LE CHAT MALTAIS



Ils avaient, tous les douze, bon motif de se montrer orgueilleux, et motif meilleur encore d’avoir le trac ; car, bien qu’ils se fussent, partie par partie, taillé la voie à travers les teams engagés pour le tournoi de polo, ils se rencontraient, cet après-midi-là, dans le match final, avec les Archanges. Or, les hommes des Archanges jouaient avec une demi-douzaine de poneys par tête, et comme la partie était divisée en six quarts de huit minutes chacun, c’était un poney frais à chaque reprise. Alors que le team des Skidars, même en supposant qu’il ne survînt pas d’accidents, n’était en mesure de fournir qu’un poney toutes les deux reprises, et deux contre un, cela constitue un sérieux avantage. D’autre part, ainsi que le fit remarquer Shiraz, le syrien gris, ils se rencontraient avec le dessus du panier des poneys de polo de l’Inde Supérieure ; des poneys qui, pour le moins, avaient coûté mille roupies chacun, alors qu’il ne fallait voir en eux-mêmes qu’un lot de roquentins sans valeur, pris un peu partout, et souvent à des charrettes de campagne, par leurs maîtres, lesquels appartenaient à un régiment pauvre mais honnête d’infanterie indigène.

— L’argent, cela veut dire l’allure et le poids, déclara Shiraz, en frottant d’un air malheureux son nez noir et soyeux le long de sa guêtre bien ajustée, et, suivant les maximes du jeu tel que je le connais…

— Ah ! mais nous ne jouons pas les maximes, repartit le Chat Maltais. C’est le jeu que nous jouons, et nous possédons l’incontestable avantage de le connaître, le jeu. Réfléchissez donc d’une enjambée, Shiraz. En deux semaines nous sommes partis de rien pour décrocher la seconde place contre tous ces gaillards que vous voyez là sur le terrain, et cela, parce que nous jouons avec la tête tout autant qu’avec les pieds.

— N’empêche que je me sens aussi mal en forme que mal en train, déclara Cendrillon, une jument gris souris, qui possédait un frontal rouge et la paire de jambes la plus nette qu’on vit oncques à un poney hors d’âge. Ils ont le double de notre taille, ces personnages-là.

Cendrillon regarda l’assemblée, et soupira. Le terrain de polo d’Umballa, dur et poudreux, était encadré de milliers de soldats, blancs, noirs, sans compter les centaines et centaines d’équipages, de mail-coachs, de dog-carts, d’ombrelles aux couleurs brillantes, d’officiers avec ou sans uniforme, et les foules d’indigènes derrière eux ; et les ordonnances à dos de chameau, qui avaient fait halte pour assister à la partie, au lieu de porter les missives du haut en bas de la ville ; et les marchands de chevaux indigènes qui couraient de côté et d’autre sur des juments de Biluchi aux oreilles délicates, cherchant l’occasion de vendre quelques poneys de polo de tout premier ordre. Puis, c’étaient les poneys d’une trentaine de teams éliminés, qui avaient été engagés par la Upper India Free For All Cup[1], presque tous poneys de valeur et de renom entre Mhow et Peshawer, entre Allahabad et Moultan ; poneys primés, arabes, syriens, de toutes les couleurs, toutes les formes, tous les caractères imaginables. Quelques-uns d’entre eux se trouvaient dans des écuries toiturées de nattes, près du terrain de polo ; mais la plupart étaient sellés, et leurs maîtres, les vaincus des parties précédentes, s’en servaient pour trotter de-ci, de-là, et se conter mutuellement la façon précise de jouer le jeu.

C’était un beau spectacle, et le va-et-vient des prompts petits sabots, ainsi que les salutations incessantes des poneys qui s’étaient déjà rencontrés sur d’autres terrains de polo ou champs de courses, eussent suffi à mettre n’importe quel quadrupède dans tous ses états.

Mais le team des Skidars s’arrangeait pour ne pas avoir l’air de connaître ses voisins, quoique la moitié des poneys qu’on voyait sur le terrain fussent curieux de se frotter l’épaule à celles des petits gaillards venus du Nord, et qui jusqu’ici, avaient tout balayé sur leur passage.

— Voyons, dit au Chat Maltais un arabe soyeux, à la robe dorée, qui avait joué fort mal le jour précédent, dites-moi, ne nous sommes-nous pas rencontrés dans l’écurie d’Abdul Rahman, à Bombay, il y a quatre saisons ? J’ai gagné la coupe de Paikpattan à la saison suivante, vous devez vous rappeler ?

— Ce n’est pas moi, répondit poliment le Chat Maltais. J’étais alors à Malte à tirer la charrette. Je ne cours pas dans les courses. Je joue le jeu.

— O-oh ! repartit l’arabe, en dressant la queue, et en s’éloignant d’un air crâne.

— Tenez-vous sur la réserve, dit à ses compagnons le Chat Maltais. Nous n’avons pas besoin de nous frotter le nez à tous ces demi-sang panards de l’Inde Supérieure. Dès que nous aurons gagné cette coupe-ci, ils vendront leurs fers pour nous connaître.

— Ce n’est pas nous qui gagnerons la coupe, déclara Shiraz. Comment vous sentez-vous ?

— Médiocre, comme la ration d’hier au soir, après que ce rat musqué eut passé dessus, répondit Polaris, un poney gris à l’avant-main quelque peu lourd.

Et le reste du team se montra d’accord avec lui.

— Plus tôt on oublie cela, mieux cela vaut, dit le Chat Maltais d’un ton de bonne humeur. Ils ont fini le tiffin[2], dans la grande tente, c’est le moment où on va nous réclamer. Si vos selles ne sont pas mises comme il faut, ruez. Si vos mords vous gênent, cabrez-vous et laissez les saïs voir si vos guêtres sont trop serrées.

Chaque poney avait son saïs, son groom, lequel habitait, mangeait et dormait avec lui, et toujours avait parié beaucoup au delà de ses moyens sur le résultat de la partie. Rien à craindre, tout irait bien, et, afin d’en être sûr, chaque saïs frictionnait les jambes de son poney jusqu’à la dernière minute. Derrière les saïs se tenaient assis tous ceux du régiment des Skidars qui avaient obtenu une permission pour assister au match, la moitié environ des officiers indigènes, et cent ou deux cents hommes à la peau brune, à la barbe noire, sans parler des musiciens du régiment, dont le doigt parcourait nerveusement les grosses cornemuses enrubannées[3]. Les officiers indigènes tenaient des faisceaux de sticks de polo, de longs maillets emmanchés de bambou, et comme, après le tiffin, la grande tribune officielle se remplissait, ils se disposèrent soit isolément, soit deux par deux, en différents points autour du terrain, de façon qu’un stick se trouvât-il brisé, le joueur n’eût pas loin à galoper pour s’en voir remettre un autre. Une fanfare de cavalerie britannique entonna un air populaire, et les deux arbitres, en légers cache-poussière, firent leur apparition sur deux petits poneys fort excités. Les quatre joueurs du team des Archanges suivirent et le spectacle de leurs belles montures fit gémir Shiraz de nouveau.

