. Les réunions de nuit, justement parce qu’elles étaient interdites par la loi, avaient un grand charme pour l’imagination. Au fond, quoique le vrai chrétien eût les temples en aversion, l’église aspirait secrètement à devenir temple ; elle le devint tout à fait au moyen âge ; la chapelle et l’église de nos jours sont bien plus près de ressembler aux temples anciens qu’aux églises.

Une idée bientôt répandue contribua beaucoup à cette transformation ; ou se figura que l’eucharistie était un sacrifice, puisqu’elle était le mémorial du sacrifice suprême accompli par Jésus. Cette imagination remplissait une lacune que la religion nouvelle semblait offrir aux yeux des gens superficiels, je veux dire le manque de sacrifices. De la sorte, la table eucharistique devint un autel, et il fut question d’offrandes, d’oblations. Ces oblations, c’étaient les espèces mêmes du pain et du vin que les fidèles aisés apportaient, pour n’être pas à la charge de l’église et pour que le reste appartînt aux pauvres et aux servans du culte. On voit combien une telle doctrine pouvait devenir féconde en malentendus. Le moyen âge, qui abusa si fort de la messe, en y exagérant l’idée de sacrifice, devait arriver à de bien grandes étrangetés. De transformations en transformations, on en vint à la messe basse, où un homme, dans un petit réduit, avec un enfant qui tient la place du peuple, préside une assemblée à lui seul, dialogue sans cesse avec des gens qui ne sont pas là, apostrophe des auditeurs absens, s’adresse l’offrande à lui-même, se donne le baiser de paix à lui seul.

Le sabbat, à la fin du IIe siècle, est à peu près supprimé chez les chrétiens. Y tenir paraît un signe de judaïsme, un mauvais signe. Les premières générations chrétiennes célébraient le samedi et le dimanche, l’un en souvenir de la création, l’autre en souvenir de la résurrection ; puis tout se concentra sur le dimanche. Ce n’est pas qu’on envisageât précisément ce second jour comme un jour de repos ; le sabbat était abrogé, non transféré ; mais les solennités du dimanche et surtout l’idée que ce jour devait être tout entier à la joie (il était défendu d’y jeûner, d’y prier à genoux), ramenèrent l’abstention du travail servile. C’est bien plus tard qu’on en vint à croire que le précepte du sabbat s’appliquait au dimanche. Les premières règles à cet égard ne concernent que les esclaves, à qui, par une pensée miséricordieuse, on veut assurer des jours fériés. Le jeudi et le vendredi, dies stationum, furent consacrés au jeûne, aux génuflexions et au souvenir de la Passion. Les fêtes annuelles étaient les deux fêtes juives, Pâques et la Pentecôte, avec les transpositions que l’on sait. Quant à la fête des Palmes, elle fut à demi supprimée. L’usage d’agiter des rameaux, en criant hosanna ! fut rattaché tant bien que mal au dimanche avant Pâques, en souvenir d’une circonstance de la dernière semaine de Jésus. Le jour anniversaire de la Passion était consacré au jeûne ; ce jour-là, on s’abstenait du saint baiser.

Le culte des martyrs prenait déjà une place si considérable que les païens et les juifs en faisaient une objection, soutenant que les chrétiens révéraient plus les martyrs que le Christ lui-même. On les ensevelissait en vue de la résurrection, et on y mettait des raffinemens de luxe qui contrastaient avec la simplicité des mœurs chrétiennes ; on adorait presque leurs os. A l’anniversaire de leur mort, on se rendait à leur tombeau ; on lisait le récit de leur martyre ; on célébrait le mystère eucharistique en souvenir d’eux. C’était l’extension de la commémoration des défunts, pieuse coutume qui tenait une grande place dans la vie chrétienne. Peu s’en fallait qu’on ne dit déjà la messe pour les morts. Le jour de leur anniversaire, on faisait l’offrande pour eux, comme s’ils vivaient encore ; on mêlait leur nom aux prières qui précédaient la consécration ; on mangeait le pain en communion avec eux. Le culte des saints, par lequel le paganisme se refit sa place dans l’église, les prières pour les morts, source des plus grands abus du moyen âge, tenaient ainsi à ce qu’il y eût dans le christianisme primitif de plus élevé et de plus pur.

