Le Château des désertes/Chapitre XI

Le Château des désertes
Calmann Lévy (p. 117-132).

XI. — LE SOUPER. modifier

Quand cet acte fut fini, on retourna dans le parterre, lequel, ainsi que je l’ai dit, était disposé en salle de repos ou d’étude à volonté, et on se pressa autour de Boccaferri pour avoir son sentiment et profiter de ses observations. Je vis là comment il procédait pour développer ses élèves ; car sa conversation était un véritable cours, et le seul sérieux et profond que j’aie jamais entendu sur cette matière.

Tant que durait la représentation, il se gardait bien d’interrompre les acteurs, ni même de laisser percer son contentement ou son blâme, quelque chose qu’ils fissent ; il eût craint de les troubler ou de les distraire de leur but. Dans l’entr’acte, il se faisait juge ; il s’intitulait public éclairé, et distribuait la critiqué ou l’éloge.

— Honneur à la Cécilia ! dit-il pour commencer. Dans cet acte, elle a été supérieure à nous tous. Elle a porté l’épée et parlé d’amour comme Roméo ; elle m’a fait aimer ce jeune homme dont le rôle est si délicat. Avez-vous remarqué un trait de génie, mes enfants ? Écoutez. Célio, Adorno, Salvator ; ceci est pour les hommes ; les petites filles n’y comprendraient rien. Dans le libretto, que vous savez tous par cœur, il y a un mot que je n’ai jamais pu écouter sans rire. C’est lorsque dona* Anna raconte à son fiancé qu’elle a failli être victime de l’audace de don Juan, ce scélérat ayant imité, dans la nuit du meurtre du Commandeur, la démarche et les manières d’Ottavio pour surprendre sa tendresse. Elle dit qu’elle s’est échappée de ses bras, et qu’elle a réussi à le repousser. Alors don Ottavio, qui a écouté ce récit avec une piteuse mine, chante naïvement : Respiro ! Le mot est bien écrit musicalement pour le dialogue, comme Mozart savait écrire le moindre mot, mais le mot est par trop niais. Rubini, comme un maître intelligent qu’il est, le disait sans expression marquée, et en sauvait ainsi le ridicule : mais presque tous les autres Ottavio que j’ai entendus ne manquaient point de respirer le mot a pleine poitrine, en levant les yeux au ciel, comme pour dire au public : « Ma foi, je l’ai échappé belle ».

Eh bien, Cécilia a écouté le récit d’Anna avec une douleur chaste, une indignation concentrée, qui n’aurait prêté à rire à aucun parterre, si impudique qu’il eût été ! Je l’ai vu pâlir, mon jeune Ottavio ! car la figure de l’acteur vraiment ému pâlit sous le fard, sans qu’il soit nécessaire de se retourner adroitement pour passer le mouchoir sur les joues, mauvaise ficelle, ressource grossière de l’art grossier. Et puis, quand il a été soulage de son inquiétude, au lieu de dire : Je respire ! il s’est écrié, du fond de l’âme : Oh ! perdue ou sauvée, tu aurait toujours été à moi !

— Oui, oui, s’écria Stella, qui ne se piquait pas de faire la petite fille ignorante, et s’occupait d’être artiste avant tout ; j’ai été si frappée de ce mot, que j’ai senti comme un remords d’avoir été émue un instant dans les bras du perfide. J’ai aimé Ottavio, et vous allés voir, dans le quatrième acte, combien cette généreuse parole m’a rendu de force et de fierté.

