Le Chevalier Sarti, histoire musicale/02

Le Chevalier Sarti, histoire musicale
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 760-806).
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DEUXIÈME PARTIE.

VENISE.



I.

Lorenzo Sarti avait quinze ans lorsqu’il se rendit à Venise avec la famille Zeno, dans le mois de novembre 1790[1]. Le moment était favorable pour visiter cette ville célèbre. Un nombre considérable d’étrangers, surtout d’émigrés français, étaient accourus dans cette métropole du plaisir pour y attendre la solution prochaine, croyaient-ils, de ce grand drame qui devait durer cinquante ans. La présence de ces étrangers, appartenant presque tous à la classe élevée de la société européenne, faisait alors de Venise un foyer d’intrigues politiques et galantes où les projets de contre-révolution se discutaient au milieu de folles mascarades et de joyeux festins.

La révolution française de 1789 venait d’éclater au milieu de la paix générale et de l’heureuse concorde qui commençait à s’établir entre les peuples et les gouvernemens ; elle avait tout à coup divisé l’Europe en deux camps ennemis. Généreuse à son début comme une inspiration de sentiment depuis longtemps préparée par les études des esprits éclairés, elle ne tarda point à s’altérer dans son principe et à dépasser le but que lui avaient assigné les vrais besoins de la nation. Après la compression de la classe moyenne et la chute de la monarchie, qui, pendant des siècles, avaient travaillé de concert à cette glorieuse émancipation de la raison publique, la France devint la proie d’une horde de sophistes qui livrèrent la société et la civilisation aux fureurs de la basse démagogie. Ces trois périodes décisives de la révolution française, qui se résument dans l’assemblée constituante, dans la législative et la convention, marquent aussi les différens degrés de sympathie qu’inspira à l’Europe ce grand mouvement national. Il avait épuisé et dépassé les idées les plus hardies du XVIIIe siècle.

L’esprit du XVIIIe siècle, tel qu’il se dégage de l’ensemble de ses travaux et de ses actes, fut un esprit de liberté ayant pour but l’émancipation de la nature humaine. Sous la main du christianisme et la tutèle de l’église, l’homme n’avait été qu’un instrument de la Providence, un jouet de la grâce, dont il ne lui était pas permis de sonder les voies mystérieuses. Le XVIIIe siècle le relève de cette irresponsabilité aveugle, il brise les sceaux qui fermaient le livre de la vie, et c’est dans la volonté éclairée par la raison qu’il place désormais l’unique point d’appui de notre destinée. Telle est la donnée générale de ce qu’on appelle la philosophie du XVIIIe siècle, qui continue l’œuvre de la renaissance, dont elle est la conséquence logique. En effet, le mouvement de la renaissance, si bien caractérisé par Descartes dans son Discours sur la Méthode, s’arrête un instant au XVIIe siècle pour essayer une sorte de compromis avec l’autorité traditionnelle, d’où il ne résulte qu’une réforme timide de la discipline intérieure du catholicisme. Après cet essai infructueux de conciliation, le souffle libérateur reprend de nouveau son cours et renverse tout ce qui lui fait obstacle, bientôt enfin s’accomplit le glorieux hyménée de l’esprit humain et de la nature prédit par Bacon, et dont il avait préparé d’avance l’épithalame. De ce mariage fécond et si longtemps retardé par la jalousie de l’église doit naître « une race de géans et de héros qui étoufferont le syllogisme de la scolastique, délivreront le genre humain de l’ignorance et purgeront la terre de toute injustice. » Voilà en quels termes magnifiques le génie de Bacon annonce l’avènement de la science moderne qui inspire tout le XVIIIe siècle, depuis Voltaire jusqu’à Kant.

C’est alors qu’on vit se lever comme par enchantement un groupe d’intelligences vives, audacieuses, pleines de confiance dans les ressources de l’esprit humain dont elles croyaient avoir reculé les bornes, s’attaquant à tous les objets, brisant tous les liens de l’antique discipline, réformant les vieilles méthodes et dédaignant le passé, qui avait accumulé tant d’erreurs et de si profondes injustices. Les hommes éminens du XVIIIe siècle conçurent le vaste projet de changer la face de la civilisation et de commencer une ère nouvelle. Histoire, législation, finances, politique, morale, littérature, sciences, tout fut remanié et refondu par un principe nouveau qui, partant de la sensation, allait aboutir à la souveraineté de la raison. De là la prodigieuse activité de cette époque mémorable. S’appuyant sur la volonté comme sur un levier dont on avait méconnu la puissance, le XVIIIe siècle s’élance avec ravissement au-devant de l’avenir, où il entrevoit dans un lointain lumineux le règne de la justice et de l’amour. Aussi quelle joie, quels cris d’allégresse, quel enthousiasme s’échappent du milieu de cette folle génération, qui semble sortir d’un cachot et respirer pour la première fois l’air pur et fortifiant de la liberté ! Chacun secoue ses langes, chacun dénoue sa ceinture, chacun s’empresse de rejeter la vieille enveloppe comme un ciliée de mortification trop longtemps imposé à la crédulité de l’esprit humain. La vieille société est attaquée de toutes parts, les distinctions de naissance et de fortune font place à celles de l’esprit ; on se rapproche, on se réunit, on se répand au dehors, on se livre sans contrainte aux plaisirs aimables de la vie en rêvant au bonheur des générations futures. Tout change, tout se transforme, tout prend un air de fête et de jeunesse. Les arts, la poésie et surtout la musique s’empreignent d’une sensibilité plus pénétrante, et les femmes, qui ont joué un rôle si important dans un siècle qui a proclamé que « les grandes pensées viennent du cœur[2], » ne semblent-elles pas accuser la révolution profonde qui se fait alors dans les idées et dans les mœurs, non-seulement en se livrant avec plus d’abandon aux sentimens qui les inspirent, mais aussi en repoussant ces vieux costumes qui emprisonnaient leurs charmes, en revêtant ces robes élégantes aux couleurs joyeuses et printanières où l’on voyait briller un goût exquis et une fantaisie adorable ? Deux mots sacramentels, qui étaient dans toutes les bouches, peuvent résumer l’esprit et les tendances de cette grande époque d’émancipation : le mot humanité, qui fut jeté dans la circulation par un écrivain obscur[3], et qui exprimait admirablement les besoins de justice, d’égalité et de réformes sociales qui étaient dans le cœur de tous, — et le mot nature, par lequel se manifestait le mouvement scientifique qui poussait l’esprit humain à étudier les phénomènes du monde extérieur.

De ce désordre fécond où s’élaboraient les élémens d’une société nouvelle, de cette bruyante insurrection contre le moyen âge et les institutions du passé, il nous est resté un monument curieux, l’Encyclopédie, vaste dépôt de connaissances un peu confuses, mais où s’agite l’esprit divin, comme il s’agitait sur le chaos qui a précédé la naissance du monde. En effet, cette tour de Babel fut élevée par une génération de travailleurs intrépides qu’animait une foi ardente dans le triomphe de la raison par les progrès de l’esprit humain. L’idée de progrès, c’est-à-dire d’une extension successive de nos facultés et de nos connaissances, d’une amélioration de notre destinée, n’est pas sans doute une idée entièrement nouvelle, puisqu’elle résulte du sentiment de notre activité intérieure et du spectacle de l’histoire. Elle a été entrevue par l’antiquité, et il y a plus de deux mille ans le philosophe Xénophane a pu dire : « Non, les dieux n’ont pas tout donné aux mortels, c’est l’homme qui avec le temps et le travail a amélioré sa destinée. » Cependant l’idée de progrès que saint Augustin, que Vico, Pascal et surtout Leibnitz ont affirmée avec plus ou moins d’évidence, n’a été formulée d’une manière vraiment scientifique que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle par Turgot, d’Alembert et Condorcet en France, par Herder et Lessing en Allemagne.

Doué de facultés perfectibles, éclairé par sa raison et servi par sa volonté, l’homme est le maître de sa destinée. Contenu jusqu’alors par de fausses abstractions qui lui avaient caché la vérité des choses, aveuglé par de prétendus principes métaphysiques que lui avait imposés l’autorité jalouse de perpétuer son ignorance, l’homme est parvenu à dissiper ces vains fantômes de la scolastique qui lui dérobaient le spectacle admirable de la nature. Mis en contact direct avec le monde extérieur par ses organes, averti par la sensation de l’existence des phénomènes, il en étudie les lois, et c’est dans ces lois qu’il trouvera le secret de dompter la matière, de l’animer de son souffle et de la faire servir à sa grandeur. La notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste, dont le germe est resté enfoui dans les limbes de l’instinct, se développera à la clarté de l’entendement, et la conscience, devenue plus délicate et plus rigoureuse, étendra sa juridiction sur un plus grand nombre de rapports. La morale ne sera plus un amas confus de préceptes arbitraires et variables, mais un code de lois précises sanctionnées par la raison et le sentiment. Le dieu mystérieux de la légende, conception remplie de contradictions et de contes fabuleux, fera place à une intelligence suprême dont l’existence nécessaire sera prouvée par l’ordre de l’univers et les lois de l’esprit humain, et qui couronnera l’édifice de la connaissance au lieu d’en être la négation. Telle est la profession de foi de ce XVIIIe siècle d’où est sortie la révolution de 1789, qui a changé la face de l’Europe et posé les principes d’une nouvelle civilisation. Qu’on lise l’admirable chapitre qui termine le livre de Condorcet, Esquisse d’une histoire des progrès de l’esprit humain, et l’on y trouvera, écrit de la main d’un martyr, le testament d’une génération héroïque qui a cru avec Bacon et les grands esprits de la renaissance aux miracles de la science que nous voyons s’accomplir sous nos yeux.

Né en France, propagé par les écrits de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Buffon et par l’Encyclopédie, ce mouvement de rénovation se répandit dans toute l’Europe. De tous côtés, on se mit à prêcher l’abolition des vieux abus, à ridiculiser les usages consacrés, à bâtir des utopies qui avaient toutes pour objet la régénération du genre humain. Les souverains les plus jaloux de leur autorité, Catherine de Russie, le grand Frédéric, Joseph II, les rois de Suède, de Portugal et d’Espagne, entraînés par l’esprit du siècle, essayèrent tous d’améliorer l’administration, de simplifier, d’humaniser les lois civiles et criminelles, de dégager l’action du gouvernement des entraves de la féodalité, de répandre l’instruction en conviant les peuples à un meilleur avenir. L’Italie ressentit aussi très fortement l’influence des idées nouvelles. Cette vieille terre de Saturne, qui a vu s’accomplir tant de révolutions mémorables, était alors gouvernée par des princes débonnaires que la mode du bel esprit philosophique, la douceur des mœurs, la sécurité profonde dont ils jouissaient depuis la paix d’Aix-la-Chapelle, autant que la raison d’état, avaient imbus d’un esprit d’équité qui se manifestait chaque jour par des réformes salutaires. On remarquait le gouvernement économe du Piémont et celui de Parme, où régnait un élève de Condillac sous la tutèle d’un ministre capable et tout-puissant. Beccaria écrivait à Milan son livre hardi Des Délits et des Peines, dont les principes généreux étaient transformés en lois par Léopold, grand-duc de Toscane. Rome voyait s’asseoir sur le siège apostolique un {{{2}}}, un Ganganelli, un {{{2}}}, princes éclairés qui s’efforçaient de mettre la morale de l’Evangile dans la politique ; à Naples, dans la patrie de Vico, de Giannone et de Filangieri, qui occupait un poste important dans l’administration, le goût des réformes s’était emparé même du roi Ferdinand IV, qui, pour varier ses plaisirs, avait fondé une sorte de société idéale sur le modèle de la Salente de Fénelon[4].

Surgie comme Vénus du sein de la mer, Venise, après avoir été la première puissance maritime du moyen âge et avoir possédé un quart et demi de l’empire romain, après avoir sauvé la civilisation chrétienne de la barbarie des Turcs et avoir échappé à la jalousie des rois de l’Europe ligués contre elle au commencement du XVIe siècle, avait été dépouillée successivement d’une partie de ses conquêtes lointaines, des îles de Chypre, de Candie et enfin de la Morée. La reine de l’Adriatique s’était endormie tout doucement au bruit de ses grelots et de ses loisirs charmans. En effet, depuis la paix de Passarowitz, conclue en 1718, qui mit fin à la dernière guerre que Venise eut à soutenir contre l’empire ottoman, une langueur mortelle s’était emparée de cette fière république de patriciens qui avait bravé tant d’orages. Accroupie au fond de ses lagunes, elle laissa passer tout le XVIIIe siècle sans se mêler à aucun des événemens politiques qui s’accomplirent en Europe, n’ayant d’autre souci que de garder son repos, en se préservant du contact des idées nouvelles qui germaient de toutes parts en Italie. Énervée par les voluptés et l’inaction, Venise fut réveillée tout à coup de son long assoupissement par la révolution française, qui devait être bien autrement redoutable à sa puissance que la découverte du cap de Bonne-Espérance, qui lui avait enlevé le monopole du commerce du monde. Deux partis divisèrent alors le gouvernement de la république : l’un, très nombreux, qui avait la majorité dans le grand conseil, voulait la continuation de la neutralité ; l’autre, plus énergique, conseillait d’abandonner un système désastreux jugé par l’expérience, en prenant part à l’action qui allait inévitablement s’engager entre les grandes puissances de l’Europe. Ce dernier parti se subdivisait en deux fractions, dont l’une voulait une alliance avec l’Autriche, et l’autre avec la France. Le sénateur qui a déjà figuré dans la première partie de ce récit, — Marco Zeno, — était l’un des partisans les plus écoutés de l’alliance avec l’Autriche.

Dans les premiers temps de son arrivée à Venise, Lorenzo fut tout ébloui du magnifique spectacle qu’il avait sous les yeux. Ce qu’il avait lu et ce qu’on lui dit sur cette ville unique était fort au-dessous de l’impression qu’il en recevait ; son imagination ardente et romanesque ne lui avait fait pressentir rien de comparable à la place Saint-Marc, au palais ducal, au Canalazzo, cette voie lactée qui traverse la ville et la divise en deux parties inégales rattachées ensemble par le pont du Rialto, image de la volonté puissante qui avait présidé aux destinées de la république. Son cœur se gonflait d’orgueil en regardant ces magnifiques palais, dont chaque pierre atteste la gloire de ce peuple de gentilshommes, d’artistes et de marins. Il se mit à étudier avec passion l’histoire de Venise, qui présente l’intérêt d’un poème et d’un poème épique, où la grandeur des événemens se combine avec l’héroïsme des caractères et la variété des épisodes. Il se sentait fier d’appartenir à une nation qui a joué un rôle si original dans les annales du monde, et dans sa vanité de jeune homme, il n’était pas fâché de tenir par un lien quelconque à cette fière aristocratie qui considérait la gloire et la puissance de Venise comme son patrimoine.

Ces distractions de l’esprit, ce premier épanouissement de l’instinct de connaître et d’admirer, loin d’affaiblir le sentiment que Lorenzo éprouvait pour Beata, en accroissaient l’intensité. Dans ce caractère à la fois ambitieux et tendre, l’amour se nourrissait de toutes les aspirations de la vie, et les concentrait comme dans un foyer qui en doublait la puissance. Depuis qu’il était à Venise, Lorenzo se sentait plus fort vis-à-vis de lui-même. Placé sur un plus grand théâtre, il paraissait aussi moins étonné de la distance qui le séparait de sa bienfaitrice, et au fond de son cœur il ne désespérait pas de surmonter un jour les difficultés qu’on opposerait à ses désirs. Sans doute ces rêves d’un jeune homme de quinze ans étaient aussi vagues que le but qu’il se proposait d’atteindre. C’était comme une sorte de mirage qui lui faisait entrevoir au loin une source désirée, récompense suprême de ses efforts. Aussi Lorenzo marchait-il hardiment dans la carrière que lui ouvrait son imagination. Enchanté de l’heure présente, lier d’être déjà du petit nombre des élus, heureux de vivre et de développer ses facultés, il s’élançait dans l’avenir avec cette confiance et cette allégresse bruyante de la jeunesse qui franchit en riant les plus grands obstacles.

