CHAPITRE IV

Mœurs du temps



L orsque Maurice Lindey revint à lui et regarda autour de lui, il ne vit que des ruelles sombres qui s’allongeaient à sa droite et à sa gauche ; il essaya de chercher, de se reconnaître ; mais son esprit était troublé, la nuit était sombre ; la lune, qui était sortie un instant pour éclairer le charmant visage de l’inconnue, était rentrée dans ses nuages. Le jeune homme, après un moment de cruelle incertitude, reprit le chemin de sa maison, située rue du Roule.

En arrivant dans la rue Sainte-Avoie, Maurice fut surpris de la quantité de patrouilles qui circulaient dans le quartier du Temple.

— Qu’y a-t-il donc, sergent ? demanda-t-il au chef d’une patrouille fort affairée qui venait de faire perquisition dans la rue des Fontaines.

— Ce qu’il y a ? dit le sergent. Il y a, mon officier, qu’on a voulu enlever cette nuit la femme Capet et toute sa nichée.

— Et comment cela ?

— Une patrouille de ci-devant qui s’était, je ne sais comment, procuré le mot d’ordre, s’était introduite au Temple sous le costume de chasseurs de la garde nationale, et les devait enlever. Heureusement, celui qui représentait le caporal, en parlant à l’officier de garde, l’a appelé monsieur ; il s’est vendu lui-même, l’aristocrate !

— Diable ! fit Maurice. Et a-t-on arrêté les conspirateurs ?

— Non ; la patrouille a gagné la rue, et elle s’est dispersée.

— Et y a-t-il quelque espoir de rattraper ces gaillards-là ?

— Oh ! il n’y en a qu’un qu’il serait bien important de reprendre, le chef, un grand maigre… qui avait été introduit parmi les hommes de garde par un des municipaux de service. Nous a-t-il fait courir le scélérat ! Mais il aura trouvé une porte de derrière et se sera enfui par les Madelonnettes.

Dans toute autre circonstance, Maurice fût resté toute la nuit avec les patriotes qui veillaient au salut de la République ; mais, depuis une heure, l’amour de la patrie n’était plus sa seule pensée. Il continua donc son chemin, la nouvelle qu’il venait d’apprendre se fondant peu à peu dans son esprit et disparaissant derrière l’événement qui venait de lui arriver. D’ailleurs, ces prétendues tentatives d’enlèvement étaient devenues si fréquentes, les patriotes eux-mêmes savaient que dans certaines circonstances on s’en servait si bien comme d’un moyen politique, que cette nouvelle n’avait pas inspiré une grande inquiétude au jeune républicain.

En revenant chez lui, Maurice trouva son officieux ; à cette époque on n’avait plus de domestique ; Maurice, disons-nous, trouva son officieux l’attendant, et qui, en l’attendant, s’était endormi, et, en dormant, ronflait d’inquiétude.

Il le réveilla avec tous les égards qu’on doit à son semblable, lui fit tirer ses bottes, le renvoya afin de n’être point distrait de sa pensée, se mit au lit, et, comme il se faisait tard et qu’il était jeune, il s’endormit à son tour malgré la préoccupation de son esprit.

Le lendemain, il trouva une lettre sur sa table de nuit.

Cette lettre était d’une écriture fine, élégante et inconnue. Il regarda le cachet : le cachet portait pour devise ce seul mot anglais : Nothing, — Rien.

Il l’ouvrit, elle contenait ces mots :

« Merci !

« Reconnaissance éternelle en échange d’un éternel oubli !… »

Maurice appela son domestique ; les vrais patriotes ne les sonnaient plus, la sonnette rappelant la servilité ; d’ailleurs, beaucoup d’officieux mettaient, en entrant chez leurs maîtres, cette condition aux services qu’ils consentaient à leur rendre.

L’officieux de Maurice avait reçu, il y avait trente ans à peu près, sur les fonts baptismaux, le nom de Jean, mais en 92 il s’était, de son autorité privée, débaptisé, Jean sentant l’aristocratie et le déisme, et s’appelait Scævola.

— Scævola, demanda Maurice, sais-tu ce que c’est que cette lettre ?

— Non, citoyen.

— Qui te l’a remise ?

— Le concierge.

— Qui la lui a apportée ?