Le chant ecclésiastique exista de très bonne heure et fut une des expressions de la conscience chrétienne. Il s’appliquait à des hymnes dont la composition était libre et dont nous avons un spécimen dans l’hymne à Christ de Clément d’Alexandrie. Le rythme était court et léger ; c’était celui des chansons du temps, de celles, par exemple, que l’on prêtait à Anacréon. Il n’avait rien de commun, en tout cas, avec le récitatif des Psaumes. On en peut retrouver quelque écho dans la liturgie pascale de nos églises, qui a particulièrement conservé son air archaïque, dans le Victimæ paschali, dans l’O filii et filiæ et l’Alleluia judéo-chrétien. Le carmen antelucanum dont parle Pline, ou l’office in galli cantu, se retrouve probablement dans l’Hymnum dicat turba fratrum, surtout dans la strophe suivante, dont le son argentin nous redit presque l’air sur lequel elle était chantée :


<poem class="verse" style="font-size:90%" Galli cantus, galli plausus Proximum sentit diem, Et ante lucem nuntiemus Christum regem seculo.


Le baptême avait complètement remplacé la circoncision, dont il ne fut, à l’origine, chez les juifs, que le préliminaire. Il était administré par une triple immersion, dans une pièce à part, près de l’église ; puis l’illuminé était introduit dans la réunion des fidèles. Le baptême était suivi de l’imposition des mains, rite juif de l’ordination du rabbinat. C’était ce qu’on appelait le baptême de l’esprit ; sans lui, le baptême de l’eau était incomplet. Le baptême n’était qu’une rupture avec le passé ; c’était par l’imposition des mains qu’on devenait réellement chrétien. Il s’y joignait des onctions d’huile, origine de ce qu’on appelle maintenant la confirmation, et une sorte de profession de foi par demandes et par réponses. Tout cela constituait le sceau définitif, la sphragis. L’idée sacramentelle, l’ex opère operato, le sacrement conçu comme une sorte d’opération magique, devenait ainsi une des bases de la théologie chrétienne. Au IIIe siècle, une espèce de noviciat au baptême, le catéchuménat, s’établit ; le fidèle n’arrive au seuil de l’église qu’après avoir traversé des ordres successifs d’initiation. Le baptême des enfans commence à paraître vers la fin du IIe siècle. Il trouvera jusqu’au IVe siècle des adversaires décidés.

La pénitence était déjà réglée à Rome vers le temps du faux Hermas. Cette institution, qui supposait une société si fortement organisée, prit des développemens surprenans. C’est merveille qu’elle n’ait pas fait éclater l’église naissante. Si quelque chose prouve combien l’église était aimée et l’intensité de joie qu’on y trouvait, c’est de voir à quelles rudes épreuves on se soumettait pour y rentrer et regagner parmi les saints la place qu’on avait perdue. La confession ou l’aveu de la faute, déjà pratiquée par les juifs, était la première condition de la pénitence chrétienne.

Jamais, on le voit, le matériel d’un culte ne fut plus simple. Les vases de la cène ne devinrent sacrés que lentement. Les soucoupes de verre qui y servaient furent les premières l’objet d’une certaine attention. L’adoration de la croix était un respect plutôt qu’un culte ; la symbolique restait d’une extrême simplicité. La palme, la colombe avec le rameau, le poisson, l’ΙΧΘΥΣ, l’ancre, le phénix, l’ΛΩ, le T désignant la croix, et peut-être déjà le chrisimon ( ?) pour désigner le Christ ; telles étaient presque les seules images allégoriques reçues. La croix elle-même n’était jamais représentée ni dans les églises ni dans les maisons ; au contraire, le signe de la croix, fait en portant la main au front, était fréquemment répété ; mais il se peut que cet usage fût particulier aux montanistes.

Le culte du cœur, en revanche, était le plus développé qui fut jamais. Quoique la liberté des charismes primitifs eût déjà été bien réduite par l’épiscopat, les dons spirituels, les miracles, l’inspiration directe continuaient dans l’église et en faisaient la vie. Irénée voit en ces facultés surnaturelles la marque même de l’église de Jésus. Les martyrs de Lyon y participent encore. Tertullien se croit entouré de miracles perpétuels. Ce n’est pas seulement chez les montanistes que l’on attribuait le caractère surhumain aux actes les plus simples. La théopneustie et la thaumaturgie, dans l’église entière, étaient à l’état permanent. On ne parlait que de femmes spirites qui faisaient des réponses et semblaient des lyres résonnant sous un coup d’archet divin. La soror dont Tertullien nous a gardé le souvenir émerveille l’église par ses visions. Comme les illuminées de Corinthe du temps de saint Paul, elle mêle ses révélations aux solennités de l’église ; elle lit dans les cœurs ; elle indique des remèdes ; elle voit les âmes corporellement comme des petits êtres de forme humaine, aériens, brillans, tendres et transparens. Des enfans extatiques passaient aussi pour les interprètes que se choisissait parfois le Verbe divin.

