Au pays des ajoncs/Le Chant de Merlin

Au pays des ajoncs. Avant le soirLibrairie Henri Leclerc (p. 97-101).
À la mer  ►

LE CHANT DE MERLIN

Quand j’étais dans le monde, on m’appelait le sage,
C’était moi le devin et le barde sans pair.
Ma gloire bouillonnait dans les flots de la mer ;
Le soir me souriait de son calme visage.

Quand je chantais, pensif, sous la douceur des cieux,
La terre déroulait lentement ses longs voiles.
Un éclair s’allumait dans les yeux des étoiles,
Et des fruits d’or tombaient de l’arbre merveilleux.

J’étais riche et puissant quand j’étais dans le monde.
Une brise immortelle agitait mes cheveux.

J’ai tué l’hydre infâme et le serpent baveux.
J’ai tenu dans mes mains Viviane la blonde.

Le parterre idéal ne m’a pas oublié.
Il a tout retenu de nos métamorphoses.
Voici surgir encor la muraille de roses
Où je voulus, un jour, que mon cœur fût lié.

Le léopard saxon terrifiait la plaine.
Je vains et je lui pris la langue entre les crocs.
Arthur m’a fait asseoir au milieu des héros ;
Genèvre a mis sur moi la fleur de marjolaine.

J’étais l’amour, la joie, et la guerre et le chant.
Je savais le secret des splendides mensonges.
Je hâtais d’un regard l’éclosion des songes ;
Je lisais l’avenir dans le soleil couchant.

Et maintenant, timide et nu, presque sauvage,
Je me traîne au hasard sous l’infini des bois.
Rien ne m’est demeuré du charme d’autrefois.
Je suis le marinier de la mer sans rivage.

Le vent triste et mauvais, le vent de n’importe où
Me ballotte, à son gré, dans la forêt maudite.
Moi qui sur l’eau féerique évoquais Aphrodite,
On me traite de brute, on dit que je suis fou.


On me méprise, moi qui dominais la terre
Et piquais une étoile au cœur du firmament.
Les bêtes ont pitié de mon abaissement,
Muettes tout à coup devant le grand mystère.

L’homme que j’ai dompté, l’homme est plus odieux.
Il me voudrait sanglant, enchaîné sur la roue.
Jusqu’aux petits enfants qui me criblent de boue !
Ils n’ont pas vu l’enfer qui flambe dans mes yeux.

Mais patience, patience ! L’heure approche
Qui ressuscitera mon antique fierté.
L’oiseau miraculeux sur la lande a chanté ;
Un feu s’est allumé, cette nuit, sur la roche.

Ce cœur, sincère et franc, qu’on prit en trahison
S’évadera bientôt de l’ombre nostalgique.
Elle va refleurir, la baguette magique.
Je vois tout le futur blanchir à l’horizon.

Je vois les lys grandir dans le jardin des rêves,
La rose s’effeuiller sur le fleuve lointain,
Et la mer, bleue et rose, au lever du matin,
Battre paisiblement l’immensité des grèves.

Ceux qu’effarait l’essor de mes songes ardents
Sentiront sur leurs fronts haineux passer la bise.

Ils sauront que le bel amour souffle à sa guise
Et que le vieux lion n’a pas perdu ses dents.

Ô Viviane d’or, Viviane céleste,
Viviane, mon cœur et ma vie et mon tout,
Ô toi qui ne connais ni honte ni dégoût,
Toi dont le souvenir est tout ce qui me reste,

Je t’en prie, aide-moi, car j’en ai grand besoin,
Aide-moi. Je suis pauvre et faible et rustre encore.
En attendant l’immense et radieuse aurore,
Aide-moi, toi si merveilleuse et toi si loin !

Tends-moi la main du fond du bocage mystique
Où ton âme à la mienne a si bien répondu.
Souris au pur amant que ta bouche a perdu ;
Regarde l’impotent et le paralytique.

Si peu qu’un de tes doigts m’effleure, oh ! mais si peu,
Tu verras tressaillir le profond de mon être.
Le monde malfaisant reconnaîtra son maître ;
Je pourrai croire encore à la bonté de Dieu.

Et ton rire d’enfant réveillera ma lyre.
Je ferai, mort joyeux, éclater le tombeau.
Je chanterai plus fort, sous un soleil plus beau.
Je forcerai la sombre nuit à me sourire.


Laisse-moi seulement balayer le poison
Dont cette folle et pauvre terre est inondée.
Souffre que je combatte encore pour l’Idée
Et je retournerai dans ta douce prison !