Les Écrivains/Le Chef-d’œuvre

E. Flammarion (Deuxième sériep. 199-208).


LE CHEF-D’ŒUVRE


M. Edmond Pilon, dans la Plume, avec une bienveillance ironique dont je le remercie, me reproche fort d’avoir, ici même, maltraité M. Vielé-Griffin, « un grand, pur et noble poète ». Parmi les ouvrages de ce pur, noble et grand poète, M. Edmond Pilon cite avec une admiration émue la Chevauchée d’Yeldis, un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre !… Ah ! je connais depuis longtemps cette opinion. Elle a cours dans un milieu de très jeunes poètes. Et voici exactement ce qui arrive. Quand ils ont dix-sept ans, les poètes disent : « Le grand poète Vielé-Griffin ! » À dix-neuf ans, ils disent encore : « Le poète Vielé-Griffin ». À vingt ans, ils ne disent plus que « Vielé-Griffin ». À vingt-et-un ans, ils ne disent plus rien du tout et ils passent à un autre. M. Edmond Pilon a conservé la juvénilité de son enthousiasme. Je ne l’en blâme pas, puisqu’il y trouve tant de joies… Mais est-ce une raison suffisante pour affirmer, comme il vient de le faire, que je n’entends rien à la poésie et que le vers libre m’est tout à fait fermé ? Rien de plus juste si M. Edmond Pilon veut borner mon incompétence à la poésie et au vers libre de M. Vielé-Griffin. Il est parfaitement vrai que je me refuse à prendre pour des vers libres, et même pour de la prose esclave, les vers de M. Vielé-Griffin. Si libre qu’il soit, un vers doit exprimer quelque chose, une idée, une image, une sensation, un rythme. Or, je défie M. Emond Pilon de nous prouver que les vers de M. Vielé-Griffin expriment quelque chose d’autre qu’une mystification, laquelle, vraiment, a trop duré.

Cela d’ailleurs, est facile à démontrer, non par des théories et des discussions dans lesquelles on ne s’entend pas et qui ne démontrent jamais rien, mais par M. Vielé-Griffin lui-même.

Voici donc cette Chevauchée d’Yeldis, qui est un chef-d’œuvre, et même le chef-d’œuvre de M. Vielé-Griffin. Nous allons la lire ensemble, si vous voulez bien.

L’affabulation de ce poème est fort vague et d’un étrange enfantillage. On n’y sait pas exactement ce qu’était Yeldis, en quel pays et en quel temps elle vivait… Elle vivait dans des tourelles qui la couvraient de leur ombre et qui :

Se fuselaient en orgue sur le ciel,
Ces soirs de juin, aux voix sans nombre.

Tout ce qu’on sait d’un peu précis, c’est que :

Le pays était plantureux et riche en vins,
Gai du soleil qui dans la mer se mire,
Et le port
Était vivant le matin et soir,
De la foule bigarrée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il partait des vaisseaux vers tous les cieux

— Avec leurs voiles claires, comme en riant…

Quant à Yeldis, nous n’avons pas beaucoup de détails sur sa personne. « Elle était royale », dit M. Vielé-Griffin, et d’ailleurs :

Yeldis accueillait, dès le seuil,
Parfois,
Et parfois nous attendions haletants
Assis au porche ombré de deuil,
À l’écouter chanter, comme un printemps.

Ils étaient cinq qui venaient, pèlerins, l’écouter chanter comme un printemps : Luc, Martial, Claude, Philarque et M. Vielé-Griffin.

Et le vieillard, son père ou son époux,
Tendait ses mains de bon accueil
Vers tous ceux qu’elle éclairait d’un sourire…

Et voici comment ils connurent ce vieillard, père ou époux :

Le vieillard vint pour échanger des ors étrangers,
Quelque matin ;
Nous le connûmes de la sorte…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il marchait calme dans le tumulte des quais

Houlants, au cri de la vigie au guet
Vers les jetées.
Et comme il nous dit sa demeure,
Hors de la ville, au coteau des chênaies,
Nous fûmes lui porter de plus jeunes monnaies…

Et voilà le vieillard, époux ou père, qui meurt un printemps :

Ainsi qu’on meurt au point du jour,
Comme en rêve (dit-on) avec des mots d’amour…

Et le soir même de cette mort, en parlant d’Yeldis qui avait suivi, « toute d’aurore », les obsèques de son père ou de son époux, Philarque dit à M. Vielé-Griffin :

Philarque me dit, ce soir-là — seul, ce soir —
Philarque me dit : « Je l’aime » et je lui dis :
« Philarque, nous l’aimons tous » et, ce disant, souris,
Et lui regardait devant lui, sans voir,
Nous sûmes qu’elle partait ce soir…

Tous les cinq, Luc et Martial et Claude et Philarque et M. Vielé-Griffin aimaient Yeldis. Ils décidèrent, dans un conciliabule bref, qu’ils la suivraient :

Lieue après lieue et pas à pas,
Par fausse route et route vraie,
Jusqu’au trépas…

Et voici ce bref conciliabule :

Martial voulut parler, mais Luc, l’adroit,
Avant qu’il n’eût parlé, dit : « Me voici ».
— « Et moi ! » dit Claude ; et, tous, nous dîmes :
« Moi ! »
— Il en fut ainsi.