Lorenzo travaillait avec la patience d’un bénédictin et l’ardeur d’un néophyte qui veut conquérir sa place au banquet de la vie. L’histoire, la littérature ancienne et moderne, la philosophie et surtout la musique, étaient les sujets qui attiraient de préférence son attention. Parmi les livres nombreux que la curiosité insatiable de Lorenzo lui mit sous les yeux, les Dialogues de Platon et la Divine Comédie de Dante étaient, avec les œuvres de Rousseau, ceux qui avaient le plus vivement frappé son imagination. Platon et Dante, le poète de l’idéal antique et celui de l’idéal chrétien, qui étaient si loin des tendances et des préoccupations du XVIIIe siècle, répondaient admirablement à la nature réfléchie et affectueuse du jeune Vénitien. Son heureux instinct le portait à réduire les faits en un petit nombre de principes, à n’absorber de ses lectures que les parties vraiment nutritives, à dégager ces parcelles d’or qui forment l’essence des vérités générales, et dans le peintre sublime et touchant du paradis et de l’enfer, Lorenzo trouvait un poète qui flattait sa passion, un poète qui avait consacré sa vie et un admirable génie à éterniser un rêve de l’amour.

Cependant la contenance de Beata vis-à-vis de Lorenzo était bien changée depuis son retour à Venise. Enrayée de la consistance qu’avait prise l’affection, toute sereine d’abord, que lui avait inspirée le fils de Catarina Sarti, surprise par un sentiment sérieux dont elle n’avait pas dû prévoir les atteintes, elle résolut de couper court à des relations équivoques qui ne pouvaient avoir pour elle qu’une solution malheureuse. Comment faire cependant pour rompre brusquement, et sans trahir son secret, les rapports de bienveillance et de protection qui s’étaient établis entre elle et Lorenzo ? Ce jeune homme, dont la physionomie heureuse l’intéressait au moins autant que l’aménité de son caractère et la vivacité de son esprit, n’avait point mérité qu’on cherchât à l’éloigner d’une famille qui l’avait adopté spontanément. Quel prétexte prendre pour mettre entre elle et Lorenzo quelques années de séparation qui lui donneraient le temps d’étouffer ou d’amortir un sentiment qui menaçait de devenir une passion orageuse et funeste ? Le prétexte qu’avait suggéré la pénétration de son oncle, le saint prêtre, d’envoyer Lorenzo terminer ses études à l’université de Padoue, eût été le plus convenable sans les objections que Beata redoutait de la part de l’abbé Zamaria, qui s’était attaché d’autant plus vivement à son élève, que celui-ci montrait un goût prononcé pour la musique, et une grande aptitude à profiter de ses leçons. Beata aurait pu sans doute surmonter ce dernier obstacle en faisant intervenir la volonté de son père ; mais en employant ce moyen extrême, elle craignait de laisser deviner sa faiblesse. Excepté Tognina, qui avait saisi comme à la dérobée quelque chose de ce roman mystérieux qui commençait à se développer dans le cœur de son amie, personne dans la maison ne soupçonnait à quelle source profonde s’alimentait la sollicitude de Beata pour son frère d’adoption.

Dans cette perplexité, entre la crainte de faire un éclat et la ferme volonté où elle était de prévenir un danger qui alarmait sa pudeur, Beata prit une résolution qui rassurait sa conscience sans lui imposer un sacrifice trop douloureux : elle ordonna sa vie de manière à éviter le plus possible la présence de Lorenzo, elle se fit un maintien sévère et composa son visage pour mieux cacher à tout le monde, et surtout à celui qui en était l’objet, la tendresse qui s’était glissée dans son cœur. Renfermée ainsi eu elle-même, cette noble créature, dont l’âme était aussi élevée que l’intelligence, et qui joignait au sérieux du caractère cette grâce des formes et cette adorable langueur qui sont le plus bel attribut de son sexe, Beata souffrait silencieusement et consumait son ardeur dans une lutte qui altérait son repos. Ce n’est pas la naissance modeste de Lorenzo, ni aucun préjugé vulgaire, qui avaient déterminé la fille du sénateur Zeno à combattre une affection qui avait surpris son inexpérience ; des idées aussi graves et aussi arrêtées ne s’étaient même jamais présentées à son esprit. Elle craignait d’affliger son père par une inclination qui aurait ajouté une douleur domestique à la grande tristesse que lui faisaient éprouver les affaires de l’état, mais elle était surtout retenue par un sentiment de dignité personnelle, et ce sentiment exquis avait quelque chose des chastes scrupules d’une sœur ou d’une mère. Elle rougissait de sa faiblesse pour un jeune homme qu’elle avait pour ainsi dire vu croître sous ses yeux.

Elle s’indignait à l’idée d’avoir pu oublier son âge et les devoirs qu’elle s’était imposés, en se laissant envahir le cœur par un trouble délicieux qui avait endormi sa vigilance. Aussi que d’efforts il lui fallut faire pour rompre le charme qui l’avait attirée insensiblement aux bords du précipice, pour dégager son âme du piège innocent que lui avait tendu l’amour ! Lorsqu’elle rencontrait Lorenzo, Beata le saluait d’un mot froid et digne, puis elle s’enfuyait comme une ombre en tressaillant. Elle ne s’informait plus ostensiblement de ce qu’il faisait ; elle ne lui adressait plus la parole que pour répondre à ses questions d’un ton indifférent qui repoussait toute confiance. Son regard évitait celui de Lorenzo, et ce n’est que de loin que ses beaux yeux bleus remplis de tendresse osaient le suivre avec inquiétude. Dans le monde, dans les conversazioni où elle se trouvait forcément avec Lorenzo, Beata était d’une gaieté extrême. Elle cherchait à s’étourdir, à dissiper sa tristesse en vains propos, à dérouter l’attention par de petits manèges de coquetterie féminine qui répugnaient à la sincérité de son caractère.

Ces artifices de la passion étaient une énigme pour Lorenzo, qui ne savait comment s’expliquer ce changement de conduite à son égard. Il avait beau s’interroger et se demander par quelle étourderie, par quel manque de respect, il avait pu s’attirer la disgrâce d’une femme supérieure qui mesurait ses moindres paroles ; il ne trouvait rien qui justifiât la froideur et l’air presque dédaigneux qu’on prenait à son égard depuis quelque temps. Voulait-on lui faire comprendre d’une manière indirecte qu’il fallait enfin ouvrir les yeux sur la vraie position qu’on lui avait faite ? Il n’avait jamais oublié ce qu’il devait à sa bienfaitrice, ni la distance qui séparait le fils de Catarina Sarti d’une gentildonna vénitienne. Quelle pouvait être la raison secrète de la réserve excessive de Beata à son égard ? Ne serait-ce pas une sorte de jalousie aristocratique qui se serait emparée de la fille du sénateur en voyant Lorenzo grandir dans la vie, et voudrait-on refouler ses aspirations pour conserver une supériorité relative dont il essayait de s’affranchir ? On se trompait fort si on espérait attiédir son courage et contenir son ambition dans le cercle étroit où le hasard l’avait fait naître. Il prouverait par son activité et son intelligence qu’il était digne de l’intérêt qu’on lui avait témoigné, et qu’en lui tendant la main pour l’aider à sortir de la foule, on avait accompli un acte de justice. Ces bouffées d’orgueil et de vanité plébéienne qui traversaient l’esprit de ce jeune homme redoublaient son ardeur de connaître, de s’épandre et de grandir dans l’estime de la femme dont il méconnaissait si grossièrement les vrais sentimens. Il voulait attirer l’attention de Beata, adoucir sa rigueur, et la forcer de voir en lui autre chose qu’un pauvre client de sa famille qu’elle avait bien voulu honorer de sa protection.

Le palais Zeno était situé sur la rive gauche du Grand-Canal, à très peu de distance du vieux palais Grimani. C’était une des œuvres les plus remarquables de Scamozzi, l’élève de Palladio, dont il avait imité le style élégant et grandiose. Construit en pierres d’Istrie vers la seconde moitié du XVIe siècle, comme presque tous les monumens qui bordent les deux côtés de cette longue et magnifique voie triomphale, le palais Zeno était composé de trois étages couronnés d’une terrasse d’où s’élançaient un groupe de statuettes mythologiques. L’une, placée au milieu de la façade, représentait le Silence, symbole de la politique mystérieuse de Venise, qui semblait dire aux passans, en appuyant l’index sur la bouche : Guardate, ma non toccate, et surtout taisez-vous ! Deux entrées, l’une sur le Grand-Canal, et l’autre du côté opposé, conduisaient à ce palais, où l’on voyait éclater la magnificence d’une famille patricienne qui comptait dans ses annales un doge, un héros, plusieurs cardinaux, un grand nombre d’ambassadeurs et de procurateurs de Saint-Marc. Au fond d’un large vestibule où se tenaient les gondoliers et les facchini de la maison, un escalier d’une légèreté admirable conduisait à un palier de marbre, sur lequel débouchait un corridor long et spacieux qui se reproduisait à chaque étage et le divisait en deux parties. Un grand salon carré qui occupait le milieu du premier étage et une salle à manger qui aurait pu contenir aisément deux cents personnes indiquaient les habitudes d’une oligarchie puissante qui aimait à s’entourer de ses cliens et de ses égaux. D’un côté du salon était l’appartement de Beata, et de l’autre celui de son père. L’abbé Zamaria demeurait au second étage, ainsi que Lorenzo, dont la chambre était immédiatement au-dessus de l’appartement de Beata. Les domestiques étaient logés au troisième étage, à l’exception de Teresa, qui couchait dans un camerino près de sa maîtresse. En face du salon était la bibliothèque, une des curiosités de Venise par la rareté des livres qu’elle renfermait et l’ordre qu’y avait mis l’abbé Zamaria ; à gauche de la bibliothèque se trouvait la chapelle. Le salon, la salle à manger, la bibliothèque et même la chapelle étaient garnis de tableaux de maîtres représentant des épisodes de l’histoire de Venise où avait figuré un membre de la famille Zeno. Les moindres détails de ce palais accusaient la munificence et la personnalité d’un vieux patricien qui a conscience de ses droits aussi bien que de ses devoirs.

Le palais Zeno était une des maisons les plus fréquentées de Venise. C’était le rendez-vous de la meilleure compagnie, des femmes élégantes et des hommes à la mode qui brillaient par l’esprit, les manières ou par des talens aimables, il n’arrivait point à Venise un étranger de distinction qu’il ne se fit aussitôt présenter à l’abbé Zamaria, qui était le grand majordome et le juge de tout ce qui se rattachait aux plaisirs de la maison. Il en conférait d’abord avec Beata, et, après avoir obtenu son assentiment, tout était dit, car le vieux sénateur n’entrait jamais dans ces menus détails de la vie domestique. Ce qui attirait au palais Zeno un si grand nombre de personnes illustres, c’était moins l’hospitalité magnifique qu’on y trouvait que la haute distinction de Beata, le savoir et la grande érudition musicale de l’abbé Zamaria. Membre de la société philharmonique de Bologne, ami et correspondant du père Martini, élève de Benedetto Marcello, l’abbé Zamaria était non-seulement un contrapointiste du premier mérite, mais aussi un homme de goût dont on recherchait les conseils. Tous les compositeurs elles virtuoses célèbres de la seconde moitié du XVIIIe siècle ont été reçus au palais Zeno, où ils étaient sûrs de rencontrer l’élite de la société vénitienne. C’est là qu’on vit tour à tour Sacchini, Paisiello, le doux et infortuné Cimarosa, à côté des Caffarelli, des Pacchiarotti, des Marchesi, de la Gabrielli et des plus fameuses cantatrices qui venaient se recommander à la bienveillance de l’abbé, dont la protection valait un succès. — Che ne dice l’abate ? (qu’en pense l’abbé ?) se demandait-on à Venise, lorsqu’il était question d’un chanteur inconnu ou d’un opéra nouveau dont on attendait la représentation. Fallait-il un point d’orgue, une cabaletta brillante, quelques gorgheggi compliqués pour faire ressortir la bravoure d’une prima donna, on allait trouver l’abbé Zamaria, qui, d’un trait de plume, calmait les plus grandes inquiétudes ou excitait des jalousies féroces. Que de morceaux de sa composition ont été intercalés dans les opéras des maîtres les plus illustres ! combien il a jeté sur le papier de ces lieux-communs qu’on appelait arie di baule, airs de voyage que les virtuoses emportaient au fond de leurs malles, et qu’ils chantaient dans toutes les villes, quel que fût l’ouvrage dans lequel ils débutaient !

Les noms les plus illustres de la république, les Pisani, les Foscarini, les Grimani. les Tiepolo, retentissaient dans ce palais au milieu des savans, des artistes, des poètes et des critiques les plus renommés de Venise et même de l’Europe. Goethe, Alfieri, le comte Algarotti, Pindemonte, Cesarotti, le traducteur d’Homère et d’Ossian, qui occupait une chaire de littérature grecque à l’université de Padoue, étaient venus dans ce salon, où ils avaient laissé des témoignages de leur satisfaction dans un magnifique album que l’on conservait précieusement. C’était un spectacle unique que d’assister à l’une de ces brillantes concersazioni qui avaient lieu toutes les semaines au palais Zeno, et de voir réunis dans un même salon les caractères les plus antipathiques, Goldoni et les deux frères ennemis Charles et Gasparo Gozzi, par exemple, qui partout ailleurs se seraient pris aux cheveux, au lieu de se combattre à coups d’épigrammes ; Francesco Pesaro, Giuseppe Farsetti, Antonio Cappello, qui avait été ambassadeur de la république en France lorsque éclata la révolution de 1789, grand amateur de beaux-arts et protecteur de Canova qu’il a deviné ; Francesco Gritti, Cornelia Barbaro, sa belle-sœur, femme de la plus haute distinction, qui fut l’amie de Métastase ; la jeune et charmante comtesse Benzoni, assise à côté du poète Lamberti, qui en était éperdûment amoureux, et qui l’a chantée dans cette jolie barcarolle connue de toute l’Europe :

La biondina in gondoletta,
L’altra sera go merrà.

C’était la gloire de Beata d’avoir su triompher ainsi des rivalités qui divisent trop souvent les hommes qui cultivent les arts de l’esprit. Le sens exquis de cette jeune fille lui avait appris de très bonne heure combien il importe à la femme de cacher sa raison sous la grâce et la modestie de son sexe. Silencieuse, recueillie, d’une discrétion profonde, elle savait écouter avec indulgence les bavardages des gens médiocres, et n’accordait son approbation explicite, mais toujours avec réserve, qu’aux choses vraiment belles qui touchaient son âme. On aimait à la consulter, on avait confiance dans la rectitude de son jugement, qui ne se manifestait jamais que par des observations de détail qui indiquaient plutôt une préférence de sentiment qu’un blâme de l’esprit. Elle régnait naturellement sur les cœurs par le charme divin de son regard mélancolique, par l’élégance de sa taille et de ses manières, qui révélaient une nature supérieure digne de tous les hommages. Aussi un sourire de sa bouche adorable suffisait pour dissiper les plus gros nuages, et lorsque sa tête blonde s’inclinait pour gronder un ami ou pour écouter une confidence qu’on avait à lui faire, on était ravi de voir tant de séductions relevées d’une si grande simplicité. C’était une muse qui inspirait tous ceux qui l’approchaient, et non point une sirène qui cherchât a séduire par le faste de sa beauté.

L’abbé Zamaria était fort répandu dans la société de Venise. Les cantatrices et les gentildonne dilettante s’arrachaient à l’envi ce petit abbé, qui n’avait de la morale du Christ que l’habit. On le voyait partout, dans les théâtres, dans les ridotti, dans les cafés, dans les églises, et ce n’était pas pour y faire pénitence. Partout où il y avait du plaisir, de l’esprit et de la musique, on était sûr de rencontrer le charmant abbé, qui bavardait comme une pie et riait comme un enfant. Ami de Carlo Gozzi, son confrère à l’académie bouffonne des Granelleschi, il se moquait avec lui des vieux classiques embourbés dans les ornières des Seicentisti, qu’il appelait des parrucconi, des brontoloni insupportables. Il n’était guère plus favorable aux novateurs qui, comme Goldoni, s’efforçaient d’introduire à Venise la dignité et la vérité du théâtre français. Ils veulent nous étouffer, disait-il en parlant de ces novateurs, avec des chiacchere filosofiche, des bavardages philosophiques, et des urli francesi. Conservons notre esprit, nos mœurs, notre gaieté, et restons Vénitiens. Nous n’avons que faire de la musica tedesca ni de la littérature française impastate (farcies) de réflexions et de modulations melancoliche.