La médecine surnaturelle était le premier de ces dons, que l’on considérait comme des héritages de Jésus. L’huile sainte en était l’instrument. Les païens étaient fréquemment guéris par l’huile des chrétiens. Quant à l’art de chasser les démons, tout le monde reconnaissait que les exorcistes chrétiens avaient une grande supériorité ; de toutes parts, on leur amenait des possédés pour qu’ils les délivrassent, absolument comme la chose a lieu encore aujourd’hui en Orient. Il arrivait même que des gens qui n’étaient pas chrétiens exorcisaient par le nom de Jésus. Quelques chrétiens s’en indignaient ; mais la plupart s’en réjouissaient, voyant là un hommage à la vérité. On ne s’arrêtait pas en si beau chemin. Comme les faux dieux n’étaient que des démons, le pouvoir de chasser les démons impliquait le pouvoir de démasquer les faux dieux. L’exorciste encourait ainsi l’accusation de magie, qui rejaillissait sur l’église tout entière.

L’orthodoxie vit le danger de ces dons spirituels, restes d’une puissante ébullition primitive, que l’église devait discipliner, sous peine de n’être pas. Les docteurs et les évêques sensés y étaient opposés ; car ces merveilles, qui ravissaient l’absurde Tertullien et auxquelles saint Cyprien attache encore tant d’importance, donnaient lieu à de mauvais bruits, et il s’y mêlait des bizarreries individuelles dont l’orthodoxie se défiait. Loin de les encourager, l’église frappa les charismes de suspicion, et, au IIIe siècle, sans disparaître, ils devinrent de plus en plus rares. Ce ne furent plus que des faveurs exceptionnelles, dont les présomptueux seuls se crurent honorés. L’extase fut condamnée. L’évêque devient dépositaire des charismes, ou plutôt aux charismes succède le sacrement, lequel est administré par le clergé, tandis que le charisme est une chose individuelle, une affaire entre l’homme et Dieu. Les synodes héritèrent de la révélation permanente. Les premiers synodes furent tenus en Asie-Mineure contre les prophètes phrygiens ; transporté à l’église, le principe de l’inspiration par l’esprit devenait un principe d’ordre et d’autorité.

Le clergé était déjà un corps bien distinct du peuple. Une grande église complète, à côté de l’évêque et des anciens, avait un certain nombre de diacres et d’aides-diacres attachés à l’évêque et exécuteurs de ses ordres. Elle possédait, en outre, une série de petits fonctionnaires, anagnostes ou lecteurs, exorcistes, portiers, psaltes ou chantres, acolytes, qui servaient au ministère de l’autel, remplissaient les coupes d’eau et de vin, portaient l’eucharistie aux malades. Les pauvres et les veuves nourris par l’église et qui y demeuraient plus ou moins étaient considérés comme gens d’église et inscrits sur ses matricules (matricularii). Ils remplissaient les plus bas offices, comme de balayer, plus tard de sonner les cloches, et vivaient avec les clercs du surplus des offrandes de pain et de vin. Pour les ordres élevés du clergé, le célibat tendait de plus en plus à s’établir ; au moins les secondes noces étaient interdites. Les montanistes arrivèrent vite à prétendre que les sacremens administrés par un prêtre marié étaient nuls. La castration ne fut jamais qu’un excès de zèle bientôt condamné. Les sœurs compagnes des apôtres, dont l’existence était établie par des textes notoires, se retrouvent dans ces sous-introduites, sorte de diaconesses servantes, qui furent l’origine du concubinat avoué des clercs au moyen âge. Les rigoristes demandaient qu’elles fussent voilées, pour prévenir les sentimens trop tendres que pouvait faire naître chez les frères leur ministère de charité.

Les sépultures deviennent, dès la fin du IIe siècle, une annexe de l’église et l’objet d’une diaconie ecclésiastique. Le mode de sépulture chrétienne fut toujours celui des juifs, l’inhumation consistant à déposer le corps enveloppé du suaire dans un sarcophage, en forme d’auge, surmonté souvent d’un arcosolium. La crémation inspira toujours aux fidèles une grande répugnance. Les mithriastes et les autres sectes orientales partageaient les mômes idées et pratiquaient à Rome ce qu’on peut appeler le mode syrien de sépulture. La croyance grecque à l’immortalité de l’âme conduisait à l’incinération ; la croyance orientale en la résurrection amena l’enterrement. Beaucoup d’indices portent à chercher les plus anciennes sépultures chrétiennes de Rome vers saint Sébastien, sur la voie Appienne. Là se trouvent les cimetières juifs et mithriaques. On croyait que les corps les apôtres Pierre et Paul avaient séjourné en cet endroit, et c’était pour cela qu’on l’appelait Catatumbas, « aux Tombes. »

