Le Chevalier Sarti, histoire musicale/03

Le Chevalier Sarti, histoire musicale
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 567-601).
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TROISIÈME PARTIE.

FARINELLI ET LES SOPRANISTES.



I.

Pendant que Lorenzo épanouissait sa jeunesse dans le tourbillon de Venise et s’abandonnait aux séductions de la Vicentina, la tristesse de Beata s’accroissait chaque jour malgré les efforts qu’elle faisait pour étouffer le sentiment qui s’était glissé dans son cœur. Ni les distractions du monde, ni les devoirs qu’elle avait à remplir auprès de son père, dont les préoccupations politiques accablaient la vieillesse, ne parvenaient à affaiblir l’intérêt que lui avait inspiré Lorenzo. Elle avait beau se dire intérieurement qu’une pareille affection ne pouvait avoir de satisfaction légitime et qu’elle serait dans sa vie une source d’amertumes et de douleurs : plus elle sentait avoir raison contre sa propre faiblesse, et moins elle réussissait à s’en guérir. C’est qu’il en est de l’amour comme de toutes les choses belles, rien ne semble le justifier complètement aux yeux de la raison pratique. C’est un élan généreux, un luxe de l’âme qui plaît d’autant plus qu’il paraît inutile, et qu’on s’efforce vainement à lui trouver des titres qui légitiment son empire. Il est parce qu’il est, comme la fleur des champs et le Dieu créateur.

Les dissipations où Lorenzo était entraîné depuis qu’il se trouvait à Venise, les dangers qu’il courait au milieu de tant de séductions, et la jalousie dont Beata ne pouvait se défendre en voyant un jeune homme qu’elle avait jusqu’alors conduit par la main comme une fée bienfaisante échapper à sa tutelle et jouir avidement de l’indépendance qu’il avait conquise, tout cela remplissait son cœur d’une affliction d’autant plus grande qu’elle n’avait personne à qui se confier. Discrète, réservée, attentive à se préserver des regards curieux, elle gémissait en silence sans oser prendre un parti décisif. Les femmes, qui ont une si grande force d’inertie pour supporter les douleurs présentes de la vie, manquent, en général, de l’énergie nécessaire pour les éviter. Elles savent souffrir avec résignation et n’ont pas le courage de repousser la main qui s’appesantit sur elles. Victimes souvent admirables, elles n’osent articuler un mot qui pourrait les sauver. Ce mot suprême, Beata n’aurait pu le dire ni à l’abbé Zamaria, qui en aurait plaisanté comme d’une velléité sans importance, ni à son père le sénateur Zeno, dont elle pouvait craindre d’éveiller la susceptibilité aristocratique. Refoulée ainsi sur elle-même, cette noble fille se consumait dans une lutte douloureuse dont rien ne pouvait la distraire, ni les conseils d’un ami, ni le recours à des consolations d’un ordre supérieur. Nous touchons ici à un point très délicat du caractère de Beata.

Privée des soins d’une mère qu’elle avait perdue presque en naissant, la fille du sénateur avait été élevée par des subalternes, sous la direction de son père et de l’abbé Zamaria. Dans cette éducation un peu sévère, où le zèle des instituteurs avait eu plus de part que l’instinct de la nature, Beata avait puisé une instruction variée, l’habitude de se recueillir et de se rendre compte des actes qu’elle accomplissait. La fréquentation des hommes supérieurs, les livres et le monde qui l’entourait avaient développé ce penchant à la réflexion, sans altérer ni la modestie de son langage, ni la soumission de son esprit aux règles qui imposent à notre curiosité un frein salutaire. Mais si Beata pratiquait avec mesure les grands principes du christianisme, qui traverse l’histoire de Venise sans jamais absorber sa politique, si elle suivait sans ostentation les offices et les prescriptions de l’église, si elle admirait la pompe de ses fêtes et la profondeur touchante de ses rites, enfin si elle acceptait sans murmure les usages de son temps et de son pays, c’était bien moins de sa part la manifestation d’une foi naïve que l’effet d’une piété éclairée. La religion contentait son âme sans la dominer, elle s’en exhalait comme un parfum de poésie, et Beata y voyait une discipline nécessaire de la vie, une solution consolante du problème de notre destinée plus encore qu’une vérité supérieure aux doutes de la raison. Recueillie et aussi chaste par la pensée que dans ses actions, elle ne se rendait pas compte de la nature de ses sentimens sur des questions aussi redoutables. Elle priait, s’humiliait, mais sans trouver peut-être dans l’accomplissement de ce devoir de bienséance publique l’apaisement intérieur qui faisait la force et le bonheur de Catarina Sarti. Mélange de grâce et de tendresse, d’abandon et de dignité, le caractère de Beata répugnait à tout ce qui est extrême, et elle apportait dans toutes ses actions cette réserve pleine de charmes où l’on reconnaissait la fille d’un patricien. Sa religion, qui n’avait rien de bien précis ni d’austère, était comme l’épanouissement d’une âme élevée qui se complaît dans le culte des sentimens aimables ; ses prières montaient au ciel comme un encens et se confondaient avec le souffle de l’amour.

Lorsque Beata s’aperçut que Lorenzo était moins assidu à ses études et qu’il passait des journées entières hors du palais, elle fut saisie d’une inquiétude extrême. N’osant pas questionner directement l’abbé Zamaria sur les nouvelles relations qu’avait pu contracter son jeune élève, elle prenait des détours ingénieux pour s’éclairer sur le sujet qui la préoccupait si vivement. Le soir, elle épiait avec anxiété l’arrivée de Lorenzo : si elle ne l’entendait pas marcher dans sa chambre, qui était au-dessus de son appartement, elle était agitée et sonnait sa camériste sous un prétexte ou sous un autre, pour avoir l’occasion de parler de lui.

— Teresa, dit-elle un soir au moment de se coucher, Lorenzo est-il rentré ?

Signora, répondit la camériste sans se douter de l’effet produit par ses paroles, il signor Lorenzino n’a plus besoin qu’on s’inquiète de son sort ni qu’on lui indique son chemin. Il connaît maintenant Venise mieux que vous et moi, et, si jamais il se perd et tombe dans les lagunes, soyez sans crainte, les gentidonne, et surtout la belle Vicentina du théâtre San-Benedetto, iront le pêcher elles-mêmes jusqu’au fond de l’Adriatique.

Demeurée seule après cette remarque de Teresa, qui avait projeté dans son cœur une clarté sinistre, Beata se sentit défaillir. Elle se jeta sur un canapé qui était auprès de son lit, se couvrit le visage de ses deux mains, et resta comme anéantie par le coup qu’on venait de lui porter. Elle aurait voulu pleurer, mais sa douleur était trop forte pour laisser un passage à des larmes qui l’auraient soulagée. Oh ! qu’elle eût été heureuse si elle avait pu s’agenouiller aux pieds d’une madone et lui confier le secret de sa vie !

Le lendemain de cette nuit, qui parut un siècle à la noble fille, ne voyant pas Lorenzo à dîner, Beata ne put y tenir davantage. Elle prit un masque, entra furtivement dans une gondole de place, et se mit à parcourir Venise comme une âme désespérée. Où voulait-elle aller ? Elle n’en savait rien. Poussée par l’instinct de la jalousie, elle ordonne aux barcaroli de la conduire vers Murano. Elle descend machinalement au casino di San-Stefano, bien étonnée de se trouver pour la première fois dans un lieu aussi suspect. Elle entre toute tremblante dans un camerino, se fait servir quelques rafraîchissemens, et s’abandonne à ses tristes pensées. Elle y était à peine depuis quelques minutes, que son attention fut éveillée par un bruit de voix venant du cabinet voisin. Elle écoute en tressaillant, met son masque, s’avance vers la fenêtre, et croit apercevoir Lorenzo avec une femme. Ses yeux se troublent, ses genoux fléchissent, et elle tombe évanouie sur le carreau. Elle se relève cependant d’un bond fiévreux, essaie d’humecter ses lèvres ardentes dans un verre d’eau et ne peut avaler une goutte, tant l’émotion avait contracté son gosier. L’oreille collée contre la cloison qui sépare les deux cabinets, Beata s’efforce de saisir quelques-unes des paroles échangées entre ses deux voisins ; mais sa respiration haletante l’empêche de percevoir autre chose que des sons inintelligibles. Tout à coup il se fait un grand silence. Beata s’en inquiète, revient se placer à la fenêtre du cabinet, et voit Lorenzo dans les bras de la Vicentina ! Elle recule à ce spectacle, et se sauve épouvantée, en jetant sur la table sa bourse remplie de zecchini d’or. Enfermée dans la gondole, Beata fut quelque temps immobile sans dire un mot aux barcaroli qui lui demandaient où il fallait la conduire. — Où vous voudrez, répondit-elle après un assez long silence. — Puis, se reprenant aussitôt : — Non, non, dit-elle, laissez-moi ici ; dussé-je y mourir de douleur, — ajouta-t-elle tout bas, répondant à son cœur déchiré. Elle resta ainsi en face du jardin de San-Stefano jusqu’à la nuit, les yeux attachés à la fenêtre où Lorenzo et la Vicentina étaient voluptueusement accoudés. Lorsque les ombres du soir lui eurent dérobé la vue de ce triste spectacle, Beata s’éloigna lentement de ce lieu funeste, comme une colombe blessée aux sources de la vie. Prenant le chemin de Venise, elle s’arrêta un instant au milieu de la mer silencieuse où son âme brisée exhala ce chant plaintif qui réveilla Lorenzo de son ivresse.

Quelle nuit que celle qui succéda à cette fatale journée ! La honte, le remords, l’amour trahi dans ses plus chastes espérances déchirèrent le cœur de Beata. Rentrée furtivement dans son palais sans que personne se fût aperçu de son absence, elle se jeta sur son lit tout habillée sans répondre un mot aux questions pleines de sollicitude que lui adressait Teresa, sa camériste. — Laisse-moi, lui dit-elle, je n’ai besoin de rien ; tu peux te retirer. — Obéissant à regret à l’ordre de sa maîtresse, dont elle ne pouvait s’expliquer l’état extraordinaire, Teresa resta dans l’antichambre une partie de la nuit à épier le moment où l’on pourrait réclamer ses services. Beata ne pleurait pas. Les yeux fermés et les mains croisées sur sa poitrine, comme si elle eût voulu retenir son cœur prêt à se briser, elle poussait de gros soupirs entremêlés d’exclamations douloureuses qui, seules, décelaient l’agitation extrême de son âme. Sa vie si courte encore, et pourtant si remplie, se déroulait devant elle comme une vision de bonheur évanoui. Elle se rappelait cette belle nuit de Noël où Lorenzo lui était apparu conduit par la destinée et cette soirée charmante où son frère d’adoption pleurait derrière un citronnier de la villa Cadolce, larmes délicieuses qui avaient éveillé sa pudeur endormie, et qu’elle aurait voulu essuyer de ses baisers ! — Mais, se disait-elle au fond de sa conscience troublée, après avoir épuisé tous les griefs de la passion, ne l’ai-je pas rebuté par la froideur de mon maintien ? N’ai-je pas refoulé dans son cœur l’aveu d’un sentiment dont ses regards timides me révélaient chaque jour l’existence ? N’est-ce pas moi qui l’ai poussé dans l’abîme, quand un mot de ma bouche eût suffi pour l’enchaîner à mes pieds, docile et tremblant ? L’amour aurait préservé son innocence des séductions vulgaires dont il est devenu la victime. — Pauvre Lorenzo ! s’écria-t-elle en sanglotant, c’est moi qui t’ai perdu. Malheureuse que je suis !

Elle se leva brusquement de son lit après cette involontaire explosion de douleur, et Teresa ne put contenir plus longtemps son inquiétude. — Signora, dit la camériste en ouvrant discrètement la porte de l’appartement de sa maîtresse, pardonnez à mon zèle si je viens vous importuner encore de ma présence. Qu’avez-vous donc, chère maîtresse ? continua Teresa, tout attendrie de l’agitation extrême où elle voyait Beata, ordinairement si calme et si sereine. Je ne vous reconnais plus. — Tu as bien raison de ne plus me reconnaître, répondit Beata en se laissant tomber sur une chaise et en se couvrant le visage de ses deux mains, mouvement qui lui était naturel. Je ne suis plus la même, reprit-elle d’une voix étouffée. — Oserai-je demander à la signora si le chevalier Grimani est pour quelque chose dans ce changement si extraordinaire ? — Plût à Dieu ! volesse il cielo ! s’écria Beata avec vivacité ; je ne serais pas si à plaindre !