— Brava ! bravissima ! dit Boccaferri, voilà ce qui s’appelle comprendre : un entr’acte ne doit pas être perdu pour un véritable artiste. Tandis qu’il repose ses membres et sa voix, il faut que son intelligence continue à travailler, qu’il résume ses émotions récentes, et qu’il se prépare à de nouveaux combats contre les dangers et les maux de sa destinée. Je ne me lasserai pas de vous le dire, le théâtre doit être l’image de la vie : de même que, dans la vie réelle, l’homme se recueille dans la solitude ou s’épanche dans l’intimité, pour comprendre les événements qui le pressent, et pour trouver dans une bonne résolution ou dans un bon conseil la puissance de dénouer et de gouverner les faits, de même l’acteur doit méditer sur l’action du drame et sur le caractère qu’il représente. Il doit chercher tous les jours, et entre chaque scène, tous les développements que ce rôle comporte. Ici, nous sommes libres de la lettre, et l’esprit d’improvisation nous ouvre un champ illimité de créations délicieuses. Mais, lors même qu’en public vous serez esclaves d’un texte, un geste, une expression de visage suffiront pour rendre votre intention. Ce sera plus difficile, mes enfants ! car il faudra tomber juste du premier coup, et résumer une grande pensée dans un petit effet ; mais ce sera plus subtil à chercher et plus glorieux à trouver : ce sera le dernier mot de la science, la pierre précieuse par excellence que nous cherchons ici dans une mine abondante de matériaux variés, où nous puisons à pleines mains, comme d’heureux et avides enfants que nous sommes, en attendant que nous soyons assez exercés et assez habiles pour ne choisir que le plus beau diamant de la roche.

Toi, Célio, continua Boccaferri, qu’on écoutait là comme un oracle, et contre lequel le fier Célio lui-même n’essayait pas de regimber, tu as été trop leste et pas assez hypocrite. Tu as oublié que la naïve et crédule Zerline était déjà assez femme pour exiger plus de cajoleries et pour se méfier de trop de hardiesse. Tu n’as pas oublié que Béatrice est ta sœur, et tu l’as traitée comme un petit enfant que tu es habitué à caresser sans qu’elle s’en fâche ou s’en inquiète.— Sois plus perfide, plus méchant, plus sec de cœur, et n’oublie pas que, dans l’acte que nous allons jouer, tu vas te faire tartufe… A propos, il nous manquait un père, en voici un ; c’est M. Salentini qui nous tombe du ciel, et il faut improviser la scène du père. C’est du Molière, et c’est beau ! Vite, enfants ! un costume de grand d’Espagne à M. Salentini. L’habit Louis XIII, tirant encore sur l’Henri IV, ancienne mode ; grande fraise, et la trousse violette, le pourpoint long, peu ou point de rubans. Courez, Stella, n’oubliez rien ; vous savez que je n’admets pas le : Je n’y ai pas pensé des jeunes filles. Repassez-moi tous les deux, ajouta-t-il en s’adressant à Célio et à moi, la scène de Molière. Monsieur Salentini, il ne s’agit que de s’en rappeler l’esprit et de s’en imprégner. Ne vous attachez pas aux mots. Au contraire, oubliez-les entièrement : la moindre phrase, retenue par cœur, est mortelle à l’improvisation… Mais, mon Dieu ! j’oublie que vous n’êtes pas ici pour apprendre à jouer la comédie. Vous le ferez donc par complaisance, et vous le ferez bien, parce que vous avez du talent dans une autre partie, et que le sentiment du vrai et du beau sert à comprendre toutes les faces de l’art. L’art est un, n’est-ce pas ?

— Je ferai de mon mieux pour ne dérouter personne, répondis-je, et je vous jure que tout ceci m’amuse, m’intéresse et me passionne infiniment.

— Merci, artiste ! s’écria Boccaferri en me tendant la main. Oh ! être artiste ! Il n’y a que cela qui mérite la peine de vivre !