Vers le temps de Marc Aurèle, un changement grave se produisit. La question qui préoccupe les grandes villes modernes se posa impérieusement. Autant le système de la crémation ménageait l’espace consacré aux morts, autant l’inhumation à la façon juive, chrétienne, mithriaque immobilisait de surface. Il fallait être assez riche pour s’acheter, de son vivant, un loculus dans le terrain le plus cher du monde, à la porte de Rome. Quand de grandes masses de population d’une certaine aisance voulurent être enterrées de la sorte, il fallut descendre sous terre. On creusa d’abord à une certaine profondeur pour trouver des couches de sable suffisamment consistantes ; là, on se mit à percer horizontalement, quelquefois sur plusieurs étages, ces labyrinthes de galeries dans les parois verticales desquelles on ouvrit les loculi. Les juifs, les sabaziens, les mithriastes, les chrétiens, adoptèrent simultanément ce genre de sépulture, qui convenait bien à l’esprit congréganiste et au goût du mystère qui les distinguaient. Mais, les chrétiens ayant continué ce genre de sépulture pendant tout le IIIe, le IVe et une partie du Ve siècle, l’ensemble des catacombes des environs de Rome est, pour sa presque totalité, un travail chrétien. Des nécessités analogues à celles qui firent creuser autour de Rome ces vastes hypogées en produisirent également à Naples, à Milan, à Syracuse et à Alexandrie.

Dès les premières années du IIIe siècle, nous voyons le pape Zéphyrin confier à son diacre Calliste le soin de ces grands dépôts mortuaires. C’est ce qu’on appelait des cimetières ou « dortoirs ; » car on se figurait que les morts y dormaient en attendant le jour de la résurrection. Plusieurs martyrs y furent enterrés. Dès lors, le respect qui s’attachait aux corps des martyrs s’appliqua aux lieux mêmes où ils étaient déposés. Les catacombes furent bientôt des lieux saints. L’organisation du service des sépultures est complète sous Alexandre Sévère. Vers le temps de Fabien et de Corneille, ce service est une des préoccupations de la piété romaine. Une femme dévouée nommée Lutine dépense autour des tombes saintes sa fortune et son activité. Reposer auprès des martyrs, ad sanctos, ad martyres, fut une faveur. On vint annuellement célébrer les mystères sur ces tombeaux sacrés. De là des cubicula ou chambres sépulcrales, qui, agrandies, devinrent des églises souterraines où l’on se réunit en temps de persécution. Au dehors, on ajouta quelquefois des scholœ, servant de triclinium pour les agapes. Des assemblées dans de telles conditions avaient l’avantage qu’on pouvait les prendre pour funéraires, ce qui les mettait sous la protection des lois. Le cimetière, qu’il fût souterrain ou en plein air, devint ainsi un lieu essentiellement ecclésiastique. Le fossor, en quelques églises, fut un clerc de second ordre, comme l’anagnoste et le portier. L’autorité romaine, qui portait dans les questions de sépulture une grande tolérance, intervenait très rarement en ces souterrains : elle admettait, sauf aux momens de fureur persécutrice, que la propriété des areœ consacrés appartenait à la communauté, c’est-à-dire à l’évêque. L’entrée des cimetières était du reste presque toujours masquée à l’extérieur par quelque sépulture de famille, dont le droit était hors de contestation.

Ainsi le principe des sépultures par confrérie l’emporta tout à fait au IIIe siècle. Chaque secte se bâtit son couloir souterrain et s’y enferma. La séparation des morts devint de droit commun. On fut classé par religion dans le tombeau ; demeurer après sa mort avec ses confrères devint un besoin. Jusque-là la sépulture avait été une affaire individuelle ou de famille ; maintenant elle devient une affaire religieuse, collective ; elle suppose une communauté d’opinions sur les choses divines. Ce n’est pas une des moindres difficultés que le christianisme léguera à l’avenir. Par son origine première, le christianisme était aussi contraire aux développemens des arts plastiques que l’a été l’islam. Si le christianisme fût resté juif, l’architecture seule s’y fût développée, ainsi que cela est arrivé chez les musulmans ; l’église eût été, comme la mosquée, une grandiose maison de prière, voilà tout. Mais les religions sont ce que les font les races qui les adoptent. Transporté chez des peuples amis de l’art, le christianisme devint une religion aussi artistique qu’il l’eût été peu s’il fût resté entre les mains des judéo-chrétiens. Aussi sont-ce des hérétiques qui fondent l’art chrétien. Les gnostiques entrèrent dans cette voie avec une audace qui scandalisa les vrais croyans. Il était trop tôt encore ; tout ce qui rappelait l’idolâtrie était suspect. Les peintres qui se convertissaient étaient mal vus comme ayant servi à détourner vers de creuses figures les hommages dus au Créateur. Les images de Dieu et du Christ, j’entends les images isolées qui eussent pu sembler des idoles, excitaient l’appréhension, et les carpocratiens, qui avaient des bustes de Jésus et leur adressaient des honneurs païens, étaient tenus pour des mécréans. On observait à la lettre, au moins dans les églises, les préceptes mosaïques contre les représentations figurées. L’idée de la laideur de Jésus, subversive d’un art chrétien, était généralement répandue. Il y avait des portraits peints de Jésus, de saint Pierre, de saint Paul ; mais on voyait à cet usage des inconvéniens. Le fait de la statue de l’hémorroïsse paraît à Eusèbe avoir besoin d’excuse ; cette excuse, c’est que la femme qui témoigna ainsi sa reconnaissance au Christ agit par un reste d’habitude païenne et par une confusion d’idées pardonnable. Ailleurs Eusèbe repousse comme tout à fait profane le désir d’avoir des portraits de Jésus.