Effrayée de cette réponse et des soupçons qu’elle fit naître tout à coup dans son esprit, Teresa n’osa plus continuer ses questions, et resta muette devant sa maîtresse désolée. Un long silence succéda à cette scène douloureuse, Beata n’était pas moins étonnée de son aveu involontaire que Teresa de ce qu’elle venait d’apprendre, et ces deux femmes, si différentes et si éloignées l’une de l’autre par le caractère et la condition, confondaient maintenant leur âme dans une préoccupation commune. La passion comme la flamme a besoin d’aliment et ne peut être longtemps comprimée dans le cœur où elle a pris naissance sans le dévorer ou le briser en éclats, Beata avait laissé échapper le secret de sa vie, que Teresa était bien loin de soupçonner : consternées l’une et l’autre par cette clarté sinistre qui s’était faite tout à coup entre elles, elles semblaient craindre de se regarder en face et de se dire tout haut ce qu’elles éprouvaient. Plongées dans une demi-obscurité propice aux tendres aveux et dans un silence éloquent qui n’était interrompu que par quelques cris joyeux qui s’élevaient du Grand-Canal, comme un dernier écho de la nuit profonde, ces deux femmes, montées comme deux harpes à l’unisson d’un sentiment presque analogue, formaient un de ces doux et mystérieux accords qui absorbent les dissonances de l’âme en laissant subsister le contraste des caractères. La douleur de Beata, les tristes pressentimens et la sollicitude de Teresa pour sa noble maîtresse se peignaient dans leurs regards, dans l’accablement et la molle langueur qu’exprimaient leurs attitudes diverses. Rossini seul, dans le duo du premier acte d'Otello entre Desdemona et sa confidente, a su traduire, par un ensemble exquis, cette mélancolie touchante de l’amour qui ne peut se contenir et qui cherche dans les épanchemens de l’amitié un aliment à sa propre douleur :

Quanto son fieri i palpiti,
Che desta in noi l’amor !

Quelque temps après cette fatale journée de Murano et la scène douloureuse qui l’avait suivie entre Beata et Teresa, Lorenzo prit une résolution qui n’était pas moins hardie que son émancipation précoce. Honteux de sa chute et plus épris que jamais de la femme supérieure qu’il avait outragée en s’abandonnant à de faciles voluptés qui avaient déposé dans son cœur une amertume ineffaçable, il conçut la pensée de se jeter aux pieds de sa bienfaitrice et d’implorer son pardon ; mais, en réfléchissant à ce projet assez audacieux qui lui était inspiré par son amour, par le respect et la reconnaissance qu’il devait à Beata, il comprit, non sans peine, qu’une pareille démarche de sa part laisserait supposer que la noble fille du sénateur Zeno avait pu s’inquiéter de sa conduite et en blâmer les irrégularités. La contenance de Beata à son égard, la froideur de son maintien, les rares paroles qu’elle daignait lui adresser, n’étaient-elles pas des signes évidens de son indifférence pour le fils de Catarina Sarti, dont elle avait bien pu s’occuper un instant dans les loisirs de la villégiature, mais qui ne pouvait pas fixer son attention au milieu des grandeurs et des plaisirs de Venise ? Dans cette perplexité cruelle, entre la crainte d’essuyer un auront qui aurait humilié son orgueil et l’amour dont la voix impérieuse soulevait son cœur à la hauteur de son ambition, Lorenzo transigea avec sa première idée, et dans un moment de transport et de fiévreuse impatience, il écrivit à Beata la lettre qu’on va lire :

« Signora, permettez à un malheureux qui ne saurait vivre plus longtemps sous le poids de votre disgrâce d’implorer son pardon et de vous demander ce qui a pu lui attirer un châtiment si rigoureux ! O vous, ange consolateur qui avez tendu à ma pauvreté une main si généreuse, ayez encore pitié de moi et sauvez mon âme, après avoir soustrait mon corps aux vicissitudes de la fortune ! Que vos regards pietosi ne se détournent plus de moi ! Ne repoussez pas les hommages et la reconnaissance d’un cœur plein de votre image, et dont le plus grand crime est de trop vous adorer. Si quelques irrégularités de ma conduite ont mérité votre désapprobation, si ma présence dans votre palais vous est devenue importune, parlez, signora, ordonnez, j’expierai mes fautes, j’obéirai à vos ordres, et je retournerai auprès d’une mère chérie dont j’ai pu oublier, hélas ! la tendre affection. Noble femme, Beata pleine de grâce et de douce majesté, achevez votre œuvre, ne repoussez pas dans l’abîme une âme qui aspire à votre lumière, et soyez pour moi comme cette divine créature dont parle le poète de l’expiation et du paradis :

A noi venia la créatura bella
Bianco vestita e nella faccia quale
Par tremolando mattutina stella[1]. »

Cette lettre, si remplie d’exaltation juvénile, et qui exprimait assez heureusement les sentimens et les tendances d’esprit de notre adolescent, fut remise par lui à Teresa, mais avec une gaucherie timide qui éveilla la malice de la soubrette. — D’où vient cette lettre ? demanda Teresa d’un ton ironique et avec cette jalousie secrète d’une femme et d’un subalterne qui voit un parvenu occuper le cœur de sa maîtresse. — Que t’importe ? dit Lorenzo, dont la fierté était si facilement irritable. Fais ton devoir et n’en demande pas davantage. — Voyez-vous ce bambino ! dit Teresa tout bas en elle-même après le départ de Lorenzo, qui s’était éloigné sans attendre sa répons ?: il fait déjà il padron della casa. — Teresa, qui était après tout une assez bonne fille fort attachée à sa maîtresse, déposa la lettre de Lorenzo sur la toilette de Beata, ne voulant pas la remettre elle-même pour éviter un embarras et des explications qui répugnaient au caractère réservé de la gentildonna.

Beata lut cette lettre le soir en se couchant et ne put contenir d’abord l’expression de sa surprise et de son ravissement. — Il a osé m’écrire, s’écria-t-elle avec une joie adorable, il m’aime, il est digne de moi ! Ô Dieu puissant de l’amour et des nobles âmes, tu n’es donc pas un vain nom ? dit-elle en pressant la lettre sur son cœur et les yeux remplis de douces larmes. Lorenzo, cher Lorenzo, non je ne te repousserai pas, tu ne quitteras pas ce palais où tu fais la joie de ma vie. Tu seras ici, toujours à côté de moi, et puissé-je être la Stella matuttina qui éclairera les jours fortunés ! O le bien-aimé de mon cœur, cher et beau Lorenzo, tu seras à moi !… En proférant ces dernières paroles avec une gaieté enfantine Beata changea tout à coup de visage. Elle jeta la lettre sur sa table de nuit et murmura entre ses lèvres : — Malheureuse que je suis ! Et mon père, que dirait-il s’il apprenait jamais que sa fille unique et chérie a le cœur rempli d’une passion funeste ? Donnerai-je à sa vieillesse le triste spectacle d’une affection si contraire à ses idées et à ses préjugés, que je dois respecter ? N’est-ce pas assez que sous les prétextes les plus frivoles je retarde de jour en jour mon alliance avec le chevalier Grimani, qui est, après le salut de l’état, le plus cher de ses vœux ? Mon âge, ma naissance, le bonheur de mon père et l’intérêt de la république ne sont-ils pas des obstacles insurmontables à la réalisation de mon rêve insensé ?

Retombée ainsi dans la perplexité de ses sentimens, poussée par l’amour et contenue par le devoir et les bienséances, Beata ne changea presque pas de conduite. Si son maintien avait quelque chose de moins sévère et si, dans ses regards attendris, on pouvait lire l’intérêt toujours croissant que lui inspirait Lorenzo, elle ne fut pas moins avare de ses paroles et laissa la lettre sans réponse. Cette lutte intérieure, qui minait chaque joue la santé de Beata, échappait complètement à l’inexpérience de Lorenzo. Il ne savait comment s’expliquer le silence obstiné de Beata et la réserve de ses manières, qui impliquaient le dédain ou la désapprobation de la démarche qu’il avait osé faire. S’étant assuré que Teresa avait remis exactement la lettre, il passa tour à tour de l’abattement à l’espérance, épiant, un regard de Beata qui pût lui révéler sa destinée et mettre fin à la cruelle incertitude qui l’agitait.

Une grande fête ou accademia devait avoir lieu, sous peu de jours, au palais Grimani. Le prétexte de cette accademia, où était invitée toute la haute société de Venise, était l’anniversaire de la naissance de Galuppi, compositeur illustre dont l’abbé Zamaria devait prononcer l’éloge ; mais en réalité la fête était donnée à l’intention de la famille Zeno et surtout en l’honneur de Beata, dont le chevalier Grimani cherchait à gagner les bonnes grâces en luttant contre la résistance silencieuse qu’elle opposait à l’union projetée, depuis quelques mois, par les deux familles. Le vieux palais Grimani était situé sur le Grand-Canal, en face du palais Mocenigo. Oeuvre remarquable de Lodovico Lombardi, il était d’un style plus sévère que le second palais Grimani, appartenant à une autre branche de la même famille, joyau de la plus rare élégance, sorti des mains de l’ingénieur et architecte véronais Sammicheli. L’architecture est celui de tous les arts qui constate avec le plus d’évidence la civilisation d’un peuple. Suscité par un besoin impérieux de la vie, il se développe, grandit avec cette civilisation, et porte le double témoignage de la réalité primitive et des transformations que le temps et le goût lui ont fait subir. À Venise surtout, la nature particulière du sol et les événemens politiques qui donnèrent naissance à cette société miraculeuse imprimèrent à l’architecture un caractère indélébile de solidité et d’élégance fastueuse qu’on ne retrouve nulle part ailleurs au même degré. Deux grandes époques peuvent se remarquer dans l’histoire de l’architecture vénitienne : l’une, qui commence avec la république même et dont l’église de Saint-Marc, bâtie au Xe siècle, est le plus curieux monument ; puis la renaissance, où l’on vit surgir comme par enchantement la plupart des magnifiques palais qui garnissent les deux rives du Canalazzo. Dans la première époque, on voit régner l’influence de la Grèce antique, celle de la Grèce chrétienne et du monde oriental, qui se reconnaît non-seulement dans la basilique de Saint-Marc, construite sur le modèle de Sainte-Sophie de Constantinople, mais sur d’autres monumens qu’il est inutile de citer ici. La seconde époque, qui a sa date au XVIe siècle, est le produit de cette ère glorieuse de rajeunissement et d’immortelle émancipation. C’est alors que Sansovino, Palladio, Sammicheli, Scamozzi, Antonio da Ponte, qui a construit le Rialto, fra Giocondo, à qui on doit le Fondaco dei Tedesci[2], c’est alors, disons-nous, que ces grands artistes, animés tous par l’esprit nouveau qui réjouissait le monde, " firent de Venise un lieu d’enchantement et

Del genio uman la più sublime figlia,


comme l’a qualifiée Alfieri.

