Les Temps maudits/Le Chinago

(Redirigé depuis Le Chinago)
Le Chinago (1911)
Traduction par Louis Postif.
Les Temps mauditsÉdito service (p. 77-101).

LE CHINAGO
(The Chinago)

Le corail croît, le palmier pousse, mais l’homme disparaît.
(Proverbe tahitien.)


Ah-Cho ne comprenait pas le français. Assis dans la salle bondée du tribunal, il écoutait, plein de lassitude et d’ennui, le bavardage incessant et explosif de tel ou tel fonctionnaire. Tout cela n’était que babillage aux oreilles d’Ah-Cho : il s’étonnait de la stupidité de ces Français à qui il fallait si longtemps pour découvrir l’assassin de Choun-Ga, que d’ailleurs ils ne découvriraient pas du tout. Les cinq cents coolies de la plantation savaient qu’Ah-San, le meurtrier, n’avait même pas été arrêté. Il est vrai que tous les coolies étaient convenus secrètement de ne pas porter témoignage les uns contre les autres ; néanmoins, la chose paraissait si simple que les Français auraient dû discerner la culpabilité d’Ah-San. Ils étaient décidément bien bêtes, ces Français !

Ah-Cho n’avait rien fait dont il pût s’alarmer, ni pris la moindre part au meurtre. Il est évident qu’il y avait assisté, et Van Hooter, le surintendant de la plantation, s’était précipité dans le baraquement immédiatement après et l’avait pris là avec quatre ou cinq autres camarades. Mais qu’importe ? Choung-Ga avait reçu deux coups de poignard seulement. Il saute aux yeux que cinq ou six hommes, à coups de poignard, ne peuvent infliger deux blessures : deux hommes, tout au plus, pouvaient avoir fait le coup, en frappant chacun une fois.

Ainsi raisonnait Ah-Cho lorsque, avec ses quatre compagnons, il avait accumulé mensonges sur mensonges et obstructions sur faux-fuyants devant la justice. Ayant entendu le bruit de la tuerie, ils étaient accourus, comme Van Hooter, arrivant avant lui, voilà tout, sur la scène de l’assassinat. De fait, Van Hooter affirmait que, se promenant près de là par hasard, et attiré par le vacarme d’une rixe, il était resté cinq minutes au moins à l’intérieur du baraquement ; qu’en y pénétrant, il avait déjà trouvé les prévenus ; et qu’ils ne venaient pas d’entrer immédiatement, sans quoi il les aurait vus passer, puisqu’il se tenait devant l’unique porte. Et puis, quoi ? Ah-Cho et ses quatre co-détenus avaient juré que Van Hooter se trompait. On finirait par les relâcher. Aucun d’eux n’en doutait. On ne peut décemment trancher la tête à cinq hommes pour deux coups de poignard. En outre, aucun diable blanc n’assistait à l’assassinat. Ces Français sont si bêtes ! En Chine, Ah-Cho le savait bien, le juge les aurait tous condamnés à la torture et eût vite fait d’apprendre la vérité. Mais ces sots de Français n’employaient pas la torture ! Partant, ils ne sauraient jamais qui avait tué Choung-Ga.

Mais Ah-Cho ne comprenait pas tout. La Compagnie anglaise propriétaire de la plantation avait, à grands frais, importé à Tahiti les cinq cents coolies. Les actionnaires réclamaient des dividendes et la Compagnie n’en avait pas encore distribué ; c’est pourquoi la Compagnie n’était pas disposée à laisser ses ouvriers si coûteux prendre l’habitude de s’entretuer.

Ah-Cho ne saisissait pas la subtilité de ces détails. Assis dans la salle du tribunal, il attendait le jugement erroné qui le libérerait avec ses acolytes pour retourner à la plantation travailler selon les termes de leur contrat. Ce jugement ne tarderait guère à être rendu. Les débats touchaient à leur fin. Il le voyait bien. Plus de témoignages ni de bavardages. Manifestement, les diables français, fatigués eux-aussi, attendaient le jugement.