— Attendez, nous allons voir, dit le Chat Maltais. Deux d’entre eux jouent avec des œillères, et cela prouve qu’ils ne voient par comment se tirer des pieds lorsqu’ils gênent les leurs, ou que les poneys des arbitres sont susceptibles de leur donner de l’ombrage. Ils ont aussi tous des rênes de tresse blanche qui sûrement vont s’allonger.

— Et les hommes ont leur fouet à la main au lieu de l’avoir au poignet. Ah ! dit Cendrillon, en dansant pour se dégourdir.

— Véridique. Il n’est guère possible de manier son stick et ses rênes, en même temps que le fouet tenu de cette façon-là, dit le Chat Maltais. Il n’est pas un mètre carré du terrain de Malte sur lequel je n’aie pris une pelle, et je dois savoir.

Il fit trembler son petit garrot tout pelé, rien que pour montrer la satisfaction qu’il éprouvait ; mais, au fond du cœur, il ne se sentait pas plus gai que cela. Depuis le jour où, pris avec un vieux fusil en acompte sur le paiement d’une dette de jeu provenant d’un pari aux courses, il avait échoué dans l’Inde, amené sur un transport, le Chat Maltais avait toujours joué et prêché le polo sur le dur terrain des Skidars, dans le team des Skidars. Or, le poney de polo tient quelque peu du poète. S’il est né avec l’amour du jeu, on peut en faire quelque chose. Le Chat Maltais savait que s’il existait des bambous, c’était à seule fin de se servir de leurs racines pour tourner des balles de polo ; que si l’on donnait du grain aux poneys, c’était pour les tenir en bonne condition, et que si on les ferrait, c’était pour les empêcher de glisser dans un report en arrière. Mais, outre tout cela, il n’était pas un tour, pas une ruse du plus beau jeu du monde, qu’il ne connût, et au cours de deux saisons il avait enseigné aux autres tout ce qu’il savait ou devinait.

— Rappelez-vous, dit-il, pour la centième fois, au moment où les cavaliers arrivaient, qu’il nous faut jouer avec ensemble, et qu’il vous faut jouer avec votre cervelle. Quoi qu’il arrive, suivez la balle. Qui est-ce qui ouvre la marche ?

On était en train de sangler Cendrillon, Shiraz, Polaris, ainsi qu’un petit bai tout court, haut sur jambes, pourvu de jarrets formidables et d’un garrot insignifiant (on l’appelait Bouchon), tandis qu’à l’arrière-plan, les soldats regardaient de tous leurs yeux.

— Je tiens, vous autres, les hommes, à ce que vous restiez tranquilles, dit Lutyens, le capitaine du team, et surtout à ce qu’on ne fasse pas piailler les cornemuses.

— Même si nous gagnons, capitaine sahib ? demanda un musicien.

— Si nous gagnons, vous pourrez faire ce que vous voudrez, repartit Lutyens avec un sourire, tout en se glissant autour du poignet la boucle de son stick et en faisant demi-tour pour regagner sa place au petit galop.

Les poneys des Archanges, en raison de la foule bigarrée qui se tenait là, si près du terrain, se montraient un peu au-dessus d’eux-mêmes. Leurs cavaliers étaient d’excellents joueurs, mais c’était un team de joueurs hors ligne au lieu d’être un team hors ligne, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ils avaient honnêtement l’intention de jouer avec ensemble, mais il est bien difficile pour quatre hommes, dont chacun est le meilleur du team où on l’a pris, de se rappeler qu’au polo, dût-on faire des exploits de coups de maillet ou d’équitation, rien ne vous excuse de jouer pour votre propre compte.

Leur capitaine les interpella un à un pour leur crier ses ordres, et il est curieux de remarquer que lorsqu’on appelle un Anglais par son nom en public, le voilà devenu nerveux et agité. Lutyens ne dit rien à ses hommes, attendu que tout avait été dit à l’avance. Il retint Shiraz, car il jouait « arrière », pour garder le goal. Powel sur Polaris était demi-arrière, et Macnamara ainsi que Hughes sur Bouchon et Cendrillon étaient premier et deuxième avant. La dure petite balle en racine de bambou fut mise au milieu du terrain, à 150 mètres des extrémités, et Hughes croisa les sticks, le maillet en l’air, avec le capitaine des Archanges, lequel jugea bon de jouer « avant », place d’où l’on ne peut aisément contrôler ce que fait le team. Le petit clic que firent les manches du bambou en se rencontrant s’entendit d’un bout à l’autre du terrain ; et c’est alors que Hughes, opérant un rapide coup de poignet, envoya doucement rouler la balle à quelques mètres. Cendrillon, qui connaissait de longue date ce coup appelé « dribbling », suivit comme le chat suit la souris. Tandis que le capitaine des Archanges faisait évoluer son poney sur place, Hughes tapa de toutes ses forces, et, à peine le coup était-il donné, que Cendrillon se trouvait déjà loin, suivie de près par Bouchon, leurs petits sabots fouettant le sol durci à l’instar de gouttes de pluie sur des carreaux de vitre.

— Tirez à gauche, dit Cendrillon entre ses dents ; elle vient de notre côté, Bouchon !

L’arrière et le demi-arrière des Archanges fondaient sur Cendrillon juste au moment où le poney se trouvait à portée de la balle. Hughes se pencha en avant, la bride lâche, et, presque sous les pieds de Cendrillon, la fit dévier à gauche ; elle s’en alla folâtrer à petits bonds du côté de Bouchon, lequel comprit que, s’il n’était prompt, elle irait rouler hors des limites. Ce coup en longueur donna aux Archanges le temps de faire demi-tour et d’envoyer trois hommes à travers le terrain pour bousculer Bouchon. Cendrillon resta où elle était, car elle connaissait le jeu. Bouchon était sur la balle un quart de seconde avant l’arrivée des autres, et Macnamara, d’un revers, la renvoya à Hughes, qui vit le passage libre jusqu’au goal des Archanges, et claqua la balle entre les goals avant qu’on sût exactement ce qui était arrivé.