La famille Grimani, une des plus illustres de la république, était particulièrement connue par son goût et la protection généreuse qu’elle avait toujours accordée aux arts pendant le cours de sa longue prospérité. Non moins ancienne que la famille Zeno, elle comptait aussi dans ses annales domestiques trois doges, deux cardinaux, un grand nombre de procurateurs de Saint-Marc, d’ambassadeurs et de personnages considérables qui, presque tous, s’étaient fait remarquer par l’éclat et la magnificence des habitudes, C’est à un Grimani qu’avait appartenu ce fameux bréviaire enrichi d’or et de pierres précieuses où les peintres flamands qui vinrent à Venise vers le milieu du XVe siècle, Heminclinck de Bruges, Gérard de Gand et Livien d’Anvers, déposèrent les premiers germes de l’alliance antique et encore mystérieuse qui a existé entre la patrie de Titien et celle de Rubens. C’est également au cardinal Domenico Grimani qu’appartenait la riche bibliothèque du couvent Sant Antonio qui fut brûlée en 1687. La famille Grimani avait fait construire trois théâtres à ses frais, et c’est sur le théâtre particulier du palais Grimani que fut représenté le 25 avril 1569 i Pazzi amanti, un des premiers opéras bouffons que mentionne l’histoire. Du reste toutes les grandes familles vénitiennes avaient le goût des choses de l’esprit, et considéraient comme un devoir de leur haute position de protéger les arts qui relèvent et embellissent la vie. Leurs palais étaient de véritables académies où la peinture, la poésie, l’art dramatique et surtout la musique concouraient à l’éclat de l’existence, dont les nobles faisaient un moyen de gouvernement. Parmi les protecteurs les plus zélés de l’art musical, qui fut toujours si florissant à Venise, nous pouvons citer Sébastien Michèle, ami de Pierre Aaron, l’auteur célèbre du Toscanello della musica, qui a précédé Zarlino dans la théorie du contrepoint ; Cornaro, évêque de Padoue sur la fin du XVIe siècle, qui attira dans la cathédrale de cette ville les meilleurs chanteurs et instrumentistes de son temps ; Veniero, qui, pour se distraire de la goutte qui le tourmentait, faisait venir chaque jour autour de son lit de douleur une brigata d’habiles musiciens ; un autre membre de la famille Cornaro, qui, ambassadeur à Vienne dans les premières années du XVIIIe siècle, protégea Porpora et la jeunesse d’Haydn ; Contarini, qui, dans sa villa de Piazzola, avait un théâtre charmant où l’on jouait l’opéra tout l’été ; enfin Andréa Erizzo, dont la villa délicieuse de Pontelongo était le rendez-vous des meilleurs dilettanti et des virtuoses les plus célèbres de l’Italie. Il était également dans les habitudes des grandes familles vénitiennes d’avoir à leur service un compositeur renommé pour diriger leur chapelle particulière et présider aux fêtes qu’elles donnaient souvent dans leurs somptueux palais. Galuppi avait été l’organiste de la famille Gritti, il avait été aussi l’ami et le commensal de la famille Grimani, qui le considérait comme un client de la maison. L’anniversaire de sa naissance était donc le prétexte de l’accademia qui devait avoir lieu sous peu de jours au palais Grimani, et où l’abbé Zamaria, qui avait beaucoup connu Galuppi, devait lire un éloge de l’illustre maestro que Venise pleurait encore. Cent jeunes filles choisies dans les quatre scuole, — l’Ospedaletto, i Mendicanti, gl’Incurabili et la Pietà, — plusieurs chanteurs et instrumentistes de la chapelle Saint-Marc devaient exécuter, sous la direction de Bertoni, un choix des meilleurs morceaux de Galuppi. Toute la société de Venise, les Pisani, les Foscarini, les Contarini, les Balbi, les Malipieri, les Zustiniani, les Cornaro, les Loredano, les Cappello, noms illustres qui sont l’histoire vivante de la république, se trouvaient à cette réunion à côté du sculpteur Canova, du poète élégiaque Lamberti, de Mazzola, auteur du poème ingénieux i Cavei di Nina (les cheveux de Nina), de François Gritti, auteur de charmans apologues pleins de gaîté et de finesse, parmi lesquels on distingue la Briglia d’oro (la bride d’or), de Pierre Buratti, autre poète vénitien, non moins exquis et non moins joyeux que les précédens, et dont M. Perruchini a mis en musique, de nos jours, presque toute l’odyssée de concetti amorosi.

Oh ! le ravissant spectacle qu’offrait alors le salon du palais Grimani, rempli de si grands noms et de si belles dames nonchalamment assises, causant, riant, jouant de l’éventail et cachant derrière ce masque mobile de la coquetterie les sourires, les œillades et les mines les plus expressives et les plus délicieuses ! La naissance, l’esprit, l’art et la beauté se trouvaient représentés dans cette réunion d’élite, où Beata ressortait comme une rose mystique qui attirait invinciblement le regard et répandait autour d’elle un parfum de poésie divine. Qui aurait dit alors, en voyant ces groupes animés, ces gentildonne éclatantes, ces beaux seigneurs, ces artistes, ces poètes et ces chanteurs insoucians et enivrés de la vie, qu’un coup violent de la destinée viendrait bientôt renverser la barque séculaire qui les portait sur l’onde azurée ? Il n’y avait que le vieux sénateur Zeno qui, assis dans un coin du salon où il était entouré de sa fille et du chevalier Grimani, portât sur son front vénérable l’expression d’une noble tristesse.

Dans un groupe des plus animés, on voyait s’agiter, comme une branche d’aubépine en fleurs au milieu d’un frais buisson, ’a longue et belle chevelure noire d’une jeune femme qui tournait en tous sens des regards avides et curieux. Chargés de fleurs et de parfums, ces cheveux, qui se déroulaient en tresses vigoureuses, retombaient sur un cou gras, onduleux, et parsemé d’un léger duvet qui trahissait un sang généreux. Un sourire, qui était plutôt l’expression de la santé et du bien-être que l’indice d’un esprit malicieux, s’égayait sur ses lèvres humides et toujours entr’ouvertes, comme un rayon de soleil sur des gouttes de rosée matinale. Vêtue d’une robe de brocart semée de joyeux dessins, elle tenait à la main un riche éventail dont elle jouait avec maestria, en rouvrant et en le fermant avec fracas. Sur cet éventail, qui était un objet d’art assez curieux, on avait reproduit une scène galante tirée d’une comédie vénitienne, et dans laquelle on voyait une genlildonna entourée d’un cercle de zerbinott ou petits maîtres, qui la lutinaient de leurs propos agaçans. Cette jeune femme très à la mode, a qui Lorenzo avait été présenté par l’abbé Zamaria dès son arrivée à Venise, s’appelait Hélène Badoer. Elle était mariée depuis quelques mois seulement, et son mari avait complètement disparu derrière l’épanouissement radieux de sa belle épouse. D’une stature plus forte que délicate, avec deux grands yeux noirs ardens et peu discrets, un visage rayonnant, où l’ombre d’un souci ne pouvait se fixer, des bras somptueux que terminait une main blanche et potelée, Hélène Badoer ressemblait à ces types de femmes vénitiennes qu’on voit dans les tableaux de Titien et de Paul Véronèse. Excellente musicienne, possédant une voix de soprano étendue et très sonore, elle chantait avec plus de brio que de sentiment, et dans ses manières, dans ses goûts comme dans les instincts naïfs de sa nature, Hélène Badoer exprimait les attraits et le contentement de l’existence. Elle gazouillait comme un oiseau, et les syllabes amorties tombaient de ses lèvres de rose comme des gouttes de miel qu’on eût voulu recueillir dans une coupe d’or. Aussi ne répondait-elle aux mille propos aimables qu’on lui adressait que par quelques paroles insignifiantes, accompagnées d’une petite toux à pulsations légères, qui faisaient résonner sa poitrine sonore et rebondir ses hanches voluptueuses. Plus passionnée qu’intelligente et moins accessible aux séductions de l’esprit qu’à celles de la beauté extérieure, Hélène Badoer ne pouvait voir un homme élégant et bien tourné sans le regarder curieusement et tressaillir, comme tressaille une fleur à l’apparition du jour. Ce n’est pas que les mœurs et la conduite de cette charmante créature eussent jamais été l’objet d’aucune observation maligne ; si elle était coquette et cherchait à exercer la puissance de ses charmes sur les hommes qui l’entouraient constamment, c’était bien moins de sa part le désir de nouer une intrigue que le besoin de satisfaire les instincts de sa nature galante. Elle aimait le monde et, ses tourbillons enivrans, elle aimait les joies et les fêtes de la vie. C’était une Grecque légèrement modifiée par le christianisme qu’Hélène Badoer, c’est-à-dire une Vénitienne pute et sans mélange.

Lorenzo avait été fort bien accueilli par Hélène Badoer lors de son arrivée à Venise. Présenté par l’abbé Zamaria, il allait souvent faire de la musique avec elle, l’accompagnait au clavecin et se montrait tout fier de la familiarité aimable avec laquelle on le traitait. Plusieurs fois il s’était même enhardi jusqu’à saisir et porter à ses lèvres la petite main blanche qu’elle posait volontiers sur son épaule en signe d’un affectueux abandon, et bien que ce témoignage de galanterie respectueuse fut dans les usages de la société polie de Venise, ce n’en était pas moins, de la part de Lorenzo, un acte assez significatif d’émancipation précoce. Hélène Badoer fut d’abord pour notre adolescent une agréable diversion à son amour pour Beata, une sorte de dérivatif de la sève qui surabonde dans la jeunesse chaste et recueillie. Cependant, depuis qu’il avait rencontré la Vicentina chez le célèbre Pacchiarotti, Lorenzo avait un peu délaissé la belle gentildonna, qui, l’apercevant au palais Grimani pour la première fois depuis son mariage, lui dit avec gaieté : — Signor Lorenzo, est-ce que vous composez un opéra buffa ou un opéra seria, qu’on ne vous voit plus au palais Badoer ? Que c’est mal d’abandonner ainsi ses amis pour des infidèles peut-être ! — ajouta-t-elle avec malice et en fixant ses regards avides sur Lorenzo, dont la contenance était assez embarrassée. — Si vous étiez venu me voir ces jours-ci, continua-t-elle, je vous aurais prié de me faire répéter un air de Galuppi que je dois chanter ce soir. J’ai été forcée d’avoir recours au vieux Grotto, qui m’a fort ennuyée de ses jérémiades sur la décadence de l’art. Tous ces vieux maîtres s’imaginent que la bonne musique et le bel art de chanter ont disparu de la terre avec leur jeunesse, dont ils voudraient nous faire porter le deuil. Io me ne rido ! je me moque bien de ces lamentations égoïstes, et je leur préfère de beaucoup celles que Lotti a mises en musique et qu’on chante une fois tous les ans à San-Geminiano.

Un éclat de rire suivit cette boutade d’Hélène Badoer et s’éleva du groupe de beaux esprits qui l’entouraient, comme le gazouillement d’une troupe d’oiseaux voletant autour d’un rosier en fleurs, Lorenzo était sur les épines d’être forcé de prêter l’oreille à ces vains propos, tandis que son cœur était tout rempli de Beata, qu’il voyait causer familièrement avec le chevalier Grimani. Il craignait d’ailleurs de paraître trop bien dans les bonnes grâces d’Hélène Badoer, dont le caractère était si différent de celui de Beata. Aussi ces deux femmes n’avaient-elles aucun goût l’une pour l’autre, et ne se voyaient, par convenance, qu’à de rares intervalles.

Un grand bruit qui se fit tout à coup à l’extrémité du salon vint interrompre cet a parte joyeux et délivrer Lorenzo de ses angoisses : c’étaient les jeunes élèves des scuole qui faisaient leur entrée et se plaçaient sur une estrade qu’on avait dressée pour la circonstance. Vêtues d’un uniforme très simple, qui indiquait l’établissement auquel elles appartenaient, et précédées d’une dame respectable qui les surveillait, elles s’assirent sur des banquettes en velours rangées en amphithéâtre. Deux orchestres peu nombreux étaient composés l’un des instrumentistes de la chapelle ducale, l’autre, de jeunes filles qui jouaient du violon, de la viole, du violoncelle, de la contre-basse et même de plusieurs instrumens à vent. Ces orchestres étaient placés au milieu de l’estrade en face de Bertoni, qui les dirigeait. Parmi les élèves de l’école des Mendicanti, on remarquait la Vicentina, qui n’avait eu garde de manquer une si belle occasion de se trouver avec Lorenzo, car ils ne s’étaient pas revus depuis la journée de Murano. Grotto, Pacchiarotti et Furlanetto étaient aussi parmi les auditeurs de cette accademia, consacrée à l’un des plus heureux génies de l’école vénitienne.