Lorenzo suivait l’abbé Zamaria dans les méandres de la vie vénitienne, comme Dante suit Virgile dans les cercles ténébreux de la cité divine. L’abbé était flatté de produire dans le monde un jeune homme intelligent, au regard vif, à la physionomie ouverte, qui chantait comme un ange, et dont il s’était plu à former l’éducation musicale avec un soin tout paternel. Il le présentait comme son élève aux femmes du monde, aux virtuoses, aux compositeurs, et tirait vanité des succès de son disciple, qu’on appelait partout il maestrino. Il l’introduisait dans les premières maisons, chez les Mocenigo, les Dolfin, où Lorenzo était reçu avec une certaine déférence à cause de l’affection que lui portait l’abbé Zamaria, et peut-être aussi parce qu’on supposait que le sénateur Zeno avait des vues particulières sur l’avenir de ce jeune homme. Lorenzo, dont les femmes remarquaient déjà la taille svelte, le front épanoui et les beaux yeux noirs remplis de feu et de désirs, jouissait avec bonheur de la nouvelle existence qui s’ouvrait devant lui. Il courait les salons, les théâtres, les casini, les académies, tantôt accompagné de l’abbé Zamaria, qui ne cachait pas sous sa perruque la sagesse de Minerve, tantôt sans autres guides que l’instinct des belles choses et la crainte de l’inconnu, qui est la pudeur des jeunes gens. Comme il était ravi de se voir dans cette ville d’enchantement, de s’attarder le soir sur la place Saint-Marc, au milieu de cette foule joyeuse de promeneurs de tout rang et de tous pays, de parcourir le Grand-Canal couché mollement dans une gondole légère, et de s’enfuir au loin vers l’une de ces isole beate, nids d’amour et de volupté qui entourent Venise comme des satellites qu’elle entraîne dans son tourbillon. Est-ce bien le fils de Catarina Sarti, se disait-il tout bas avec ravissement, qui chante des duos avec une Badouer, qui accompagne au cembalo une Dolfin dont la main blanche et potelée se pose gracieusement sur son épaule, qui s’entretient de philosophie et de littérature avec un Mocenigo, et que le compositeur Furlanetto daigne admettre dans sa familiarité !

Le bonheur d’être et de vivre dans une sphère supérieure, les tressaillemens sourds de la sensibilité qui s’éveille, un vague pressentiment des idées du siècle, la confiance qu’il commençait à avoir dans son activité, l’ivresse de l’amour, tout cela avait gonflé le cœur de Lorenzo, tout cela faisait sourdre de son âme exaltée ces mille désirs, ces mille espérances infinies qui montent, s’ébruitent et se répandent dans l’espace en chantant à l’imagination le poème divin, la symphonie merveilleuse de la jeunesse que nous avons tous entendue une fois dans la vie, et dont il n’appartient qu’au génie de retenir un écho lointain.

Mais aussi dans quel temps et dans quelle société avait été jeté Lorenzo ! Venise se mourait ; elle se mourait de langueur comme une courtisane épuisée, le front couronné de roses, le sourire sur les lèvres, banquetant, festoyant, entourée de ruffiani, de chanteurs, de ballerini, d’improvisateurs, d’escrocs et d’espions, dernière ressource des gouvernemens avilis. Sous une aristocratie sombre, taciturne, soupçonneuse, qui avait accaparé les bénéfices et les soucis de l’autorité suprême, s’agitait un peuple d’enfans qui riait de tout, s’amusait de tout, et ne s’occupait que du plaisir de l’heure présente. Qu’avait-il besoin de travailler, de réfléchir et de s’inquiéter de l’avenir, ce peuple doux et charmant qui vivait de sportules, de confetti, de café, de sonnets, de musique et d’amour ! Tant que la république fut puissante au dehors, le peuple, prenant part aux événemens politiques, se nourrissait au moins de vanité nationale, et la passion de la gloire relevait et ennoblissait son courage ; mais depuis que l’oligarchie de Venise, méconnaissant la marche du temps et les principes de sa grandeur, s’était refusée à tout mouvement et à toute transaction avec les idées nouvelles, le peuple, refoulé sur lui-même, sans expansion au dehors et sans liberté au dedans, s’était abandonné à l’une de ces effroyables anarchies de mœurs qui précèdent la chute des empires. Les lois, les institutions, en conservant les apparences de la force qui les avait créées, étaient impuissantes à diriger les esprits, et la police du conseil des Dix, plus inquisitoriale qu’elle ne l’avait jamais été, était presque le seul appui de l’état. Cette profonde décadence n’était visible cependant qu’aux yeux du philosophe ou d’un homme politique comme Marco Zeno. La foule, les étrangers et la jeunesse étaient captivés et éblouis par un spectacle unique dans les annales du monde.

Qu’on se figure une succession de fêtes magnifiques rappelant les grands souvenirs de l’histoire de Venise ! On carnaval qui dînait trois mois, huit théâtres presque toujours ouverts, quatre conservatoires ou écoles de musique, des casini, des ridotti, des cafés où l’on jouait et causait toute la nuit ; une population qui se déguisait une grande partie de l’année comme pour échapper au sérieux de la vie ; l’inviolabilité des masques protégée par la loi et les usages, servant à cacher l’inquisiteur d’état, le prince de l’église, le riche, le pauvre, le mari et l’amant, le confesseur aussi bien que la pénitente, des académies de toute sorte, des couvens où l’on dansait et chantait plus qu’on ne priait ; des femmes charmantes, blondes, tendres, voluptueuses, faciles, parlant un dialecte mélodieux qui enivrait l’oreille ; des loisirs infinis, une sociabilité exquise, de la gaieté sans malice, de l’esprit, du goût, du faste, de l’instruction, un estro charmant, un non so che plein de grâce et d’abandon ; de la musique partout, de la musique toujours : tels étaient les élémens et les épisodes de cette fête merveilleuse de la fantaisie et de la sensualité qui a terminé l’existence de Venise.

— Quel est donc ce personnage singulier qui se dandine sur une jambe effilée en chiffonnant son jabot d’un air d’importance ? demanda Lorenzo à un inconnu qui se trouvait assis à côté de lui dans un café de la place Saint-Marc, à l’heure où toute la société de Venise venait y étaler la variété piquante de ses costumes et de ses mœurs.

— C’est le comte Lazara de Padoue, lui répondit-on, l’amant avoué de la belle gentildonna qui marche à côté de lui en tournant le dos à son mari, qui les suit comme un facchino chargé des gros travaux du ménage : ce sont trois personnes de distinction qui vivent en parfaite harmonie. Plus loin, continua l’inconnu qui n’était pas fâché de saisir l’occasion qu’on lui offrait d’esquisser en passant les types de cette société étrange, voyez-vous ce monsieur long, maigre, attempato, coquettement attifé, donnant le bras à une dame qui est presque aussi âgée que lui ? C’est le frère cadet d’un membre du conseil des Dix, qui depuis vingt-cinq ans est amoureux de la femme qu’il promène ainsi tous les jours avec une rare constance. Il a sacrifié une brillante carrière à cette relation qui n’est cimentée par d’autres liens que les souvenirs du passé et l’habitude de se voir. Ce couple heureux est suivi de trois personnes qui sont dans tout l’éclat de la jeunesse ; ce sont deux nouveaux mariés avec le cicisbeo de la signora, qui attend que la lune de miel soit un peu rognée pour prendre possession de sa charge. C’est un amant en perspective que le mari a placé lui-même au fond de la corbeille de noces comme un gage de bonheur domestique. Regardez donc ce petit homme rondelet et mignon en habit de fantaisie de couleur jaunâtre, le chapeau sur l’oreille, une fleur à la boutonnière, riant en lui-même, et qui affecte de marcher isolément pour être mieux remarqué ? C’est le cavaliere Zerbinelli, homme d’esprit, poète agréable, qui vient de publier un sonnet sur les serins, — i canarini, — qui a beaucoup de succès. Tenez, il est coudoyé à l’instant par ce gros personnage que vous voyez s’avancer comme un stralunato, le chapeau rabattu sur les yeux, le cou enfoncé dans les épaules, enveloppé dramatiquement dans un manteau rouge strappazzato, frippé, passé, usé : c’est il signor Strabotto, poète classique et rébarbatif fort maltraité par la critique, et qui médite assurément quelque bonne épigramme contre ses ennemis. Derrière lui vient un groupe de quatre personnes que vous voyez rire aux éclats. Cette joyeuse brigata est composée d’un évêque qui tient un éventail à la main, d’une cantatrice qui fait fureur au théâtre San Samuele, d’un procurateur de Saint-Marc qui partage avec monsignore les faveurs de la prima donna dont ils sont tous les deux éperdûment amoureux, et du vieux castrat Grotto, qui donne des conseils à la diva et ramasse les miettes du festin. Ils souperont ce soir ensemble, et ne se quitteront probablement qu’aux premiers rayons du jour.

— De grâce, monsieur, dit Lorenzo à son voisin, si ce n’est pas trop abuser de votre complaisance, dites-moi donc le nom de ce monsieur que je vois là-bas en habit vert et à boutons d’or, dont les jambes longues et les bas de soie mal rattachés s’affaissent sur les talens et semblent chercher un point d’appui ? il regarde toutes les femmes d’un air attendri qui pique ma curiosité.

— Je le crois bien, répondit l’inconnu, c’est le plus aimable original de Venise. Il signor Frangipani, qu’on a surnommé l’Innamorato morto, l’amoureux transi de toutes les femmes qu’il adore de loin comme des madones en leur baisant délicatement le bout des doigts, comme il dégusterait un sorbet à petites cuillerées. C’est un homme de qualité, dilettante distingué qui a composé les paroles et la musique d’une foule de jolies canzonette qu’il chante lui-même avec beaucoup de goût. Il y en a qui sont devenues populaires, telles que il Sospiro (le Soupir), il Zefiro e la Rosa (la Rose et le Zéphyr), il Canto degl’augelletti et il lamento degl’agneletti (le Chant des oiseaux et la plainte des agneaux), la Gondola incantata (la Gondole enchantée), il Papagallo felice (le Perroquet heureux), et beaucoup d’autres. Regardez, monsieur, continua l’interlocuteur, cette belle et splendide créature qui s’avance en attirant tous les regards : c’est la Zanzzara, fameuse courtisane qui vit somptueusement des dépouilles des grands seigneurs, qui se disputent au poids de l’or la possession de ses charmes. C’est une femme d’esprit qui parle latin comme le cardinal Bembo et protège les artistes. Sa maison est une véritable académie toujours ouverte aux malheureux et aux poètes sifflés qu’elle réchauffe de sa charité. Elle est suivie de près par un groupe de cinq ou six personnes de la plus haute distinction qui hument la vie comme un verre d’excellent rosoglio, et parmi lesquelles se trouve la contessina Zoppi, jolie blonde qui rit toujours, comme si on la chatouillait, de ce joli petit rire à coups redoublés qui ressemble au gazouillement d’un oiseau. Voyez comme elle joue coquettement de son éventail en regardant d’un air moqueur ce gros balourd, à la démarche solennelle, aux sourcils hérissés comme les soies d’un porc-épic. C’est un savant en us, grand collecteur de médailles et de brimborions historiques, ce qui l’a fait admettre dans deux ou trois académies. Doué de la patience d’un bœuf et rétif comme un âne, il signor Stentato est le type de ces esprits qui passent leur vie à ramasser des coquilles et à prouver, à force de citations, de quiproquos et de spropositi, que les enfans d’Athènes, du temps de Socrate, pleuraient quand on les fouettait.

— Tenez, monsieur, dit encore l’inconnu, il vaut mieux fixer votre attention sur cette belle personne qui s’avance là-bas du côté de la Piazzetta. Voyez quelle noble démarche, quel maintien sévère et doux qui inspire le respect et la confiance ! Aussi remarquez comme tout le monde s’écarte pour la laisser passer ! On dirait que la lumière de son âme rejaillit sur tout ce qui l’approche et projette autour de sa personne une clarté divine. C’est la fille du sénateur Zeno, une des femmes accomplies de Venise. Kilo donne le bras à son père, grand seigneur digne du rang qu’il occupe dans l’état. Elle est accompagnée du chevalier Grimani, jeune patricien plein d’agrémens, qu’on dit être son fiancé.

À ces mots, Lorenzo perdit contenance. Le cœur oppressé, la respiration haletante, il ne savait que dire et que répondre, et faillit se trouver mal, lorsque son voisin se leva de sa chaise et lui dit sans façon : « Jeune homme, le spectacle que vous avez sous les yeux et que vous voyez sans doute pour la première fois, car je m’aperçois que vous êtes nouveau dans cette ville, est unique dans le monde. La société qui se déroule sur ce magnifique théâtre, où se sont accomplis tant d’événemens remarquables, est le fruit avancé d’une civilisation merveilleuse qui n’a plus de sève. Ces femmes élégantes que vous voyez briller au soleil comme des papillons aux ailes diaprées, ces hommes aimables et polis qui s’enivrent de loisirs et de galanterie, ces patriciens fastueux devant qui tout le monde s’incline, ce peuple doux et charmant qui ne s’occupe que de canzonette et de prières à la Madone, cette foule de poètes, de musiciens et d’artistes éphémères, cette immense et joyeuse cohue que le plaisir emporte dans son tourbillon, cette mascarade infinie qui cache tant de mystères et qui semble la réalisation d’un rêve fantastique… tout cela sera balayé bientôt par le souffle de Dieu ! »

En prononçant ces paroles, l’inconnu fit un geste menaçant et disparut.


II

Jeté dans ce tourbillon, étourdi par l’immense éclat de rire que poussait cette société expirante, Lorenzo eut à se défendre contre mille séductions qui s’offraient à lui à chaque pas. Libre d’aller et de venir sans que personne lui demandât jamais compte de l’emploi de son temps, sa figure, son esprit et sa jeunesse l’exposaient à des dangers sans cesse renaissans qu’il était impossible de prévoir. Parmi les connaissances nouvelles qu’il avait faites depuis qu’il était à Venise, il y avait une jeune cantatrice du théâtre San-Benedetto, qu’on appelait la Vicentina parce qu’elle était née à Vicence d’une très pauvre famille. C’était une brune piquante de dix-huit ans, qui avait une voix magnifique et de l’esprit comme un démon. Il l’avait vue pour la première fois dans les coulisses du théâtre San-Benedetto, où l’avait conduit imprudemment l’abbé Zamaria. Elle venait de débuter tout récemment dans un opéra de Galuppi, et y avait obtenu un grand succès qui faisait honneur à son maître, le castrat Grotto, ainsi qu’à l’institution où elle avait été élevée, la Scuola de’ Mendicanti. Ils s’étaient retrouvés depuis chez Pacchiarotti, sopraniste célèbre qui était alors à Venise, où il termina sa brillante carrière. L’abbé Zamaria voulant que Lorenzo prit quelques leçons de chant de cet admirable virtuose, le jeune Vénitien vit souvent chez lui la Vicentina, qui venait aussi profiter des conseils de ce maître consommé. La Vicentina était protégée par un vieux seigneur, Zustiniani, qui l’avait remarquée un soir sur la place Saint-Marc, où tout enfant elle chantait devant un café. Frappé de la physionomie intelligente et de la voix limpide et douce de cette jolie petite fille, Zustiniani l’avait fait admettre à la Scuola de’ Mendicanti, dont il était un des administrateurs.

C’est ici le lieu de faire connaître l’organisation de ces écoles de musique qui ont eu une si grande célébrité en Europe pendant tout le XVIIIe siècle. Parmi les nombreuses institutions libérales qu’il y avait à Venise et qui témoignaient de la munificence de cette république de patriciens, on remarquait quatre hospices ou maisons de refuge dont la fondation remontait au XVIe siècle. Ce n’étaient à l’origine que de pieux asiles où l’on recueillait les orphelines, les infirmes et les pauvres filles abandonnées, qu’on y élevait aux frais de l’état et avec le concours de la charité particulière. Vers le milieu du XVIIe siècle, la musique devint une partie essentielle de l’instruction qu’on donnait à ces jeunes filles, et le succès ayant répondu à l’attente des novateurs, ces institutions prirent insensiblement le caractère de véritables écoles où l’art musical était enseigné dans toutes ses parties par les maîtres les plus illustres de l’Italie. Ces quatre scuole dont Rousseau parle avec enthousiasme dans le septième livre de ses Confessions étaient la Pietà, la plus ancienne de toutes, celles de’ Mendicanti, degl’ Incurabili et l’Ospedalello de Saint-Jean-et-Paul. Elles étaient administrées par une société de grands seigneurs et de citadins que le goût de la musique et l’esprit de charité réunissaient pour accomplir une œuvre généreuse et belle. Cet heureux mélange d’utilité pratique et de munificence, où la poésie se dégage de la réalité comme un parfum, se retrouve dans toutes les institutions de Venise, et forme, à vrai dire, le trait saillant de son histoire.