— Cela peut s’appeler de la veine, dit Bouchon, comme ils changeaient de côté. Un goal en trois minutes et en trois coups, et sans pour ainsi dire nous faire travailler.

— Je ne sais pas, dit Polaris, mais il me semble que nous les avons émoustillés trop tôt. Serais pas étonné que la prochaine fois ils essaient de nous mettre sur les dents.

— Empêchez la balle de rouler, alors, dit Shiraz. Cela vient à bout de tout poney qui n’en a pas l’habitude.

La fois suivante, ce ne fut plus le galop allègre à travers le terrain. Tous les Archanges se reformèrent comme un seul homme, mais restèrent là, attendu que Bouchon, Cendrillon et Polaris étaient l’un ou l’autre sur la balle, à marquer le pas parmi le cliquetis des sticks, tandis que Shiraz tournait tout autour, guettant une occasion.

— Nous pouvons, nous autres, faire cela toute une journée durant, dit Polaris, en donnant de la croupe dans les côtes d’un autre poney. Qu’est-ce que vous avez à pousser comme cela ?

— Qu’… qu’on m’attelle entre deux brancards d’ekka, si je le sais, lui fut-il répondu à bout de souffle, et je donnerais bien une semaine de provende pour voir mes œillères au diable. Je n’y vois goutte.

— En effet, il n’y a pas mal de poussière. Pan ! Dans le jarret. Où est la balle, Bouchon ?

— Sous ma queue. Il y a là, en tout cas, un homme en train de la chercher. C’est merveilleux. Ils ne peuvent pas se servir de leurs sticks, et cela les met en rogne. Bourrez donc un peu le vieux porteur d’œillères, qu’il fasse la culbute !

— Eh ! là, ne me touchez pas. Je ne vois rien. J’ai… j’ai bien envie de reculer, dit le poney aux œillères, lequel savait qu’il ne faut pas songer à soutenir un choc lorsqu’on ne peut voir autour de soi.

Bouchon était en train de guetter la balle, là, dans la poussière, près de son sabot antérieur droit, tandis que Macnamara, le stick raccourci dans la main, la tapotait de temps à autre. Cendrillon essayait de se faufiler hors de la mêlée, agitant d’un mouvement fébrile ce qui lui restait de queue.

— Hé, ils l’ont, hennit-elle. Faites-moi place !

Et elle partit au galop, droit comme balle de fusil, à la suite d’un grand poney efflanqué appartenant aux Archanges, et dont le cavalier brandissait son stick, prêt à donner le coup.

— Ce sera pour une autre fois, dit Hughes, comme le coup glissait le long de son stick levé.

Et Cendrillon, donnant de l’épaule contre le flanc du grand poney, le poussa de côté juste au moment où Lutyens sur Shiraz renvoyait la balle à l’endroit d’où elle était venue et où le grand poney s’éloignait sur la gauche en glissant des quatre pieds. Cendrillon, voyant que Polaris avait rejoint Bouchon dans la poursuite de la balle du côté du goal, alla se camper à sa place, et c’est alors qu’on annonça la fin de la reprise.

Les poneys des Skidars ne perdirent de temps ni en ruades ni en esbrouffes. Ils savaient que chaque minute de repos se traduisait par autant de profit, et ils trottèrent dans la direction des barrières pour retrouver leurs saïs, qui aussitôt se mirent à les étriller, les couvrir et les masser.

— Pouah ! dit Bouchon, en se raidissant sous le gros racloir de vulcanite pour ne rien perdre de son chatouillement. Si nous jouions poney pour poney, nous tomberions ces Archanges en une demi-heure. Mais on va en amener de frais et encore de frais, et puis encore après cela… vous comprenez.

— Qu’est-ce que cela fiche ? répliqua Polaris. Nous avons la première manche… Est-ce que je n’ai pas le jarret qui enfle ?

— Il a l’air un brin bouffi, déclara Bouchon. Vous devez avoir reçu plutôt un pain. Ne le laissez pas se raidir. On va avoir encore besoin de vous dans une demi-heure.

— Que pensez-vous du terrain ? demanda le Chat Maltais.

— Le terrain est comme votre fer, sauf aux endroits où l’on a mis trop d’eau, repartit Cendrillon. Alors, il devient glissant. Ne jouez pas au centre. Il y a là un marais. Je ne sais pas comment leurs quatre nouveaux vont se conduire, mais nous avons empêché la balle de rouler et les avons fait suer pour la peau. Qui est-ce qui sort ? Deux arabes et deux du pays ! Cela ne vaut rien. Comme c’est bon de se gargariser !

Cendrillon causait, le goulot d’une bouteille à soda recouverte de cuir entre les dents, tout en essayant de regarder par-dessus son garrot. Et cela lui donnait un petit air fort coquet.

— Qu’est-ce qui ne vaut rien ? demanda Aube Grise, en rétrécissant le ventre dans sa ventrière et en admirant ses épaules bien prises.

— Vous autres, arabes, ne pouvez galoper assez vite pour vous réchauffer… c’est ce que Cendrillon veut dire, déclara Polaris, en boitant pour montrer que son jarret demandait quelque attention. Est-ce que vous jouez « arrière », Aube Grise ?

— Cela m’en a tout l’air, répondit Aube Grise, comme Lutyens enjambait sa selle.

Powel monta le Lapin, un simple bai du pays, qui ressemblait beaucoup à Bouchon, mais avec des oreilles de mulet, Macnamara prit Faiz Ullah, un bon petit arabe roux à dos court, et pourvu d’une longue queue ; et Hughes enfourcha Benami, vieille bête brune et maussade, sous elle du devant plus que ne doit l’être un poney de polo.

— Benami n’a pas l’air commode, dit Shiraz. Êtes-vous bien luné, Ben ?

Le brave vétéran s’éloigna d’un pas raide sans répondre, et le Chat Maltais regarda les nouveaux poneys des Archanges, en train de se pavaner sur le terrain. C’étaient quatre beaux poneys noirs, et ils semblaient, à leur allure, de taille à manger le team des Skidars pour s’éloigner au galop, ce repas dans le ventre.

— Encore des œillères, dit le Chat Maltais. Bien, cela !

— Ce sont des chevaux de bataille — des chevaux de grosse cavalerie ! déclara Cendrillon d’un ton indigné. Ils ne retrouveront plus jamais leur un mètre quarante.

— Ils ont tous été bel et bien mensurés, et sont tous pourvus de leurs certificats, repartit le Chat Maltais ; sans quoi, ils ne seraient pas ici. Ce qu’il faut, c’est accepter les choses telles qu’elles se présentent, et ne pas perdre la balle de vue.