— Nous, au décor ! dit-il à sa fille ; je n’ai besoin que de toi pour m’aider à placer l’intérieur du palais de don Juan. Que l’armure de la statue soit prête pour que M. Salentini puisse la reprendre bien vite pendant la scène de M. Dimanche ; et toi, Masetto, va te grimer pour faire ce vieux personnage. Célio, si tu as le malheur de causer dans la coulisse pendant cet acte, je serai mauvais comme je l’ai été dans la dernière scène du précédent : tu m’avais mis en colère, je n’étais plus lâche et poltron ; et si je suis mauvais, tu le seras ! C’est une grande erreur que de croire qu’un acteur est d’autant plus brillant que son interlocuteur est plus pâle : la théorie de l’individualisme, qui règne au théâtre plus que partout ailleurs, et qui s’exerce en ignobles jalousies de métier pour souiller la claque à un camarade, est plus pernicieuse au talent sur les planches que sur toutes les autres scènes de la vie. Le théâtre est l’œuvre collective par excellence. Celui qui a froid y gèle son voisin, et la contagion se communique avec une désespérante promptitude à tous les autres. On veut se persuader ici-bas que le mauvais fait ressortir le bon. On se trompe, le bon deviendrait le parfait, le beau deviendrait le sublime, l’émotion deviendrait la passion, si, au lieu d’être isolé, l’acteur d’élite était secondé et chauffé par son entourage. A ce propos, mes enfants, encore un mot, le dernier, avant de nous remettre à l’œuvre ! Dans les commencements, nous jouions trop longuement : maintenant que nous tenons la forme et que le développement ne nous emporte plus, nous tombons dans le défaut contraire : nous jouons trop vite. Cela vient de ce que chacun, sûr de son propre fait, coupe la parole à son interlocuteur pour placer la sienne. Gardez-vous de la personnalité jalouse et pressée de se montrer ! Gardez-vous-en comme de la peste ! On ne s’éclaire qu’en s’écoutant les uns les autres. Laissez même un peu divaguer la réplique, si bon lui semble : ce sera une occasion de vous impatienter tout de bon quand elle entravera l’action qui vous passionne. Dans la vie réelle, un ami nous fatigue de ses distractions, un valet nous irrite par son bavardage, une femme nous désespère par son obstination ou ses détours. Eh bien, cela sert au lieu de nuire, sur la scène que nous avons créée. C’est de la réalité, et l’art n’a qu’à conclure. D’ailleurs, quand vous vous interrompez les uns les autres, vous risquez d’écourter une bonne réflexion qui vous en eût inspiré une meilleure : vous faites envoler une pensée qui eût éveillé en vous mille pensées. Vous vous nuisez donc à vous-même. Souvenez-vous du principe : « Pour que chacun soit bon et vrai, il faut que tous le soient, et le succès qu’on ôte à un rôle, on l’ôte au sien propre. Cela paraîtrait un effroyable paradoxe hors de cette enceinte ; mais vous en reconnaîtrez la justesse, à mesure que vous vous formerez à l’école de la vérité. D’ailleurs, quand ce ne serait que de la bienveillance et de l’affection mutuelle, il faut être frères dans l’art, comme vous l’êtes par le sang ; l’inspiration ne peut être que le résultat de la santé morale, elle ne descend que dans les âmes généreuses, et un méchant camarade est un méchant acteur, quoi qu’on en dise ! »

La pièce marcha à souhait jusqu’à la dernière scène, celle où je reparus en statue pour m’abîmer finalement dans une trappe avec don Juan. Mais, quand nous fûmes sous le théâtre, Célio, dont je tenais encore la main dans ma main de pierre, me dit en se dégageant et en passant du fantastique à la réalité, sans transition : — Pardieu ! que le diable vous emporte ! vous m’avez fait manquer la partie culminante du drame ; j’ai été plus froid que la statue, quand je devais être terrifié et terrifiant. Boccaferri ne comprendra pas pourquoi j’ai été aussi mauvais ce soir que sur le théâtre impérial de Vienne. Mais moi, je vais vous le dire. Vous regardez trop la Boccaferri, et cela me fait mal. Don Juan jaloux, c’est impossible ; cela fait penser qu’il peut être amoureux, et cela n’est point compatible avec le rôle que j’ai joué ce soir ici et jusqu’à présent dans la vie réelle.

— Où voulez-vous en venir, Célio ? répondis-je. Est-ce une querelle, un défi, une déclaration de guerre ? Parlez, je fais appel à la vertu qui m’a fait votre ami presque sans vous connaître, à votre franchise !