Les arcosolia des tombeaux appelaient quelques peintures. On les fit d’abord purement décoratives, dénuées de toute signification religieuse : vignes, rinceaux de feuillage, vases, fruits, oiseaux. Puis on y mêla des symboles chrétiens ; puis on y peignit quelques scènes simples empruntées à la Bible et auxquelles on trouvait une saveur toute particulière en l’état de persécution où l’on était : Jonas sous sa cucurbite ou Daniel dans la fosse aux lions, Noé et sa colombe, Psyché, Moïse tirant l’eau du rocher, Orphée charmant les bêtes avec sa lyre, et surtout le Bon Pasteur, où l’on n’avait guère qu’à copier un des types les plus répandus de l’art païen. Les sujets historiques de l’Ancien et du Nouveau-Testament n’apparaissent qu’à des époques plus récentes. La table, les pains sacrés, les poissons mystiques, des scènes de pêche, le symbolisme de la cène sont, au contraire, représentés dès le IIIe siècle.

Toute cette petite peinture d’ornement, exclue encore des églises et qu’on ne tolérait que parce qu’elle tirait peu à conséquence, n’a rien d’original. C’est bien à tort qu’on a vu dans ces essais timides le principe d’un art nouveau. L’expression y est faible ; l’idée chrétienne tout k fait absente ; la physionomie générale indécise. Le dessin n’est pas mauvais ; on sent des artistes qui ont reçu une assez bonne éducation d’atelier ; l’exécution est bien supérieure, en tout cas, à celle qu’on trouve dans la vraie peinture chrétienne, qui naît plus tard. Mais quelle différence dans l’expression ! Chez les artistes du VIIe du VIIIe siècle, on sent un puissant effort pour introduire dans les scènes représentées un sentiment nouveau ; les moyens matériels leur manquent tout à fait. Les artistes des catacombes, au contraire, sont des peintres du genre pompéien, convertis pour des motifs parfaitement étrangers à l’art, et qui appliquent leur savoir-faire à ce que comportent les lieux austères qu’ils décorent.

L’histoire évangélique ne fut traitée par les premiers peintres chrétiens que partiellement et tardivement. C’est ici surtout que l’origine gnostique de ces images se voit avec évidence. La vie de Jésus que présentent les anciennes peintures chrétiennes est exactement celle que se figuraient les gnostiques et les docètes, c’est-à-dire que la Passion n’y figure pas. Du prétoire à la résurrection, tous les détails sont supprimés, le Christ, dans cet ordre d’idées, n’ayant pas pu souffrir en réalité. On se débarrassait ainsi de l’ignominie de la croix, grand scandale pour les païens. À cette époque, ce sont les païens qui montrent par dérision le dieu des chrétiens comme crucifié ; les chrétiens se défendent presque d’un dogme aussi compromettant. En représentant un crucifix, on eût craint de provoquer les blasphèmes des ennemis et de paraître abonder dans leur sens.

L’art chrétien était né hérétique ; il en garda longtemps la trace ; l’iconographie chrétienne se dégagea lentement des préjugés au milieu desquels elle était née. Elle n’en sortit que pour subir la domination des apocryphes, eux-mêmes plus ou moins nés sous une influence gnostique. De là une situation longtemps fausse. Jusqu’en plein moyen âge, des conciles, des docteurs autorisés condamnent l’art ; l’art, de son côté, même rangé à l’orthodoxie, se permet d’étranges licences. Ses sujets favoris sont empruntés, pour la plupart, à des livres condamnés, si bien que les représentations forcent les portes de l’église, quand le livre qui les explique en est depuis longtemps expulsé. En Occident, au XIIe siècle, l’art s’émancipe tout à fait ; mais il n’en est pas de même dans le christianisme oriental. L’église grecque et les églises orientales ne triomphent jamais complètement de cette antipathie pour les images qui est portée à son comble dans le judaïsme et l’islamisme. Elles condamnent la ronde bosse et se renferment dans une imagerie hiératique d’où l’art sérieux aura beaucoup de peine à sortir.