Entre-temps, il se remémorait l’époque de sa vie où, après avoir signé le contrat, il s’était embarqué pour Tahiti. L’existence était pénible dans son village côtier, et il s’était trouvé heureux de s’engager à travailler pendant cinq années dans les mers du Sud au prix de cinquante cents mexicains par jour. Il connaissait dans son village des hommes qui peinaient toute l’année pour dix dollars mexicains et des femmes pour cinq dollars ; et dans les maisons de boutiquiers certaines servantes recevaient quatre dollars pour toute une année de service. Et lui allait toucher cinquante cents par jour : pour un seul jour ! une somme princière !

Qu’importait la durée du travail ? Au bout de cinq ans, il reviendrait — c’était spécifié dans le contrat — et dès lors il n’aurait plus besoin de travailler. Il serait riche pour la vie, avec une maison à lui, une femme et des enfants qui en grandissant apprendraient à le vénérer. Oui, et derrière la maison, il cultiverait un jardinet, asile de méditation et de repos, avec des poissons rouges dans un lac minuscule, et des harpes éoliennes tintant dans les arbres : tout cela entouré d’une haute muraille pour que sa méditation et son repos fussent à l’abri de tout dérangement.

Eh bien, il avait déjà accompli trois années de travail sur cinq. Ses gains faisaient déjà de lui un personnage cossu pour son village natal, et deux années seulement s’interposaient entre la plantation de coton de Tahiti et le repos dans la méditation au pays. Mais en ce moment il perdait de l’argent par suite de sa malencontreuse présence sur le théâtre du meurtre de Choung-Ga.

Voilà trois semaines qu’on le gardait en prison et chaque jour de ces trois semaines représentait pour lui une perte de cinquante cents. Heureusement la sentence allait bientôt être prononcée et il retournerait au travail.

Ah-Cho, âgé de vingt-deux ans, s’estimait favorisé du sort ; doué d’un excellent caractère, il souriait facilement. Malgré la maigreur ascétique de son corps, il avait un visage rebondi : rond comme la lune, il rayonnait d’une complaisance et d’une bienveillance peu communes parmi ses compatriotes. Et son extérieur ne mentait pas. Jamais il ne causait d’ennuis à personne, jamais il ne prenait part aux querelles. Il ne jouait pas : son âme ne possédait pas la dureté nécessaire à celle d’un joueur de hasard. Il se contentait de petites choses et de plaisirs simples. Le calme et la fraîcheur du soir après le travail en plein soleil dans les champs de coton lui procuraient une satisfaction infinie. Il pouvait demeurer assis pendant des heures à contempler une fleur solitaire ou méditer sur les mystères et énigmes philosophiques de la vie. Un héron bleu debout sur un minuscule croissant de sable, l’éclair argenté d’une troupe de poissons-volants, un couchant de perle et de rose sur le lagon suffisaient à lui faire oublier la procession monotone des jours et le lourd fouet de Van Hooter.

Van Hooter était une brute, une brute immonde. Mais il gagnait bien son salaire. Il savait faire rendre à ses cinq cents esclaves leur dernier atome de force ; car c’étaient de véritables esclaves jusqu’au terme de leur engagement.

Une fois, au commencement de la première année des contrats de travail, il avait tué un coolie d’un seul coup de poing. Sans lui écraser la tête comme une coquille d’œuf, le coup avait suffi à en brouiller le contenu, et l’homme mourut après une semaine de souffrances. Cependant les Chinois ne portèrent pas plainte devant les diables français qui gouvernent Tahiti. C’était à eux de se tenir sur leurs gardes. Van Hooter constituait pour eux le problème à résoudre. Ils devaient éviter sa colère comme ils évitaient les mille-pieds venimeux qui se cachent dans l’herbe ou rampent dans les dortoirs à la saison des pluies.

Les Chinagos — tel est le nom que leur donnaient les indolents indigènes à peau brune, — s’arrangeaient pour ne pas trop déplaire à Van Hooter, ce qui revient à dire qu’ils lui fournissaient un abondant rendement de travail.

Ce coup de poing de Van Hooter valut des milliers de dollars à la Compagnie, et le garde-chiourme ne fut jamais inquiété le moins du monde.

Qu’importaient Van Hooter et son redoutable poing ? Quant à la victime, un simple Chinago, après tout ! En outre, il était mort d’un coup de soleil, comme en témoignait le certificat du docteur.