Chacune de ces écoles renfermait un nombre plus ou moins considérable de jeunes filles, nombre qui s’élevait quelquefois jusqu’à cent, et qui était rarement au-dessous de cinquante. À la Pietà et aux Incurables, il y eut presque toujours soixante-dix élèves. Pour être admise dans l’un de ces asiles, la jeune fille devait être pauvre, affligée de quelque infirmité et avoir vu le jour sur le territoire de la république ; cependant cette dernière condition n’était pas toujours nécessaire, car avec des protections et une belle voix on faisait fléchir aisément la rigueur des statuts. Les élèves y recevaient une instruction très soignée, dont la musique formait l’objet principal. Elles y restaient jusqu’à l’âge où elles pouvaient se marier ou trouver l’emploi de leurs talens. Elles entraient dans les théâtres, dans les chapelles, ou se destinaient à l’enseignement. Quelques-unes restaient dans l’institution où elles avaient été élevées, y prenaient le voile et remplissaient alors les fonctions de répétiteurs. On divisait les élèves de chacune de ces écoles en deux grandes catégories : les novices et les provette ou anciennes, qui avaient déjà quelques années de séjour dans l’établissement.

Celles-ci enseignaient aux autres les premiers élémens de l’art sous la surveillance du maître, dont elles étaient les coopérateurs. Les jeunes filles qui avaient de la voix se vouaient particulièrement à l’art de chanter. Les autres apprenaient à jouer d’un instrument, l’une du violon, de la viole, l’autre de la basse ; celle-ci donnait du cor, celle-là s’exerçait sur le hautbois, sur la clarinette, sur le basson, et l’ensemble de ces divers instrumens formait un orchestre complet. Presque toutes jouaient du clavecin et savaient l’harmonie, ce qui les mettait en état de remplir à première vue une basse chiffrée et d’accompagner la partition. Comme ces écoles étaient des espèces de couvens, il y avait une église attenant à l’hospice où les élèves, cachées derrière une grille, assistaient à l’office et prenaient part aux cérémonies du culte. Deux fois par semaine, le samedi et le dimanche au soir, sans compter les fûtes extraordinaires, on chantait les vêpres en musique ou quelque motet composé expressément pour ces jeunes filles par le maître qui dirigeait l’école, (les jours-là, l’église était remplie d’une foule de curieux et de dilettanti qui venaient admirer ces voix virginales inspirées par le plus pur sentiment de l’art. On y exécutait des chœurs, des motets à une, deux et trois voix, tantôt sans accompagnement, tantôt avec le concours de l’orchestre ou de l’orgue. Très souvent aussi la voix comme et déjà célèbre de l’une de ces jeunes filles se produisait seule avec un simple accompagnement de violon ou de violoncelle. Des espèces d’intermèdes symphoniques, d’un style plus ou moins religieux, venaient reposer l’oreille de la continuité des mêmes effets et suspendre agréablement l’action du drame liturgique. Aux grandes solennités, à la fête patronale de l’institution ou de tout autre saint personnage, on exécutait des oratorios dont le libretto, imprimé avec luxe et contenant le nom des élèves les plus remarquables, était distribué gratuitement à la porte de l’église. C’est ainsi qu’en 1677 eut lieu à l’hôpital degl’ ’ Incurabili l’exécution d’une scène dramatique de ce genre pour la commémoration de saint. François Saverio, qui avait fait son noviciat dans ce pieux asile. Cet usage, qui était dans le goût de la renaissance et conforme d’ailleurs à l’esprit du catholicisme, s’est perpétué jusqu’aux derniers jours du XVIIIe siècle.

Dans les grandes cérémonies de l’état, ou lorsqu’il arrivait à Venise un personnage illustre que la république avait intérêt à bien recevoir, on faisait un choix parmi les élèves de chaque établissement, et sous la direction d’un chef désigné on exécutait avec pompe quelque grande composition, Bertoni, maître de chapelle aux Mendicanti, fut chargé de composer une cantate qui fut chantée au palais Rezzonico, devant l’empereur Joseph II, par cent jeunes filles, dont chaque école avait fourni son contingent. Le doge, les procurateurs de Saint-Marc qui avaient la surveillance de ces écoles, les nobles et les riches citadins qui en étaient les administrateurs, faisaient venir souvent dans leurs palais de Venise, et même dans leurs villas, quelques-unes de ces jeunes filles pour contribuer à l’éclat de leurs fêtes particulières. Avec une faible rétribution, dont une partie servait à leur établissement dans le monde, on organisait assez facilement un concert composé des élèves les plus habiles de l’une de ces institutions ; elles étaient accompagnées alors d’une maîtresse d’un âge respectable qui dirigeait l’exécution. C’était un spectacle assez curieux que de voir dans un salon ou dans un beau jardin, sur les bords de la Brenta, dix à douze jeunes filles, les unes chantant des duos, des trios, les autres jouant d’un instrument et formant un petit orchestre. Il était défendu par les statuts qu’aucun homme, excepté le maître qui enseignait les élèves, pénétrât dans l’intérieur de ces établissemens ; mais il en était de cette règle comme de beaucoup d’autres : on l’éludait facilement avec des protections. Rousseau fut admis à visiter la Scuola de’ Mendicanti, et il nous raconte dans ses Confessions quelle fut sa surprise en voyant de près la figure de ces sirènes dont la voix harmonieuse l’avait tant ému, lorsqu’il les entendit pour la première fois dans l’église du couvent. Son imagination s’était formé de plusieurs de ces pauvres orphelines un idéal de grâce et de beauté qui fut dissipé par la réalité. Trente ans après Rousseau, en 1770, Burney eut aussi la permission de visiter l’école de’ Mendicanti, qui était alors dirigée par Bertoni. On lui donna un petit concert dont il nous a transmis le récit dans son Voyage. Le premier violon était joué par Antonio, Cubli, d’origine grecque ; Francesca Rossi tenait le clavecin et dirigeait le chœur ; Laura Rifregari, Giacoma Frari, chantèrent des airs de bravoure d’une étonnante difficulté, tandis que Francesca Tomj et Antonia Lucowich firent entendre des morceaux d’un style plus élevé. Burney ajoute qu’il fut aussi édifié de la tenue et de la décence de ces jeunes filles qu’il avait été charmé de leurs talens[5]. Le succès de chacune de ces écoles variait selon le mérite et le goût plus ou moins sévère du maître qui en avait la direction. C’est par la partie instrumentale et la bonté de son orchestre que se distinguait surtout la Pietà, tandis que la Scuola de’ Mendicanti fut toujours célèbre par le nombre des belles voix et la perfection de l’art de chanter. C’est aux Mendicanti que fut élevée la fameuse Faustina Bordoni, une des grandes cantatrices de la première moitié du XVIIIe siècle, et c’est également de la même école qu’est sortie Bosana Scalfii, pauvre fille du peuple que l’illustre Marcello, séduit par la rare beauté de sa voix, épousa secrètement. Galuppi, qui a dirigé longtemps l’école degl’ ’Incurabili, lui avait donné un grand éclat vers les dernières années du XVIIIe siècle. Burney en parle avec le plus grand éloge. Il dit en propres termes : « Plusieurs élèves de cette institution ont de rares dispositions pour léchant, particulièrement la Rota, Pasqua Rossi et Ortolani. Les deux dernières chantèrent un cantique sous la forme de dialogue et avec accompagnement de chœurs. L’introduction instrumentale, écrite pour deux orchestres, était remplie de détails charmans, et les deux chœurs, soutenus de deux orgues, se répondaient l’un à l’autre comme un écho. Je fus enchanté de l’exécution, ainsi que le nombreux auditoire qui se trouvait avec moi dans l’église. » Sous la direction de Sacchini, l’Ospedaletto eut aussi un moment d’éclat qui cessa d’exister après le départ de ce grand maître.

On allait à l’église de ces écoles comme à un concert ; on en parlait huit jours à l’avance comme d’un spectacle qui promettait d’être amusant, et après une belle cérémonie qui avait attiré la foule aux Mendicanti à la Pietà ou à l’ Ospedaletto, on s’entretenait de l’œuvre qu’on y avait entendue, on louait l’exécution de l’ensemble, et si quelque scolara s’était fait remarquer par une qualité saillante, son nom devenait aussitôt la proie des poètes à la mode qui le lançaient dans le monde ut lui donnaient ainsi une célébrité précoce. — Avez-vous entendu la Rosalba aux Mendicanti ! se disait-on dans les conversazioni de bonne compagnie. Quelle voix magnifique et quelle flexibilité ! E’ un prodigio, c’est un prodige de la nature. — J’ai été à la Piétà, répondait une autre personne, où j’ai été émerveillé de la Sinfonia et surtout de l’Albanese, qui a exécuté sur le violon une sonate de Locatelli avec une rare maestria de coup d’archet. — Moi, répliquait un dilettante d’un goût plus difficile, je n’ai pas voulu manquer l’occasion d’aller entendre à la chapelle des Incurables le fameux Miserere que Hasse a composé pour cette école, dont il a été directeur au commencement de ce siècle. Ce morceau remarquable n’y est chanté qu’une fois par an, et je tenais à m’assurer si on y a conservé intacte la tradition du Sassone.

Telle était l’organisation des institutions musicales de Venise, qui ont eu une si grande renommée, et dont parlent avec éloge tous les voyageurs de l’Europe ; elles ont été dirigées tour à tour par les premiers maîtres de l’Italie et surtout de l’école napolitaine, tels qu’Alexandre Scarlatti, son fondateur, Porpora, Hasse, Jomelli, Sacchini, Anfossi, Cimarosa, Sarti ; les compositeurs vénitiens Caldara, Gasparini, Lotti, Galuppi, Bertoni, Furlanetto, ont aussi puissamment contribué au succès de ces pieux établissemens, où l’art s’était épanoui insensiblement comme un luxe de la charité. Les conservatoires de Naples pour les hommes et les scuole de Venise pour les femmes ont été les deux grands foyers de l’art de chanter pendant le XVIIIe siècle. Si Naples a produit les Farinelli, les Caffarelli, les Gizzielo et presque tous les sopranistes célèbres qui ont émerveillé l’Europe, c’est des écoles de Venise que sont sorties les grandes cantatrices qui ont illustré l’Italie depuis la naissance de l’opéra jusqu’à la révolution française.

À l’époque où nous sommes arrivés dans ce récit, les écoles musicales de Venise se ressentaient de l’affaiblissement général de toutes les institutions. La Pietà, la plus ancienne de toutes, survécut aux trois autres, et finit par disparaître aussi quelques années après la chute de la république. Sous la direction de Francesco Caffi, il s’éleva en 1811 un institut philharmonique qui donna quelques espérances qui s’évanouirent bientôt ; une école de chant fut créée en 1822 pour fournir à la chapelle de Saint-Marc de jeunes enfans de chœur ; dirigée par un élève de Furlanetto, Ermagora Fabio, cette école est le dernier écho d’un magnifique concert qui a duré deux cents ans.

Après Bianca Sacchetti, la Vicentina a été la dernière cantatrice de mérite qui soit sortie de l’école de’ Mendicanii ; elle possédait une voix magnifique, d’une grande flexibilité, qui avait été fort bien dirigée par son maître, le vieux Grotto. Ses débuts avaient eu de l’éclat ; mais, depuis l’arrivée à Venise de Pacchiarotti, elle avait compris que les conseils d’un pareil virtuose seraient pour elle d’un prix inestimable ; aussi, du consentement de Grotto et de Zustiniani, qui payait les leçons, elle venait deux fois par semaine chez le célèbre sopraniste, et là elle se rencontrait avec Lorenzo. Celui-ci, dont la voix fragile se ressentait encore du travail de l’adolescence, était obligé à de grands ménagemens. On sait que pendant cette opération mystérieuse qu’on appelle vulgairement la mue, l’organe vocal de l’homme subit une véritable transformation ; il descend d’une octave et passe du diapason féminin à la partie inférieure de l’échelle musicale. Pendant cette révolution, plus ou moins longue, dont la physiologie ignore les lois et n’a pu encore prévoir le dénoûment, l’élève qui se consacre à l’art de chanter doit s’interdire toute espèce d’exercice. Il y a surtout un moment critique où l’organe vocal, ayant perdu le caractère propre à l’enfance, n’a pas encore celui de la virilité, où le jeune homme hésite entre les deux registres, et ne sait littéralement sur quelle note chanter, ni même parler. Le moindre effort peut compromettre alors l’avenir de la plus belle voix du monde. Dans les conservatoires de Naples aussi bien que dans les écoles de Venise (car les jeunes filles n’échappent pas entièrement à cette crise de la mue, beaucoup moins dangereuse pour elles que pour les garçons), les élèves employaient le temps que durait cette métamorphose à étudier la composition ou à jouer de quelque instrument. Il leur était défendu de chanter et même de parler trop haut, de manière à fatiguer l’organe, dont on attendait patiemment la résurrection. La première fois que la Vicentina se fit entendre à Pacchiarotti dans quelques morceaux de musique contemporaine que Lorenzo accompagnait au clavecin, il admira beaucoup la force, l’étendue et la souplesse de sa voix de soprano sfogato.

Cara mia, lui dit le célèbre virtuose après un air de Nasolini qu’elle avait exécuté avec une bravoure étonnante, vous me rappelez la fameuse Gabrielli, la cantatrice la plus extraordinaire qui ait existé par la beauté de sa voix et sa prodigieuse vocalisation ; elle avait comme vous un clavier admirable de presque deux octaves et demie, d’une égalité parfaite et d’une puissante sonorité. La nature l’avait richement douée : elle était belle, spirituelle, assez bonne musicienne, fantasque et capricieuse comme un démon, una matta, une vraie folle qui faisait le désespoir des directeurs et des intendans ; aussi eut-elle de fréquens démêlés avec l’autorité et fut-elle mise plusieurs fois en prison pour ses incartades et sa désobéissance aux ordres du public. C’est elle qui fit cette réponse si comme à Catherine de Russie, qui s’étonnait du prix de quarante mille roubles que demandait la cantatrice pour chanter à sa cour. — Quarante mille roubles ! s’écria l’impératrice ; mais c’est la paie d’un maréchal de l’empire. — Que votre majesté fasse donc chanter un maréchal de l’empire ! répliqua la prima donna, qui n’était pas moins absolue que la tsarine dans son royaume de caprice et de fantaisie. La Gabrielli a dû une grande partie de sa renommée à Guadagni, qui a été longtemps épris de ses charmes. Il lui enseigna l’art de respirer à propos, de modérer les éclats de sa voix, d’adoucir les aspérités de sa fastueuse vocalisation, qui s’échappait comme un torrent écumeux, en lui apprenant à lier les sons au fond de la gorge au lieu de les marteler et de les frapper isolément à coups de menton, comme font la plupart des cantatrices modernes. Ce défaut dont vous n’êtes pas exempte, ajouta Pacchiarotti avec douceur, est connu dans les écoles par le sobriquet de vocalisation cavallina, parce que l’effet qui se produit à l’oreille est presque semblable au hennissement du cheval. Malgré les conseils d’un si excellent maître, la Gabrielli n’a pu être qu’un prodige qui a étonné l’Europe par les artifices d’un gosier incomparable. Elle manquait de goût et de style, et ne chantait volontiers que la musique des compositeurs médiocres. Elle affectionnait particulièrement les productions d’un certain Mysliweczek qui a souvent écrit pour elle, et dont elle faisait valoir les maigres inspirations. Dans un opéra de ce compositeur obscur, l’Olympiade, qui fut représenté à Naples en 1779, il y avait un air, — Se cerca, se dire, — dans lequel la Gabrielli produisit un effet étourdissant ; elle le chantait partout et disait cavalièrement aux Jomelli, aux Piccinni, aux Sacchini, c’est-à-dire aux plus grands musiciens de l’Italie, qu’aucun compositeur n’avait aussi bien que Mysliweczek compris la nature de son talent.

Je vous parle un peu longuement de la Gabrielli, continua Pacchiarotti, mais c’est que cette femme célèbre a jeté un si vif éclat, que vous pourriez être tentée d’imiter un si dangereux modèle. Vous avez quelques-unes de ces qualités, cara Vicentina, n’en ayez pas les défauts. Le chant est peut-être la partie la plus délicate de ce vaste ensemble qu’on appelle l’art musical. La voix, le physique, la facilité naturelle, le mécanisme si difficile et si compliqué de la vocalisation ne sont que des moyens pour atteindre le vrai but de l’art, qui est l’expression des sentimens dans une situation donnée. Il faut que le virtuose ainsi qui ; le compositeur considère les sons qu’il produit ou qu’il assemble comme le poète et le peintre considèrent les mots et les couleurs dont ils ont besoin pour réaliser leurs conceptions. Ce sont des élémens qui n’ont de valeur que par l’idée ou le sentiment qu’ils manifestent. Je ne prétends pas dire qu’il n’y ait pas dans les sons pris isolément et envisagés comme de simples phénomènes de la nature une qualité matérielle dont il faille se préoccuper, ce serait nier la clarté du jour et tomber d’un extrême dans l’autre. Nous sommes des êtres sensibles et raisonnables, et, pour toucher notre cœur ou convaincre notre esprit, il faut passer par nos sens, ces portes d’ivoire de la cité divine.