Le compositeur dont l’abbé Zamaria allait prononcer l’éloge, Baldassaro Galuppi, surnommé il Buranello, parce qu’il était né dans l’île de Burano en 1703, fut élève de Lotti ; mais il n’est pas sorti de l’école degl’ Incurabili, comme l’ont affirmé à tort quelques biographes, puisque les scuole de Venise n’admettaient que des filles. Tout jeune encore, il s’essaya dans la musique dramatique, et se fit remarquer par la vivacité et le naturel de ses heureuses inspirations. Nommé maître de chapelle de l’église Saint-Marc, où il succéda à Saratelli en 1762, directeur de l’école des Incurables quelques années après la mort de l’illustre Lotti, son maître, Galuppi dut à sa grande renommée d’être appelé à la cour de Russie par l’impératrice Catherine II. De retour dans sa patrie en 1768, il ne la quitta plus jusqu’à sa mort, arrivée dans le mois de janvier 1785. C’était un homme vif, plein d’esprit et de bonne humeur, que Galuppi. Sa taille mince, sa petite figure fine, blanche et osseuse, ressortaient au milieu de sa nombreuse et belle famille. Adoré de ses jeunes élèves des Incurables, fort recherché dans le monde, qu’il amusait par ses saillies et un talent remarquable sur le clavecin, entouré d’aisance et d’une haute considération, Galuppi vécut heureux en conservant jusque dans son extrême vieillesse la gaieté, le brio et le feu qui caractérisent ses compositions. Burney, qui le vit à Venise en 1770, en parle avec beaucoup d’intérêt, et la définition qu’il lui attribue de la bonne musique peut être considérée comme la qualification du génie vénitien lui-même. « La bonne musique, disait Galuppi, consiste dans la beauté, la clarté et la bonne modulation. » N’est-ce pas aussi par la beauté des formes, par la clarté du plan et la bonne modulation, c’est-à-dire le coloris, que se distinguent les chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne ?

Galuppi a écrit des opéras seria, des oratorios, divers morceaux de musique religieuse pour la chapelle Saint-Marc, et surtout un nombre considérable d’opéras buffa, où son imagination riante et facile était particulièrement à l’aise. Ce n’est pas que la distinction des genres soit bien tranchée dans l’œuvre de Galuppi, et que le style de ses oratorios et de ses opéras sérieux, par exemple, diffère beaucoup de celui de ses opéras bouffes ; il règne dans toute sa musique, comme dans les tableaux de Tiepoletto, son compatriote et son contemporain, une sorte de lumière blanche et souriante, qui n’est pas toujours en harmonie avec la gravité du sujet. D’ailleurs cette puissance de transformation, qui peut passer tour à tour du grave au doux et du plaisant au sévère, n’est dans les arts que le partage de quelques génies souverains. C’est donc dans le genre comique et de demi-caractère que le joyeux Buranello, comme on l’appelait à Venise, a particulièrement réussi, et cela n’a rien de surprenant, puisque l’opéra buffa est presque né à Venise, vers le milieu du XVIe siècle. On peut en trouver les germes dans les madrigaux burlesques de Jean Croce, surnommé il Chiozsetto, qui vivait à la fin du XVIe siècle ; dans l’Anfiparnasso o comedia armonica, d’Horace Vecchi, et surtout dans l’opéra que nous avons déjà cité : I Pazzi amanti, qui fut représenté au palais Grimani en 1567.

Comme directeur de l’école degl’ Incurabili, dont la belle église, qui n’existe plus de nos jours, était l’œuvre d’Antonio da Ponte, Galuppi composa sur des paroles latines de Pierre Chiari un grand nombre d’oratorios qui eurent beaucoup de succès. Sa Maria Madaleba, à six voix, fut exécutée aux Incurables en 1763, pour servir d’introduction au fameux Miserere de Hasse, qui avait été également directeur de cette école au commencement du XVIIIe siècle. Daniel dans la fosse aux lions fut exécuté en 1773. Galuppi avait divisé cette composition en deux chœurs, et on y avait surtout remarqué le chant du prophète plongé dans la fosse, qui formait un contraste saisissant et très dramatique avec celui du roi. L’année suivante, en 1774, il composa Tres pueri hebraei in captivitate Babylonis, où le cantique des trois Hébreux excita l’enthousiasme des auditeurs. Le dernier oratorio que Galuppi écrivit pour cette école, qui eut un si grand éclat sous sa direction, c’est Moïse de retour du mont Sinaï, qui fut exécuté en 1776. À l’arrivée à Venise du pape Pie VI, en 1783, on chanta aux Incurables, devant sa sainteté, une cantate de Galuppi : Il Ritorno di Tobia, dont les paroles italiennes étaient de Gasparo Gozzi. Lotti, Marcello et Galuppi sont les trois grands compositeurs vénitiens du XVIIIe siècle.

Lorsque l’abbé Zamaria eut fini de lire son éloge de Galuppi, qui fut souvent interrompu par les acclamations enthousiastes de l’assemblée, et qui lui valut cette haute approbation du sénateur Zéno : « Tu m’as ému jusqu’aux larmes, cher abbé, en parlant si dignement d’un enfant et d’une gloire de Venise ! » les jeunes filles des scuole chantèrent avec un ensemble parlait ce cantique des trois Hébreux dont nous venons de parler. Elles étaient divisées en deux chœurs qui se répondaient l’un à l’autre, et que rattachait ensemble un récit chanté, dans l’origine, aux Incurables avec un immense succès par la Serafina, une des meilleures élèves du Buranello. C’est la Vicentina qui fut chargée de cette partie de coryphée biblique, et elle ne manqua pas de l’embellir d’exclamations et de portamenti ambitieux qui firent tressaillir Pacchiarotti sur sa chaise curule. — Poveretto me ! s’écria tout bas le vieux sopraniste désespéré, en levant au ciel ses mains desséchées comme du parchemin ; mais la prima donna était trop préoccupée de Lorenzo, qu’elle ne perdait pas un instant de vue, pour prendre garde aux gestes et aux regards effarés que Pacchiarotti échangeait avec Grotto, son voisin. Elle voulait avant tout briller, avoir du succès, et susciter dans le cœur de son jeune amant l’ambition de partager son sort et sa gloire.

Après d’autres morceaux d’ensemble exécutés par les chœurs et les deux orchestres, réunis sous la conduite de Bertoni, l’abbé Zamaria, tout guilleret et plein d’empressement, vint offrir la main à la belle Badoer et la fit monter sur l’estrade en lui présentant un cahier de musique orné de faveurs bleues et roses. Ce cahier contenait un air de soprano d’un opéra buffa de Galuppi, la Calamita dei cuori (le malheur des cœurs), tout rempli de gorgheggi et de caprices mélodiques d’un raffinement ingénieux. L’air fut accompagné par l’orchestre des jeunes filles, composé des meilleurs élèves della Pietà, et consistant dans le quatuor, une contrebasse, cor, basson et hautbois. Il fallait entendre comme la voix splendide et facile d’Hélène Badoer se déroulait avec aisance et tombait de point d’orgue en point d’orgue, pareille à une cascade d’eau limpide qui reflète dans ses lames écumantes les mille caprices de la lumière ! Elle accompagnait ses trilles, ses gammes et ses arpèges scintillans de petites mines, de vezzi amorosi et d’œillades assassines qui étaient bien en harmonie avec ces paroles, d’un goût un peu risqué :

Noi altre femine,
Che siamo dritte,
Vogliamo gli uomini
Un poco storti.
Per le consorti
Non suono buoni
Quei dottoroni
Que fan zurlar[3].

En chantant cet air très connu et très populaire à Venise, comme l’était presque toute la musique de Galuppi, Hélène Badoer excita la gaieté de l’assemblée, qui partit d’un grand éclat de rire à certains passages scabreux dont elle commentait le texte par une pantomime expressive. L’abbé Zamaria se balançait sur sa chaise comme un bienheureux en s’écriant de temps en temps : Brava, Delinda ! C’était le nom du personnage qui dans l’opéra de Galuppi disait l’air en question. L’abbé était si content de la manière dont Hélène avait rendu la musique et l’esprit du Buranello, il chiffonnait son rabat et roulait ses petits yeux matins d’une façon si comique, que Grotto ne put s’empêcher de dire tout haut : « Signori, regardez un peu l’abbé ! voyez, il se prélasse, se rengorge et fait le gros dos come un gatto amoroso, comme un chat amoureux ! » À cette saillie toute vénitienne du vieux sopraniste, rassemblée fut prise d’un fou rire, et la gaieté générale gagna jusqu’à Beata, qui jusqu’alors avait conservé la noble sérénité de son maintien.

Furieuse du succès que venait d’obtenir Hélène Badoer en présence de Lorenzo, la Vicentina s’avança avec assurance du fond de l’estrade, et vint chanter aussi un air d’un autre opéra buffa de Galuppi, il Mondo alla roversa (le Monde à l’envers). D’un style non moins fleuri que le précédent, l’air de la Vicentina peignait les vicissitudes de l’amour dans toutes les positions de la vie humaine et chez tous les êtres animés :

La pecora, la tortura,
La passera, la lodola,
Amor fa giubilar.


Ces dernières paroles furent accentuées par la prima donna avec un brio et une puissance de vocalisation qui excitèrent l’admiration du public. Après un duo très brillant pour deux sopranos que la Vicentina et Hélène Badoer chantèrent ensemble, l’accademia se termina par un quatuor également tiré d’un opéra de Galuppi.


II

En sortant du palais Grimani, vers une heure du matin, une grande partie de la société qui s’y était réunie alla se promener sur la place Saint-Marc, Beata monta dans la gondole de son père avec le chevalier Grimani, et Lorenzo avec l’abbé Zamaria dans celle de la belle Badoer, qui fut pendant le trajet d’une gaieté folle. Arrivés sur la Piazzetta, qui était remplie de promeneurs, Beata accepta le bras du chevalier selon l’usage de Venise, et Lorenzo donna le sien à Hélène, dont le mari était dans un autre groupe avec la Vicentina, Grotto et Pacchiarotti. La soirée était délicieuse, et la place Saint-Marc offrait un spectacle enchanteur à cette heure avancée de la nuit. Des cafés ouverts, des casini remplis de convives, des concerts en plein vent, des causeries, mille bruits divers et des épisodes nombreux de galanterie facile égayaient ce vaste tableau de la vie vénitienne, qui se renouvelait tous les soirs et qui tous les soirs présentait un attrait nouveau. Beata cependant paraissait soucieuse au milieu de cette foule étourdie où elle ne voyait pas un ami qui pût l’aider de ses conseils et partager les peines de son âme. Elle ne prêtait qu’une oreille distraite aux propos du chevalier, qui l’entretenait des différens épisodes de la soirée, et surtout d’Hélène Badoer, dont il critiquait la tenue, plaisantant sur l’empressement qu’elle avait mis à saisir le bras du jeune Lorenzo. Cette observation maligne du chevalier fit tressaillir la noble fille, qui ne put se défendre d’un mouvement de jalousie dont les natures les plus élevées ne sont pas exemptes. Elle craignait d’ailleurs que le chevalier ne devinât en partie son secret, et qu’il ne finît par comprendre la raison du retard qu’elle apportait à leur union. À cette perplexité cruelle, qui empoisonnait sa vie, venait s’ajouter le chagrin de ne pouvoir répondre à la lettre que Lorenzo lui avait écrite, et qui l’avait si vivement touchée. Pendant toute la soirée elle l’avait observé avec inquiétude, épiant sa contenance vis-à-vis de la Vicentina, qu’elle ne perdit pas un instant de vue. Elle avait été heureuse de voir Lorenzo rester insensible aux agaceries de la prima donna, et elle aurait voulu pouvoir récompenser par un témoignage de satisfaction cette réserve mêlée de tristesse qu’elle avait remarquée chez son frère d’adoption, et dont elle comprenait si bien la cause. Cet hommage tacite que lui avait rendu Lorenzo au milieu de tant d’objets de distraction avait flatté son âme, tant il est impossible à la femme même la plus chaste d’échapper aux instincts de sa nature, qui est d’aimer et de régner par l’amour qu’elle inspire.

Après une heure de promenade, le chevalier Grimani proposa à la compagnie d’aller achever cette belle nuit au Salvadego, célèbre osteria près de la place Saint-Marc, qui donnait d’excellens soupers, et où aimaient à se retrouver les plus grands personnages de l’état. L’invitation fut acceptée avec empressement par l’abbé Zamaria et communiquée par lui à quelques personnes qui avaient assisté à l’accademia du palais Grimani. Une table de vingt couverts fut bientôt servie dans une grande salle éclairée par des lampes suspendues à de petites corbeilles de fleurs qui tempéraient l’éclat de la lumière. Beata était assise entre son père et le chevalier, Lorenzo à côté d’Hélène Badoer et du poète Lamberti, la Vicentina entre Grotto et l’abbé Zamaria, qui occupait le milieu de la table en face du vieux sénateur Grimani et de Pacchiarotti. Plus loin était Canova à côté du poète François Gritti. Les mets délicats, les pâtes légères arrosées de vins généreux, et surtout de vin de Chypre, eurent bientôt ému l’imagination des convives et établi entre eux celle familiarité décente qui est le plus grand plaisir de la table. Les dieux eux-mêmes oubliaient dans les festins leurs querelles immortelles.