À vrai dire, de mémoire d’homme à Tahiti, jamais personne n’y est mort d’insolation. Mais c’était précisément ce qui faisait de la mort du Chinago un cas unique, comme le déclara le médecin dans son rapport : il était très loyal. Les dividendes devaient être payés, sans quoi un échec de plus viendrait s’ajouter à tous ceux qui constituent l’histoire de Tahiti.

Ah-Cho s’étonnait que le jugement fût si long à formuler. Pas un des accusés n’avait porté la main sur Choung-Ga. Ah-San seul l’avait tué, l’empoignant par sa natte et lui renversant la tête, puis, de derrière, allongeant le bras et lui plantant son couteau dans le corps à deux reprises. Ah-Cho se représentait la scène du meurtre, la rixe, l’échange de grossières injures à l’adresse de vénérables ancêtres, de malédictions lancées sur des générations à naître, puis le bond d’Ah-San saisissant Choung-Ga par sa natte, le poignard s’enfonçant deux fois dans la chair, enfin la porte ouverte avec fracas, l’irruption de Van Hooter, la ruée vers la sortie, l’évasion d’Ah-San, Van Hooter refoulant les autres dans le coin à coups de ceinture et tirant un coup de revolver pour appeler du renfort.

Ah-Cho frissonnait en revivant cette scène. Un coup de courroie lui avait meurtri la joue en enlevant un peu de peau. Van Hooter avait indiqué du doigt cette meurtrissure lorsque, au banc des témoins, il avait reconnu l’identité d’Ah-Cho. Maintenant seulement les marques disparaissaient. C’était un fameux coup ! Un demi-pouce plus loin et il lui crevait l’œil.

Il resta assis, impassible, pendant que le juge prononçait la sentence. Les visages de ses quatre compagnons demeuraient également calmes. Et ils conservèrent leur indifférence lorsque l’interprète leur expliqua que tous les cinq étaient coupables du meurtre de Choung-Ga, qu’Ah-Chow serait guillotiné, qu’Ah-Cho ferait vingt ans de bagne en Nouvelle-Calédonie, où Wong-Li passerait douze années et Ah-Tong dix.

Il était parfaitement inutile de s’emporter à ce sujet. Ah-Chow lui-même resta aussi dépourvu d’expression qu’une momie, bien qu’on dût lui trancher la tête.

Le juge ajouta quelques mots, et l’interprète expliqua que les graves meurtrissures infligées au visage d’Ah-Chow par la courroie de Van Hooter permettaient de reconnaître son identité sans hésitation possible : puisqu’il fallait un condamné à mort, autant celui-là qu’un autre. De même les meurtrissures de la figure d’Ah-Cho, moins graves pourtant, fournissaient une preuve concluante de sa présence et sans doute de sa participation au meurtre et justifiaient sa condamnation à vingt ans de travaux forcés. Et ainsi de suite, la proportion de chaque sentence s’expliquant en raison décroissante jusqu’aux dix années d’Ah-Tong. En conclusion de ce verdict, le juge formula l’espoir que la leçon profiterait aux Chinagos : car ils devaient apprendre qu’à Tahiti aucun cataclysme ne saurait empêcher le triomphe de la loi.

Les cinq Chinagos se laissèrent reconduire en prison, sans manifester ni surprise ni chagrin. Une sentence inattendue était tout à fait conforme à l’expérience acquise dans leurs rapports avec les diables blancs. De la part de ceux-ci, un Chinago ne s’attendait guère qu’à de l’inattendu. Ce sévère châtiment pour un crime qu’ils n’avaient pas commis ne les étonnait pas plus que la plupart des étrangetés perpétrées par les blancs.

Durant les semaines qui suivirent, Ah-Cho observa souvent son camarade Ah-Chow avec une discrète curiosité. Celui-ci devait avoir la tête coupée au moyen de la guillotine qu’on était en train d’ériger sur la plantation. Inutile pour lui de songer au déclin des années ou à la retraite dans un jardin tranquille. Ah-Cho se lançait dans des spéculations philosophiques sur la vie et la mort.

Pour sa part, il ne perdait pas la tête et ne se faisait pas de bile. Vingt ans n’étaient que vingt ans. Son jardin reculait d’autant, voilà tout. Jeune encore, il avait dans le sang toute la patience asiatique. Il attendrait ces vingt ans : alors les ardeurs de son être apaisées, il n’en apprécierait que mieux la sérénité de son jardin de rêve. Il songea à lui donner un nom : il l’appellerait « Le Jardin du Calme Matinal ».