Le jeu reprit, mais, cette fois, les Skidars se trouvèrent parqués dans leur propre camp, et les poneys spectateurs n’en conclurent rien de bon.

— Faiz Ullah est en train de faire le feignant, comme d’habitude, dit Polaris avec un hennissement de mépris.

— Aussi Faiz Ullah trinque, repartit Bouchon.

On entendait la cravache de polo à boucle de cuir cingler le ventre arrondi du petit compère. Puis le hennissement aigu de Lapin s’en vint jusqu’à eux à travers le terrain.

— Je ne peux pas faire toute la besogne, criait-il.

— Jouez, ne parlez pas, hennit le Chat Maltais.

Et tous les poneys surexcités se tortillèrent, tandis que les soldats et les grooms empoignaient les barrières et se mettaient à hurler. Un poney noir muni d’œillères avait mis le grappin sur le vieux Benami, et s’efforçait par tous les moyens en son pouvoir de le gêner. On voyait Benami encenser et faire claquer sa lèvre supérieure.

— Attention à la culbute, dit Polaris. Benami commence à se fâcher.

Le jeu ondoya de haut en bas, de goal à goal, et les poneys noirs prirent confiance en sentant qu’ils avaient de meilleures jambes que les autres. La balle sortit d’une petite mêlée, et Benami ainsi que le Lapin la suivirent, Faiz Ullah trop content d’avoir la paix un instant.

Le poney aux œillères noires arriva comme un faucon, avec deux des siens derrière lui, et l’œil de Benami brilla comme ils disputaient ensemble de vitesse. La question était de savoir lequel des deux poneys céderait la place à l’autre, chacun des cavaliers parfaitement consentant à risquer une chute pour la bonne cause. Le noir, que ses œillères avaient presque rendu fou, se fiait à son poids et à sa fougue ; mais Benami, lui, savait comment l’employer, son poids, et comment la régler, sa fougue. Ils se rejoignirent, et l’on ne vit plus que poussière. Le noir gisait sur le flanc, hors d’haleine. Le Lapin était à cent mètres de là, en haut du terrain, avec la balle, et Benami se trouvait assis. Il avait glissé sur une longueur de près de dix mètres, mais il avait eu sa revanche et resta donc assis de la sorte, en claquant des narines, jusqu’à ce que le poney noir se levât.

— Voilà ce que vous y gagnez, avec votre intervention. Vous en faut-il davantage ? demanda Benami.

Et il plongea dans le jeu. Il n’y eut rien de fait, attendu que, malgré les corrections que lui administrait Macnamara toutes les fois qu’il en trouvait le temps, Faiz Ullah ne voulait pas galoper. Toutefois, la chute du poney noir avait fortement impressionné ses compagnons, ce qui empêcha les Archanges de profiter de la mauvaise allure de Faiz Ullah.

Mais, comme le déclara le Chat Maltais, lorsqu’on annonça la fin de la reprise et que les quatre poneys s’en revinrent tout soufflants et dégouttants de sueur, Faiz Ullah eût dû se voir poursuivi à coups de pied tout autour d’Umballa. Si, la prochaine fois, il ne se conduisait pas mieux, le Chat Maltais promit de lui arracher par la racine sa jolie queue d’arabe pour la manger.

Le temps manqua pour causer, car on appelait la troisième équipe.

Le troisième quart d’une partie est généralement le plus chaud, attendu que chaque clan adverse s’imagine que l’autre est exténué ; et c’est le moment où, en général, la victoire dépend de chaque coup que l’on porte.

Lutyens prit d’un mot et d’une caresse possession du Chat Maltais, car il le prisait plus que tout au monde, Powell eut Shikast, un petit rat gris sans race et sans manières en dehors du polo ; Macnamara monta Bambou, le plus grand du team, et Hughes prit Qui-Êtes-Vous, autrement dit l’Insecte. On supposait à ce dernier du sang australien dans les veines, mais il avait l’air d’un tréteau, et on eût pu lui taper sur les jambes avec une barre de fer sans qu’il le sentît.

Ils s’en allèrent à la rencontre de la fine fleur du team des Archanges, et lorsque Qui-Êtes-Vous aperçut les jambes élégamment bottées de ces derniers et leurs belles robes satinées, il grimaça un sourire à travers sa bride amincie par l’usure.

— Ma parole, dit-il, il faut leur faire faire un peu de football. Ces messieurs ont besoin de recevoir une frottée.

— Ne pas mordre, déclara le Chat Maltais sous forme d’avis, attendu que Qui-Êtes-Vous passait pour s’être, une ou deux fois dans sa carrière, oublié de cette façon-là.

— Qui a parlé de mordre ? Je ne joue pas les apaches. C’est le jeu que je joue.

Les Archanges s’en vinrent comme un loup sur la bergerie, car ils étaient fatigués de football et avaient soif de polo… On leur en servit, du polo. À peine s’était-on remis au jeu, que Lutyens frappa sur une balle qui s’en venait rapidement vers lui, et que cette balle, comme il arrive parfois, monta en l’air avec le bruissement d’une perdrix effarouchée. Shikast l’entendit, mais sur le moment ne put la voir, quoiqu’il regardât partout et même en l’air, comme le lui avait appris le Chat Maltais. L’ayant enfin aperçue dans le ciel et devant lui, il se précipita, avec Powell, de toute la vitesse de ses jambes. Ce fut alors que Powell, personnage d’ordinaire calme et pondéré, se trouva inspiré et tenta un coup parfois suivi de succès dans un tranquille après-midi de longue pratique. Il prit son stick des deux mains, et, se dressant tout debout sur ses étriers, frappa au petit bonheur à tour de bras dans l’air, comme on fait à Munipore. Il y eut comme une seconde de stupeur, après quoi des quatre coins du terrain partit un hurlement d’enthousiasme et de plaisir comme la balle filait droit (on eût pu voir les Archanges étonnés plonger sur leurs selles pour se tenir à l’abri de la trajectoire, tout en la regardant, la bouche ouverte), et des balustrades où se tenait la musique militaire des skidars s’éleva jusqu’à bout de souffle le piaulement des cornemuses.

Shikast entendit le coup ; mais il entendit la tête du stick, dans le même moment, voler en éclats. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf poneys sur mille, faisant feu des quatre pieds, fussent partis après la balle, avec un joueur inutile pour leur tirer sur le mors ; mais Powell connaissait Shikast comme Shikast connaissait Powell, et, dès l’instant où le poney sentit la jambe droite de son cavalier bouger d’un rien sur le quartier de la selle, il piqua droit sur les limites où un officier indigène agitait frénétiquement un stick de rechange. Les cris n’étaient pas éteints que, de nouveau, Powell était armé.