— Bravo, s’écria avec enthousiasme l’abbé Zamaria, qui assistait à cette curieuse leçon dont il ne perdait pas un mot, c’est de la plus liante philosophie. Vous parlez comme un ancien, mon cher Pacchiarotti ; Horace ou Quintilien ne diraient pas mieux. C’est là une vérité générale qui s’applique à tous les arts, à la poésie, à l’éloquence aussi bien qu’à la musique, et dont l’antiquité était si pénétrée, qu’elle en faisait une régie essentielle de toutes les manifestations de l’esprit humain. Aristote, Théophraste, Longin, Denys d’Halicarnasse, Cicéron, les plus grands philosophes et les plus fameux rhéteurs de la Grèce et de Rome se sont très longuement occupés de la partie matérielle du langage, et ils attachaient une si grande importance à ce que nous pourrions appeler la mélodie du style, qu’ils allaient jusqu’à désigner les mots et même les syllabes qui devaient concourir au charme de l’oreille. Ces observateurs judicieux de la nature avaient parfaitement compris que l’homme n’est pas un, comme le dit excellemment Hippocrate, et que notre âme est enveloppée d’un réseau d’organes délicats où elle vit et s’agite comme l’araignée au milieu de sa toile. Aussi les vrais poètes, les orateurs et les écrivains dignes de ce nom ont-ils fait tous une large part aux besoins de nos sens, ils nous ont présenté la vérité comme le Tasse veut qu’on présente à l’enfant le breuvage salutaire. Telle était la doctrine de l’antiquité qu’on trouve résumée dans cet adage connu :

Gratior et pulchro veniens in corpore virtus.

« La vertu est plus gracieuse quand elle habite un beau corps. » Cette heureuse pondération entre le beau et le vrai a été troublée par l’avènement du christianisme, qui a nié une moitié de la nature humaine pour exalter la puissance de l’esprit. La renaissance, ce mouvement prodigieux que l’Italie a vu naître et qu’elle a communiqué à toute l’Europe, a été une réaction légitime contre l’ascétisme de l’église et une revendication de la sensibilité méconnue.

— Il ne m’appartient pas, monsieur l’abbé, répondit avec modestie Pacchiarotti, de vous suivre dans ces hautes régions de l’histoire. Mon domaine est heureusement beaucoup plus restreint, et je m’en réfère à des autorités qui sont plus à ma portée. Dans son excellent livre de l’Opéra in musica, Planelli a donné une définition des beaux-arts qui entre parfaitement dans vos vues et dont je puis apprécier la justesse : « Les beaux-arts furent ainsi nommés, dit-il, parce qu’ils cherchent à nous émouvoir en flattant nos sens. Ils ne sont pas, comme les sciences, nés d’une pensée calme et réfléchie, ils ont été conçus par l’esprit humain dans le trouble des passions. » Cela est vrai surtout de la musique et de l’art de chanter, qui en est la partie la plus exquise et qui agit directement sur noire sensibilité. Aussi nos maîtres les plus estimés, Pistochi de Bologne, son élève Bernachi, Tosi et Mancini, qui en ont résumé les principes dans leurs écrits, Porpora de Naples et ses glorieux disciples, tels que Farinelli et Caffarelli, ont-ils recommandé au virtuose une étude longue et patiente du mécanisme vocal avant d’aborder l’expression des paroles et de franchir le seuil du sanctuaire. Qui ne sait que le vieux Porpora a tenu pendant des années son élève Caffarelli sur une page de solfeggio sans lui permettre de chanter même une simple canzonegga ! L’élève, s’ennuyant de gazouiller comme un oiseau toujours la même chose, demanda un jour au maestro quand il lui serait au moins permis de tourner la page ? — Quand tu sauras ton métier, lui répondit brusquement Porpora. — Et deux ans après il lui dit en le prenant par les oreilles : « Maintenant tu peux chanter ce que tu voudras, car tu es le premier virtuose de l’Italie. »

Sans donner plus d’importance qu’il ne faut à de pareilles anecdotes, ajouta Pacchiarotti, il est certain que les plus grands effets de l’art tiennent à des artifices d’exécution sans lesquels le génie le plus heureusement doué manque le but qu’il se propose. Un mot, un coup de pinceau, un accord placés à propos, changent quelquefois la physionomie de toute une œuvre. L’oreille surtout a des voluptés mystérieuses qui se confondent souvent avec l’émotion du cœur, et dont il n’est pas toujours facile d’indiquer la source. Que de choses en effet dans une gamme bien faite, dont chaque son se détache sur un fond mélodique qui ne se brise jamais, dans un trille lumineux qui scintille comme un diamant, dans une simple note qu’on remplit successivement du souffle de la vie ! Et que de nuances dans ce qu’on appelle le timbre de la voix, dans le tissu (tessatura) plus ou moins fin d’une vocalise, dans cet heureux empâtement des sons qui forme un tout harmonieux et remplit l’oreille d’une sonorité suave comme un fruit savoureux parfume la bouche ! Sans doute on a beaucoup abusé de ces délicatesses ; au lieu d’en faire un ornement de la vérité et du sentiment, on les a prodiguées sans goût et sans mesure comme les mauvais écrivains prodiguent les images et les conectti de l’esprit. N’existe-t-il pas des peintres qui se jouent de la couleur, ainsi qu’il y a des musiciens qui ne peuvent écrire trois mesures sans moduler ? Faut-il pour cela dédaigner la couleur et la modulation, comme le prétendent certains anachorètes aussi dépourvus de bon sens que de sensibilité ? Voilà pourtant où conduirait l’exagération de certains principes émis par un illustre compositeur. Je veux parler du chevalier Gluck, dont le beau génie valait mieux que la fausse théorie qui s’est propagée sous son nom. Parce qu’il avait rencontré des cantatrices extravagantes, comme la Gabrielli, qui, ne tenant compte ni de la pensée du maître, ni du caractère de la situation, donnaient une libre carrière à leurs caprices et ne visaient qu’à éblouir l’oreille, il aurait voulu que le virtuose aussi bien que le compositeur oubliassent pour ainsi dire qu’ils étaient des musiciens pour devenir les instrumens du poète et les interprètes passifs de la vérité logique. Si un pareil système pouvait jamais prévaloir, ce serait la négation de tous les arts. Est-ce qu’un Farinelli, un Guadagni, un Millico, pour être d’admirables virtuoses, en étaient moins pathétiques et moins touchans ? On a fait grand bruit au-delà des monts de ce qu’on appelle l’expression dramatique, qu’on semble confondre avec l’émotion du cœur, ce qui me paraît être une grande erreur. Je laisse à de plus savans que moi à décider si le compositeur dramatique doit exiger de là voix humaine des efforts qui en détruisent le charme et pousser la peinture des passions jusqu’au cri de la bête. Tout ce qu’il m’est permis d’affirmer, c’est que Gluck a exagéré un principe vrai, et que son système n’a pu réussir que chez une nation dépourvue d’instinct musical, où il n’a produit en définitive qu’une école d’insupportables déclamateurs.

— C’est soublime, c’est souperbe, s’écria avec emphase le vieux Grotto, qui était blotti dans un coin où il gesticulait comme un possédé en roulant ses gros yeux de chouette, Pacchiarotti, tu es le premier homme de notre temps, tu sei il primo uomo della nosira età, dit-il en se levant de sa chaise et avec un accent qui n’était pas moins comique que le singulier compliment qu’il adressait au célèbre sopraniste.

Après cette sortie, qui amusa beaucoup la Vicentina : — Il est certain, dit l’abbé Zamaria, qu’il est impossible de professer des idées plus saines et plus élevées sur un art qui semblerait devoir échapper à toute considération générale, et vos paroles ont d’autant plus d’autorité, mon cher Pacchiarotti, que vous êtes parfaitement désintéressé dans la question que vous défendez si bien, puisque c’est par la sobriété du style, par la grande manière de chanter le récitatif et d’exprimer la passion, que vous l’emportez sur tous vos rivaux et particulièrement sur le froid et beau Marchesi. Du reste, continua l’abbé, il n’est pas inutile de dire en passant que l’abus des fioritures et des oripeaux de la vocalisation, contre lesquels Marcello s’est élevé bien avant Gluck dans son charmant opuscule il Teatro alla moda, est plus ancien qu’on ne croit. On a prétendu (particulièrement le comte Algarotti) que c’étaient Bernachi et Pasi, tous deux élèves de Pistochi, qui avaient introduit dans la musique italienne, vers le commencement du XVIIIe siècle, ce luxe de gorgheggi qui sont un peu à l’art de chanter ce qu’étaient à la composition les combinaisons ingénieuses des contrapointistes du XVIe siècle. Il me serait très facile de vous prouver que les Grecs n’étaient point étrangers aux artifices du gosier, qui soulevaient déjà le blâme des philosophes, et que même dans le chant ecclésiastique appelé cantofermo, on trouve des signes nombreux qui, traduits dans la notation moderne, représentent des effets assez compliqués de vocalisation. Gui d’Arezzo, qui vivait au Xe siècle, ne parle-t-il pas, dans le quinzième chapitre de son Micrologue, d’un certain tremblement de la voix qui est exactement le même effet que nous appelons aujourd’hui vibrato, espèce de tressaillement qu’on imprime à l’organe vocal pour simuler l’émotion de l’âme ? On trouverait dans un autre théoricien du XIIIe siècle, Jérôme de Moravie, l’explication d’une foule d’ornemens et de fredons qui se pratiquaient d’instinct sur la large mélopée du plain-chant grégorien. Il est d’une bonne critique de ne pas attribuer à des causes éloignées ce qui s’explique tout naturellement par le jeu de nos facultés. Dans tous les temps et chez tous les peuples, on a usé plus ou moins des artifices de la vocalisation ; mais il est vrai de dire qu’au commencement du XVIIIe siècle, alors que la mélodie s’épanouissait comme une fleur radieuse qui avait été longtemps comprimée sous les broussailles du contre-point et les subtilités de la musique madrigalesque, le chant fit tout à coup un pas énorme, et donna naissance à cette merveilleuse bravoure de gosier qui a ébloui le monde. Bernachi, Pasi, l’étonnant Caffarelli, la Gabrielli dont vous parliez tout à l’heure, Marchesi et tant d’autres prodiges que je pourrais citer, n’ont point inventé ce qui est dans la nature des choses ; mais ils ont perfectionné et poussé jusqu’au raffinement l’art d’amuser l’oreille par les caprices de la vocalisation. Ne croyez pas, mon cher Pacchiarotti, que ce soit là un phénomène particulier à l’art que vous enseignez avec une si grande distinction. On l’a vu se produire également ailleurs, et la poésie a ses virtuoses aussi bien que l’éloquence. Il y a de certains momens, dans l’histoire des œuvres de l’esprit, où l’homme, tout glorieux d’une conquête récente qu’il vient de faire, se joue avec la forme matérielle comme un enfant avec un hochet qui excite sa curiosité. On dirait d’un parvenu qui ne peut s’empêcher d’étaler aux yeux de tous les marques de sa nouvelle opulence. L’homme s’amuse alors à combiner des mots et des rimes sonores, à grouper des images ou des couleurs étranges qui frappent ses sens et le détournent du but où il aspirait d’abord. Ces momens précèdent et suivent les grandes époques de l’art, les époques de pleine maturité qui portent le nom de siècles d’or. Avant ou après cette heure suprême de civilisation, il n’y a guère que des artisans occupés à créer la langue ou des bateleurs qui en forcent les effets. Les nombreux et admirables chanteurs que l’Italie a vus naître depuis le commencement de ce siècle jusqu’à nos jours étaient des fantaisistes qui se sont exagéré la part de liberté qui revient au virtuose dans l’exécution d’une œuvre musicale. Il n’y a rien de plus difficile à l’homme que d’éviter les extrêmes et de rester dans les limites de la vérité ornée.

Ces réflexions de l’abbé Zamaria surprirent un peu Lorenzo, qui avait entendu rarement sortir de la bouche de son maître des paroles aussi constamment sérieuses et d’une si grande portée. Son intelligence s’ouvrait facilement aux considérations générales qui ramènent les questions d’école et de métier à un principe générateur qui les simplifie ; elle suivait avec un vif intérêt une discussion qui répondait aux tendances de sa nature. Aussi ne perdait-il pas un mot de ce que disaient Pacchiarotti et surtout l’abbé Zamaria, dont l’esprit enjoué et le caractère enfantin ne retrouvaient un peu de gravité que lorsqu’on touchait à l’objet de sa passion. L’abbé ne voyait le monde qu’à travers l’art musical, et les questions de goût étaient pour lui les seules vérités importantes de la vie. La Vicentina au contraire, qui n’entendait pas grand’chose à cette métaphysique de l’art de charmer, dont elle n’appréciait que les effets, commençait à s’ennuyer de servir ainsi de sujet à de savantes argumentations, et elle semblait dire à Lorenzo, de ses beaux yeux étonnés et remplis de malice : « Est-ce un philosophe ou bien une cantatrice qu’on veut faire de moi ? » Pacchiarotti, qui aperçut sur le front de sa belle élève de légers nuages dont il devina la cause, lui dit aussitôt : — Figlia mia, il faut chanter de meilleure musique que le morceau de ce pauvre Nasolini que vous nous avez fait entendre. Un virtuose qui ne connaît que les œuvres des maîtres contemporains ne saurait avoir de style, c’est-à-dire une manière large, soutenue, aisée, où la phrase mélodique se développe avec noblesse, et exige de la prévoyance, de la composition, une distribution intelligente des ombres et des lumières. Or, pour obtenir ce résultat, il faut absolument remonter à la tradition qui commence au XVIIIe siècle avec les œuvres et les cantates de Scarlatti, de Porpora, avec la musique pénétrante et suave de Léo et celle de Jomelli, son immortel disciple. Par-delà cette époque mémorable, il y a eu sans doute quelques chanteurs de mérite, tels que Stradella et Baldassar Ferri au XVIIe siècle, mais point d’école et aucun ensemble de doctrines dont il faille se préoccuper. C’est avec la musique dramatique, qui n’a pris une forme appréciable pour nous qu’à partir du XVIIIe siècle, que commence l’art moderne ; quant aux chanteurs de la renaissance, à ces nombreux interprètes de la musique madrigalesque et des canzoni a Liuto et a ballo qui ont précédé la naissance de l’opéra, c’est un point d’histoire qui n’intéresse que des érudits comme M. L’abbé Zamaria ou il padre Martini. Par exemple, continua Pacchiarotti, essayez un peu de nous dire une de ces cantates de Porpora qui sont là sous les yeux de Lorenzo, et qui ont servi à l’éducation des plus grands virtuoses qu’ait formés ce maître, tels que les Farinelli, les Caffarelli, les Salimbeni, il Porporino, la Mingotti et la Gabrielli, qui a reçu aussi du glorieux élève de Scarlatti des conseils dont elle n’a guère profité. Cela intéressera d’autant plus M. L’abbé Zamaria, que Porpora a passé les plus belles années de sa vie à Venise, où il a publié ses meilleures cantates et dirigé l’Ospedaletto.

Pacchiarotti se mit alors à feuilleter du doigt un recueil de cantates de différens auteurs, de Carissimi, de Scarlatti, de Marcello, de Bassani, de Barbara Strozzi, noble vénitienne, d’Astorga le Sicilien ; puis il arrêta son regard sur l’une des plus charmantes inspirations de Porpora. C’était une cantate pour voix de soprano, précédée d’un récitatif fort simple en apparence, mais dont le virtuose fit comprendre la difficulté par les nuances infinies qu’il y apercevait :

Fra gl’ amori lacci
Come s’arda e s’agghiacci
A un punto sol,
Tu m’insegnasti, ocara[6] !

Sur ce texte un peu précieux, qui exprime non pas les vicissitudes de l’amour, mais les velléités d’une fantaisie légèrement émue, Porpora a écrit une déclamation élégante et très accidentée par la modulation qui sert de préface à un joli cantabile.