Cette bonne idée le rendit heureux toute la journée, et lui inspira une maxime morale sur la vertu de la patience, maxime qui apporta une immense consolation à ses camarades, surtout à Wong-Li et Ah-Tong. Mais Ah-Chow y demeura indifférent. Sa tête devait être séparée de ses épaules dans un délai si proche que, franchement, il n’avait plus besoin de patience pour attendre cet événement. Il fumait bien, mangeait bien, dormait bien, et ne se tracassait pas de la lenteur du temps.

Cruchot était un gendarme. Il avait fait vingt ans de service aux colonies, depuis le Niger et le Sénégal jusqu’à l’Océanie, et ces vingt années n’avaient pas sensiblement allégé sa lourdeur d’esprit. Il restait aussi obtus qu’en sa jeunesse, quand il cultivait la terre dans le midi de la France. On lui avait inculqué la discipline et la crainte de l’autorité, et entre Dieu et le maréchal des logis il n’établissait guère de distinction dans la mesure de son obéissance passive. En fait, le maréchal des logis lui paraissait plus grand que Dieu, sauf le dimanche, où les porte-voix du Seigneur avaient la parole. En temps ordinaire, Dieu était très loin, tandis que le margis rôdait toujours à proximité.

Ce fut Cruchot qui fut chargé d’aller chercher le condamné à la prison. Or le Président du tribunal avait donné la veille au soir un grand dîner au commandant et aux officiers du navire de guerre en rade. Lorsqu’il rédigea l’ordre, sa main tremblait tellement et les yeux lui faisaient si mal qu’il ne relut pas ce qu’il venait d’écrire. Après tout, ce n’était que l’arrêt de mort d’un Chinago. Il ne s’aperçut pas qu’il avait omis la dernière lettre du nom d’Ah-Chow. L’ordre portait donc le nom d’Ah-Cho, et quand Cruchot présenta cet ordre au geôlier, celui-ci lui livra le détenu Ah-Cho. Cruchot fit monter le prisonnier près de lui sur le siège d’une voiture derrière les deux mules et prit les rênes.

Ah-Cho était heureux de se retrouver au soleil. Assis près du gendarme, il rayonnait. Il devint plus radieux que jamais en constatant que les mules prenaient la direction du sud, vers Atimaono. Sans nul doute Van Hooter avait besoin de lui pour le travail. Très bien, il s’acharnerait à la besogne ; jamais il ne donnerait à Van Hooter l’occasion de se plaindre.

La journée était chaude, l’alizé ne soufflant pas ce jour-là. Cruchot transpirait, et Ah-Cho en faisait autant. Mais c’était Ah-Cho qui se souciait le moins de la chaleur. Il trimait depuis trois ans sur cette plantation. Radieux, il débordait de belle humeur à tel point que Cruchot, malgré son esprit lourd, s’en étonna.

— Tu es bien gai ! remarqua-t-il.

Ah-Cho fit un signe affirmatif et redoubla de bonne humeur. À la différence du juge, le gendarme lui parlait en canaque, langue connue de tous les diables blancs, y compris Ah-Cho.

— Tu ris trop ! avertit le gendarme. En un pareil jour, on devrait avoir le cœur plein de larmes.

— Je suis content d’être sorti de prison.

— C’est tout ça qui te fait rire ?

Le gendarme haussa les épaules.

— N’est-ce pas assez ?

— Ce n’est point parce qu’on va te couper la tête que tu es content ?

Ah-Cho le regarda avec une perplexité soudaine et déclara :

— Mais je vais à Atimaono pour travailler sur la plantation sous les ordres de Van Hooter. Ne me mènes-tu pas à Atimaono ?

Le gendarme caressa pensivement ses longues moustaches.

— Diable, diable ! dit-il enfin en faisant claquer son fouet. Ainsi tu ne sais rien ?

— Qu’y a-t-il à savoir ? Van Hooter ne veut-il plus que je travaille pour lui ?

Ah-Cho commençait à se sentir vaguement alarmé.