— Non, dit-il, ce n’est rien de tout cela. Si j’écoutais mon instinct, je vous tordrais le cou dans cette cave. Mais je sens que je serais odieux et ridicule de vous haïr, et je veux sincèrement et loyalement vous accepter pour rival et pour ami quand même. C’est moi qui vous ai attiré ici de mon propre mouvement et sans consulter personne. Je confesse que je vous croyais au mieux avec la duchesse de N…, car j’étais à Turin, il y a trois jours, avec Cécilia. Personne, dans ce village et dans la ville de Turin, n’a su notre voyage. Mais nous, dans les vingt-quatre heures que nous avons été près de vous sans pouvoir aller vous serrer la main, nous avons appris, malgré nous, bien des choses. Je vous ai cru retombé dans les filets de Cirée ; je vous ai plaint sincèrement, et, comme nous passions devant votre logement pour sortir de la ville, à cinq heures du matin, Cécilia vous a chanté quelques phrases de Mozart en guise d’éternel adieu. Malheureusement elle a choisi un air et des paroles qui ressemblaient à un appel plus qu’à une formulé d’abandon, et cela m’a mis en colère. Puis, je me suis rassuré en la voyant aussi calme que si votre infidélité lui était la chose du monde la plus indifférente ; et, comme je vous aime, au fond, j’étais triste en pensant à la femme qui remplaçait Cécilia dans votre volage cœur. Voyons, dites, qui aimez-vous et où allez-vous ? Ne couriez-vous pas après la duchesse en passant par le village des Désertes ? Est-elle cachée dans quelque château voisin ? Comment le hasard aurait-il pu vous amener dans cette vallée, qui n’est sur la route de rien ? Si vous ne volez ; pas à un rendez-vous donné par cette femme, il est évident pour moi que vous êtes venu ici pour l’autre, que vous avez réussi à connaître sa retraite et sa nouvelle situation, si bien cachée depuis qu’elle en jouit. C’est donc à vous d’être sincère, monsieur Salentini. De qui êtes-vous ou n’êtes-vous pas amoureux, et vis-à-vis de qui prétendez-vous vous conduire en Ottavio ou en don Giovanni ?


Je répondis en racontant succinctement toute la vérité ; je ne cachai point que le vedrai carino chanté par Cécilia, sous ma fenêtre, m’avait sauvé des griffes de la duchesse, et j’ajoutai pour conclure : — J’ai été sur le point d’oublier Cécilia, j’en conviens, et j’ai tant souffert dans cette lutte, que je croyais n’y plus songer. Je m’attendais si peu à vous revoir aujourd’hui, et l’existence fantastique où vous me je les tout d’un coup est si nouvelle pour moi, que je ne puis vous rien dire, sinon que vous, devenu naïf et amoureux, elle, devenus expansive et brillante, son père, devenu sobre et lucide d’intelligence, votre château mystérieux, vos deux charmantes sœurs, ces figures inconnues qui m’apparaissent comme dans un rêve, cette vie d’artiste-grand-seigneur que vous vous êtes créée si vite dans un nid de vautours et de revenants, tandis que le vent siffle et que la neige tombe au dehors, tout cela me donne le vertige. J’étais enivré, j’étais heureux tout à l’heure, je ne touchais plus à la terre ; vous me rejetez dans la réalité, et vous voulez que je me résume. Je ne le puis. Donnez-moi jusqu’à demain matin pour vous répondre. Puisque nous ne pouvons ni ne voulons nous tromper l’un l’autre, je ne sais pas pourquoi nous ne resterions pas amis jusqu’à demain matin.

— Tu as raison, répondit Célio, et si nous ne restons pas amis toute la vie, j’en aurai un mortel regret. Nous causerons demain au jour. La nuit est faite ici pour le délire…. Mais pourtant écoute un dernier mot de réalité que je ne peux différer. Mes charmantes sœurs, dis-tu, t’apparaissent comme dans un rêve ? Méfie-toi de ce rêve ! il y a une de mes sœurs dont tu ne doit jamais devenir amoureux.

— Elle est mariée ?

— Non : c’est plus grave encore. Réponds à une question qui ne souffre pas d’ambages. Sais-tu le nom de ton père ? Je puis te demander cela, moi qui n’ai su que fort tard le nom du mien.

— Oui, je sais le nom de mon père, répondis-je.

— Et peux-tu le dire ?

— Oui ; c’est seulement le nom de ma mère que je dois cacher.

— C’est le contraire de moi. Donc ton père s’appelait ?