— Est-il vrai, signori, dit un convive d’une voix discrète, qu’il est arrivé à Venise un prince illustre, un frère fugitif du roi de France ?

Surpris d’une pareille question, tout le monde leva les yeux sur celui qui avait osé la faire dans un lieu public. C’était Girolamo Dolfin, le mari d’Hélène Badoer, qui n’avait point ouvert la bouche de la soirée, et dont quelques verres de vin de Samos avaient dissipé la timidité naturelle. Après un moment de silence, où chacun semblait interroger son voisin sur l’opportunité d’un tel sujet de conversation : — C’est très-vrai, répondit le chevalier Grimani, il conte d’Artois est à Venise depuis quelques jours, et la république se dispose à le recevoir comme elle a reçu jadis son aïeul Henri III, avec les honneurs dus à son rang et à son infortune.

Ma, dit un autre interlocuteur, les choses vont donc bien mal en France pour qu’un prince du sang soit obligé de venir chercher un refuge en Italie ?

— Ce n’est pas seulement la France qui est malade, répondit le sénateur Grimani, père du chevalier, c’est toute l’Europe, et vous verrez que l’Italie n’échappera qu’avec peine aux convulsions des idées subversives qui circulent de toutes parts.

— Je bois à la santé de la république, s’écria l’abbé Zamaria en levant en l’air un verre de Murano rempli d’un excellent rosoglio de Zara, à la fermeté de son gouvernement qui ne se laisse point imposer par les sophistes, al nostro serenissimo principe, Lodovico Manini, le cent vingtième doge qui a l’honneur de présider aux destinées de ce pays, et qui certes ne sera pas le dernier à porter la corne ducale et à jeter à la mer Adriatique son anneau d’éternelle alliance.

— Peut-être, répondit d’une voix basse et creuse un convive qui jusqu’alors avait été peu remarqué. Si la république persiste à fermer les yeux à la lumière, à vouloir s’isoler des grands événemens qui se préparent et qui menacent surtout le repos de l’Italie, elle pourra bien succomber sous les artifices d’une politique égoïste, couarde et surannée.

Celui qui eut la témérité de prononcer ces paroles hardies était un membre de la minorité du grand-conseil, un ami intime de François Pesaro, de cet homme courageux qui voulait forcer la république à secouer la torpeur d’une neutralité funeste. Une stupeur muette se peignit sur tous les visages à cette sortie audacieuse contre le gouvernement de la république, et tout le monde sut gré à Girolamo Dolfin d’oser interrompre le cours de ces idées sombres en disant : — On parle aussi de l’arrivée prochaine, dans nos lagunes, de la reine Caroline de Naples, et il ne serait pas impossible, assure-t-on, que son frère, l’empereur Léopold, vînt à sa rencontre jusqu’à Venise.

— Connaissez-vous, messieurs, s’écria le poète fabuliste François Gritti, un conte charmant de Voltaire, intitulé Candide ?

— Oui, vraiment, répondit l’abbé Zamaria, c’est de la philosophie la plus profonde cachée sous les grâces d’un esprit inimitable.

— Eh bien ! ajouta Gritti, il y a dans ce chef-d’œuvre de fine raillerie le récit d’un certain souper dans une auberge de Venise, qui pourrait bien se renouveler de nos jours. Peut-être que ce pauvre roi Théodore, qui n’avait pas même de quoi payer son écot, ne serait pas le plus à plaindre aujourd’hui.

— Je le crois bien, répondit vivement l’abbé, qui ne pouvait guère s’empêcher de faire une allusion à son art favori, les rois n’ont pas tous le bonheur d’être chantés par un poète comme Casti et mis en musique par un Paisiello !

— Non, non, le malheur de ce temps-ci, c’est qu’il n’y a plus de castrats, et, senza castrati, l’Italie est perdue, l’Italia è perduta !

À cette incroyable naïveté du vieux Grotto, à qui le marasquin avait un peu brouillé les idées, les convives poussèrent un éclat de rire vraiment homérique. Grotto était plongé dans une sorte d’extase ; il gesticulait, se parlait tout bas à lui-même et poursuivait un soliloque au milieu de la conversation générale. L’abbé Zamaria, qui se roulait sur sa chaise comme un fou et qui n’était pas homme à laisser échapper une si belle occasion de ramener les esprits sur un sujet plus agréable, lui dit de son plus grand sérieux : — Ma, caro mio, il me semble que nous ne sommes pas aussi à plaindre que vous voulez bien le dire ; qu’en pensez-vous, Pacchiarotti ?

Cette remarque maligne de l’abbé n’était pas de nature à tempérer l’hilarité des convives, parmi lesquels la Vicentina et Hélène Badoer se faisaient surtout remarquer par leur gaîté bruyante. — Écoutez donc, signori, répliqua Grotto sans se déconcerter, et poursuivant son idée fixe, quand on a entendu comme moi les plus admirables sopranistes qu’ait produits l’Italie, lorsqu’on a vécu dans la familiarité d’un Farinelli, qui est mort presque dans mes bras, lorsqu’on a parcouru l’Europe et qu’on a pu apprécier le style et la manière qui distinguaient chacun de ces incomparables virtuoses qui ont émerveillé le monde, alors seulement on comprend toute la profondeur du mal où nous sommes tombés ! J’en appelle au témoignage de l’inimitable Pacchiarotti que voici, le dernier représentant qui nous reste de la grande école. Qu’il dise si mes craintes sont exagérées et s’il n’est pas juste de reconnaître que nous sommes à la veille de voir disparaître un des plus beaux titres de gloire que possède l’Italie, car c’est à la piété de l’Italie qu’on doit ces lévites consacrés, en naissant, au dieu de la mélodie.

— O mon cher Grotte, s’écria l’abbé Zamaria la bouche souriante et toute pleine de paroles, votre gloire est bien plus ancienne que vous ne croyez ! Il est déjà question de vos ancêtres dans la Bible, et, s’il faut en croire un historien, il y en avait beaucoup à la cour de Sémiramis. La Grèce les a connus, et ils étaient si nombreux à Rome, qu’ils furent souvent l’objet de la préoccupation du législateur. Je pourrais même vous citer des vers très irrévérencieux d’Horace contre eux. On en a vu commander des armées, gagner des batailles et gouverner l’empire romain, comme on assure que votre ami Farinelli a gouverné les Espagnes, mais il n’est pas probable que le général de Justinien, que le rival heureux de Bélisaire chantât aussi bien que l’élève de Porpora. Ce qui est certain, c’est que vers le milieu du XVe siècle les sopranistes étaient déjà admis dans la chapelle du pape, qu’on les trouve également installés dans notre chapelle ducale de Saint-Marc, dans celles de Saint-Antoine de Padoue et de plusieurs princes de l’Europe, parmi lesquels il faut distinguer le duc de Bavière Albert V, le protecteur d’Orlando di Lasso, qui avait à son service huit sopranistes pour chanter les œuvres de son musicien favori, le contemporain de Palestrina.

— On apprend toujours des choses nouvelles avec vous, monsieur l’abbé, répondit Grotto, un peu étourdi d’une érudition aussi prompte qu’abondante. Mes souvenirs ne remontent pas aussi haut et s’arrêtent à Bernachi, cet élève de Pistocchi, qui a fondé à Bologne une école célèbre de chant où mon ami Farinelli a rencontré un rival redoutable.

— Mais où donc et en quelle année avez-vous connu Farinelli ? répliqua l’abbé, alléché par la curiosité.

— À Londres, en 1736, où il luttait victorieusement avec son maître Porpora contre Haendel et Senesino, et puis à Madrid au comble de la fortune. Je l’ai revu à Bologne quelques mois avant sa mort, arrivée le 15 juin 1782, et dont personne mieux que moi ne sait la cause.

Per Bacco ! s’écria l’abbé, il est mort de soixante-dix-sept ans bien sonnés.

— Il est mort d’ambition, dit Pacchiarotti, de regret de n’être plus le favori du roi d’Espagne. Ce grand homme a eu la faiblesse d’oublier l’art qui avait fait sa gloire pour les honneurs fragiles du courtisan. Il était plus fier de son titre de chevalier de Calatrava, dont l’avait décoré la reine d’Espagne, femme de Ferdinand VI, que d’avoir été le chanteur le plus étonnant du XVIIIe siècle. Il a passé ses dernières années dans une tristesse profonde, bourrelé de regrets au milieu d’une existence princière. Au moins son condisciple et son rival, Caffarelli, a-t-il eu le bon esprit de placer son orgueil, qui était excessif, dans les succès de sa brillante carrière, et je lui pardonne volontiers d’avoir fait mettre sur la façade d’un palais construit peu de temps avant sa mort cette inscription ambitieuse : Amphion Thebas, — ego domum.

— Ce qui fit dire à un mauvais plaisant, ajouta l’abbé Zamaria : Ille cum, tu sine.

— Je n’entends pas le latin, dit Grotto ; mais ce que je sais positivement, c’est que Farinelli est mort d’une peine de cœur ! ..

— D’amour, répliqua l’intarissable abbé.

— Oui, dit Grotto avec une certaine emphase, mon illustre ami Farinelli a succombé à une passion funeste qu’il avait conçue pour la femme jeune et belle de son neveu, qui était son héritier.

Oh ! questa è bella ! s’écria l’abbé en se renversant sur sa chaise. Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur ! Mais cette histoire doit être remplie d’intérêt, et je suis sûr que la compagnie entendrait avec plaisir le récit d’une passion aussi chaste que malheureuse. — Oui, bien certainement, dit la belle Badoer, nous écouterons avec intérêt une histoire qui parait devoir être si piquante. — Contez-nous donc, reprit l’abbé, les circonstances qui vous ont rapproché de l’admirable virtuose qui, pendant vingt-cinq ans de sa vie, a consacré ses talens à endormir les rois d’Espagne Philippe V, de triste mémoire, et son fils non moins cacochyme, Ferdinand VI.

Signori, dit Grotto après s’être longtemps frotté les yeux comme un homme qui, réveillé en sursaut, aurait de la peine à saisir le fil de ses idées, les circonstances qui m’ont mis en relations avec Carlo Broschi, connu dans le monde entier sous le nom de Farinelli, sont bien simples, et quelques mots suffiront à vous les expliquer. Je suis né dans un village près de Naples, dans le pays même de Farinelli, de Caffarelli, de Gizzielo, de Millico, d’Aprile, je ne sais dans quel mois de l’année 1718. Je suis le fils d’un pauvre marchand d’oiseaux qui, toutes les semaines, allait vendre sur le marché de la capitale des merles, des pinsons, des sansonnets, des canarini et des cardeletti ou chardonnerets apprivoisés. Ma mère eut un rêve où la vierge Marie lui apparut du haut des cieux et lui ordonna de faire aussi de son enfant un rossignol des quatre saisons, agréable au Seigneur. Pieuse et très dévote à la santa vergine Maria, ma mère obéit ; elle suivit l’exemple du saint patriarche Abraham sans qu’aucun ange vint du ciel empêcher cette fois le sacrifice.

— Bravo ! dit l’abbé Zamaria ; belle image biblique !

— Je fus donc un sopraniste, et, à l’âge de onze ans, j’entrai au conservatoire di Santo-Onofrio de Naples, alors dirigé par Léo, d’illustre et douce mémoire. J’y appris la musique, la composition, et j’étudiai l’art de chanter avec Domenico Gizzi, qui avait été le maître de Gioachino Conti, devenu si célèbre sous le nom de Gizzielo. Après cinq ans de réclusion et d’études, trompant les espérances de ma mère qui voulait me faire entrer dans une chapelle, je m’élançai dans la carrière en débutant au théâtre San-Barlolomeo dans un opéra de Pergolèse, Adriano in Siria. J’y remplissais un rôle de femme, et, malgré la beauté du diable dont j’étais doué, car j’avais à peine seize ans, on me trouva le nez trop gros pour représenter une coquette qui devait enchaîner à ses pieds un empereur romain.

À cette naïveté, la Vicentina partit d’un grand éclat de rire en s’écriant : Ah ! maestro, que vous deviez être beau cependant sous le riche costume d’une princesse orientale !