— Tu n’y travailleras certainement plus après aujourd’hui, dit le gendarme en riant de bon cœur. — Il appréciait la plaisanterie. — Vois-tu, tu ne pourras plus travailler à dater de ce jour. Un homme sans tête ne peut pas travailler, hein ?

Il donna un coup de pouce dans les reins du Chinago en pouffant de rire.

Ah-Cho garda le silence pendant que les mules trottaient en parcourant un autre kilomètre sous le soleil ardent. Puis il demanda :

— Est-ce que Van Hooter va me couper le cou ?

Cruchot sourit en faisant un signe affirmatif.

— Il y a erreur, dit gravement Ah-Cho. Je ne suis pas le Chinago à qui l’on doit couper le cou. Je suis Ah-Cho. L’honorable juge a décidé que je passerais vingt années en Nouvelle-Calédonie.

Il enfla ses joues et essaya d’affecter un air terrible.

— Je te dis et redis que je ne suis pas… risqua encore Ah-Cho.

— Silence ! rugit le gardien.

Après cela ils roulèrent longtemps sans mot dire. Il y avait vingt-cinq kilomètres de Papéiti à Atimaono, et plus de la moitié de cette distance était couverte quand le Chinago reprit la parole.

— Je t’ai vu dans la salle d’audience, pendant que l’honorable juge examinait notre culpabilité, débuta-t-il. Très bien. Ne te rappelles-tu pas que cet Ah-Chow, qui fut condamné à avoir la tête tranchée, était un grand bonhomme, tandis que moi, regarde !

Il se leva soudain, et Cruchot constata qu’il était petit. En même temps la vision lui revint de cet Ah-Chow, photographié dans sa mémoire comme un homme de haute taille. Au gendarme, tous les Chinagos paraissaient identiques : par la figure ils se ressemblaient tous. Mais il savait apprécier la différence entre grandeur et petitesse, et il comprit que l’homme assis près de lui sur le siège n’était pas le bon. Il retint brusquement les mules, si bien que la flèche, comme lancée en avant, souleva leurs colliers.

— Tu vois, il y a erreur ! dit Ah-Cho, souriant agréablement.

Mais Cruchot réfléchissait et regrettait d’avoir arrêté son attelage. Il n’avait pas à tenir compte d’une méprise du juge, ni à chercher comment la réparer : mais il savait qu’on lui avait donné l’ordre de conduire ce Chinago à Atimaono, et son devoir était d’obéir.

Un jour, voilà longtemps, il avait essayé de réfléchir pour eux, et son brigadier lui avait dit : « Cruchot, vous êtes un sot ! Plutôt vous le saurez, mieux cela vaudra pour vous. Vous n’avez pas à penser : vous n’avez qu’à obéir et laisser la réflexion à vos supérieurs. »

Il rougissait encore au souvenir de cette réprimande. En outre, s’il retournait à Papéiti, il retarderait l’exécution à Atimaono, et au cas où il se serait trompé en revenant sur ses pas, il recevrait un blâme du maréchal des logis qui attendait le prisonnier et il en recevrait un autre de ses supérieurs à Papéiti.

Il toucha les mules du fouet et remit la voiture en marche. Il était déjà une demi-heure en retard, et le margis serait sûrement en colère. Il pressa un peu l’attelage. Plus Ah-Cho persistait à expliquer l’erreur, plus Cruchot s’obstinait dans son mutisme. La conscience qu’il n’avait pas affaire au vrai condamné n’améliorait pas son humeur. L’idée que ce n’était pas sa faute lui faisait prendre sa mauvaise action pour une bonne conduite. Plutôt que d’encourir les reproches du margis, il eût volontiers mené à leur perte une douzaine de Chinagos innocents.

Quant à Ah-Cho, lorsque le gendarme lui eut donné sur la tête un coup de manche de fouet en lui ordonnant à haute voix de se taire, il ne lui restait rien à faire que d’obéir. La longue course se poursuivit en silence. Ah-Cho réfléchissait aux étranges façons de ces diables étrangers et les trouvait inexplicables. Le tour qu’ils lui jouaient allait de pair avec tout le reste. Après avoir reconnu coupables cinq innocents, ils voulaient couper le cou à un homme qu’eux-mêmes, dans leur béate ignorance, avaient jugé passible de vingt ans de bagne seulement. Et il n’y pouvait rien, que rester assis et se résigner à la mesure dictée par ces maîtres de la vie.

