Le Château des désertes/Chapitre V

Le Château des désertes
Calmann Lévy (p. 47-59).

V. — DÉPIT. modifier

J’étais fatigué, et pourtant je ne pus dormir. Je comptai les heures sans réussir à résumer les émotions de ma soirée et à conclure avec moi-même. Il n’y avait qu’une chose certaine pour moi, c’est que je n’aimais plus la duchesse, et que j’avais failli faire une lourde école en m’attachant à elle ; mais une âme blessée cherche vite une autre blessure pour effacer celle qui mortifie l’amour-propre, et j’éprouvais un besoin d’aimer qui me donnait la fièvre. Pour la première fois, je n’étais plus le maître absolu de ma volonté ; j’étais impatient du lendemain. Depuis douze heures, j’étais entré dans une nouvelle phase de ma vie, et, ne me reconnaissant plus, je me crus malade.

Je ne l’avais jamais été, ma santé avait fait ma force ; je m’étais développé dans un équilibre inappréciable. J’eus peur en me sentant le pouls légèrement agité. Je sautai à bas de mon lit ; je me regardai dans une glace, et je me mis à rire. Je rallumai ma lampe, je taillai un crayon, je jetai sur un bout de papier les idées qui me vinrent. Je fis une composition qui me plut, quoique ce fût une mauvaise composition. C’était un homme assis entre son bon et son mauvais ange. Le bon ange était distrait et comme pris de sollicitude pour un passant auquel le mauvais ange faisait des agaceries dans le même moment. Entre ces deux anges, le personnage principal délaissé, et ne comptant ni sur l’un ni sur l’autre, regardait en souriant une fleur qui personnifiait pour lui la nature. Cette allégorie n’avait pas le sens commun, mais elle avait une signification pour moi seul. Je me crus vainqueur de mon angoisse ; je me recouchai, je m’assoupis, j’eus le cauchemar : je rêvai que j’égorgeais Célio.

Je quittai mon lit décidément, je m’habillai aux premières lueurs de l’aube ; j’allai faire un tour de promenade sur les remparts, et, quand le soleil fut levé, je gagnai le logis de Célio.

Célio ne s’était pas couché, je le trouvai écrivant des lettres.— Vous n’avez pas dormi, me dit-il, et vous êtes fatigué pour avoir essayé de dormir ? J’ai fait mieux que vous ; j’ai passé la nuit dehors. Quand on est excité, il faut s’exciter davantage ; c’est le moyen d’en finir plus vite.

— Fi ! Célio, dis-je en riant, vous me scandalisez.

— Il n’y a pas de quoi, reprit-il, car j’ai passé la nuit sagement à causer et à écrire avec la plus honnête des femmes.

— Qui ? mademoiselle Boccaferri ?

— Eh ! pourquoi devinez-vous ? Est-ce que…. mais il serait trop tard, elle est partie.

— Partie !

— Ah ! vous pâlissez ? Tiens, tiens ! je ne m’étais pas aperçu de cela ; il est vrai que j’étais tout plongé en moi-même hier soir. Mais écoutez : en vous quittant cette nuit, j’étais de fort mauvaise humeur contre vous. J’aurais causé encore deux heures avec plaisir, et vous me disiez d’aller me reposer, ce qui voulait dire que vous aviez assez de moi. Résolu à causer jusqu’au grand jour, n’importe avec qui, j’allai droit chez le vieux Boccaferri. Je sais qu’il ne dort jamais de manière, même quand il a bu, à ne pas s’éveiller tout d’un coup le plus honnêtement du monde et parfaitement lucide. Je vois de la lumière à sa fenêtre, je frappe, je le trouve debout causant avec sa fille. Ils accourent à moi, m’embrassent et me montrent une lettre qui était arrivée chez eux pendant la soirée et qu’ils venaient d’ouvrir en rentrant. Ce que contenait cette lettre, je ne puis vous le dire, vous le saurez plus tard ; c’est un secret important pour eux, et j’ai donné ma parole de n’en parler à qui que ce soit. Je les ai aidés à faire leurs paquets ; je me suis chargé d’arranger ici leurs affaires avec le théâtre ; j’ai causé des miennes avec Cécilia, pendant que le vieux allait chercher une voiture. Bref, il y a une heure que je les y ai vus monter et sortir de la ville. A présent me voilà réglant leurs comptes, en attendant que j’aille à la direction théâtrale pour dégager la Cécilia de toutes poursuites. Ne me questionnez pas, puisque j’ai la bouche scellée ; mais je vous prie de remarquer que je suis fort actif et fort joyeux ce matin, que je ne songe pas à ménager la fraîcheur de ma voix, enfin que je fais du dévouement pour mes amis, ni plus ni moins qu’un simple épicier. Que cela ne vous émerveille pas trop ! je suis obligeant, parce que je suis actif, et qu’au lieu de me coûter, cela m’occupe et m’amuse, voilà tout.