La Vicentina, de sa voix puissante, se mit à déclamer avec pompe et fracas ce simple récitatif, qui ne demandait au contraire qu’à être effleuré des lèvres comme un léger prélude où l’âme s’essaie à trouver le mot suprême qu’elle n’ose articuler. Aussi Pacchiarotti lui dit-il après quelques mesures : — Vous n’y êtes pas, mon enfant, et vous donnez à ce récit un accent passionné et baldanzoso qui conviendrait tout au plus à la musique de Gluck ou à celle de Jomelli. Il n’y a pas dans l’œuvre de Porpora ni dans celle des premiers maîtres napolitains une seule page qui comporte un tel luxe de sonorité. J’avais donc bien raison de vous dire qu’un chanteur qui ne remonte pas à la tradition de son école ne possédera jamais la variété de style qui est nécessaire à un grand artiste. Ecoutez-moi, lui dit-il, et, joignant l’exemple au précepte, Pacchiarotti chanta le récitatif que nous venons de citer et que Lorenzo accompagnait au clavecin. Il ne fit entendre d’abord qu’un son à peine musical, plus voisin de la parole que de la mélodie proprement dite. À mesure que le récit exprimait une nuance plus vive de sentiment, le son s’épanouissait davantage et s’élevait en sonorité. Lorsqu’il fut arrivé à ce passage où l’amant conjure sa bien-aimée de le traiter avec moins de rigueur, promettant à ce prix d’oublier le passé, l’admirable virtuose développa une phrase pleine de grâce qu’il suspendit un instant sur un accord de septième diminuée, pour en faire mieux désirer la conclusion, qu’il acheva d’un accent ému, mais toujours tempéré.

L’aria fut exécutée aussi par le virtuose avec une coquetterie et une fluidité de style inimitables qui étaient bien en rapport avec ces paroles d’une aimable galanterie :

Ch’ io mai vi possa
Lasciar d’amare,
No, nol credete
Pupille care,
Ne men per gioco
V’ingannerò[7] !

Ce madrigal de Métastase a éveillé aussi de nos jours la fantaisie de Rossini. Il forme le premier morceau des Soirées musicales, chef-d’œuvre de grâce mélodique et d’harmonie exquise, qui est au génie de l’auteur de Guillaume Tell ce que les caittoli ou élégies sont à celui de l’Arioste. En comparant l’aria de Porpora à la canzone de Rossini, on voit à cent ans de distance, et à travers les modifications et les progrès de l’art, la persistance du génie italien, facile, élégant et toujours lumineux. Dans la cantate du maître napolitain, remplie d’étincelles et de trilles innombrables qui jaillissent d’une mélodie coquette et fort ingénieusement accompagnée, on sent comme la fraîche haleine d’une muse qui a plus de caprices que de passion[8]. Dans celle de Rossini, si admirablement modulée, et dont presque chaque note reflète une dissonance qui fuit comme un désir, il semble qu’on entende l’aveu d’un sentiment qui sourit et badine pour ne point effaroucher l’oreille qui l’écoute. On dirait une scène de villégiature, un doux entretien dans une allée ombreuse, au déclin d’un beau jour.

— Avez-vous bien saisi les différentes nuances que j’ai fait ressortir dans le récitatif de Porpora ? dit Pacchiarotti à la Vicentina, qui avait écouté avec ravissement l’admirable virtuose. En passant successivement d’un récit qui se rapproche presque de la parole ordinaire à une sonorité plus intense qui va s’épanouir en une forme vraiment musicale, j’ai suivi la tradition des grands chanteurs qui avaient appliqué d’instinct une loi essentielle du goût. Cette loi est bien simple, et quelques mots suffisent pour l’expliquer. Toutes les fois que le récitatif révèle des faits qui tiennent plus à la vie matérielle qu’à celle du sentiment, il faut parler plutôt que chanter. Le récit s’élève-t-il au-dessus des vulgarités qui nous entourent, le son doit être plus musical que prosaïque, et s’il entre enfin dans la région de l’âme, la voix doit éclater et couvrir la parole de sa magnificence. Cette progression de sonorité, qui répond à la logique des passions, forme la grande difficulté du récitatif, qu’on déclame de nos jours avec une fastueuse monotonie.

— Admirablement dit, s’écria l’abbé Zamaria, et si je ne craignais de vous interrompre encore une fois par des réminiscences de pédant, j’ajouterais que les anciens ont professé une doctrine à peu près semblable, qu’ils étendaient non-seulement à la mélopée, mais au débit oratoire et à toutes les formes de la poésie. Or il n’est pas indifférent d’avoir les anciens pour soi dans une question de goût, car il n’y a pas d’art moderne qui ne puisse être ramené à un principe de vérité connu de l’antiquité. Dans le dixième livre de ses Confessions, saint Augustin rapporte que saint Anastase faisait chanter les psaumes d’une voix si modérée, que l’effet ressemblait plus à la parole qu’à la musique ; ce qui faisait croire à saint Isidore de Séville que c’est ainsi que les premiers pères de l’église voulaient qu’on célébrât les louanges de Dieu. Ce qu’il y a de certain, mon cher Pacchiarotti, c’est que les trois degrés de sonorité dont vous venez de nous expliquer la loi n’ont point échappé à la sagacité de Quintilien, qui recommande positivement à l’orateur d’éviter les accens extrêmes et de se tenir sur le milieu de l’échelle vocale, — mediis igitur utendum sonis, — entre la musique proprement dite et la parole ordinaire.

— Je suis heureux d’apprendre, monsieur l’abbé, que les préceptes de notre art pourraient au besoin s’appuyer de si graves autorités, répondit Pacchiarotti ; mais comme il est peu probable que la Vicentina lise jamais les Confessions de saint Augustin, je dirai que les plus célèbres cantatrices du XVIIIe siècle, que j’ai presque toutes entendues, confirment par leur exemple les principes que je viens d’émettre, et qui ont mérité votre approbation. Quel siècle que celui qui a vu briller tour à tour la Faustina, d’une grâce et d’une coquetterie de style inimitable ; la Cuzzoni, sa rivale, dont la voix enchanteresse excitait des transports ; la Mingotti, leur contemporaine, qui n’avait point d’égale dans l’expression des sentimens élevés ; l’Astrua, d’une bravoure merveilleuse ; la Bastardella (Lucrezia Agujari), dont la voix surpassait en flexibilité et en étendue celle de la Gabrielli : la Mara, Allemande d’origine comme la Mingotti, et comme elle grande musicienne, qui a partagé avec la Gabrielli l’étonnement de l’Europe ; la belle Mme Grassini et la Todi, dont la voix expressive de contralto lui a disputé la palme del canto di portamento ; la Morichelli, excellente comédienne et d’une jovialité charmante ; la Billington ; la Banti, qui comme vous, cara mia Vicentina, a eu une origine modeste, et a été surnommée cantante di piazza, parce qu’elle a commencé par chanter dans les rues. Bien que son éducation ait été fort négligée, et qu’elle soit presque aussi ignorante qu’elle est laide, la Banti possède une voix si délicieuse et un instinct si parfait, qu’elle est aujourd’hui la dernière grande virtuose qui nous reste d’une époque miraculeuse.


III

— Où allez-vous, Lorenzo ? lui dit un jour la Vicentina en sortant de chez Pacchiarotti, où pour la première fois ils s’étaient rencontrés seuls et sans aucune des personnes qui avaient l’habitude d’assister à ces leçons intéressantes.

— Je retourne au palais Zeno, lui répondit-il.

— Vous êtes donc bien pressé d’aller vous enfoncer dans vos livres et de revoir la signora Beata, pour laquelle je vous soupçonne d’avoir plus que du respect.

— Oh ! pour cela, vous vous trompez beaucoup, dit-il en rougissant.

— Eh bien ! si je me trompe, prouvez-le-moi en me donnant le bras. Vous m’accompagnerez un instant chez moi, et puis nous irons nous promener un peu, si votre philosophie ne s’y refuse pas. Je suis entièrement libre aujourd’hui, je n’ai point de répétitions et ne chante pas ce soir.

Surpris d’une invitation à laquelle il était loin de s’attendre, Lorenzo ne sut d’abord que répondre. Balbutiant quelques mots insignifians, il suivit la Vicentina, poussé par la fausse honte de paraître impoli s’il refusait, et par cette émotion confuse qu’éprouve la jeunesse à la vue d’un danger qui l’attire. Arrivés chez la Vicentina, qui demeurait tout près du théâtre San-Benedetto, dans un appartement somptueux où éclatait le luxe frivole d’une diva du jour :

— Asseyez-vous là un instant, maestrino mio, lui dit-elle en le conduisant dans un boudoir élégant tout rempli d’objets de séduction ; je vais donner quelques ordres, et je suis à vous pour toute la journée.

Resté seul dans ce petit sanctuaire, d’où s’exhalaient des parfums de toute nature, assis sur un sofa moelleux qui ne disposait point à la contrition, Lorenzo parcourut d’un regard étonné ces mille colifichets précieux qui forment l’arsenal de la coquetterie féminine. En face d’une grande et belle glace de Murano enchâssée dans un cadre d’or finement sculpté, il y avait un joli clavecin incrusté de nacre, où la prima donna pouvait se voir étudier afin de ne point contracter d’habitudes vicieuses, et de conserver toujours sur ses lèvres de rose un sourire inaltérable. Un grand nombre de gravures, représentant différens épisodes de la vie galante, d’après Pierre Longhi, peintre de mœurs et caricaturiste ingénieux, garnissaient les murs et traduisaient aux yeux de tout le monde les pensées secrètes et peu mélancoliques de la Vicentina, dont le portrait était suspendu à une guirlande de fleurs que soutenaient deux amours. L’un de ces amours joufflus et bien portans jouait de la trompette et l’autre du flageolet, emblème significatif de la double célébrité que déjà s’était acquise la belle protégée de Zustiniani. Ce qui attira plus particulièrement l’attention de Lorenzo, ce fut une série de petits tableaux, d’un goût au moins équivoque, qui reproduisaient les différentes situations d’un roman célèbre intitulé : la Ballerina infelice {.làDanseuse malheureuse). On la voyait naître sous le chaume, grandir sous la tutelle d’une fée invisible qui l’avait douée de tous les charmes, quitter son village avec un beau seigneur, s’élancer sur le théâtre.aux applaudissement d’un public enthousiaste, entourée d’adorateurs et au comble de la félicité humaine ; puis, frappée au cœur par un sentiment sérieux qui était venu la surprendre au milieu de ses voluptés faciles, elle redescendait précipitamment la colline fatale. Flétrie avant le temps, pauvre, vieille et délaissée, on la voyait accroupie derrière le pilier d’une église où, d’une main défaillante, elle jetait dans le tronc, pour le soulagement des trépassés, la dernière obole qui lui restait. Alors s’accomplissait un vrai miracle : cette obole de la charité s’échappait du tronc sous la forme d’un ange qui allait délivrer une âme du purgatoire, et la conduisait radieuse au séjour des bienheureux.

Étonné de trouver une idée aussi sérieuse dans une fable vulgaire, Lorenzo s’était levé pour examiner de plus près le tableau qui représentait la danseuse au milieu de ses admirateurs, lorsque la Vicentina entra sans bruit, et, s’appuyant gracieusement sur l’épaule de Lorenzo, qui tournait le dos à la porte, elle lui dit tout bas à l’oreille : — Que dites-vous de cette triste histoire, mon ami ? Voilà quelle sera peut-être aussi ma destinée, sans que je puisse même espérer qu’un ange viendra un jour me délivrer de mes peines.

— Qu’avez-vous donc à vous faire pardonner, que vous ayez à craindre une si longue expiation ? répondit Lorenzo en se tournant précipitamment du côté de la Vicentina, qui était ravissante sous le nouveau costume qu’elle avait revêtu. — Un joli manteau de soie rose enveloppait sa taille courte et souple, que contenait à peine un corset à ramages aux vives couleurs. Un voile en point de Venise, fixé par un grand peigne en écaille qui surmontait l’édifice de sa chevelure abondante, faisait un joyeux contraste avec le manteau rose, et redescendait en plis onduleux sur un sein adorable que soulevait fréquemment un souffle généreux. Un bel œillet couleur de pourpre, ornement caractéristique de toute femme vénitienne, faisait saillie du côté gauche de sa belle chevelure noire, qui garnissait ses deux tempes d’un petit crochet qu’on appelait le carquois de l’amour. Joignez à cet ensemble deux beaux yeux pétillans d’esprit et de malice, une bouche vermeille aux lèvres effilées qui distillaient un sourire inzucherà, comme disent les poètes des lagunes, et plus exquis que l’ambroisie des dieux ; un petit pied mignon contenu dans des mules de velours où brillait une rose sans épine, et vous aurez une idée bien imparfaite de cette charmante créature, qui semblait exprimer par tout son être la poésie du caprice et de la volupté facile.

— Vous êtes mordant, dit la Vicentina en baissant un peu les yeux pour simuler une tristesse qui était bien loin de son cœur, car elle était ravie de l’effet qu’avait produit sur Lorenzo son joli costume. Et si j’avais à vous conter mon histoire, ajouta-t-elle en poussant un petit soupir hypocrite, vous verriez que je n’ai d’autre faute à me reprocher que d’avoir été trop sincère dans mes affections. Que n’ai-je rencontré, comme la Ballerina, une âme qui répondit à la mienne ! Je ne craindrais ni la misère, ni les peines de l’autre vie.

Il serait assez difficile de dire ce qu’il y avait de vrai dans cette petite scène de sentiment jouée par la Vicentina, qui depuis longtemps avait jeté sur Lorenzo un regard de convoitise. Ce jeune homme qui s’épanouissait avec bonheur au souffle de la vie, et qui semblait impatient d’aborder des rivages inconnus, avait d’abord excité la curiosité et puis l’intérêt de la brillante prima donna, qui, venue en plein vent ainsi qu’un arbre abandonné, n’avait point fleuri à l’heure désirée. Flétrit par des passions séniles qui avaient dévoré son enfance, peut-être n’avait-elle pas encore ressenti cette secousse intérieure qui soulève des montagnes et comble des abîmes. Lorenzo était probablement pour la Vicentina ce qu’elle avait été elle-même pour les artisans de sa fortune, une fleur matinale dont on aime à respirer le premier parfum. Mais, si le cœur de la femme est une énigme qui délie la sagacité de l’observateur le moins crédule, qu’est-ce donc que celui d’une cantatrice adulée qui peut, comme Jupiter, faire trembler l’Olympe d’un coup de sa prunelle ? Où s’arrête la fiction dans ces monstres charmans, et quel est le point imperceptible


Ove le due nature son consorli[9],


où le caprice des sens vient se mêler au sentiment de l’âme ? — Ce n’est pas Lorenzo qui était en état de résoudre un problème si difficile, et si la Vicentina avait réellement arrangé cette scène pour s’emparer de l’imagination de notre adolescent, il faut avouer qu’elle en avait admirablement combiné les épisodes.

— Fiorilla, s’écria la Viceiitina à sa camériste, la gondole est-elle prête ?

— Oh ! signora, il y a plus d’un quart d’heure que Tonio et Giuseppe sont là à vous attendre, répondit une voix argentine en ouvrant la porte du boudoir.

— Puisqu’il en est ainsi, répliqua la prima donna, nous pouvons partir.

Elle prit un masque qui était sur sa toilette au milieu de cahiers de musique et de plusieurs éventails, et descendit légèrement l’escalier de marbre au bas duquel était amarrée la gondole. Les barcaroles s’empressèrent d’ouvrir la petite porte par où l’on pénètre à reculons dans cette conque de Vénus, conchiglia di Venere ; et après avoir fait entrer Lorenzo, comme pour s’assurer de sa proie : — À Murano, dit la Vicentina aux barcaroles, all’orto di San Stefano, au jardin de Saint-Stephan.