Il éprouva un moment de panique et sentit la sueur se refroidir sur son corps, puis essaya de se résigner à son destin en répétant certains passages du « Yin Chih Wen » (Le Traité de la voie tranquille) ; mais, au lieu de se les rappeler, il continuait à songer à son jardinet de méditation et de repos. Ennuyé, il s’abandonna à cette rêverie et crut entendre le tintement des harpes éoliennes dans des frondaisons imaginaires. Et, chose étrange, au milieu de ce rêve, la mémoire lui revint et il put répéter les passages consolateurs.

Ainsi se passa le temps jusqu’à leur arrivée à Atimaono. Les mules trottèrent jusqu’au pied de la sinistre machine, à l’ombre de laquelle s’impatientait le maréchal des logis. On fit vivement monter Ah-Cho sur l’échafaud. Il aperçut au-dessous de lui tous les coolies de la plantation rassemblés d’un côté. Van Hooter, voulant que l’événement servît de leçon, les avait tous rappelés des champs et obligés d’assister à l’exécution.

Van Hooter avait construit lui-même la guillotine. C’était un homme adroit de ses mains et, bien qu’il n’eût jamais vu cet instrument de supplice, les autorités lui en avaient expliqué le principe. Et c’était d’après sa suggestion qu’elles avaient choisi pour l’exécution Atimaono au lieu de Papéiti. La scène du crime, disait Van Hooter, était le meilleur théâtre pour l’expiation, et cet exemple exercerait une salutaire influence sur les cinq cents Chinagos de la plantation.

En outre, Van Hooter s’était offert pour remplir les fonctions de bourreau, et c’est en cette qualité qu’il se trouvait actuellement sur l’échafaud, en train d’essayer l’instrument construit par lui. Un tronc de bananier de la dimension et de la consistance d’une gorge humaine, était posé sous le couperet. Ah-Cho regardait ce spectacle avec des yeux d’halluciné. L’Allemand, tournant une petite manivelle, hissa la lame d’acier au sommet de l’espèce de chèvre installée par lui. Une secousse imprimée à une forte corde libéra le couteau qui s’abattit comme un éclair et trancha net le tronc de bananier.

— Comment cela fonctionne-t-il ? demanda le maréchal des logis qui venait de monter sur l’estrade.

— À merveille ! répondit Van Hooter enthousiasmé. Attendez, je vais vous montrer.

Il se remit à tourner la manivelle pour hisser le couperet, puis tira brusquement sur la corde, et la lame s’abattit : mais, cette fois, elle ne trancha le tronc mou qu’aux deux tiers.

Le maréchal des logis fronça le sourcil.

— Cela ne peut marcher ainsi, dit-il.

Van Hooter essuya la sueur de son front.

— Tout ce qu’il faut, c’est un poids plus lourd, annonça-t-il.

S’avançant au bord de la plateforme, il donna ordre au forgeron d’apporter un morceau de fer de vingt-cinq livres. Comme il se penchait pour fixer le saumon de fer au dos large du couperet, Ah-Cho regarda le maréchal des logis, et l’occasion lui parut propice.

— L’honorable juge a dit qu’Ah-Chow devait avoir la tête coupée, annonça-t-il.

Le maréchal des logis fit un signe de tête impatient. Il pensait à la chevauchée de vingt kilomètres qui l’attendait cet après-midi, sur le côté au vent de l’île, ainsi qu’à Berthe, la gentille métisse, fille de Lafière, le marchand de perles, qui l’attendait à l’autre bout.

— Eh bien, je ne suis pas Ah-Chow. Je suis Ah-Cho tout court. L’honorable geôlier a commis une erreur. Ah-Chow est un homme grand, et, tu le vois, je suis tout petit.

Le sous-officier le regarda vivement et constata la méprise.

— Van Hooter ! cria-t-il d’un ton impératif. Venez ici !

L’Allemand grogna une réponse, mais resta penché sur sa tâche jusqu’à ce qu’il eût fixé le saumon de fer à sa satisfaction.

— Votre Chinago est-il prêt ? demanda-t-il.

— Regardez-le ! fut sa réponse. Est-ce bien le Chinago ?