— Après d’autres tentatives plus ou moins heureuses, continua Grotto sans se déconcerter, je quittai Naples deux jours après la mort de Pergolèse, dont le tendre et mélodieux génie s’éteignit à Pouzzoli le 16 mars 1736. Je fus à Rome, où je m’essayai dans un opéra d’Orlandini, Ercole amante, en chantant pour la première fois da primo musico. Je représentai le fils de Jupiter et d’Alcmène, mais, dans une scène capitale où je provoquais mes amis à partager mes travaux, je restai court… et ne pas achever cette phrase : Compagnons d’Alcide, avez-vous du cœur ? En me voyant la bouche toute grande ouverte, tremblant et muet, le public m’accabla de moqueries cruelles, et s’écria : — Si, si, abbiamo cuore, nous avons le courage de l’attendre, Ercolino innamorato ! Je m’enfuis de la scène épouvanté, et partis le soir même pour l’Angleterre. J’arrivai à Londres dans le courant de l’année 1736, et j’allai me présenter immédiatement à Farinelli, pour qui j’avais une lettre de recommandation. Il m’accueillit avec bonté, m’encouragea de ses conseils et de sa bourse, car il n’était pas moins généreux que sublime dans son art. Il est vrai qu’il gagnait des sommes fabuleuses et qu’il était vraiment l’idole de l’Angleterre. On le comblait de cadeaux, et les plus grands personnages se disputaient l’honneur de le posséder dans leurs palais. Il allait souvent chanter à la cour, où les princesses de la famille royale ne dédaignaient pas de l’accompagner au clavecin. Pour donner une idée de l’enthousiasme que Farinelli a excité à Londres pendant les deux années qu’il a passées dans cette ville, de 1734 à 1736, il me suffira de citer ce mot qu’un Anglais prononça à haute et intelligible voix, pendant une représentation de l’Artaxercès de Hasse : Il n’y a qu’un Dieu et qu’un Farinelli !

Il avait alors trente et un ans, étant né à Naples le 25 janvier 1705. D’une figure charmante, grand, élancé, plein de grâce et de distinction, sa personne ajoutait au prestige de la plus belle voix de soprano qui ait jamais existé. Elle avait une étendue de presque trois octaves, depuis le do au-dessous de la portée jusqu’à son homonyme supérieur, et cet immense clavier de notes aussi pures que le cristal était d’une égalité parfaite. Aucune difficulté, aucun artifice de vocalisation ne lui était impossible : il accomplissait les tours les plus scabreux et les plus intrecciati le sourire sur les lèvres, et sans que son beau visage trahit jamais l’effort. Son trille était lumineux comme celui de l’alouette, et sa respiration si longue et si puissante, qu’aucun instrumentiste ne pouvait lutter avec lui. Tout le monde sait que lorsque Farinelli débuta à Rome en 1722 dans un opéra de son maître Porpora, il soutint, contre un trompette allemand fort célèbre, un assaut de ce genre qui excita l’enthousiasme de ce public atrabilaire et capricieux, dont j’ai eu tant à me plaindre. Dans un air avec accompagnement de trompette obligé, que Porpora avait composé expressément pour la circonstance, il y avait un point d’orgue sur une note culminante qui, après avoir.été attaquée, insensiblement enflée, et longtemps suspendue dans l’espace par la trompette, fut reprise par le chanteur avec tant de grâce, d’éclat et de vitalité, qu’après de nouveaux efforts, l’instrumentiste dut s’avouer vaincu. Porpora ménagea encore à son élève chéri un triomphe de ce genre à son début à Londres en 1734, où il éclipsa non-seulement Senesino et Carestini, le chanteur favori de Haendel, mais aussi la Cuzzoni et la délicieuse Faustina. À ces dons de la nature, à ces miracles de bravoure d’un gosier incomparable où il n’a été surpassé que par Caffarelli, il joignait une sensibilité exquise, un goût si pur et un style si élevé, qu’il n’y a que Pacchiarotti qui fait égalé de nos jours dans cette partie morale de l’art de chanter. Ah ! signori, s’écria Grotto avec émotion en se frappant le front de ses deux mains comme pour en faire jaillir des souvenirs ineffaçables, i ! fallait lui entendre dire pallido è il sole et per questo dolce amplesso, deux airs de Hasse, que le roi d’Espagne Philippe V se faisait chanter tous les soirs, pour avoir une idée de ce virtuose admirable qui aurait charmé les anges du ciel !

Dégoûté de la carrière dramatique pour laquelle je ne me sentais plus de vocation, j’acceptai avec empressement la proposition que me fit Farinelli de le suivre en Espagne en qualité d’accompagnateur, car, bien qu’il fût assez habile claveciniste, il n’aimait point à s’accompagner lui-même en public. Nous arrivâmes à Paris dans les derniers jours de l’année 1736. Farinelli fut aussitôt mandé à la cour de Versailles, où il chanta devant le roi Louis XV, qui fut si émerveillé de son talent, qu’en témoignage de sa satisfaction il lui envoya son portrait enrichi de diamans. Quatorze ans après, en 1750, Gafiarelli fut aussi appelé à Paris par la grande dauphine, princesse de Saxe, qui était passionnée pour la musique. Il chanta plusieurs fois au concert spirituel avec non moins de succès que son rival Farinelli, mais il se conduisit avec beaucoup moins de modestie et de prudence. Blessé de n’avoir reçu de la part de Louis XV qu’une simple boite d’or, l’orgueilleux sopraniste dit au gentilhomme chargé de lui remettre ce cadeau : « Eh quoi ! le roi de France n’a rien de mieux à me donner ? Si encore on y avait ajouté son portrait ! — Monsieur, répondit le gentilhomme, sa majesté ne fait présent de son portrait qu’aux ambassadeurs. — De tous les ambassadeurs du monde, répondit l’élève de Porpora, on ne ferait point un Caffarelli ! » Ce fait ayant été rapporté au roi, Louis XV s’en amusa beaucoup ; mais la grande dauphine, plus sévère, manda le chanteur dans ses appartemens, et, après lui avoir donné un riche diamant, elle lui remit un passeport en disant : « Il est signé du roi et n’est valable que pour dix jours ; je vous engage à en profiter. » Caffarelli dut quitter Paris plus promptement qu’il ne l’aurait voulu.

Après quelques mois de séjour dans la capitale de la France, nous partîmes pour l’Espagne, non sans avoir été plusieurs fois à l’Académie royale de musique, où nous entendîmes un opéra barbare d’un certain Rameau intitulé Castor et Pollux, je crois, et une prétendue cantatrice, Mlle Fel, qui criait son amour comme si on l’eût écorchée toute vive. « Sauvons-nous, me dit Farinelli en riant, car le feu doit être à la maison ! » Arrivé à Madrid, où il ne devait rester qu’une saison, Farinelli y fut retenu vingt-cinq ans par la faveur la plus étonnante que mentionne l’histoire.

Je ne vous dirai pas, signori, reprit Grotto après avoir aspiré une large prise de tabac, ce qui est connu de toute l’Europe, et par quel concours de circonstances Farinelli devint un instrument de la politique. Tout le monde sait que le roi d’Espagne Philippe V était frappé, dans les dernières années de sa vie, d’une sorte de mélancolie notre voisine de la folie qui le rendait impropre aux affaires. La reine Elisabeth de Parme, cette princesse ambitieuse que l’adroit Alberoni lui avait fait épouser en secondes noces, ne sachant plus comment vaincre l’apathie de son triste époux, dont elle punissait si bien les caprices dans les mystères de l’alcôve, eut recours à Farinelli. Elle fit préparer un concert dans les appartemens du roi, où l’admirable sopraniste chanta plusieurs morceaux d’un tendre caractère qui émurent, jusqu’aux larmes ce nouveau Saül de la lignée de Louis XIV. Il se réveilla comme d’un long sommeil, combla de caresses son jeune David, consentit à se laisser faire la barbe, et reprit sa place au conseil. Sous Ferdinand VI, qui avec la couronne de son père avait hérité aussi de ses infirmités, Farinelli devint un personnage si important, qu’il eut presque l’autorité d’un premier ministre. Créé chevalier de Calatrava dans une circonstance tout à fait analogue à celle où il avait conquis la faveur de Philippe V, Farinelli acquit une si grande influence sur l’esprit du nouveau roi, qu’elle s’étendit jusqu’aux affaires de l’état. Dispensateur de toutes les grâces, comblé d’honneurs et de richesses, il se voyait courtisé par les grands d’Espagne, par les hidalgos et les plus jolies femmes du royaume. Le ministre La Ensenada ne prenait aucune mesure sans le consulter. Pour vous donner une idée de la faveur dont il jouissait à la cour d’Espagne, qu’il vous suffise de savoir que Marie-Thérèse lui a écrit de sa propre main une lettre que j’ai lue, et qui était des plus flatteuses.

— Je puis attester la vérité de ce fait, dit le sénateur Grimani. Me trouvant à Vienne vers 1762 en qualité de secrétaire d’ambassade, j’entendis un soir au cercle de la cour l’impératrice Marie-Thérèse répondre au reproche qu’on lui faisait d’entretenir une correspondance avec Mme de Pompadour : « Eh ! messieurs, la politique a de cruelles nécessités ; j’ai bien écrit à Farinelli ! »

— Il faut dire à son honneur, reprit Grotto, qu’il supporta cette prospérité inouïe avec calme et beaucoup de modestie. Il fut généreux, protégea le mérite inconnu et n’usa jamais de son crédit pour se venger des injures dont il fut souvent l’objet. Directeur général du théâtre et des fêtes au palais de Buen Retiro, il fit venir à Madrid les artistes les plus renommés, tels que Gizzielo et la Mingotti, sans manifester jamais une ombre de jalousie. Seulement Farinelli était d’une sévérité extrême pour les virtuoses qu’il avait sous sa dépendance. Il leur était expressément défendu de chanter hors des réunions de la cour, et il exigeait même qu’ils fissent calfeutrer les fenêtres de la chambre où ils étudiaient leurs rôles. Un jour, il poussa la rigueur à cet égard jusqu’à refuser à une grande dame qui se trouvait dans un état des plus intéressans la permission d’entendre la Mingotti dans son propre appartement. Il fallut un ordre exprès du roi pour lever l’obstacle. Qui ne connaît l’anecdote de ce tailleur mélomane qui, pour se payer d’un habit magnifique qu’il lui apportait, ne demandait que le plaisir d’entendre chanter une seule fois l’admirable sopraniste ? Après avoir satisfait au désir de ce brave homme, Farinelli lui remit une bourse qui contenait le double de la somme que pouvait valoir l’habit, en lui disant pour vaincre son refus : « Je vous ai cédé, il est juste que vous me cédiez à votre tour. »

Rappelé à Naples par une maladie que fit ma pauvre mère, j’assistai à l’inauguration du théâtre San-Carlo, qui eut lieu le à novembre 1737, le jour même de la fête du roi Charles VII, qui depuis a été Charles III d’Espagne. Ce fut un spectacle magnifique. Commencé dans le mois de mars de la même année, d’après un plan de l’architecte Madrano, ce théâtre, qui est le plus grand et le plus beau de l’Europe, fut achevé dans le mois d’octobre sous la direction d’un certain Angelo Carasale, dont il fit la fortune et le malheur. À son entrée dans la salle, le roi, frappé d’admiration, appela l’architecte et lui posa la main sur l’épaule en témoignage de sa haute protection. — Je regrette seulement, dit le roi à Carasale, que le théâtre ne communique pas directement avec mon palais. S’il était possible d’établir une galerie intérieure, ce serait plus commode pour moi et ma famille. — Carasale, inclinant la tête, disparut. Après la représentation, il s’approcha du roi et lui dit : — Sire, votre désir est accompli ; votre majesté peut rentrer maintenant dans son palais sans sortir du théâtre. Dans l’espace de trois heures qu’avait duré la représentation, l’architecte avait fait abattre de gros murs et improvisé un escalier qu’il fit recouvrir de riches tapisseries. Pendant huit jours, cet incident fut le sujet de toutes les conversations, ce qui n’empêcha pas le pauvre Carasale, quelque temps après, d’être renfermé au château Saint-Elme, où il est mort sous une fausse accusation de péculat[4]. En 1744, à ce même théâtre Saint-Charles, j’assistai à une solennité bien autrement intéressante. Le roi, pour célébrer la victoire de Velletri, qu’il venait de remporter sur les impériaux, commandés par le prince de Lobkowitz, avait fait venir à Naples Gaffarelli et Gizzielo. Jamais ces deux grands virtuoses n’avaient chanté ensemble, car l’un, plus âgé de onze ans que l’autre, — puisqu’il est né à Bari le 16 avril 1703, tandis que Gizzielo a vu le jour à Arpino le 18 janvier 1714, — était déjà célèbre dans toute l’Europe et ne reconnaissait de rival que son condisciple Farinelli. Aussi leur rencontre dans un opéra de Pergolèse, Achille in Sciro, fut-elle un événement dans l’histoire de l’art de chanter. Caffarelli, qui représentait le personnage héroïque d’Achille, venait de chanter un air de bravoure qui avait excité l’étonnement du public, lorsque parut Cizzielo sous le costume de l’astucieux Ulysse.