La porte refermée et les deux barcaroles ayant pris leur place, l’un à la proue, et l’autre à la poupe, la gondole s’éloigna rapidement On était au mois de juin. Après le carnaval et avant que la saison de villégiature ne fut arrivée, la société vénitienne avait l’habitude de se répandre au dehors, et d’aller rompre le jeûne de la pénitence vers l’une de ces petites îles qui l’entourent et qui parsèment le golfe Adriatique comme autant de bosquets enchantés. Murano, à deux lieues au couchant de Venise, était le rendez-vous préféré par la bonne compagnie. C’est dans cette île célèbre par ses verreries connues de toute l’Europe, où il y avait un grand nombre de couvens, de casinos, de jardins et de joyeuses académies, que les grands seigneurs avaient leurs maisons de plaisance, avant que la république eût mis le pied sur la terre ferme et fait la conquête de Padoue, au commencement du XVe siècle. Murano était considéré comme le berceau de la civilisation vénitienne. Les Vivarini y avaient fondé les premières écoles de peinture, et Paul Véronèse, Tintoretto, Bassan et beaucoup d’autres y ont laissé de nombreux témoignages de leur génie. Après avoir traversé le petit canal de’ Mendicanti, la gondole voguait en pleine mer par une de ces journées où il semble que la nature ait conscience de la vie qui la pénètre, et nous invite à partager son bonheur. Le soleil radieux n’avait pas encore assez de force pour incommoder de sa chaleur, et ses rayons, attiédis par des brises chargées d’arômes printaniers, glissaient sur les vagues en les colorant de mille reflets. Quelques oiseaux voltigeaient à l’horizon d’azur, des algues marines, des fragmens d’herbes et de fleurs qui décelaient le passage récent des fruttaioli, ou marchands de fruits, qui tous les matins venaient des îles approvisionner la capitale, flottaient ça et là sur la cime des flots amers, comme si l’aurore les eût laissés tomber par mégarde du haut des deux. Assis mollement près de la Vicentina, qui le couvait du regard, Lorenzo parut inquiet et comme troublé de la situation où il se voyait pour la première fois. Ne sachant trop que dire, respirant à peine, il cherchait à démêler dans la confusion de ses idées la cause du léger malaise qu’il éprouvait. La Vicentina, qui lisait plus clairement dans ses yeux que Lorenzo ne lisait dans son propre cœur et qui jouissait intérieurement de l’empire de ses charmes, semblait lui dire en voyant son émotion :

Ô jeune adolescent ! tu rougis devant moi.
Vois mes traits sans couleur ; ils pâlissent pour toi :
C’est ton front virginal, la grâce, ta décence ;
Viens. Il est d’autres jeux que les jeux de l’enfance[10].

Se rapprochant de Lorenzo et lui passant un bras derrière le cou, — Carino, lui dit-elle d’une voix caressante, qu’avez-vous donc ? Regretteriez-vous de m’avoir consacré cette belle journée et voulez-vous que nous retournions à Venise pour tranquilliser la signora Beata sur votre sort ?

— Je vous ai déjà dit, répondit Lorenzo avec vivacité, que la noble fille du sénateur Zeno n’a droit qu’à mon respect, et qu’elle ne s’inquiète guère de l’usage que je puis faire de mon temps.

— Pardonnez-moi, répliqua malicieusement la cantatrice, de supposer l’existence d’un sentiment bien naturel dans votre position. Toute grande dame qu’elle est, la signora Beata ne pourrait que se féliciter d’inspirer une affection qui ferait envie à bien des femmes,… car, mon cher Lorenzo, vous n’êtes pas un jeune homme ordinaire, J’ignore quels sont vos projets d’avenir et quelle carrière vous comptez embrasser ; mais avec votre esprit et vos connaissances, vous pouvez hardiment aspirer à vous faire un nom qu’on serait heureuse de porter.

Ces paroles d’une fine coquetterie dissipèrent un peu l’embarras de Lorenzo, dont la vanité n’avait pas besoin d’être si adroitement excitée pour se prendre facilement à l’amorce qu’on lui jetait. Dans ce caractère encore indécis, où l’imagination et la sensibilité s’alliaient à des velléités précoces d’indépendance, un mot suffisait pour éveiller l’ambition de paraître moins timide et moins soumis qu’il ne l’était en effet. Cependant le nom de Beata, prononcé par la Vicentina dans une pareille situation, souleva dans le cœur de Lorenzo un trouble d’une nature différente. Une voix secrète lui disait que, pour mériter l’estime de la femme qu’il adorait, il ne prenait pas un bon chemin. Il comprenait vaguement qu’en se laissant aller à des relations si fragiles, il profanait le noble sentiment qui était à ses propres yeux le seul titre qu’il eût à l’amour de Beata. Pendant ce combat intérieur, le front de Lorenzo se couvrit de légers soucis dont la Vicentina devina promplement la cause. Experte comme elle l’était dans les artifices de la séduction, elle se garda bien de faire des questions importunes. Se penchant vers lui en souriant et sans proférer un mot, elle se mit à murmurer tout bas à son oreille une canzonetta dont les paroles exprimaient indirectement ce qu’elle ne voulait pas lui dire dans un langage plus familier :

Coi pensieri malincolici
Non ti star a tormentar ;
Vien con mi, montemo in gondola,
Ce n’andremo in mezzo al mar.

Passeremo i porti e l’isole
Che contorna la città
E sul mare senza nuvole
La luna nasecrà[11].

La voix de la Vicentina, tempérée par une émotion qui pouvait être sincère, exhalait lentement la mélodie suave qui servait de véhicule aux vers que nous venons de citer, et qui n’étaient que le commencement d’une longue litanie au plaisir. Formée de larges notes que reliait ensemble un rhythme flottant qui suivait le balancement de la gondole, la canzonetta exprimait admirablement cette volupté sereine mêlée d’un léger nuage de mélancolie, qui forme le caractère de l’art et de la poésie de Venise. Enlacé presque dans les bras de la jeune et belle prima donna, bercé par les molles cadences de la gondole qui effleurait les vagues comme un cygne amoureux, enivré par les sourds tressaillement ; de cette voix dont les vibrations sonores s’évaporaient et lui revenaient amorties comme un chant de sirènes s’égayant dans les profondeurs de la mer, Lorenzo s’oublia dans un rêve prestigieux, et la divine image de Beata se voila dans son cœur. Ce n’était plus l’humble fils de Catarina Sarti, écoutant d’une oreille pieuse les exhortations maternelles. Le nimbe de l’enfance bénie n’entourait plus sa tête ; il avait secoué ses langes, et ses désirs, comme des coursiers impétueux, hennissaient d’impatience de franchir la carrière qui s’ouvrait, devant lui. — Sonnez, sonnez la fanfare joyeuse, ô belles années de ma jeunesse ! se disait-il dans son ravissement. Vivre, c’est jouir ; les passions sont un feu divin qui échauffe et dilate l’intelligence. Vaines terreurs d’une éducation puérile, scrupules d’une piété étroite, sous lesquels on voudrait étouffer la nature humaine, vous avez disparu comme un nuage qui m’interceptait la lumière de la vérité ! Je suis un homme enfin, je sens, je vois, je comprends que ce monde factice où j’ai été élevé est une fiction de l’ignorance et de l’hypocrisie intéressées à perpétuer l’enfance du genre humain. Mes yeux sont dessillés, l’infini est devant moi qui excite mon activité, et où il n’y aura d’obstacle à mon ambition que ceux de ma volonté. En avant donc, en avant, suivons nos désirs que je vois tourbillonner là-bas, dans la plaine lumineuse, en chantant l’hymne de la vie au milieu des belles passions de la nature humaine qui dansent en chœur et font retentir les airs d’harmonies ineffables ! — Et son esprit s’élançait en effet, comme un cavalier intrépide qui


Dinanzi polveroso va superbo[12],


et s’évanouit dans l’espace. Après cette vision qui traversa l’imagination de Lorenzo comme un éclair de la sensibilité qui, en s’épanouissant brusquement, met en relief le fond du caractère, se sentant plus fort vis-à-vis de la Vicentina, il acheva la canzonetta interrompue, qu’il connaissait aussi depuis longtemps :

« En rêvant l’autre jour que je voyais venus voguer sur la mer dans une conque d’or, n’était-ce pas loi, ô ma bien-aimée, qui m’apparaissais dans une gondole légère comme ton cœur ?

« Tu es belle tu es jeune et fraîche comme une fleur ; écarte les tristes pressentimens qui t’assiègent, ris et tais l’amour. »


Ridi adesso.
E fa l’amor.


Sur ces dernières paroles qui terminaient la canzonetta, la mélodie plaintive qui les accompagnait s’épanouissait comme un sourire radieux de la volupté[13].

En voyant cette barque se balancer sur l’onde azurée, en voyant ce couple charmant que le hasard avait formé invoquer le plaisir en effeuillant à ses pieds les premières heures du jour, en écoutant leurs voix émues chanter alternativement une mélodie éclose sur les lèvres de je ne sais quel gondolier qui en avait combiné le rhythme sur les palpitations de son cœur ; en plongeant le regard dans cet archipel d’îles fortunées qui semblent avoir été ainsi groupées par la nature, comme les notes diverses d’un accord harmonieux, ce n’est point une fiction de la fantaisie qui se déroule sous vos yeux enchantés, mais un épisode ordinaire de la vie vénitienne. On dirait une marine du Canaletto illustrée par le poète Lamberti, qu’on a justement surnommé l’Anacréon des lagunes.

Arrivés à Murano, la Vicentina fit aborder la gondole à un palier de marbre sur lequel ouvrait une porte basse d’un accès mystérieux. C’était le jardin de Saint-Stephan, où les voluptueux, les amans discrets et les politiques allaient faire des parties fines à l’ombre de frais bocages qui, pour les Vénitiens, avaient l’attrait d’une chose rare. Autour d’un assez beau jardin, il y avait des camerini ou cabinets élégamment meublés, où l’on se faisait servir des collations et des soupers délicats. Abrités sous une treille touffue qui longeait une partie du jardin, ces cabinets, qui pouvaient contenir jusqu’à six personnes, donnaient sur la mer, qui présentait aux regards des convives un horizon varié d’incidens agréables. On ne pouvait y pénétrer qu’après avoir frappé trois coups à la porte pour donner le temps à ceux qui voulaient se dérober à la curiosité des subalternes de se couvrir du masque qu’en pareilles circonstances on portait toujours avec soi. Du reste, la discrétion était la qualité non seulement des gondoliers, qui s’en faisaient un point d’honneur, mais de tous les gens qui exerçaient une profession mercenaire. Sous un gouvernement soupçonneux, qui cachait sa faiblesse sous l’appareil d’une pénétration qu’on croyait infaillible, le silence et la réserve devenaient une loi nécessaire dans les relations de la vie. Aussi le caractère du peuple vénitien était-il un mélange de finesse et d’aimable étourderie.

S’étant fait servir une merenda ou goûter, composé de fruits, de pâtes diverses et d’un excellent vin de Chypre, qui était pour les Vénitiens ce que le vin de Champagne est pour nons, l’assaisonnement nécessaire d’un rendez-vous galant :

— Je voudrais bien savoir, dit Lorenzo d’un air dégagé, en buvant à petites gorgées dans un verre de Murano qu’il tenait de ses deux mains comme un calice, les coudes appuyés sur la table, ce que ton protecteur Zustiniani dirait s’il nous voyait ici ensemble ! Penses-tu qu’il fût disposé à nous donner sa bénédiction ?

— Eh ! pourquoi pas, répondit la Vicentina, un peu surprise de la désinvolture avec laquelle il lui adressait une pareille question. Je ne suis ni sa femme, ni sa fiancée, et mon cœur n’appartiendra qu’à celui qui saura me plaire.

— Je veux bien croire, répondit Lorenzo avec plus de malice qu’il ne pensait, que Zustiniani n’a pas la prétention de l’épouser, et qu’il est assez raisonnable pour ne pas exiger l’impossible ; mais enfin tu lui dois beaucoup, et, n’eût-il que le droit de surveiller ta conduite comme cantatrice, il serait vraisemblablement peu édifié de nous savoir seuls et soletti dans ce camerino, d’où nous voyons comme d’une loge de théâtre poindre à l’horizon le campanile de Saint-Marc qui nous regarde comme un curieux qu’il est.

La prima donna ouvrit de grands yeux étonnés à cette repartie ; toute bonne comédienne qu’elle pouvait être, elle ne s’était pas attendue à une métamorphose aussi prompte de la part d’un jeune homme dont elle venait, pour ainsi dire, de délier la langue. Dissimulant la peine que lui faisaient les paroles de Lorenzo, pour qui elle aurait voulu être aussi pure maintenant que Vénus sortant de la mer, car il n’y a pas de femme, quelque déchue qu’elle soit, qui ne désire capter l’estime de celui qui possède ses faveurs du moment, et qui ne s’efforce au moins de jeter un voile sur un passé douloureux.

— Si vous connaissiez ma vie, lui dit-elle avec une émotion concentrée, vous seriez plus indulgent pour une pauvre fille qui, dès l’âge de six ans, a dû mendier son pain sur les grandes routes en chantant des chansons. Je n’ai pas été élevée par une fée bienfaisante comme la Ballerina, ni sur les genoux d’une mère jalouse de mes douleurs. Ainsi qu’un oiseau, il m’a fallu quitter le nid ayant à peine des ailes pour chercher ma pâture dans les champs du bon Dieu. Que j’ai souffert et combien j’ai pleuré intérieurement pendant que sur mes lèvres endolories errait un sourire trompeur ! Il me fallait bien simuler la joie et l’insouciance qui n’étaient pas dans mon âme, pour attirer les regards du monde, qui ne s’intéresse guère qu’à ceux qui paraissent heureux. C’est ainsi qu’à travers mille vicissitudes je suis arrivée à Venise, où j’ai trouvé dans Zustiniani un protecteur généreux. Je ne veux pas me faire meilleure qu’une autre, ajouta-t-elle d’une voix moins émue, en me donnant à vos yeux pour une victime sans tache de la destinée. Si j’ai failli, c’est que des péagers cruels ont prélevé sur mon innocence un droit que je ne pouvais acquitter autrement. Hélas ! j’ai bien expié ces fautes involontaires, puisque mon cœur n’a jamais connu l’amour !

Lorenzo fut touché du simple récit de la Vicentina, qui est, à peu de chose près, l’histoire de la plupart de ces pauvres reines de théâtre que les froids moralistes jugent avec tant de rigueur. N’ayant aucune expérience de. la vie et des cruelles nécessités qu’elle impose, c’était bien plus la vanité de paraître au-dessus de la nouvelle position qui lui était faite que l’intention de mortifier la charmante prima donna qui lui avait arraché les paroles blessantes que nous venons de rapporter.

Idolo mio, lui dit-il en se levant précipitamment de table et en attirant la Vicentina auprès de la fenêtre, dissipe la tristesse qui ternit l’éclat de tes beaux yeux, et pardonne-moi les suppositions gratuites qui me sont échappées. Je ne voudrais pas payer d’ingratitude le bonheur dont tu m’as comblé aujourd’hui. Que veux-tu ! continua-t-il en lui pressant la taille et en s’appuyant avec abandon sur le rebord avancé de la fenêtre encadrée de verdure. Je suis trop jeune encore pour mesurer la portée de mes paroles, et tes baisers troubleraient l’esprit à de plus forts que moi.

Il avait à peine prononcé ces mots, qu’un masque passa la tête hors d’un cabinet voisin et se retira brusquement après les avoir observés tous deux un instant. Ils étaient trop préoccupés l’un de l’autre pour remarquer cette apparition qui les aurait rendus sans doute plus circonspects. Penchée sur la fenêtre, et le regard éperdu sur le front de son jeune amant, qui lui tenait toujours la taille enlacée :

— Que la vie me serait un paradis, dit la Vicentina d’une petite voix caressante, si je pouvais la passer avec toi ! Tu serais mon maître et mon conseil, et nous irions à travers le monde, moi en chantant les œuvres de ton génie, qui puiserait peut-être dans ma tendresse des inspirations qui feraient ta gloire. Tous les jours, je reçois de magnifiques propositions d’engagement pour Londres, Madrid, Saint-Pétersbourg et les principales villes de l’Italie, et rien ne s’oppose à ce que je les accepte, si tu voulais me suivre et partager ma fortune. Eh bien ! mon ami, lui dit-elle après un moment de silence, que penses-tu de mon projet ? La perspective d’agrandir ton esprit en voyant sans cesse des pays et des hommes nouveaux ne te paraît-elle pas une compensation suffisante à l’ennui de quitter Venise, où nous pourrions revenir riches et indépendans ?

— Il ne manque à ton beau rêve pour devenir une réalité, répondit Lorenzo en posant ses lèvres sur celles de la Vicentina, que le génie que tu m’accordes avec tant de générosité. Je ne suis encore qu’un écolier, et si l’on décide que je dois parcourir la carrière si difficile de compositeur, il me faudra apprendre bien des choses que j’ignore.

— Ne peux-tu étudier ailleurs qu’à Venise, et n’y a-t-il que l’abbé Zamaria au monde pour t’enseigner ce fastidieux contrapunto dont je vous entends parler si souvent ? Est-il bien nécessaire de passer sa jeunesse à grouper de grosses notes sans bécarres ni bémols, pour savoir écrire un de ces duetti qui excitent l’enthousiasme du public et font la réputation d’un maestro ? Les Cimarosa, les Paisiello, les plus grands compositeurs de l’Italie n’ont pas commencé autrement, et si tu veux m’en croire, tu laisseras là ces gros livres de grimoire que je te vois toujours entre les mains, et qui doivent être aussi inutiles à l’inspiration du compositeur que le sont aux chanteurs modernes les réflexions savantes et abstruses de Pacchiarotti. Je le laisse dire et n’ai garde de perdre mon temps et ma peine à écouter ses dissertations à perte de vue sur des nuances d’impression que les anges peuvent seuls apprécier. Moi, je chante avec mon cœur et ne vais pas demander à saint Augustin la permission de lancer un’ occhiata ou une volatine qui plaisent au public que je veux charmer. Pacchiarotti et Zamaria sont vieux, et nous sommes jeunes ; ils ont les soucis et l’expérience de leur âge, ayons les caprices, l’imprévu et l’espérance du notre. Viens, partons ensemble, cher Lorenzo, soyons heureux avant d’être sages, et nous pourrons chanter un jour avec Lamberti, ce poète de l’amour et des joies faciles :

Dov’ è quei di beati
Che una merendin hastava
Che ambrosia et deventava
Solo da tè tocà ?