Van Hooter regarda et demeura surpris. Il toussa une série de jurons concis et contempla la machine érigée de ses mains et qu’il grillait d’essayer.

— Écoutez, dit-il enfin, nous ne pouvons pas remettre cette affaire. J’ai déjà fait perdre trois heures de travail à cinq cents Chinagos. Je ne tiens pas à recommencer toute la cérémonie pour le vrai bonhomme. Allons jusqu’au bout sans rien dire. Ce n’est jamais qu’un Chinago !

Le maréchal des logis, se rappelant la longue chevauchée qu’il devait faire pour rejoindre la fille du marchand de perles, débattit la question en lui-même.

— Le blâme retombera sur Cruchot, à supposer que la chose soit découverte, suggéra l’Allemand. Mais il y a peu de chance qu’elle le soit. Ah-Chow, pour sa part, se gardera de rien dire. Ce doit être le geôlier qui a fait erreur.

— Eh bien, finissons-en. On ne saurait nous adresser des reproches. Qui peut distinguer un Chinago d’un autre ? Nous pourrons dire que nous n’avons fait qu’accomplir les ordres reçus au sujet du Chinago qui nous a été remis entre les mains. En outre, je ne puis réellement pas détourner une seconde fois tous ces coolies de leur travail.

Ils parlaient français et Ah-Cho, qui ne connaissait pas un traître mot de cette langue, comprenait néanmoins qu’ils étaient en train de décider de son destin. Certain que cette décision dépendait du maréchal des logis, il était suspendu aux lèvres de ce gradé.

— Très bien, dit le maréchal des logis. Continuons. Ce n’est après tout qu’un Chinago !

— Je vais essayer ma machine une fois de plus, pour être sûr !

Van Hooter poussa un peu le tronc de bananier sous le couteau qu’il avait monté au sommet de la chèvre.

Ah-Cho essayait de se rappeler les maximes du Traité de la voie tranquille. Une phrase lui revint en mémoire : « Vivez dans la concorde », mais elle n’était pas de circonstance. Il n’allait pas vivre. Il allait mourir. Non, la maxime n’était pas applicable. « Pardonnez la méchanceté » : oui, mais il n’y avait pas de méchanceté à pardonner. Van Hooter et consorts accomplissaient sans méchanceté une besogne qu’ils jugeaient nécessaire, comme s’il s’agissait de débrousser la jungle, de creuser des fossés pour l’écoulement des eaux et de cultiver le riz.

Van Hooter secoua la corde, et Ah-Cho oublia le Traité de la voie tranquille. Le couperet s’abattit avec un bruit mat et découpa très nettement une tranche de bananier.

— Magnifique ! s’exclama le maréchal des logis, s’arrêtant en train d’allumer une cigarette. Magnifique, mon ami !

Van Hooter parut enchanté de cet éloge.

— Allons, Ah-Chow, dit-il en langue tahitienne.

— Mais je ne suis pas Ah-Chow… commença le pauvre diable.

— Silence ! fut la réponse. Encore un mot et je te casse la caboche !

Le surintendant le menaçant du poing, Ah-Cho se tut. À quoi bon protester ? Ces diables d’étrangers n’en faisaient jamais qu’à leur tête. Il se laissa attacher sur la planche verticale de même hauteur que son corps. Van Hooter serra les boucles si fort que les courroies entrèrent dans la chair du condamné et lui firent mal. Mais il ne se plaignit pas. Ses souffrances ne dureraient pas longtemps. Il sentit la planche basculer en position horizontale et ferma les yeux.

En ce moment suprême, il entrevit pour la dernière fois son jardinet de méditation et de repos. Il lui semblait être assis dans ce jardin. Une brise fraîche l’éventait et les harpes éoliennes pendues dans les arbres tintinnabulaient légèrement. Les oiseaux poussaient de petits cris assoupis et, par-dessus la haute muraille, lui parvenaient les bruits atténués de la vie du village.

Il entendit un commandement bref du maréchal des logis. Ah-Cho ferma vivement les yeux. Il sentit le couperet, pendant l’infini d’un bref instant. Et, en cet instant même, il se rappela ce que lui avait dit Cruchot. Mais ce n’était pas vrai. Le couperet ne produisait pas l’effet d’un chatouillement. Il le constata avant de cesser à jamais de se rendre compte de n’importe quoi.