On ne voit pas que, dans la vie privée, les chrétiens se fissent scrupule de se servir des produits de l’industrie ordinaire qui ne portaient aucune représentation choquante pour eux. Bientôt, cependant, il y eut des fabricans chrétiens, qui, même sur les objets usuels, remplacèrent les anciens ornemens par des images appropriées au goût de la secte (bon pasteur, colombe, poisson, navire, lyre, ancre). Une orfèvrerie, une verrerie sacrée se formèrent, en particulier, pour les besoins de la cène. Les lampes ordinaires portaient presque toutes des emblèmes païens : il y eut bientôt dans le commerce des lampes au type du bon pasteur, qui probablement sortaient des mêmes officines que les lampes au type de Bacchus ou de Sérapis. Les sarcophages sculptés, représentant des scènes sacrées, apparaissent vers la fin du IIIe siècle. Comme les peintures chrétiennes, ils ne s’écartent guère, sauf pour le sujet, des habitudes de l’art païen du même temps.


III

Les mœurs des chrétiens étaient la meilleure prédication du christianisme. Un mot les résumait : la piété. C’était la vie de bonnes petites gens, sans préjugés mondains, mais d’une parfaite honnêteté. L’attente messianique s’affaiblissant tous les jours, on passait de la morale un peu tendue qui convenait à un état de crise à la morale stable d’un monde assis. Le mariage revêtait un haut caractère religieux. On n’eut pas besoin d’abolir la polygamie : les mœurs juives, sinon la loi juive, l’avaient à peu près supprimée en fait. Le harem ne fut, à vrai dire, chez les anciens juifs, qu’un abus exceptionnel, un privilège de la royauté. Les prophètes s’y montrèrent toujours hostiles ; les pratiques de Salomon et de ses imitateurs furent un objet de blâme et de scandale. Dans les premiers siècles de notre ère, les cas de polygamie devaient être très rares chez les Juifs ; ni les chrétiens ni les païens ne leur en font le reproche. Par la double influence du mariage romain et du mariage juif, naquit ainsi cette haute idée de la famille qui est encore de nos jours la base de la civilisation européenne, si bien qu’elle est devenue comme une partie essentielle du droit naturel. Il faut reconnaître cependant que, sur ce point, l’influence romaine a été supérieure à l’influence juive, puisque c’est seulement par l’influence des codes modernes, tirés du droit romain, que la polygamie a disparu chez les juifs. L’influence romaine ou, si l’on veut, aryenne, est aussi plus sensible que l’influence juive dans la défaveur qui frappait les secondes noces. On les envisageait comme un adultère convenablement déguisé. Dans la question du divorce, où certaines écoles juives avaient porté un relâchement blâmable, on ne se montrait pas moins rigoriste. Le mariage ne pouvait être rompu que par l’adultère de la femme. « Ne pas séparer ce que Dieu a uni » devint la base du droit chrétien.

Enfin l’église se mettait en pleine contradiction avec le judaïsme, par le fait de considérer le célibat, la virginité, comme un état préférable au mariage. Ici le christianisme, précédé du reste en cela par les thérapeutes, se rapprochait, sans s’en douter, des idées qui, chez les anciens peuples aryens, présentent la vierge comme un être sacré. La synagogue a toujours tenu le mariage pour obligatoire ; à ses yeux, le célibataire est coupable d’homicide ; il n’est pas de la race d’Adam, car l’homme n’est complet que quand il est uni à la femme ; le mariage ne doit pas être différé au delà de dix-huit ans. On ne faisait d’exception que pour celui qui se livre à l’étude de la Loi et qui craint que la nécessité de subvenir aux besoin d’une famille ne le détourne du travail. « Que ceux qui ne sont pas comme moi absorbés par la Loi peuplent la terre, » disait Rabbi ben Azaï.