Une fois déjà dans sa vie, le Chat Maltais avait entendu exactement le même coup partir de dessus son propre dos et avait mis à profit la confusion qui en résultait. Cette fois, il agit par expérience, et laissant Bambou garder le goal en cas d’accident, arriva comme un éclair à travers les autres, tête et queue basses, Lutyens debout sur ses étriers pour l’alléger — fila toujours avant que l’autre côté se rendît compte de ce qui se passait, et faillit piquer une tête entre les poteaux des Archanges. S’il était une chose dont s’enorgueillît plus que d’une autre le Chat Maltais, c’était de cette prompte échappée de flèche à travers le terrain. Il n’était pas de l’école de ceux qui promènent la balle autour du champ, à moins qu’on eût clairement le dessous. Après cela, ils accordèrent aux Archanges cinq minutes de football, ce football que déteste un poney rapide, tout poney de prix, attendu que rien ne l’énerve davantage.

Qui-Êtes-Vous se montra en cette façon de jouer meilleur même que Polaris. Il ne permit pas à la balle de s’échapper et se fourra joyeusement dans la mêlée comme s’il mettait le nez dans la mangeoire à la recherche de quelque bon morceau. Quant au petit Shikast, il bondit sur la balle dès qu’elle se trouva dégagée, et, chaque fois qu’un poney des Archanges s’imagina de la suivre, Shikast se trouvait là, debout sur elle, demandant ce qu’on voulait.

— Si nous pouvons tenir jusqu’à la fin de ce quart, dit le Chat Maltais, je me fiche du reste. Ne vous esquintez pas. Laissez-les suer pour nous.

Sur quoi les poneys, ainsi que leurs cavaliers l’expliquèrent plus tard, « se refermèrent ». Les Archanges les maintinrent la bride serrée sur le devant de leur goal, ce qui acheva d’enlever aux petites bêtes ce qui leur restait de sang-froid ; elles se mirent alors à ruer, pendant que les hommes faisaient échange de compliments et taquinaient les jambes de Qui-Êtes-Vous, lequel serra les dents, mais resta où il était ; et la poussière plana comme un arbre sur la mêlée jusqu’à la fin de ce quart on ne peut plus brûlant.

On trouva les poneys fort excités et pleins de confiance lorsqu’ils retournèrent auprès de leurs saïs et il fallut au Chat Maltais les avertir qu’on touchait au plus difficile de la partie.

— Voici que nous allons, nous autres, dit-il, rentrer tous dans le jeu pour la seconde fois, tandis qu’ils font sortir de nouveaux poneys. Vous allez vous croire en état de galoper et vous apercevoir qu’il n’y a pas mèche ; sur quoi vous allez vous faire de la bile.

— Mais deux goals à rien, c’est une diable d’avance, repartit Cendrillon en faisant des manières.

— Combien faut-il de temps pour avoir un goal ? dit le Chat Maltais. De grâce, ne partez pas avec l’idée que la partie est à moitié gagnée, rien que parce qu’il nous arrive en ce moment d’être en veine. Ils vous mèneront, s’ils le peuvent, jusque dans la grande tribune ; il ne faut pas leur donner une chance. Suivez la balle.

— Du football, comme toujours ? déclara Polaris. J’ai le jarret presque aussi gros qu’une musette.

— Ne leur permettez pas même de voir la balle, si c’est possible. Maintenant, laissez-moi tranquille. Il me faut, avant le dernier quart, ramasser tout ce qui me reste de forces.

Il baissa la tête et laissa tous ses muscles se détendre. Shikast, Bambou et Qui-Êtes-Vous imitèrent son exemple.

— Il vaut mieux ne pas regarder le jeu, dit-il. Ce n’est pas nous qui jouons, et nous ne ferons que nous éreinter si nous devenons inquiets. Regardez à terre et imaginez-vous que c’est le moment de chasser les mouches.

Ils firent de leur mieux, mais le conseil était dur à suivre. Les sabots tambourinaient et les sticks babillaient d’un bout à l’autre du terrain, et les hurlements d’enthousiasme des troupes anglaises disaient que les Archanges étaient en train de serrer de près les Skidars. Les soldats indigènes, derrière les poneys, grognaient et grommelaient, se parlaient tout bas à eux-mêmes, et voici qu’on entendit une acclamation prolongée suivie du retentissement des hurrahs !

— Un pour les Archanges, dit Shikast sans lever la tête. L’heure approche. Oh ! ma mère !

— Faiz-Ullah, dit le Chat Maltais, si vous ne jouez pas jusqu’au dernier clou de vos fers, cette fois-ci, je vous gratifierai d’une ruade sur le terrain devant tous les autres poneys.

— Je ferai de mon mieux quand mon tour viendra, repartit d’un air crâne le petit arabe.

Les saïs se regardèrent gravement l’un l’autre en frictionnant les jambes de leurs poneys. C’était le moment où la question galette entrait en jeu, tout le monde le savait. Cendrillon et les autres revinrent la sueur ruisselant sur leurs sabots et leurs queues racontant de mélancoliques histoires.

— Ils valent mieux que nous, déclara Shiraz. Je savais ce qu’il en serait.

— Ferme ta grande boîte, dit le Chat Maltais ; nous avons toujours un goal d’avance.

— Oui, mais c’est au tour de deux arabes et de deux du pays à jouer maintenant, dit Bouchon. Faiz-Ullah, rappelle-toi ! ajouta-t-il d’une voix mordante.

En montant sur Aube Grise, Lutyens regarda ses hommes. Ils ne présentaient pas une jolie apparence. Ils étaient rayés de bandes alternatives de poussière et de sueur. Leurs bottes jaunes étaient passées au noir. Ils avaient les poignets rouges et boursouflés, et on eût dit que leurs yeux s’étaient enfoncés de deux pouces dans la tête. Toutefois, l’expression de ces yeux-là était assez satisfaisante.

— Avez-vous pris quelque chose au tiffin ? demanda Lutyens.

Et le team se contenta de secouer négativement la tête. Ils avaient trop soif pour parler.

— Bravo ! Les Archanges n’ont pas fait de même. Ils sont plus à bout de souffle que nous.

— Ils ont les meilleurs poneys, dit Powell. Je ne serais pas fâché d’en avoir fini.