— Tealdo Soavi. Il était chanteur au théâtre de Naples. Il est mort jeune.

— C’est ce qu’on m’avait dit. Je voulais en être certain. Eh bien, ami, regarde la petite Béatrice avec les yeux d’un frère, car elle est ta sœur. Pas de questions là-dessus. Elle seule dans la famille a ce lien mystérieux avec toi, et il ne faut pas qu’elle le sache. Pour nous, notre mère est sacrée, et toutes ses actions ont été saintes. Nous sommes ses enfants, nous portons son glorieux nom, il suffit à notre orgueil ; mais, quoi qu’il ait pu m’en coûter, je devait t’avertir, afin qu’il n’y eût pas ici de méprise. Quelquefois le sentiment le plus pur est un inceste de cœur, qu’il ne faut pas couver par ignorance. Cette chaste enfant est disposée à la coquetterie, et peut-être un jour sera-t-elle passionnée par réaction. Sois sévère, sois désobligeant avec elle au besoin, afin que nous ne soyons pas forcés de lui dire ce que vous êtes l’un à l’autre. Tu le vois, Adorno, j’avais bien quelque raison pour m’intéresser à toi, et en même temps pour te surveiller un peu ; car ce lien direct de ma sœur avec toi établit entre nous un lien indirect. Je serais bien malheureux d’avoir à te haïr !

— Eh bien, eh bien, nous cria Béatrice en rouvrant la trappe, êtes-vous morts tout de bon là-dessous ? D’où vient que vous ne remontez pas ? On vous attend pour souper.

La belle tête de cette enfant fit tressaillir mon cœur d’une émotion profonde. Je compris pourquoi je l’avais aimée à la première vue, et, quand je me demandai à qui elle ressemblait, je trouvai que ce devait être à moi. Elle-même, par la suite, en fit un jour très-naïvement la remarque.

J’étais donc, moi aussi, un peu de la famille, et cela me mit à l’aise. Quoi qu’on en dise, il n’y a rien d’aussi poétique et d’aussi émouvant que ces découvertes de parenté que couvre le mystère ; elles ont presque le charme de l’amour.

Nous passâmes dans la salle à manger, comme l’horloge du château sonnait minuit. Le règlement portait qu’on souperait en costume. Il faisait assez chaud dans les appartements pour que mon armure de carton ne compromit pas ma santé, et, quand on vit l’uomo di sasso s’asseoir pour manger cibo mortale entre don Juan et Leporello, il se fit une grande gaieté, qui conserva pourtant une certaine nuance de fantastique dans les imaginations même après que j’eus posé mon masque en guise de couvercle sur un pâté de faisans.

On mangea vite et joyeusement ; puis, comme Boccaferri commençait à causer, Cécilia et Célio voulurent envoyer coucher les enfants ; mais Béatrice et Benjamin résistèrent à cet avis. Ils ouvraient de grands yeux pour prouver qu’ils n’avaient point envie de dormir, et prétendaient être aussi robustes que les grandes personnes pour veiller.— Ne les contrarie pas, dit Cécilia à Célio ; dans un quart d’heure, ils vont demander grâce.

En effet, Boccaferri que je voyais avec admiration, mettre beaucoup d’eau dans son vin, entama l’examen de la pièce que nous venions de jouer, et la belle tête blonde de Béatrice se pencha sur l’épaule de Stella, pendant que, à l’autre bout de la table, Benjamin commençait à regarder son assiette avec une fixité non équivoque. Célio, qui était fort comme un athlète, prit sa sœur dans ses bras et l’emporta comme un petit enfant ; Stella secouait son jeune frère pour l’emmener. Je pris un flambeau pour diriger leur marche dans les grandes galeries du château, et, tandis que Stella prenait ma bougie pour aller allumer celle de Benjamin, Célio me dit tout bas, en me montrant Béatrice, qu’il avait déposée sur son lit : « Elle dort comme un loir. Embrasse-la dans ces ténèbres, ta petite sœur que tu ne dois peut-être jamais embrasser une seconde fois. » Je déposai un baiser presque paternel sur le front pur de Béatrice, qui me répondit, sans me reconnaître : Bonsoir, Célio ! puis, elle ajouta, sans ouvrir les yeux et avec un malin sourire : « Tu diras à M. Salentini de ne pas faire de bruit pendant le souper, crainte de réveiller M. le marquis de Balma ! »

Stella était revenue avec la lumière. Nous mîmes sa jeune sœur entre ses mains pour la déshabiller, puis nous allâmes nous remettre à table. Stella revint bientôt aussi, rapportant ce délicieux costume andalous de Zerlina qui devait être serré et caché dans le magasin de costumes.