Ici s’inscrivent, telles des médailles, les portraits des cinq amis. D’abord Philarque :

Il savait le secret de tous hasards,
Il avait lu les livres des savants.
Il parlait d’oasis où l’eau est dieu-donnée…

Ensuite Luc :

Il semblait un adolescent issant d’enfance.
Sa mère était vénitienne ; il aimait boire…

Quant à Martial :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il marchait seul, parmi les autres hommes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De vieilles pensées, grises comme la brume

Songeaient en lui, qui sait ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et tuait d’un affront, ou de l’épée ;

Pour Claude :

Claude était pâle, avec un sourire

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il portait à l’épaule sa viole

Et jouait, se jouant, ses airs
Si clairs
Avec leurs songes entonnés,
Qui se mêlaient si bien aux rêves de nos cœurs…

On voit tout de suite à qui l’on a affaire ! M. Vielé-Griffin est fort sobre de détails sur lui-même. Il dit cependant :

Je l’aimai comme la vie, et toute joie,
Me sentant naître d’elle comme un fils
Pour quelque jour sans fin dont l’aube poigne [sic].

Et ils partent, suivant Yeldis. Chevauchées terribles, ardentes, sans fin. Plaines, forêts, mers, villes et faubourgs, montagnes et collines, ils traversent, franchissent, escaladent tout. Quelquefois, le soir, on fait halte :

Des haltes lasses, gaies…

Et quelquefois Yeldis, au pied d’un hêtre, dit des paroles « belles à en mourir ». Mais M. Vielé-Griffin se garde de redire ces paroles… Enfin, Philarque et Luc, trop las, désertent :

Philarque et Luc quittèrent la route
Et s’en furent sans adieux
Vers le soleil occidental,
Comme en déroute…

Un soir qu’ils marchaient, Claude, Martial et M. Vielé-Griffin, « parlant des feuilles sans nombre » :

Yeldis nous parla :
Et, dans la nuit, sans souffle et sans étoiles,
Seule d’elle, sa voix vivait
— Ce nous sembla —
Et, malgré ses beaux yeux, sa chevelure,
Sa svelte grâce que le jour dévoile
Et tout le charme aimé de sa parure,
Voix en la nuit, ainsi elle semblait plus belle
(Ne ferme-t-on pas les yeux, oyant un air ?
Pensant, ne ferme-t-on les yeux pour y voir clair ?

M. Vielé-Griffin, encore cette fois, ne rapporte pas les paroles d’Yeldis. Il les résume ainsi :

Il pouvait croire rêver, qui l’oyait :
Elle nous dit de belles paroles, telles
Que chaque mot s’élargissait de songe et d’ailes
Et qu’on n’osait tout croire, et qu’on croyait…

Et la chevauchée reprend, plus ardente et plus terrible :

Nos chevaux foulaient d’immondes patriarches
Qu’un vœu prostrait sous notre marche…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De grands noyers bordaient la route parfois,

Et passant dans leur ombre, nous avions froid
Et nous prenions le trot
Sans dire mot…

Et Claude meurt, « la tête contre sa robe ». On l’ensevelit :

Près d’une source qui riait comme lui…

M. Vielé-Griffin reste calme, et voici ce qu’il dit :

Le grand repos des choses accomplies
Vaguait à brise lente sur les blés
Avec le frémissement des panoplies…

Enfin, le dénouement s’approche :

Martial, tout pâle (je le vois encore :
Nous avions fait halte sous un sycomore,
Près d’un ruisseau sans voix où je buvais
— Genoux à terre et face à face
Avec moi-même et de si près que je buvais
D’entre mes propres lèvres qui buvaient
Et je me redressai pour l’écouter :
Sa voix était ferme de sûre audace

Tremblante, un peu, comme s’il redoutait…)
Martial dit, comme on dit un poème —
« Sur mon âme, je vous aime,
Et veux mourir, s’il vous plaît que je meure.
Mais dites-moi le but !… »

Ah ! oui ! voilà ce que Yeldis devrait dire… Mais elle ne dit rien, elle sourit et montre la route. Alors Martial :

Marcha vers elle et lui prit la main,
Viril et franc.
Elle fléchit le front comme une enfant
Et, soudain, beau de toute sa jeunesse
Et de sa volonté, et de son bel amour,
Sans un détour,
Il la prit sans un cri et sans un geste
Et sans un mot,
Bondit debout, dedans ses étriers
Et cabra son cheval, vers un galop…

Et ils partent, tous les deux, « dans le crépuscule, vers demain », laissant sur la route M. Vielé-Griffin étonné et solitaire… Mais M. Vielé-Griffin est, tout de même, heureux… Il dit :

Je n’ai pas honte, y songeant, de moi-même,
Je n’ai pas un regret de ce poème :
Je sais que pour l’avoir suivie
Jusque dessous les châtaigniers, je sais la vie ;

M. Viélé-Griffin sait la vie. Et qu’est-ce que la vie pour M. Vielé-Griffin ?

Pour moi, toute ombre est claire et le soleil
Chante en les ors des blés et des abeilles.

Tel est ce chef-d’œuvre, tel est le chef-d’œuvre de M. Vielé-Griffin !… Eh bien, je le demande, en toute bonne foi, à M. Edmond Pilon, qu’est-ce que tout cela veut bien dire ?… Quelle est cette langue ? Est-ce du patois américain ? Est-ce du nègre ? Qu’est-ce que c’est ? Ah ! je voudrais le savoir !

1900.