— Un commissionnaire, sans doute, puisqu’il n’y a pas le timbre de la nation.

— Descends et prie le concierge de monter.

Le concierge monta parce que c’était Maurice qui le demandait, et que Maurice était fort aimé de tous les officieux avec lesquels il était en relation ; mais le concierge déclara que, si c’était tout autre locataire, il l’eût prié de descendre.

Le concierge s’appelait Aristide.

Maurice l’interrogea. C’était un homme inconnu qui, vers les huit heures du matin, avait apporté cette lettre. Le jeune homme eut beau multiplier ses questions, les représenter sous toutes les faces, le concierge ne put lui répondre autre chose. Maurice le pria d’accepter dix francs en l’invitant, si cet homme se représentait, à le suivre sans affectation et à revenir lui dire où il était allé.

Hâtons-nous de dire qu’à la grande satisfaction d’Aristide, un peu humilié par cette proposition de suivre un de ses semblables, l’homme ne revint pas.

Maurice, resté seul, froissa la lettre avec dépit, tira la bague de son doigt, la mit avec la lettre froissée sur une table de nuit, se retourna le nez contre le mur avec la folle prétention de s’endormir de nouveau ; mais, au bout d’une heure, Maurice, revenu de cette fanfaronnade, baisait la bague et relisait la lettre : la bague était un saphir très beau.

La lettre était, comme nous l’avons dit, un charmant petit billet qui sentait son aristocratie d’une lieue.

Comme Maurice se livrait à cet examen, sa porte s’ouvrit. Maurice remit la bague à son doigt et cacha la lettre sous son traversin. Était-ce pudeur d’un amour naissant ? était-ce vergogne d’un patriote qui ne veut pas qu’on le sache en relation avec des gens assez imprudents pour écrire un pareil billet, dont le parfum seul pouvait compromettre et la main qui l’avait écrit et celle qui le décachetait ?

Celui qui entrait ainsi était un jeune homme vêtu en patriote, mais en patriote de la plus suprême élégance. Sa carmagnole était de drap fin, sa culotte était en casimir et ses bas chinés étaient de fine soie. Quant à son bonnet phrygien, il eût fait honte, pour sa forme élégante et sa belle couleur pourprée, à celui de Paris lui-même.

Il portait en outre à sa ceinture une paire de pistolets de l’ex-fabrique royale de Versailles, et un sabre droit et court pareil à celui des élèves du Champ-de-Mars.

— Ah ! tu dors, Brutus, dit le nouvel arrivé, et la patrie est en danger. Fi donc !

— Non, Lorin, dit en riant Maurice, je ne dors pas, je rêve.

— Oui, je comprends, à ton Eucharis.

— Eh bien, moi, je ne comprends pas.

— Bah !

— De qui parles-tu ? Quelle est cette Eucharis ?

— Eh bien, la femme…

— Quelle femme ?

— La femme de la rue Saint-Honoré, la femme de la patrouille, l’inconnue pour laquelle nous avons risqué notre tête, toi et moi, hier soir.

— Oh ! oui, dit Maurice, qui savait parfaitement ce que voulait dire son ami, mais qui seulement faisait semblant de ne point comprendre, la femme inconnue !

— Eh bien, qui était-ce ?

— Je n’en sais rien.

— Était-elle jolie ?

— Peuh ! fit Maurice en allongeant dédaigneusement les lèvres.

— Une pauvre femme oubliée dans quelque rendez-vous amoureux.

…Oui, faibles que nous sommes,
C’est toujours cet amour qui tourmente les hommes.

— C’est possible, murmura Maurice, auquel cette idée, qu’il avait eue d’abord, répugnait fort à cette heure, et qui préférait plutôt voir dans sa belle inconnue une conspiratrice qu’une femme amoureuse.

— Et où demeure-t-elle ?

— Je n’en sais rien.

— Allons donc ! tu n’en sais rien ! impossible !

— Pourquoi cela ?

— Tu l’as reconduite.

— Elle m’a échappé au pont Marie…

— T’échapper, à toi ? s’écria Lorin avec un éclat de rire énorme. Une femme t’échapper, allons donc !

Est-ce que la colombe échappe
Au vautour, ce tyran des airs,
Et la gazelle au tigre du désert
Qui la tient déjà sous la patte ?