— Pas mal, répondit l’abbé Zamaria, per Bacco ! vous avez donc lu Homère, mon cher Grotto ?

— Tremblant comme l’oiseau à l’approche du vautour, continua le vieux sopraniste, Cizzielo se recommanda intérieurement à la vierge Marie, et fit vœu de lui consacrer un vase lacrymatoire de l’argent le plus fin, s’il sortait sain et sauf d’une lutte aussi terrible. Il commença d’une voix émue, et puis, encouragé par quelques murmures approbateurs, il se raffermit et développa les notes les plus suaves avec un style si pathétique et si touchant, que la salle retentit de bruyantes acclamations. La victoire resta indécise entre la prodigieuse flexibilité qui caractérisait surtout la manière de Caffarelli et la grâce mêlée de tendresse qui était le partage de Gizzielo.

— C’est à peu près mon histoire avec la Gabrielli que vous venez de raconter, interrompit Pacchiarotti. Lorsque je me rencontrai pour la première fois à Venise, en 1777, avec cette puissante et fantasque prima donna, que tant de rapports de ressemblance rapprochaient de Caffarelli, je me crus perdu, Poveretto me, m’écriai-je, questo è un portento ! c’est un prodige ! Je ne dus mon salut, dans cette circonstance, qu’à un peu de sentiment dont la Gabrielli était complètement dépourvue.

— Je revis Gizzielo à Madrid, continua Grotto, où il fut appelé par mon ami Farinelli en 1749. Les conseils de l’élève de Porpora perfectionnèrent son goût, et je n’oublierai de ma vie la manière dont il chantait un air de la Didone abvandonala que Vinci avait composé pour lui à Rome, en 1730, ainsi qu’un autre admirable morceau de l’Artaserse, du même compositeur :

E pure sono innocente…


dans lequel Gizzielo faisait pleurer son auditoire. Rappelé à la cour de Lisbonne, où il avait déjà été une première fois en 1743, il y est resté jusqu’en 1754. Comblé de richesses par le roi de Portugal, Gizzielo s’est retiré à Rome, où il est mort presqu’à la fleur de l’âge, en 1761[5].

Farinelli dut quitter aussi l’Espagne en 1761, peu de temps après la mort de Ferdinand VI. Charles III, en congédiant le grand virtuose avec une pension considérable, lui rendit ce témoignage, qu’il avait usé avec modération de la faveur dont l’avaient honoré ses prédécesseurs. Il eut ordre, je crois, de se retirer à Bologne, dans cette ville studieuse et paisible où trente ans plus tôt il avait rencontré Bernachi, dont l’exemple et les sages conseils eurent une si grande influence sur sa destinée d’artiste. Il aimait à reconnaître qu’après Porpora, qui avait dirigé son enfance, les deux hommes qui avaient le plus contribué à épurer son goût et son style, c’étaient l’empereur Charles VI elle sopraniste Bernachi. Retiré dans une belle habitation qu’il avait fait construire à une lieue de Bologne, entouré de sa sœur et de ses deux enfans, qu’il affectionnait beaucoup, il y vécut somptueusement, en exerçant l’hospitalité d’un grand seigneur. Il recevait nombreuse compagnie, et pas un voyageur de distinction ne passait à Bologne sans désirer lui être présenté. Ses appartemens étaient remplis d’un grand nombre de clavecins, dont chacun portait le nom d’un peintre célèbre. Tantôt il jouait sur le Rafaello d’Urbino, et tantôt sur le Titien, le Guide ou le Corrège. Plus souvent encore il se plaisait à chanter en s’accompagnant de la viole d’amour. Parmi les tableaux remarquables qu’il possédait, il y en avait un de son ami Amiconi, où l’artiste avait groupé) dans une composition pleine de grâce, le portrait de Farinelli, de Métastase, de la Faustina et celui du peintre Amiconi lui-même. Sa conversation, abondante en anecdotes curieuses sur les grands personnages qu’il avait approchés, intéressait les visiteurs et les convives qu’il avait constamment à sa table. Il parlait volontiers de son séjour en Angleterre, où il avait connu beaucoup d’hommes distingués, particulièrement lord Chesterfield. On jour, je l’ai entendu confirmer le fait si souvent rapporté de son entrevue avec Senesino. Engagés, l’un au théâtre de Haendel, l’autre à celui de Porpora, où ils chantaient tous les soirs, les deux célèbres virtuoses n’avaient pu trouver l’occasion de s’entendre, lorsque je ne sais trop quelle représentation extraordinaire les mit en présence dans une scène combinée à cet effet. Senesino représentait un tyran furieux et implacable, et Farinelli un prisonnier chargé de chaînes. S’approchant humblement de son oppresseur, Farinelli chanta un air si touchant et avec une voix si pure, que Senesino, oubliant le caractère de son rôle, courut embrasser son rival aux applaudissemens d’un public ravi.

Parmi les voyageurs de distinction que j’ai vus chez Farinelli, je dois citer l’électrice de Saxe, qui était venue tout exprès en Italie pour voir et entendre l’incomparable sopraniste. C’était, je crois, en 1772. Après un déjeuner splendide qu’il avait donné à la princesse, il se plaça au clavecin, et, d’une voix affaiblie par l’âge, il dit cet air si fameux de Hasse :

Solitario bosco ombroso…


avec un si grand style, que la princesse, non moins émue que l’avait été Senesino, se précipita dans ses bras en s’écriant avec exaltation : « Ah ! je mourrai contente désormais, puisque j’ai eu le bonheur de vous entendre ! »

Hélas ! continua Grotto en poussant un soupir, la gloire, la fortune, l’amitié du père Martini, l’estime dont il était entouré, la vénération que j’avais pour lui, n’ont point empêché ce grand homme de terminer tristement une existence qui avait été si complètement heureuse jusqu’alors. Il ne pouvait se consoler d’avoir été forcé de quitter la cour d’Espagne, dont il ne parlait jamais sans pleurer comme un enfant. Joignez à ce chagrin d’une grandeur éclipsée la passion funeste que lui inspira la femme de son neveu, et vous aurez une idée de l’amertume de ses dernières années. Cette femme, jeune, belle et distinguée, appartenant à une des plus nobles familles de Bologne, repoussa avec dédain le sentiment que Farinelli éprouvait pour elle. Lui qui, dans sa jeunesse, avait été recherché, et adoré, je puis l’affirmer, des plus grandes dames de l’Europe, il me dit un jour d’un accent désespéré : « Je donnerais ma fortune, ma vie et jusque ma part de paradis pour quelques jours de bonheur passés avec Luccinda ! » Il chantait devant elle, d’une voix chevrotante, les morceaux les plus touchans de son répertoire sans pouvoir adoucir son inhumaine. Enfin il s’oublia jusqu’à éloigner son neveu et se fit le tuteur jaloux et tyrannique d’une jeune femme dont la fierté a empoisonné et abrégé certainement sa vie.

— On pourrait appliquer à ce pauvre Farinelli, répondit l’abbé Zamaria, ces deux vers de l’Arioste :

Che la cagion del suo caso empio e tristo,
Tutto venia per aver troppo visto,


ce qui veut dire que « trop d’expérience nuit au bonheur. »

— Je possède une fort belle gravure d’Amiconi, dit Canova, où Farinelli est représenté assis au milieu d’un portique, ayant à ses pieds un groupe de petits amours qui chantent et folâtrent autour de lui. Une muse lui pose une couronne sur la tête, tandis qu’au fond du tableau on aperçoit la Renommée qui s’élève au-dessus d’un nuage pour annoncer l’avènement du grand artiste. Jeune, beau et plein de grâce, Farinelli tient à la main une guirlande de roses dont il admire la fraîcheur, et au bas de cette gravure, qui a été publiée à Londres, on lit ce vers tiré de l’Enéide de Virgile :

Priman merui qui laude coronam.

Signori, reprit Grotto avec une certaine dignité, Farinelli et Caffarelli, dont le véritable nom était Majorano, comme vous le savez sans doute, sont les deux sopranistes les plus admirables qu’ait produits l’Italie, si féconde pourtant en semblables merveilles. Nés dans la même contrée, l’un à Naples en 1705, l’autre à Bari en 1703, tous les deux élèves de Porpora qu’ils ont laissé dans la misère, ils ont vécu près d’un siècle et sont morts riches et glorieux, mon ami en 1782, et Caffarelli l’année suivante, dans son duché de Santo-Dorato. Doués tous les deux d’un physique charmant et d’une voix de soprano étendue, sonore, limpide, que leur maître avait assouplie dès l’enfance par des exercices si bien gradués, qu’en sortant de ses mains ils purent aborder les plus grands théâtres, de l’Europe, ils déployèrent des qualités différentes avec une égale habileté, et laissèrent le monde indécis, ne sachant auquel des deux usignuoli donner la préférence. Si Farinelli se distinguait par la sensibilité, par un goût sévère et contenu, Caffarelli éblouissait par les prodiges de sa vocalisation luxuriante, qu’aucune femme, même la Gabrielli, ne pouvait égaler. L’un touchait le cœur par l’expression des sentimens, l’autre étonnait l’oreille par les caprices et les sensualités de son gosier ; le premier vous arrachait des larmes, le second des cris d’admiration ; et si Farinelli a été le chanteur des rois, des princes, des femmes sensibles, des grands professeurs et des hommes distingués par la culture de leur esprit, Caffarelli a été celui de la foule ébahie au spectacle de la difficulté vaincue. L’un pourrait être comparé au Tasse, et l’autre à Marini.

— Et pourquoi pas à Homère et à Virgile ? répondit l’abbé Zamaria en riant. Puisque vous les avez déjà comparés à deux oiseaux, continua l’abbé avec malice, Farinelli pourrait être assimilé au cygne, l’oiseau favori des muses, qui chantait sur les ondes du Pénée les louanges d’Apollon, et Caffarelli au phénix, dont le plumage d’or, de pourpre et d’azur, selon Pline, faisait l’admiration des hommes et des dieux.

— Quoi qu’il en soit, continua Grotto, Farinelli et Caffarelli doivent être considérés comme les deux sopranistes les plus extraordinaires qui aient existé, l’un dans le chant tempéré et di mezzo cavattere, l’autre dans le style de bravoure. Autour de ces deux illustres élèves de Porpora, qui se sont partagé l’empire de l’art de charmer les hommes par les inflexions de la voix, on pourrait classer en deux familles distinctes tous les sopranistes célèbres qu’a produits notre pays : dans la lignée de Farinelli, Bernachi d’abord, qui a fondé l’école de Bologne ; son savant élève Mancini ; Orsini, dont la voix de contralto plaisait tant à l’empereur Charles VI et à son maître de chapelle, Fux ; Senesino, qui a eu l’honneur de chanter avec Marie-Thérèse lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant, et dont la voix de messo soprano et le beau visage ont fait les délices de la cour de Dresde, où Haendel est allé le chercher ; Carestini, dont la modestie n’était surpassée que par le goût, le talent et l’expression qui distinguaient ce chanteur favori de Haendel ; Guarducci, non moins touchant, et qui était si remarquable dans la Didone de Piccini ; Salimbeni, beau comme l’amour, élève aussi de Porpora, et dont la voix enchanteresse de soprano avait le privilège de toucher le grand Frédéric ; Guadagni, que vous connaissez tous, le chanteur inspiré de Gluck, l’amant fortuné de la Gabriellu ; Millico, qui l’a peut-être égalé, l’ami intime de l’auteur d’Orfeo et d’Alceste ; Aprile, qui fut aussi un excellent professeur ; il Porporino, dont la belle voix de contralto n’était pas à dédaigner, non plus que celle de Rubinelli ; enfin Pacchiarotti que voici, le sublime Pacchiarolli, qui est, hélas ! le dernier grand sopraniste qui nous reste.