Ce fut un sale quart que le cinquième, de toutes façons. Faiz-Ullah joua comme un petit diable rouge ; le Lapin sembla être partout à la fois, et Benami gouverna droit sur tout ce qui s’en venait sur sa route, tandis que sur leurs poneys les arbitres tournoyaient comme des mouettes autour du jeu en ses déplacements. Mais les Archanges avaient les meilleures montures — ils avaient gardé leurs pur-sang pour la fin — et ne laissèrent pas une seule fois les Skidars se livrer au football. Ils frappèrent la balle d’un bout à l’autre du terrain jusqu’à ce que Benami et les autres fussent sur le flanc. Puis ils se portèrent en avant, tandis que Lutyens et Aube Grise, sans arrêt, arrivaient juste, et tout juste, à éloigner la balle d’un long coup de revers retentissant. Aube Grise oublia sa qualité d’arabe, et passa du gris au bleu en galopant. À vrai dire, elle l’oublia trop bien, attendu qu’elle ne garda pas les yeux sur le terrain comme un arabe l’eût dû faire, mais allongea le nez et précipita le pas par pur amour du jeu. On avait arrosé le terrain une ou deux fois entre les reprises, et un arroseur négligent avait vidé tout le contenu de la dernière de ses outres en un même endroit, près du goal des Skidars. On allait terminer la partie, et pour la dixième fois Aube Grise se lançait à la poursuite d’une balle quand, son pied gauche de derrière glissant dans la boue grasse, elle fit plusieurs tours sur elle-même, après avoir lancé Lutyens presque contre le poteau ; et les Archanges triomphants firent leur goal. Alors la cloche sonna deux goals chacun ; mais il fallut venir au secours de Lutyens, et Aube Grise se releva avec quelque chose de claqué au postérieur gauche.

— Des avaries ? demanda Powell, un bras passé autour de Lutyens.

— La clavicule, cela va sans dire, répondit Lutyens entre ses dents.

C’était la troisième fois qu’il se la brisait en deux ans, et cela lui faisait mal.

Powell et les autres se mirent à siffler.

— La partie est fichue, déclara Hughes.

— Continuez de tenir. Nous avons encore cinq bonnes minutes, et ce n’est pas mon bras droit, dit Lutyens. Voyons-en la fin.

— Dites-moi, demanda le capitaine des Archanges qui arrivait en trottant. Êtes-vous blessé, Lutyens ? Nous attendrons, si vous désirez mettre un remplaçant. Je voudrais… je veux dire, le fait est, mes gaillards, que si jamais team mérita de gagner cette partie-ci, c’est bien vous. Je voudrais pouvoir vous donner un homme ou quelques-uns de nos poneys… quelque chose, enfin.

— Vous êtes mille fois aimable, mais nous irons jusqu’au bout, je pense.

Le capitaine des Archanges ouvrit tout grands les yeux.

— Voilà qui n’est pas mal, dit-il.

Et il retourna à son camp, tandis que Lutyens empruntait une écharpe à l’un de ses officiers indigènes[4], et s’apprêtait à se mettre le bras en bandoulière. Alors, un Archange s’en vint au galop, porteur d’une grosse éponge à tub, et donna le conseil à Lutyens de se la placer sous l’aisselle afin de soulager l’épaule. À eux trois ils lui bandèrent le bras gauche selon toutes les règles de l’art, et l’un des officiers indigènes s’en vint d’un bond avec quatre longs verres qui fusaient et s’emplissaient de bulles.

Le team regarda Lutyens d’un air implorant, et Lutyens fit « oui » de la tête. C’était la dernière reprise, et rien, après cela, n’y changerait quoi que ce soit. Ils burent jusqu’au bout le breuvage d’or sombre, s’essuyèrent la moustache, et les choses prirent une apparence plus riante.

Le Chat Maltais avait passé son museau dans le devant de chemise de Lutyens, et essayait de dire combien il était fâché.

— Il devine, dit Lutyens, d’un ton d’orgueil. Le petit type devine. J’ai déjà joué avec lui sans bride… pour rire.

— Il ne s’agit pas de rire, pour le moment, déclara Powell. Mais nous n’avons pas un seul remplaçant convenable.

— Non, repartit Lutyens. C’est le dernier quart, et il s’agit de faire notre goal et de gagner. Je m’en remets au Chat.

— Si vous retombez, cette fois-ci, je crois que vous le sentirez, dit Macnamara.

— Je m’en remets au Chat, répéta Lutyens.

— Vous l’entendez, dit fièrement aux autres le Chat Maltais. Cela vaut la peine d’avoir joué le polo dix ans, pour qu’on en dise autant de vous. Maintenant donc, mes enfants, en avant ! Nous allons ruer un tout petit peu, rien que pour montrer aux Archanges que voici un team qui n’a pas souffert.

Effectivement, comme ils s’en allaient sur le terrain, le Chat Maltais, après s’être convaincu que Lutyens était bien d’aplomb sur sa selle, lança trois ou quatre ruades, et Lutyens se mit à rire. Les rênes se virent ramassées n’importe comment à l’extrémité de sa main en écharpe, sans que sur elles il prétendît compter. Il savait que le Chat répondrait à la moindre pression du genou, et histoire d’amuser la galerie — car son épaule lui faisait grand mal — il fit exécuter au petit gaillard un huit serré autour des poteaux de goal. Un rugissement s’éleva parmi les officiers indigènes et leurs hommes qui n’étaient point ennemis d’un brin de dugabashi (tour de dressage), comme ils appelaient cela, et les cornemuses se mirent très tranquillement et d’un air de dédain à bourdonner les premières mesures d’une banale chanson de bazar dont le titre était : Toujours frais et toujours verts, comme un simple avertissement aux autres régiments que les Skidars étaient en forme. Tous les indigènes se prirent à rire.

— Et maintenant, dit le Chat, comme ils se remettaient en place, rappelez-vous que c’est le dernier quart et suivez la balle !

— Pas besoin qu’on nous le dise, repartit Qui-Êtes-Vous.

— Laissez-moi continuer. Tous ces gens, sur les quatre côtés, vont commencer à nous serrer, absolument comme ils firent à Malte. Vous allez en entendre crier, se porter en avant, être repoussés en arrière, et vous allez voir l’effet que cela va produire sur les poneys des Archanges. Or, si une balle se trouve envoyée aux limites, suivez-la et laissez les gens s’écarter d’eux-mêmes sur votre chemin. J’ai passé une fois par-dessus le timon d’un mail-coach, piqué une tête dans la poussière et sauvé la partie grâce à cela. Soutenez-moi quand je pars et suivez la balle.