Les sectes chrétiennes qui restèrent rapprochées du judaïsme conseillèrent, comme la synagogue, les mariages précoces, et même voulurent que les pasteurs eussent l’œil ouvert sur les vieillards, qu’il importait de soustraire au danger de l’adultère. Tout d’abord, cependant, le christianisme versa dans le sens de Ben Azaï. Jésus, quoique ayant vécu plus de trente ans, ne s’était pas marié. L’attente d’une fin prochaine du monde rendait inutile le souci de la génération, et l’idée s’établit qu’on n’est parfait chrétien que par la virginité. « Les patriarches eurent raison de veiller à la multiplication de leur postérité ; le monde alors était jeune ; maintenant, au contraire, toutes choses déclinent et tendent vers leur fin[3]. » Les sectes gnostiques et manichéennes n’étaient que conséquentes en interdisant le mariage et en blâmant l’acte générateur. L’église orthodoxe, toujours moyenne, évita cet excès ; mais la continence, même la chasteté dans le mariage, furent recommandées ; une honte excessive s’attacha à l’exécution des volontés de la nature ; la femme prit une horreur folle du mariage ; la timidité choquante de l’église en tout ce qui touche aux relations légitimes des deux sexes provoquera un jour plus d’une raillerie fondée. Par suite du même courant d’idées, l’état de viduité était envisagé comme sacré ; les veuves constituaient un ordre ecclésiastique. La femme doit être toujours subordonnée ; quand elle n’a plus son mari pour lui obéir, elle sert l’église. La modestie des dames chrétiennes répondait à ces sévères principes, et, dans plusieurs communautés, elles ne devaient sortir que voilées. Il ne tint qu’à peu de chose que l’usage du voile recouvrant toute la figure, à la façon de l’Orient, ne devînt universel pour les femmes jeunes ou non mariées. Les montanistes regardèrent cet usage comme obligatoire ; s’il ne prévalut pas, ce fut par suite de l’opposition que provoquèrent les excès des sectaires phrygiens ou africains, et surtout par l’influence des pays grecs et latins, qui n’avaient pas besoin, pour fonder une vraie réforme des mœurs, de ce hideux signe de débilité physique et morale.

La parure, du moins, fut tout à fait interdite. La beauté est une tentation de Satan ; pourquoi ajouter à la tentation ? L’usage des bijoux, du fard, de la teinture des cheveux, des vêtemens transparens fut une offense à la pudeur. Les faux cheveux sont un péché plus grave encore ; ils égarent la bénédiction du prêtre, qui, tombant sur des cheveux morts, détachés d’une autre tête, ne sait où se poser. Les arrangemens même les plus modestes de la chevelure furent tenus pour dangereux ; saint Jérôme, partant de là, considère les cheveux des femmes comme un simple nid à vermine et recommande de les couper.

Le défaut du christianisme apparaît bien ici. Il est trop uniquement moral ; la beauté, chez lui, est tout à fait sacrifiée. Or, aux yeux d’une philosophie complète, la beauté, loin d’être un avantage superficiel, un danger, un inconvénient, est un don de Dieu, comme la vertu. Elle vaut la vertu ; la femme belle exprime aussi bien une face du but divin, une des fins de Dieu, que l’homme de génie ou la femme vertueuse. Elle le sent, et de là sa fierté. Elle sent instinctivement le trésor infini qu’elle porte en son corps ; elle sait bien que, sans esprit, sans talent, sans grande vertu, elle compte entre les premières manifestations de Dieu. Et pourquoi lui interdire de mettre en valeur le don qui lui a été fait, de sertir le diamant qui lui est échu ? La femme, en se parant, accomplit un devoir ; elle pratique un art, art exquis, en un sens le plus charmant des arts. Ne nous laissons pas égarer par le sourire que certains mots provoquent chez les gens frivoles. On décerne la palme du génie à l’artiste grec qui a su résoudre le plus délicat des problèmes, orner le corps humain, c’est-à-dire orner la perfection même, et l’on ne veut voir qu’une affaire de chiffons dans l’essai de collaborer à la plus belle œuvre de Dieu, à la beauté de la femme ! La toilette de la femme, avec tous ses raffinemens, est du grand art à sa manière. Les siècles et les pays qui savent y réussir sont les grands siècles, les grands pays, et le christianisme montra, par l’exclusion dont il frappa ce genre de recherches, que l’idéal social qu’il concevait ne deviendrait le cadre d’une société complète que bien plus tard, quand la révolte des gens du monde aurait brisé le joug étroit imposé primitivement à la secte par un piétisme exalté.

C’était, à vrai dire, tout ce qui peut s’appeler luxe et vie mondaine qui se voyait frappé d’interdiction. Les spectacles étaient tenus pour abominables, non-seulement les spectacles sanglans de l’amphithéâtre, que tous les honnêtes gens détestaient, mais encore les spectacles plus innocens, les scurrilités. Tout théâtre, par cela seul que des hommes et des femmes s’y rassemblent pour voir et pour être vus, est un lieu dangereux. L’horreur pour les thermes, les gymnases, les bains, les xystes, n’était pas moindre, à cause des nudités qui s’y produisaient. Le christianisme héritait en cela d’un sentiment juif. Ces lieux publics étaient fuis par les juifs, à cause de la circoncision, qui les y exposait à toute sorte de désagrémens. Si les jeux, les concours, qui faisaient pour un jour d’un mortel l’égal des dieux et dont les inscriptions conservaient le souvenir, tombent tout à fait au IIIe siècle, c’est le christianisme qui en est la cause. Le vide se faisait autour de ces institutions antiques ; on les taxait de vanité. On avait raison ; mais la vie humaine est finie quand on a trop bien réussi à prouver à l’homme que tout est vanité.