Ne ranghi, ne tesori
Te dava allora el cielo
Ma et fresco, el bon, el bello
E un cuor inzncherà[14].

En distillant ces jolis petits vers du bout des lèvres comme un rayon de miel, la Vicentina rapprocha sa bouche de celle de Lorenzo, et leur âme se fondit dans un long baiser harmonieux. Pendant ce court instant d’ivresse, le masque reparut à la fenêtre du cabinet voisin, comme s’il eût été inquiet du silence qui avait succédé au dialogue qu’on vient de lire. Il regarda les deux amans, et s’évanouit à un mouvement que fit Lorenzo pour se dégager des étreintes de la prima donna.

Cependant la journée s’avançait, et le soleil pâlissant avertit la Vicentina qu’il était trop tard pour aller dîner à Venise. — Finissons cette fête improvisée par l’amour, dit-elle à son ami, en prenant un léger repas qui nous permettra d’attendre les ombres propices du soir. Trempons encore une fois nos lèvres dans ce vin généreux à qui je dois le premier instant de bonheur que j’aie goûté dans ma vie. Toi qui es savant, continua-t-elle en appuyant ses bras sur les épaules de Lorenzo, dis-moi donc si ce vin exquis n’est pas la liqueur consacrée à Vénus ? Je ne sais plus où j’ai lu que l’île de Chypre avait appartenu autrefois à la blonde fille de Jupiter, qui ne l’a cédée aux Vénitiens qu’à la condition d’être toujours dévoués à son culte charmant. Voilà pourquoi, assure-t-on, elle est si souvent chantée par nos poètes et nos musiciens ; voilà pourquoi il n’y a pas un peintre de Venise qui n’ait reproduit plusieurs fois sur la toile le type radieux de la mère des plaisirs.

On fit servir un dîner substantiel et délicat, puis l’on attendit ainsi, outre de joyeux propos et des brindisi provoquans, que les heures du jour eussent entièrement disparu derrière l’horizon qui se couvrait peu à peu de teintes plus adoucies.

La Nuit s’approchait en effet avec son cortège d’étoiles d’or qui scintillaient au firmament, comme pour l’éclairer dans sa course mystérieuse ; un léger zéphyr sillonnait les vagues et poussait hors de Venise un essaim de gondoles qu’on voyait s’ébattre au milieu de la mer, chargées de gentildonne et de cavalieri qui venaient respirer la fraîcheur du soir. Des bruits divers, des éclats de voix, le salut joyeux qu’échangeaient entre eux les mariniers, les cloches de Murano et des îles voisines qui disaient au jour un mélancolique adieu, tout cela disposait l’âme aux plus douces contemplations. Accoudés à la fenêtre du camerino, Lorenzo et la Vicentina admiraient ce spectacle sans dire un mot, laissant leur esprit errer à l’aventure et s’emplir de rêves féconds. Cependant les ombres grandissaient et couvraient la mer d’une obscurité moins transparente, les bruits s’éteignaient comme des dissonances à l’approche d’un accord qui les résout en les absorbant, et le calme de la nuit succéda enfin aux efforts du jour. Pendant ce court intervalle d’une obscurité complète qui sépare le soir de la nuit sereine, au milieu du recueillement qui précède le réveil des plaisirs, la lune apparut discrètement aux bords de l’horizon, élargissant peu à peu son disque argenté, comme une divinité coquette qui aurait voulu s’assurer qu’aucun astre jaloux n’épiait sa course vagabonde. Alors, du fond de la mer qui présentait à l’œil la transparence et les contours d’un lac paisible, on entendit s’élever de différens côtés des concerts de voix et d’instrumens qui se mêlaient, s’entrecroisaient et se répandaient dans l’espace et le silence en bouffées sonores d’un charme infini. On ne distinguait d’abord que quelques syllabes mieux accentuées que les autres dans ce murmure harmonieux qu’on aurait dit être l’écho lointain d’une fête prestigieuse. Étaient-ce les Muses, qui, assises en cercle dans la voûte céleste, faisaient entendre cette harmonie des sphères qui ravit Pythagore et le divin Platon, ou bien les Néréides avaient-elles quitté leurs grottes profondes pour venir s’égayer à la surface des flots ? Non, c’était Venise, Venise tout entière qui voguait sur les lagunes en chantant le bonheur de vivre et de respirer. Aussi, en prêtant une oreille plus attentive ace bourdonnement mystérieux, on y discernait bientôt des rhythmes et des sonorités joyeuses qui berçaient l’imagination, et lui ouvraient des perspectives moins grandioses que charmantes. Des violons, des guitares et des mandolines entremêlées de quelques instrumens à vent jouaient des symphonies, et les voix dialoguaient entre elles et se répondaient d’une barque à l’autre de ces mots simples qui laissent sous-entendre plus de choses qu’ils n’en expriment : — Vieni nice, viens respirer le frais sur la lagune, la fres’ aura a respirar. — Et ces paroles heureuses d’une langue bénie s’envolaient des lèvres comme une essence de poésie qui vous pénétrait d’une douce langueur.

Qu’est-ce donc que la musique, et qu’exprime-t-elle ? Est-ce un désir, un pressentiment, la réminiscence d’une béatitude éprouvée, ou bien l’intuition d’un avenir promis à nos espérances ? Êtres finis que nous sommes, pourquoi le fini ne nous suffit-il pas, et pourquoi, au sein de la satiété et des plaisirs, quelques accords rustiques entendus de loin nous font-ils tressaillir, et remplissent-ils notre âme d’un trouble sans objet ? En écoutant ce concert de la vie joyeuse, en écoutant ces bruits, ces chants et ces mélodies limpides qui semblaient glisser sur les vagues et s’y confondre avec les rayons de la lune dont elles imitaient le trémolo mystérieux, en laissant errer sa pensée à travers ces méandres d’étoiles qui peuplaient la profondeur des cieux, Lorenzo fut saisi d’une vague, mélancolie qui emplit son cœur de rêves charmans. Oh ! qu’il est doux de rêver ainsi au départ de la vie et de se laisser bercer par de folles espérances ! Elles sont bien heureuses, les natures qui aiment à s’attarder le soir au coin d’un bois ou sur une plage solitaire, à écouter le murmure de la brise, à suivre le nuage qui passe, à interroger l’étoile qui brille, à se perdre dans l’infini de leurs désirs et à se nourrir d’immortelles chimères ! Les rêves d’or de la jeunesse se transforment en sources de poésie où s’alimente l’inspiration des hommes supérieurs. Le génie ne serait-il pas un rêve qui se perpétue, et le monde l’éclosion d’un rêve divin ?

Une voix douce et sonore, qui s’épanouit peu à peu et s’éleva comme un soupir au-dessus de ces bourdonnemens joyeux, fixa tout à coup l’attention de Lorenzo, et vint dissiper les fantaisies de son imagination. Il écouta d’abord avec quelque distraction cette voix dont le timbre pénétrant ne lui était pas entièrement inconnu ; mais à une note prolongée et pleine d’émotion qui retentit sur la mer et traversa le silence comme une clarté fugitive, il se sentit tressaillir à ce lamente d’une âme solitaire qui disait à la nuit : « O nuit, prolonge ton cours et laisse-moi rêver encore ! Que je ne voie pas, que je ne voie jamais ce, que tu caches peut-être sous ton ombre, et emporte avec toi, si c’est possible, mes tristes pressentimens ! » À ce chant large et plaintif qui formait un si grand contraste avec ce qui avait précédé, Lorenzo, se réveillant comme d’un long sommeil, dit brusquement à la Vicentina : — Allons-nous-en, il ne fait pas bon ici.

— Tu as raison, mon ami, lui répondit-elle, il vaut mieux aller nous mêler à ces joyeuses gondoles qui dansent là-bas au clair de la lune.

Je ne sais quel philosophe d’Alexandrie. Plotin, je crois, a comparé la vie humaine à un concert de voix diverses qui s’élèvent en même temps. Au milieu de ces bruits confus qui l’assaillent de toutes parts, l’âme n’entend plus cette voix divine qui retentit au fond de son être. Il lui faut résister au charme qui l’entraîne et fermer quelquefois l’oreille aux sonorités du monde extérieur, pour écouter le chant che nell’ anima risuona. C’est ce chant de l’âme que Lorenzo venait d’entendre à travers l’enivrement où il était plongé depuis le matin.

Descendus dans la gondole qui les attendait au bas du petit escalier de San-Stefano, Lorenzo et la Vicentina s’acheminèrent lentement vers Venise. Le temps était magnifique, la lune éclatante, et sur la mer endormie on voyait errer ça et là des barques nombreuses qui se rapprochaient, s’éloignaient les unes des autres et se lutinaient comme des hirondelles qui rasent les flots et se poursuivent de leurs gazouillemens joyeux. C’étaient des éclats de rire, des addio et des felice notte à n’en plus finir. Les gondoliers se provoquaient, s’appelaient de leur nom patronymique et se renvoyaient des lazzi où respiraient l’insouciance et la gaieté bénigne de ce peuple charmant.

Guardo sta furbetta, dit Giuseppe, l’un des deux gondoliers de la Vicentina, — regarde cette petite fourbe de lune, comme elle nous fait de l’œil, come ci fa l’occhietto ! — Ne t’y fie pas, compare, car elle est presque aussi trompeuse que la mer, che il mare infido. — Oh ! on n’en conte pas à Giuseppe Fieramosca, répliqua le premier interlocuteur en riant. — Taci bricone, tais-toi donc, répondit Antonio d’une voix discrète, tu vas réveiller nos deux jeunes gens, qui dorment, je crois, comme deux oiseaux dans leur nid. — Che bella vita ! répondit le premier d’une voix encore plus basse, et qu’ils sont heureux, per bacco ! de pouvoir lire sans lunettes dans le livre d’amour. — Et loi, birbante, répliqua Antonio en se penchant sur la rame avec un air de mystère, est-ce que tu as besoin d’un cannocchiale ou lunette d’approche pour observer les deux beaux yeux de ta blondine que je t’ai vu cocolare ce matin, comme si tu avais dû l’embarquer pour le pays du gingembre et de la cannelle !

Ces saillies innocentes d’un peuple d’improvisateurs qui jouait au naturel cette comedia dell’arte que les Italiens ont colportée dans toute l’Europe, et dont notre ancien théâtre de la foire n’est qu’une pâle imitation, n’empêchaient pas des conversazioni et des monologues d’un ordre plus élevé. — Che cita beata ! disait-on plus loin, et que Venise est heureuse de posséder un ciel aussi pur ! C’est ici qu’est il paradiso, et nous n’avons que faire de l’aller chercher dans l’autre monde. — Est-ce qu’il y a un autre monde que celui où nous avons le plaisir de vivre ? est-ce que le bon Dieu a pu créer quelque chose de plus beau que nos lagunes ?

À ces propos sans suite, qui s’échappaient des lèvres comme d’un vase qui déborde, se mêlaient des soupirs, des aveux, des déclarations, des agaceries et des rimproveri aussi légers que l’air qui effleurait les gondoles de sa fraîche baleine. Il n’y a que Paisiello qui, dans son introduction du Roi Théodore, ait su rendre il dolce mormorio et le flou harmonieux de l’une de ces nuits voluptueuses de Venise, qui faisaient dire à Sansovino dès le XVIe siècle : « La musique avait véritablement son siège dans notre ville ! (La musica aveca la sua propria sede in questa città !)

Ces barcaroles et ces arie de batello, qui formaient la musique populaire de Venise, se divisaient en deux familles très distinctes. Les unes étaient des mélodies larges et flottantes, d’un caractère mélancolique, et qui étaient au moins aussi anciennes que la république. Écrites presque toutes dans les tons mineurs, on les croyait des lambeaux de la musique des Grecs que le temps avait épargnés. Marcello s’en est inspiré dans plusieurs de ses psaumes, et Rossini en a imité le caractère dans l’admirable canzone que chante le gondolier au troisième acte d’Otello. Les autres, plus gaies, plus vives, mieux rhythmées et beaucoup plus modernes, étaient le fruit de l’instinct ou de quelques compositeurs aimables qui ont cultivé ce genre facile. Tels étaient il Chiozzetto (Jean Croce), Bassani, Bonagiunta, chanteurs de la chapelle ducale, Angelo Colonna, et ce barbier Apollini, qui maniait le violon non moins dextrement que le rasoir, et qui au commencement du XVIIIe siècle eut une vogue étonnante que M. Perruchini, le dernier des Vénitiens, a presque renouvelée de nos jours. Ces deux genres de mélodies étaient comme les deux élémens qui composaient la société vénitienne. Les unes reflétaient le caractère noble et sérieux de l’aristocratie, les autres la gaieté et l’insouciance d’un peuple qui vivait de rêves, de sorbets et de concerts.

Enveloppée d’une sorte de vapeur sonore qui s’élevait de toutes ces gondoles joyeuses, celle de la Vicentina s’approchait de Venise sans que Lorenzo eût osé proférer un mot. Silencieux, triste et mécontent de lui-même, il cherchait à retenir l’accent de cette voix solitaire qui avait retenti au fond de son cœur. Déjà les lumières du Grand-Canal brillaient dans le lointain, déjà le bisbiglio et les frémissemens de la ville devenaient plus distincts, lorsqu’au passage d’un traghetto Lorenzo crut reconnaître Beata, qui fuyait dans une gondole et disparut comme un rayon de l’idéal.

.......... Ave
Maria, cantondo ; e cantando vanio
Come per arqua cupa cosa grave[15].

  1. Voyez la livraison du 1er janvier.
  2. Pensées de Vauvenargues.
  3. L’abbé de Saint-Pierre.
  4. La colonie di San-Leucio fut fondée en 1789 par un décret du roi de Naples où l’on remarque les passages suivans : « Le mérite seul distingue entre eux les colons de San-Leucio. Le luxe est absolument interdit, et une parfaite égalité règne dans les vêtemens. Les jeunes époux se choisissent librement, et les païens n’auront pas le droit de s’opposer à leur union, etc. » Voyez l’Histoire du royaume de Naples, par le général Colletta, t. Ier.
  5. Voyage de Burney, t. Ier, p. 158 de la traduction française.
  6. « Tu m’as appris, ô ma belle, comment un cœur épris passe, en un instant, de l’abattement à l’espérance. »
  7. « Ne croyez pas que je puisse jamais cesser de vous aimer, ô mon cœur ! Pas même en badinant, je ne vaudrais vous tromper. »
  8. Dans un roman de Mme Sand qui a été beaucoup lu, Consuelo, on trouve sur le premier plan de ce joli tableau de la vie vénitienne la figure du vieux Porpora. Nous n’étonnerons sans doute personne en disant que Mme Sand a prêté au maître napolitain les couleurs de sa belle imagination. Mme Sand est moins un historien qu’un poète ; aussi le Porpora a qu’elle a créé n’a-t-il presque rien de commun avec l’auteur de la cantate dont il est question ici.
  9. Dante, Enfer, chant XII.
  10. André Chéner, Idylles.
  11. « Ne te laisse pas tourmenter ainsi par des idées mélancoliques ; viens avec moi dans ma gondole, nous irons nous promener au loin dans la mer ! Nous laisserons derrière nous les ports et les îles qui entourent la ville, et la, sous un ciel sans nuages, la lune nous sourira. »
  12. Dante, Enfer, chant IX, terzina 23 et 24.
  13. La canzonetta dont il est question dans ce passage a été trouvée manuscrite dans les papiers au chevalier Sarti. C’est une mélodie délicieuse en sol mineur d’un rhythme onduleux, qui se termine par une cadence en sol majeur d’un effet ravissant.
  14. « Où sont ces jours heureux où nous goûtions ensemble un repas modeste qui, partagé avec toi, devenait une ambroisie ? Tu ne possédais alors ni rang ni richesses, mais de la jeunesse, de la beauté et un cœur aimant. »
  15. Dante, Paradiso, chant III, terzina 40.