Il s’éleva comme un murmure de sympathie et de surprise générales au moment où les joueurs se remirent en place pour la dernière reprise, et alors se produisit exactement ce que le Chat Maltais avait prévu. Les spectateurs se pressèrent tout près des limites, et les poneys des Archanges se mirent à reluquer l’espace en train de se rétrécir. Si vous connaissez la sensation de se trouver à l’étroit au tennis — non à cause du désir de reculer en dehors du « court », mais pour le plaisir de savoir qu’au besoin c’est possible — vous comprendrez ce que doivent ressentir des poneys qui jouent dans une boîte dont les quatre côtés sont fermés par des êtres humains.

— Je vais embêter quelques-uns de ces gens-là, si je peux me frayer un passage, dit Qui-Êtes-Vous, tout en filant derrière la balle.

Et Bambou approuva de la tête sans parler. Ils jouaient leur va-tout et le Chat Maltais avait abandonné la défense du goal pour les rejoindre. Lutyens lui donna tous les ordres possibles pour le ramener, mais c’était la première fois en sa carrière que le sage petit animal gris jouait le polo sous sa propre responsabilité, et il était décidé à en tirer tout le parti possible.

— Que faites-vous ici ? demanda Hughes comme le Chat Maltais traversait devant lui et bousculait un Archange.

— Demandez-le au Chat. Veillez au goal ! cria Lutyens.

Sur quoi se penchant en avant, il frappa la balle en plein, et suivit, poussant les Archanges vers leur propre goal

— Pas de football, dit le Chat. Gardez la balle du côté des limites, et gênez-les. Jouez en ordre dispersé, et menez-les aux limites.

D’un bord à l’autre du terrain, en grandes diagonales, volait la balle ; et toutes les fois qu’il était question de quelque galopade endiablée et d’un coup près des limites, les poneys des Archanges avançaient malaisément. Ils ne se souciaient guère de donner tête baissée sur ce mur d’hommes et de voitures, quoiqu’ils eussent été capables, si le terrain eût été libre, de tourner sur une pièce de six pence.

— Faufilez-la le long des côtés, dit le Chat. Maintenez-la près de la foule. Ils détestent les voitures. Shikast, maintenez-la par ici.

Shikast, monté par Powell, guettait à droite et à gauche derrière le va-et-vient inquiet d’une « mêlée » clairsemée, et, chaque fois que la balle se trouvait lancée au loin, Shikast galopait sur elle à un angle tel que Powell se voyait forcé de l’envoyer vers les limites ; et la foule venait-elle d’être chassée de par là, que Lutyens envoyait la balle de l’autre côté, et que Shikast filait désespérément derrière elle, jusqu’à ce que ses amis accourussent à son aide.

— S’ils nous font aller au milieu du terrain, nous sommes fichus. Tapotez-la le long des côtés, cria le Chat.

Sur quoi ils se mirent à tapoter la balle tout le long des limites, où il était impossible qu’un poney s’en vînt sur leur main droite ; et les Archanges se montrèrent furieux, et les arbitres durent négliger le jeu pour crier aux spectateurs de se reculer, et plusieurs policemen montés essayèrent maladroitement de rétablir l’ordre, tout près du lieu de combat, pendant que les poneys des Archanges voyaient leurs nerfs se tendre et se briser comme toiles d’araignée.

Cinq ou six fois, l’un des Archanges envoya la balle au milieu du terrain, et chaque fois l’attentif Shikast fournit à Powell l’occasion de la retourner ; or, après chaque retour, la poussière une fois tombée, il était loisible de voir que les Skidars avaient gagné quelques mètres.

De temps à autre s’élevaient, du milieu des spectateurs, les cris de Off side ! Off side[5] ! Mais les teams se trouvaient trop affairés pour y prendre garde, et les arbitres avaient assez à faire de tenir leurs poneys affolés en dehors de la lutte.

À la fin, Lutyens manqua un coup court et facile, et les Skidars durent s’élancer pêle-mêle en arrière pour protéger leur propre goal, sous la conduite de Shikast. Powell arrêta la balle d’un revers, alors qu’elle n’était pas à cinquante mètres des poteaux de goal, et Shikast pirouetta d’un tour de reins qui fit presque sauter Powell hors de sa selle.

— C’est maintenant notre dernier atout, dit le Chat, en pivotant comme un hanneton sur une épingle. Il ne nous reste plus qu’à jouer du jarret. Allons.

Lutyens sentit le petit gaillard ramasser sa respiration, et, pour ainsi dire, se baisser sous son cavalier. La balle était en train de sautiller vers la limite de droite, tandis que des deux éperons et du fouet un Archange courait après elle ; mais ni fouet, ni éperons n’eussent décidé son poney à donner l’effort voulu en approchant de la foule. Le Chat Maltais lui passa sous le nez, en ramassant de son mieux ses jambes de derrière, attendu qu’il n’y avait pas trente centimètres d’espace entre sa croupe et le mors de l’autre poney. Le spectacle eut toute la grâce d’une figure de patinage. Lutyens frappa de toute la force qui lui restait, mais le stick lui glissa un peu dans la main, et la balle dévia à gauche au lieu de se maintenir près de la limite. Qui-Êtes-Vous se trouvait loin sur le terrain, et pensait ferme tout en galopant. Il répéta, enjambée par enjambée, avec un autre poney des Archanges, les manœuvres du Chat, lui chipant, la balle sous la bride même, dépassant son adversaire d’un quart de pouce, car Qui-Êtes-Vous était maladroit de l’arrière-main. Puis, il s’éloigna vers la droite, tandis que le Chat Maltais s’en venait à gauche ; et Bambou, se mettant dans la course, tint exactement le milieu entre eux deux. Tous trois étaient en train d’attaquer sous la forme d’une large flèche ; et il n’y avait que l’« arrière » des Archanges pour garder le goal, mais à toucher leur croupe couraient bride abattue trois de ces Archanges, et, mêlé à eux, Powell qui menait Shikast sur ce qu’il devinait être leur dernier espoir. Il faut un rude joueur pour affronter la venue de sept poneys affolés dans les dernières reprises d’une partie dont une coupe est l’enjeu, quand les hommes galopent, au risque de se rompre les os, et que les poneys sont en délire. L’« arrière » des Archanges manqua son coup, et n’eut que juste le temps de tourner bride pour laisser passer la charge. Bambou et Qui-Êtes-Vous ralentirent l’allure pour faite place au Chat Maltais, et Lutyens fit goal d’un coup net, précis, sonore, qu’on entendit d’un bout à l’autre du champ. Mais il n’y avait plus moyen d’arrêter les poneys. Ils fondirent entre les poteaux de goal en un véritable tas, vainqueurs et vaincus pêle-mêle, attendu que l’allure avait été terrible. Le Chat Maltais savait, par expérience, ce qui allait arriver, et, pour sauver Lutyens, il tourna à droite d’un suprême effort qui lui claqua sans espoir de remède un tendon de derrière. Ce faisant, il entendit le poteau de goal de droite craquer, tandis qu’un poney carambolait dedans — craquer, se briser et tomber comme un mât. On l’avait scié en trois tronçons pour parer aux accidents ; mais néanmoins il renversa le poney, lequel alla donner dans un autre poney, lequel alla donner dans le poteau de gauche, sur quoi il n’y eut plus que confusion, poussière et débris. Bambou était couché sur le sol, en train de voir trente-six mille chandelles ; un poney des Archanges roula auprès de lui, haletant et furieux ; Shikast s’était assis à la façon d’un chien pour éviter de tomber par dessus les autres, et s’en allait glissant sur son petit bout de queue dans un nuage de poussière ; et Powell se trouvait aussi le derrière par terre, en train de frapper le sol de son stick et d’essayer de chanter victoire. Tous les autres criaient avec ce qui leur restait de voix, et ceux qui avaient été désarçonnés criaient tout aussi fort que les autres. Dès que la foule eut constaté que personne n’était blessé, dix mille indigènes et Anglais crièrent, applaudirent et vociférèrent à leur tour, et avant qu’on pût les arrêter, les joueurs de cornemuse des Skidars firent irruption sur le terrain, suivis de tous les officiers et soldats indigènes, et se mirent à marcher au pas du haut en bas en jouant un air sauvage du Nord, appelé Zakhmé Bagân ; et, à travers le retentissement insolent des cornemuses et les hurlements aigus des indigènes, on entendait la musique scander : For they are all jolly good fellows[6], puis, en manière de reproche au team perdant : Ooh Kafouzalum ! Kafouzalum, Kafouzalum[7] !