— Le mystère dont nous réussissons à nous entourer, me dit Cécilia, donne un nouvel attrait à nos études et à nos fêtes nocturnes. J’espère que vous ne le trahirez pas, et que vous laisserez les gens du village croire que nous allons au sabbat toutes les nuits.

Je lui racontai les commentaires de mon hôtesse et l’histoire du petit soulier.— Oh ! c’est vrai, dit Stella ; c’est la faute de Béatrice, qui ne veut aller se coucher que quand elle dort debout. Cette nuit-là, elle était si lasse, qu’elle a dormi avec un pied chaussé comme une vraie petite sorcière. Nous ne nous en sommes aperçus que le lendemain.

— Ça, mes enfants, dit Boccaferri, ne perdons pas de temps à d’inutiles paroles. Que jouons-nous demain ?

— Je demande encore Don Juan pour prendre ma revanche, dit Célio ; car j’ai été distrait ce soir et j’ai fait un progrès à reculons.

— C’est vrai, répondit Boccaferri : à demain donc Don Juan, pour la troisième fois ! Je commence à craindre, Célio, que tu ne sois pas assez méchant pour ce rôle tel que tu l’as conçu dans le principe. Je te conseille donc, si tu le sens autrement (et le sentiment intime d’un acteur intelligent est la meilleure critique du rôle qu’il essaie), de lui donner d’autres nuances. Celui de Molière est un marquis, celui de Mozart un démon, celui d’Hoffmann un ange déchu. Pourquoi ne le pousserais-tu pas dans ce dernier sens ? Remarque que ce n’est point une pure rêverie du poète allemand, cela est indiqué dans Molière, qui a conçu ce marquis dans d’aussi grandes proportions que le Misanthrope et Tartufe. Moi, je n’aime pas que Don Juan ne soit que le dissoluto castigato, comme on l’annonce, par respect pour les mœurs, sur les affiches de spectacle de la Fenice. Fais-en un héros corrompu, un grand cœur éteint par le vice, une flamme mourante qui essaie en vain, par moments, de jeter une dernière lueur. Ne te gêne pas, mon enfant, nous sommes ici pour interpréter plutôt que pour traduire.

Don Juan est un chef-d’œuvre, ajouta Boccaferri en allumant un bon cigare de la Havane (sa vielle pipe noire avait disparu), mais c’est un chef-d’œuvre en plusieurs versions. Mozart seul en a fait un chef-d’œuvre complet et sans tache ; mais, si nous n’examinons que le côté littéraire, nous verrons que Molière n’a pas donné à son drame le mouvement et la passion qu’on trouve dans le libretto de notre opéra. D’un autre côté, ce libretto est écrit en style de libretto, c’est tout dire, et le style de Molière est admirable. Puis, l’opéra ne souffre pas les développements de caractère, et le drame français y excelle. Mais il manquera toujours à l’œuvre de Molière la scène de dona Anna et le meurtre du Commandeur, ce terrible épisode oui ouvre si violemment et si franchement l’opéra ; le bal où Zerlina est arrachée des mains du séducteur est aussi très-dramatique ; donc le drame manque un peu chez Molière. Il faudrait refondre entièrement ces deux sujets l’un dans l’autre ; mais, pour cela, il faudrait retrancher et ajouter à Molière. Qui l’oserait et qui le pourrait ? Nous seuls sommes assez fous et assez hardis pour le tenter. Ce qui nous excuse, c’est que nous voulons de l’action à tout prix et retrouver ici, à huis clos, les parties importantes de l’opéra que vous chanterez un jour en public. Et puis, de douze acteurs, nous n’en avons que six ! Il faut donc faire des tours de force.