— En vous remerciant des éloges que vous voulez bien m’accorder, répondit Pacchiarotti, permettez-moi de ne pas désespérer de l’avenir. J’ai entendu à Rome, il y a quelques années, un certain Crescentini qui promet de devenir un virtuose digne de perpétuer la tradition de Farinelli et de Guadagni.

— Dans la famille des sopranistes qui ont surtout brillé par les artifices de la vocalisation, reprit Grotto, on pourrait classer, avant Caffarelli, Pasi, qui chantait au commencement du siècle ; puis Gizzielo, dont j’ai déjà parlé, et dont la voix de soprano égalait au moins celle de l’élève de Porpora ; enfin l’idole du jour, Marchesi, que nous avons entendu à Venise, et qui possède, avec une figure charmante, une voix de soprano dont la merveilleuse souplesse excite l’admiration de l’Europe.

Grotto avait à peine terminé son récit, que la porte de la salle s’ouvrit avec fracas, et l’on vit entrer un homme vêtu de noir, portant une barrette ornée d’un gland d’or. À son aspect, tout le monde se leva précipitamment, excepté le sénateur Zeno, qui ne bougea pas de sa chaise. C’était un familier du conseil des dix, qui, en apercevant le père de Beata, s’inclina et disparut sans proférer une parole. On reconnut à cette scène muette et à la contenance du sénateur qu’il était un des trois inquisiteurs d’état. Quelques jours après, on apprit, non sans terreur, que le convive qui avait osé blâmer la politique du gouvernement avait été enlevé de sa maison sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu.

Les convives se retirèrent un peu en désordre, plus ou moins préoccupés de l’incident qui avait mis fin à ce souper improvisé. Il était trois heures du matin. La lune resplendissante éclairait encore quelques promeneurs attardés sur la place Saint-Marc. Lorenzo, dans la confusion de cette scène, voyant Beata seule et séparée du chevalier Grimani, la suivit en silence et l’accompagna jusqu’à la gondole de sa maison, qui était amarrée au traghetto de la Piazzetta. Son père s’y étant placé le premier, Lorenzo offrit son bras à Beata pour l’aider à y monter, et se disposait à se retirer lorsque le sénateur lui dit : Vous pouvez entrer. Heureux et confus d’une faveur si inusitée, Lorenzo obéit. Il s’assit humblement en face de Beata et du sénateur, sans dire un mot, mais le cœur agité. À un mouvement que fit la gentildonna pour ramener les plis de sa robe, qui traînait à ses pieds, Lorenzo, allant au-devant de ses désirs, rencontra sa main qu’il saisit fortement. Elle ne répondit point à son étreinte, mais elle ne retira pas sa main, et laissa Lorenzo la presser longtemps avec transport, nuance exquise d’une âme aussi pure que le ciel. Lorenzo était ivre de bonheur. C’était le premier témoignage d’affection qu’il recevait de Beata ; ce contact innocent qu’il avait provoqué, et dont il s’exagérait certainement la portée, fit épanouir ses plus chères espérances et entr’ouvrit à son imagination un avenir de béatitude. Il tremblait, ses genoux s’entrechoquaient, et sans la demi-obscurité qui le dérobait aux regards du sénateur, son exaltation extraordinaire aurait éveillé peut-être les soupçons du père de Beata. Oh ! comme le souvenir de la Vicentina lui était odieux dans cet instant de suprême félicité ! qu’il était honteux de sa chute, et combien les baisers de la volupté lui paraissaient amers et décevans, comparés à l’extase du véritable amour ! Toute la soirée, Lorenzo avait imploré vainement, par sa contenance recueillie et triste, un signe bienveillant de Beata, sans se douter que cette noble créature était joyeuse comme une enfant de le voir ainsi préoccupé d’elle et indifférent à tout autre objet. Elle lui savait gré surtout de n’avoir point répondu aux agaceries de la prima donna, ni aux propos aimables d’Hélène Badoer. Assise en face de Lorenzo, elle le sentait tressaillir, et son cœur en éprouvait une douce commotion. Elle était heureuse et à la fois étonnée de la témérité de Lorenzo : sa conscience parfaitement tranquille épanchait ses illusions et s’entr’ouvrait au bonheur. — Pourquoi, se disait-elle recueillie en elle-même à côté de son père silencieux et en attachant sur Lorenzo un regard sérieux et attendri, pourquoi la destinée briserait-elle une union si charmante qu’elle s’est plu à former ? Ne l’a-t-elle pas confié à ma sollicitude, cet enfant bien-aimé qui a répondu à tous mes vœux, et ne suis-je pas assez riche pour fixer irrévocablement son sort ? Mon père pourrait-il trouver un fils plus affectueux et plus digne de soutenir l’éclat de sa maison, et que sont quelques années de plus, quand l’amour s’unit à l’amour ?

Lorenzo, qui tournait le dos à la proue où était placée la lanterne qui, ainsi qu’une étoile polaire, éclairait les mariniers à travers les lagunes, se pencha un peu de côté et laissa pénétrer ainsi dans la gondole un rayon furtif de lumière : il put voir alors deux grosses larmes sillonner le beau visage de Beata. Oh ! que n’était-il seul pour tomber à ses pieds et les essuyer de ses lèvres, ces larmes précieuses qu’il recueillit au fond de son cœur ! Emu jusqu’au transport, Lorenzo aurait peut-être fait un éclat irréparable, si, dans les profondeurs d’un petit canal, une voix harmonieuse n’eût soupiré ces jolis vers d’une chanson de Lamberti :

La troppo cara imagine
Sempre xe viva in mi,
Non vedo altro che ti,
Ti sola sento.

« Ton image chérie vit toujours dans mon cœur ; je ne vois que toi, je ne pense qu’à toi. » Ce sentiment si conforme à ce qu’il éprouvait calma Lorenzo et le plongea dans une douce rêverie, où la légende de Silvio et de Nisbé, dont Giacomo avait bercé son enfance, traversa heureusement son esprit.

Rentré au palais, Lorenzo ne put dormir de la nuit. Il marchait à grands pas dans sa chambre avec une agitation extrême, se parlant tout haut, couvrant de baisers ses propres mains qui avaient pressé celle de Beata, et qui lui paraissaient encore empreintes du parfum de la femme aimée. Tantôt il s’asseyait au clavecin et improvisait des chants pour exhaler son bonheur, tantôt il récitait avec emphase des vers de son poète de prédilection, Dante, qu’il savait presque tout entier par cœur. Il voulait écrire à Beata une seconde lettre pour lui dire sa joie, son respect, son amour, son profond repentir, et comme il entre toujours un peu d’imitation dans tout ce que fait la jeunesse, Lorenzo, en écrivant de nouveau à la fille du sénateur, pensait indirectement à la fameuse lettre de Saint-Preux à Julie, dont il n’avait pas oublié le début éloquent : « Puissances du ciel ! vous m’avez donné une âme pour la douleur ; donnez-m’en une pour la félicité ! » Son bon instinct le préserva heureusement d’une faute qui l’aurait compromis dans l’esprit de Beata, dont la fierté et la délicatesse auraient été blessées d’un pareil langage.

Le lendemain, Lorenzo resta toute la journée au palais sans presque sortir de sa chambre, tant il était heureux de se trouver près d’elle, de respirer le même air, de fouler la trace de ses pas. Il prêtait l’oreille au moindre mouvement qui se faisait au-dessous de lui dans l’appartement de Beata, et à chaque porte qu’on fermait, à chaque bruit, son cœur bondissait, croyant entendre, dans les longs corridors, le frôlement d’une robe de soie. Puis il se mettait à la fenêtre, espérant que Beata serait à son balcon, d’où elle se plaisait à contempler les incidens du Grand-Canal. Le palais s’était transformé pour Lorenzo en un séjour enchanté ; tout lui paraissait changé. Il s’y sentait plus libre et plus fort, les domestiques étaient plus respectueux à son égard, Teresa, la camériste, moins revêche, et le sénateur Zeno lui-même n’avait pu, sans intention, lui accorder la faveur de l’admettre dans sa gondole avec sa fille chérie, quand le chevalier Grimani s’en retournait seul avec son père.

Cependant Lorenzo n’était pas sans appréhension sur l’accueil que lui ferait Beata. Son bonheur était si grand et si inespéré, qu’il craignait de le voir s’évanouir comme un songe à l’apparition du jour. Elle n’a pas répondu à mon étreinte, se disait-il avec confusion ; j’ai saisi sa main comme une proie qu’on dérobe, et peut-être ne me l’a-t-elle abandonnée un instant que par distraction, par pitié ou indifférence ? Ces larmes divines, que j’ai vues couler de ses beaux yeux ; est-ce bien moi, pauvre insensé, qui en suis la cause ? Ah ! c’est l’absence du chevalier qu’on pleurait et le peu d’empressement qu’il a mis à la suivre dans sa gondole ! — Passant d’un extrême à l’autre, Lorenzo, après s’être humilié ainsi devant la fortune, se relevait avec orgueil, et trouvait qu’après tout il valait bien le chevalier Grimani, dont le mérite consistait à porter avec grâce le nom de son père. Ces alternatives de tendresse et de vanité, de soumission et de révolte, d’aspirations généreuses et de susceptibilité démocratique, comme on dirait de nos jours, étaient les affluens divers dont se composaient le caractère de Lorenzo et la société où le sort l’avait jeté. À dîner, où il vit Beata pour la première fois de la journée, Lorenzo fut timide et embarrassé. Il n’osait lever les yeux sur elle, de peur de rencontrer un visage sévère, où il aurait lu la condamnation de sa témérité et l’anéantissement de ses espérances. Il ne répondait que par monosyllabes aux questions que lui adressait l’abbé Zamaria, ne voulant pas prolonger une conversation qui aurait pu trahir l’anxiété de son esprit. Beata au contraire, sans être moins réservée dans ses manières, regardait Lorenzo avec une curiosité naïve, comme si elle eût découvert en lui des qualités ou des défauts qui lui eussent été inconnus jusqu’alors, ou qu’il fût revenu d’un long voyage empreint de ce caractère d’étrangeté que donne l’absence. C’est que la femme chaste et pure qui accorde un témoignage d’affection, ou qui s’est laissé surprendre une faiblesse, éprouve une secousse intérieure qui déchire le voile de sa pudeur alarmée. Elle contemple alors avec des yeux étonnés celui qui l’a éveillée du bruit de ses ailes ou du souffle de son haleine. Dans le regard profond, tendre et soucieux de la fille du sénateur, il y avait comme une révélation de sa destinée. Son âme confiante et généreuse s’était légèrement épanouie à ce premier contact de l’amour, et malgré son bon sens, elle était disposée à croire que son père n’avait point agi sans intention en permettant à Lorenzo d’entrer dans sa gondole. Elle voyait dans ce fait, bien simple pourtant, une lueur d’espérance, un encouragement à ses vieux les plus chers, tant elle est vraie, cette pensée de Pascal : « que le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas. » Sur la fin du dîner, Teresa vint parlée tout bas à sa maîtresse, qui s’écria : « Ah ! Tognina est ici ! Sans doute elle vient passer quelques jours avec nous pour voir la fête de l’Ascension. » Elle se leva précipitamment de table, et courut embrasser son amie d’enfance.


P. SCUDO.

  1. Dante, Purgatorio, chant XII.
  2. Fra Giocondo fut appelé par Louis XI en France, où il a construit le vieux pont de Notre-Dame, puis à Rome, où Léon X, après la mort de Bramante, l’adjoignit à Raphaël pour diriger les travaux de Saint-Pierre.
  3. « Nous autres femmes qui sommes sincères, nous voulons que les hommes soient un peu soumis. Ces grands docteurs pédans et ridicules ne font jamais de bons maris. »
  4. Voyez Coletta, Histoire du Royaume de Naples, t. Ier, p. 129 de la traduction française. Le théâtre Saint-Charles, avec les belles peintures de Nicolini, fui brûlé en 1816 et reconstruit immédiatement par l’ordre du roi Ferdinand IV, fils de Charles VII de Naples.
  5. Grétry, qui se trouvait alors à Rome, dit dans ses Mémoires, p. 116 : « Un fameux chantent que j’ai vu à Rome, Gizzielo, envoyait son accordeur dans les maisons où il voulait montrer ses talens, non-seulement de crainte qu’il ne fût trop haut (le clavecin) mais aussi pour la perfection de l’accord. »