Outre tout cela et mieux encore, pouvait-on voir un commandant en chef, un inspecteur général de cavalerie, et le plus haut personnage du service vétérinaire de toute l’Inde, debout au sommet d’un coach régimentaire, hurler comme des écoliers, tandis que des généraux de brigade, des colonels, de beaux messieurs et des centaines de belles dames faisaient chorus. Mais le Chat Maltais restait, la tête pendante, à se demander combien il lui restait de jambes, tandis que Lutyens, tout en le caressant tendrement, regardait les hommes et les poneys se dégager des débris des deux poteaux de goal.

— Dites donc, demanda le capitaine des Archanges, en crachant un caillou, voulez-vous trois mille roupies de ce poney, — tel qu’il est là ?

— Non, merci. J’ai comme une vague idée qu’il m’a sauvé la vie, répondit Lutyens, en mettant pied à terre et en s’étendant de tout son long.

Les deux teams étaient, eux aussi, étendus sur le sol, en train d’agiter leurs bottes en l’air, de tousser et de chercher à reprendre haleine, pendant que les saïs accouraient pour emmener les poneys, et qu’un officieux porteur d’eau arrosait les joueurs avec de l’eau sale, au point qu’ils finirent par se mettre sur leur séant.

— Mâtin, dit Powell en se frottant le dos et en regardant les tronçons des poteaux de goal. Pour une partie !…

Ils la rejouèrent, cette partie ; ils en rejouèrent chaque coup, ce soir-là, au grand dîner où la Coupe Ouverte à Tous fut remplie et passée à la ronde, et vidée et remplie de nouveau, et où chacun y alla des plus éloquents speechs. Vers deux heures du matin, alors que peut-être on faisait un peu de « musique », une petite tête grise sans prétention, une petite tête bien sage, regarda par la porte ouverte.

— Hurrah ! Amenez-le ! s’écrièrent les Archanges.

Et son saïs, qui se sentait, oui-da, bienheureux, passa la main sur le flanc du Chat Maltais, lequel entra en clochant du pied dans le cercle éclatant de lumière et d’étincelants uniformes, en quête de Lutyens. C’était un habitué des mess, des chambres de caserne[8], des endroits où l’on n’encourage guère, en général, les poneys à pénétrer ; et, en ses jeunes ans, il avait, à l’occasion d’un pari, sauté sur une table de mess pour ressauter de l’autre côté. Aussi se conduisit-il fort poliment, mangea-t-il du pain saupoudré de sel, et, avançant avec précaution, fut-il caressé à la ronde. Enfin, on but à sa santé, attendu qu’il avait fait plus pour gagner la coupe que n’importe quel homme ou quel autre cheval.

C’était gloire et honneur en suffisance pour le reste de ses jours ; aussi le Chat Maltais ne se plaignit-il pas outre mesure en entendant le vétérinaire le déclarer désormais impropre au polo. Lorsque Lutyens se maria, sa femme ne lui permit pas de jouer, de sorte qu’il fut forcé d’être arbitre, et, en ces occasions-là, sa bête en était un poney gris moucheté, à la jolie petite queue de polo, boiteux de partout, quoique terriblement prompt de ses jambes, et, comme tout le monde le savait, le nec plus ultra de ceux qui pratiquent le jeu.

Rudyard KIPLING.
(Traduit par Louis FABULET et Arthur AUSTIN-JACKSON.)
  1. Coupe de l’Inde Supérieure ouverte à tous.
  2. Déjeuner, dans l’Inde.
  3. Les cornemuses furent très répandues primitivement dans l’Inde elle-même, l’Asie Mineure et la Chine, et se trouvent être l’instrument de musique national de certains régiments indigènes de l’Inde tout aussi bien que celui des Highlanders.(N. D. T.)
  4. Les régiments indigènes de l’Inde comportent des officiers anglais en même temps que des officiers indigènes, mais les premiers ont toujours autorité sur les seconds.
  5. Un joueur de polo est off side lorsque, ne se trouvant ni en possession de la balle, ni derrière un des joueurs de son propre camp en possession de la balle, il n’y a pas, au moment où la balle est frappée, de joueur du camp opposé plus près que lui de la ligne de but des adversaires ou de cette ligne prolongée. En ce cas, il ne doit ni frapper la balle, ni empêcher le camp opposé de l’atteindre ou de la frapper. (N. D. T.)
  6. Air populaire anglais dont, en général, on fait suivre les toasts.
  7. Vieille « scie » anglaise.
  8. Chambres d’officiers dans les casernes anglaises.