La sobriété des chrétiens égalait leur modestie. Les prescriptions relatives aux viandes étaient presque toutes supprimées ; le principe : « Tout est pur pour les purs » avait prévalu. Beaucoup cependant s’imposaient l’abstinence des choses ayant eu vie. Les jeûnes étaient fréquens et provoquaient chez plusieurs cet état de débilité nerveuse qui fait verser d’abondantes larmes. La facilité à pleurer fut considérée comme une faveur céleste, le don des larmes. Les chrétiens pleuraient sans cesse ; une sorte de tristesse douce était leur état habituel. Dans les églises, la mansuétude, la pitié, l’amour se peignaient sur leur figure. Les rigoristes se plaignaient que souvent, au sortir du lieu saint, cette attitude recueillie fit place à la dissipation ; mais, en général, on reconnaissait les chrétiens rien qu’à leur air. Ils avaient en quelque sorte des figures à part, de bonnes figures, empreintes d’un calme n’excluant pas le sourire d’un aimable contentement. Cela faisait un contraste sensible avec l’allure dégagée des païens, qui devait souvent manquer de distinction et de retenue. Dans l’Afrique montaniste, certaines pratiques, en particulier celle de faire à tout propos le signe de la croix sur le front, décelaient encore plus vite les disciples de Jésus.

Le chrétien était donc, par essence, un être à part, voué à une profession même extérieure de vertu, un ascète enfin. Si la vie monastique n’apparait que vers la fin du IIIe siècle, c’est que, jusque-là, l’église est un vrai monastère, une cité idéale où se pratique la vie parfaite. Quand le siècle entrera en masse dans l’église, quand le concile de Gangres, en 325, aura déclaré que les maximes de l’évangile sur la pauvreté, sur le renoncement à la famille, sur la virginité, ne sont pas à l’adresse des simples fidèles, les parfaits se créeront des lieux à part, où la vie évangélique, trop haute pour le commun des hommes, puisse être pratiquée sans atténuation. Le martyre avait offert, jusque-là, le moyen de mettre en pratique les préceptes les plus exagérés du Christ, en particulier sur le mépris des affections du sang : le monastère va suppléer au martyre, pour que les conseils de Jésus soient pratiqués quelque part. L’exemple de l’Égypte, où la vie monastique avait toujours existé, put contribuer à ce résultat ; mais le monachisme était dans l’essence même du christianisme. Dès que l’église s’ouvrit à tous, il était inévitable qu’il se formât de petites églises pour ceux qui prétendaient vivre comme Jésus et les apôtres de Jérusalem avaient vécu.

Une grosse lutte s’indiquait pour l’avenir. La piété chrétienne et l’honneur mondain seront deux antagonistes qui se livreront de rudes combats. Le réveil de l’esprit mondain sera le réveil de l’incrédulité. L’honneur se révoltera et soutiendra qu’il vaut bien cette morale qui permet d’être un saint sans être toujours un galant homme. Il y aura des voix de sirènes pour réhabiliter toutes les choses exquises que l’église a déclarées profanes au premier chef. On reste toujours un peu ce qu’on a été d’abord. L’église, association de saintes gens, gardera ce caractère, malgré toutes ses transformations. Le mondain sera son pire ennemi. Voltaire montrera que ces frivolités diaboliques, si sévèrement exclues d’une société piétiste, sont à leur manière bonnes et nécessaires. Le père Canaye essaiera bien de montrer que rien n’est plus galant que le christianisme et qu’on n’est pas plus gentilhomme qu’un jésuite. Il ne convaincra pas d’Hocquincourt. En tout cas, les gens d’esprit seront inconvertissables. On n’amènera jamais Ninon de Lenclos, Saint-Evremond, Voltaire, Mérimée à être de la même religion que Tertullien, Clément d’Alexandrie et le bon Hermas.


Ernest Renan.


  1. Les pages qui suivent sont extraites d’un volume intitulé Marc Aurèle, qui paraîtra prochainement à la librairie Calmann Lévy, et qui clora la série des importans travaux de M. Renan sur les Origines du christianisme.
  2. Les pags qui suivent sont extraites d’un volume intitulé Marc Aurèle, qui paraîtra prochainement à la librairie Calmann Lévy, et qui clora la série des important travaux de M. Renan sur les Origines du christianisme
  3. Tert., Ad ux., t, 5 ; le même, de Exhort. Castit., 5-6 j Eusèbe, Demonstr. évang., I, 9.