— Lorin, dit Maurice, ne t’habitueras-tu donc jamais à parler comme tout le monde ? Tu m’agaces horriblement avec ton atroce poésie.

— Comment ! à parler comme tout le monde ! mais je parle mieux que tout le monde, ce me semble. Je parle comme le citoyen Demoustier, en prose et en vers. Quant à ma poésie, mon cher ! je sais une Émilie qui ne la trouve pas mauvaise ; mais revenons à la tienne.

— À ma poésie ?

— Non, à ton Émilie.

— Est-ce que j’ai une Émilie ?

— Allons ! allons ! ta gazelle se sera faite tigresse et t’aura montré les dents ; de sorte que tu es vexé, mais amoureux.

— Moi, amoureux dit Maurice en secouant la tête.

— Oui, toi, amoureux.

N’en fais pas un plus long mystère ;
Les coups qui partent de Cythère
Frappent au cœur plus sûrement
Que ceux de Jupiter tonnant.

— Lorin, dit Maurice en s’armant d’une clef forée qui était sur sa table de nuit, je te déclare que tu ne diras plus un seul vers que je ne siffle.

— Alors, parlons politique. D’ailleurs, j’étais venu pour cela ; sais-tu la nouvelle ?

— Je sais que la veuve Capet a voulu s’évader.

— Bah ! ce n’est rien que cela.

— Qu’y a-t-il donc de plus ?

— Le fameux chevalier de Maison-Rouge est à Paris.

— En vérité ! s’écria Maurice en se levant sur son séant.

— Lui-même en personne.

— Mais quand est-il entré ?

— Hier au soir.

— Comment cela ?

— Déguisé en chasseur de la garde nationale. Une femme, qu’on croit être une aristocrate déguisée en femme du peuple, lui a porté des habits à la barrière ; puis un instant après, ils sont rentrés bras dessus bras dessous. Ce n’est que quand ils ont été passés que la sentinelle a eu quelques soupçons. Il avait vu passer la femme avec un paquet, il la voyait repasser avec une espèce de militaire sous le bras ; c’était louche ; il a donné l’éveil, on a couru après eux. Ils ont disparu dans un hôtel de la rue Saint-Honoré dont la porte s’est ouverte comme par enchantement. L’hôtel avait une seconde sortie sur les Champs-Élysées ; bonsoir ! le chevalier de Maison-Rouge et sa complice se sont évanouis. On démolira l’hôtel et l’on guillotinera le propriétaire ; mais cela n’empêchera pas le chevalier de recommencer la tentative qui a déjà échoué, il y a quatre mois pour la première fois, et hier pour la seconde.

— Et il n’est point arrêté ? demanda Maurice.

— Ah ! bien oui, arrête Protée, mon cher, arrête donc Protée ; tu sais le mal qu’a eu Aristide à en venir à bout.

Pastor Aristæus fugiens Peneïa tempe.

— Prends garde, dit Maurice en portant sa clef à sa bouche.

— Prends garde toi-même, morbleu ! car cette fois ce n’est pas moi que tu siffleras, c’est Virgile.

— C’est juste, et tant que tu ne le traduiras point, je n’ai rien à dire. Mais revenons au chevalier de Maison-Rouge.

— Oui, convenons que c’est un fier homme.

— Le fait est que, pour entreprendre de pareilles choses, il faut un grand courage.

— Ou un grand amour.

— Crois-tu donc à cet amour du chevalier pour la reine ?

— Je n’y crois pas ; je le dis comme tout le monde. D’ailleurs, elle en a rendu amoureux bien d’autres ; qu’y aurait-il d’étonnant à ce qu’elle l’eût séduit ? Elle a bien séduit Barnave, à ce qu’on dit.

— N’importe, il faut que le chevalier ait des intelligences dans le Temple même.

— C’est possible :

L’amour brise les grilles
Et se rit des verrous.

— Lorin !

— Ah ! c’est vrai.

— Alors, tu crois cela comme les autres ?

— Pourquoi pas ?

— Parce qu’à ton compte la reine aurait eu deux cents amoureux.

— Deux cents, trois cents, quatre cents. Elle est assez belle pour cela. Je ne dis pas qu’elle les ait aimés ; mais enfin, ils l’ont aimée, elle. Tout le monde voit le soleil, et le soleil ne voit pas tout le monde.