Essayons demain autre chose. Que M. Salentini fasse Ottavio, et que ma fille crée cette fâcheuse Elvire, toujours furieuse et toujours mystifiée, que nous avions fondue dans l’unique personnage d’Anna. Il faut voir ce que Cécilia pourra faire de cette jalouse. Courage, ma fille ! Plus c’est difficile et déplaisant, plus ce sera glorieux !

— Eh bien, puisque nous changeons de rôle, dit Célio, je demande à être Ottavio. Je me sens dans une veine de tendresse, et don Juan me sort par les yeux.

— Mais qui fera don Juan ? dit Boccaferri.

— Vous ! mon père, répondit Cecilia. Vous saurez vous rajeunir, et comme vous êtes encore notre maître à tous, cet essai profitera à Célio.

— Mauvaise idée ! où trouverais-je la grâce et la beauté ? Regarde Célio ; il peut mal jouer ce rôle : cette tournure, ce jarret, cette fausse moustache blonde qui va si bien à ses yeux noirs, ce grand œil un peu cerné, mais si jeune encore, tout cela entretient l’illusion ; au lieu qu’avec moi, vieillard, vous serez tous froids et déroulés.

— Non ! dit Célio, don Juan pouvait fort bien avoir quarante cinq ans, et tu ne paraissais pas aujourd’hui un Leporello plus âgé que cela. Je crois que je me suis fait trop jeune pour être un si profond scélérat et un roué si célèbre. Essaie, nous t’en prions tous.

— Comme vous voudrez, mes enfants et toi, Cécilia, tu seras Elvire ?

— Je serai tout ce qu’on voudra pour que la pièce marche. Mais M. Salentini ?

— Toujours statue à votre service.

— C’est un seul rôle, dit Boccaferri ; les rôles courts doivent nécessairement cumuler. Vous essaierez d’être Masetto, et le Benjamin, qui a beaucoup de comique, se lancera dans Leporello Pourquoi non ? On le vieillira, et les grandes difficultés font les grands progrès.

— Il est donc convenu que je reviens ici demain soir ? demandai-je en faisant de l’œil le tour de la table.

— Mais oui, si personne ne vous attend ailleurs ? dît Cécilia en me tendant la main avec une bienveillance tranquille, qui n’était pas faite pour me rendre fier.

— Vous reviendrez demain matin habiter le château des Désertes ! s’écria Boccaferri. Je le veux vous êtes un acteur très-utile et très-distingué par nature. Je vous tiens, je ne vous lâche pas. Et puis, nous nous occuperons de peinture, vous verrez ! La peinture en décors est la grande école de relief, de profondeur et de la lumière que les peintres d’histoire et de paysage dédaignent, faute de la connaître, et faute aussi de la voir bien employée. J’ai mes idées aussi là-dessus, et vous verrez que vous n’aurez pas perdu voire temps à écouter le vieux Boccaferri. Et puis nos costumes et nos groupes vous inspireront des sujets ; il y a ici tout ce qu’il faut pour faire de la peinture, et des ateliers à choisir.

— Laissez-moi songer à cela cette nuit, dis-je en regardant Célio, et je vous répondrai demain matin.

— Je vous attends donc demain à déjeuner, ou plutôt je vous garde ici sur l’heure.

— Non, dis-je, je demeure chez un brave homme qui ne se coucherait pas cette nuit s’il ne tue voyait pas rentrer. Il croirait que je suis tombé dans quelque précipice, ou que les diables du château m’ont dévoré.

Ceci convenu, nous nous séparâmes. Célio m’aide à reprendre mes habits et voulut me reconduire jusqu’a mi-chemin de ma demeure ; mais il me parla à peine, et quand il me quitta, il me serra la main tristement. Je le vis s’en retourner sur la neige, avec ses bottes de cule jaune, son manteau de velours, sa grande rapière au côté et sa grande plume agitée par la bise. Il n’y avait rien d’étrange comme de voir ce personnage du temps passé traverser la campagne au clair de la lune, et de penser que ce héros de théâtre était plongé dans les rêveries et les émotions du monde réel.