— Alors, tu dis donc que le chevalier de Maison-Rouge… ?

— Je dis qu’on le traque un peu en ce moment-ci, et que s’il échappe aux limiers de la République, ce sera un fin renard.

— Et que fait la Commune dans tout cela ?

— La Commune va rendre un arrêté par lequel chaque maison, comme un registre ouvert, laissera voir, sur sa façade, le nom des habitants et des habitantes. C’est la réalisation de ce rêve des anciens : Que n’existe-t-il une fenêtre au cœur de l’homme, pour que tout le monde puisse voir ce qui s’y passe !

— Oh ! excellente idée ! s’écria Maurice.

— De mettre une fenêtre au cœur des hommes ?

— Non, mais de mettre une liste à la porte des maisons. En effet, Maurice songeait que ce lui serait un moyen de retrouver son inconnue, ou tout au moins quelque trace d’elle qui pût le mettre sur sa voie.

— N’est-ce pas ? dit Lorin. J’ai déjà parlé que cette mesure nous donnerait une fournée de cinq cents aristocrates. À propos, nous avons reçu ce matin au club une députation des enrôlés volontaires ; ils sont venus, conduits par nos adversaires de cette nuit, que je n’ai abandonnés qu’ivres morts ; ils sont venus, dis-je, avec des guirlandes de fleurs et des couronnes d’immortelles.

— En vérité ! répliqua Maurice en riant ; et combien étaient-ils ?

— Ils étaient trente ; ils s’étaient fait raser et avaient des bouquets à la boutonnière. « Citoyens du club des Thermopyles, a dit l’orateur, en vrais patriotes que nous sommes, nous désirons que l’union des Français ne soit pas troublée par un malentendu, et nous venons fraterniser de nouveau. »

— Alors… ?

— Alors, nous avons fraternisé derechef, et en réitérant, comme dit Diafoirus ; on a fait un autel à la patrie avec la table du secrétaire et deux carafes dans lesquelles on a mis des bouquets. Comme tu étais le héros de la fête, on t’a appelé trois fois pour te couronner ; et comme tu n’as pas répondu, attendu que tu n’y étais pas, et qu’il faut toujours que l’on couronne quelque chose, on a couronné le buste de Washington. Voilà l’ordre et la marche selon lesquels a eu lieu la cérémonie.

Comme Lorin achevait ce récit véridique, et qui, à cette époque, n’avait rien de burlesque, on entendit des rumeurs dans la rue, et des tambours, d’abord lointains, puis de plus en plus rapprochés, firent entendre le bruit si commun alors de la générale.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Maurice.

— C’est la proclamation de l’arrêté de la Commune, dit Lorin.

— Je cours à la section, dit Maurice en sautant à bas de son lit et en appelant son officieux pour le venir habiller.

— Et moi, je rentre me coucher, dit Lorin ; je n’ai dormi que deux heures cette nuit, grâce à tes enragés volontaires. Si l’on ne se bat qu’un peu, tu me laisseras dormir ; si l’on se bat beaucoup, tu viendras me chercher.

— Pourquoi donc t’es-tu fait si beau ? demanda Maurice en jetant un coup d’œil sur Lorin, qui se levait pour se retirer.

— Parce que, pour venir chez toi, je suis forcé de passer rue Béthisy, et que, rue Béthisy, au troisième, il y a une fenêtre qui s’ouvre toujours quand je passe.

— Et tu ne crains pas qu’on te prenne pour un muscadin ?

— Un muscadin, moi ? Ah bien, oui, je suis connu, au contraire, pour un franc sans-culotte. Mais il faut bien faire quelque sacrifice au beau sexe. Le culte de la patrie n’exclut pas celui de l’amour ; au contraire, l’un commande l’autre :

La République a décrété
Que des Grecs on suivrait les traces ;
Et l’autel de la Liberté
Fait pendant à celui des Grâces.

Ose siffler celui-là, je te dénonce comme aristocrate, et je te fais raser de manière à ce que tu ne portes jamais perruque. Adieu, cher ami.

Lorin tendit cordialement à Maurice une main que le jeune secrétaire serra cordialement, et sortit en ruminant un bouquet à Chloris.