— Vous ne pouvez même pas me dire vers quelle contrée ils se dirigent !

— Pas même cela. C’est bien cruel, n’est-ce pas ? Prenez-vous-en à la Boccaferri, qui n’a pas fait d’exception en votre faveur au silence qu’elle m’imposait, tant les femmes sont ingrates et perverses !

— J’avais cru que vous, vous faisiez une exception en faveur de mademoiselle Boccaferri dans vos anathèmes contre son sexe ?

— Parlons-nous sérieusement ? Oui, certes, elle est une exception, et je le proclame. C’est une femme honnête ; mais pourquoi ? Parce qu’elle n’est point belle.

— Vous êtes bien persuadé qu’elle n’est pas belle ? repris-je avec feu ; vous parlez comme un comédien, mais non comme un artiste. Moi, je suis peintre, je m’y connais, et je vous dis qu’elle est plus belle que la duchesse de X…, qui a tant de réputation, et que la prima donna actuelle, dont on fait tant de bruit.

Je m’attendais à des plaisanteries ou à des négations de la part de Célio. Il ne me répondit rien, changea de vêtements, et m’emmena déjeuner. Chemin faisant, il me dit brusquement : — Vous avez parfaitement raison, elle est plus belle qu’aucune femme au monde. Seulement j’avais la mauvaise honte de le nier, parce que je croyais être le seul à m’en apercevoir.

— Vous parlez comme un possesseur, Célio, comme un amant.

— Moi ! s’écria-t-il en tournant son visage vers le mien avec assurance, je ne le suis pas, je ne l’ai jamais été, et je ne le serai jamais !

— D’où vient que vous ne désirez pas l’être ?

— De ce que je la respecte et veux l’aimer toujours, de ce qu’elle a été la protégée de ma mère qui l’estimait, de ce qu’elle est, après moi (et peut-être autant que moi), le cœur qui a le mieux compris, le mieux aimé, le mieux pleuré ma mère. Oh ! ma vieille Cécilia, jamais ! c’est une tête sacrée, et c’est la seule tête portant un bonnet sur laquelle je ne voudrais pas mettre le pied.

— Toujours étrange et inconséquent, Célio !… Vous reconnaissez qu’elle est respectable et adorable, et vous méprisez tant votre propre amour, que vous l’en préservez comme d’une souillure ! Vous ne pouvez donc que flétrir et dégrader ce que votre souffle atteint ! Quel homme ou quel diable êtes-vous ? Mais, permettez-moi de vous le dire et d’employer un des mots crus que vous aimez, ceci me paraît de la blague, une prétention au méphistophélisme, que votre âge et votre expérience ne peuvent pas encore justifier. Bref, je ne vous crois pas. Vous voulez m’étonner, faire le fort, l’invincible, le satanique ; mais, tout bonnement, vous êtes un honnête jeune homme, un peu libertin, un peu taquin, un peu fanfaron… pas assez pourtant pour ne pas comprendre qu’il faut épouser une honnête fille quand on l’a séduite ; et comme vous êtes trop jeune ou trop ambitieux pour vous décider si tôt à un mariage si modeste, vous ne voulez pas faire la cour à mademoiselle Boccaferri.

— Plût au ciel que je fusse ainsi ! dit Célio sans montrer d’humeur et sans regimber ; je ne serais pas malheureux, et je le suis pourtant ! Ce que je souffre est atroce… Ah ! si j’étais honnête et bon, je serais naïf, j’épouserais demain la Boccaferri, et j’aurais une existence calme, rangée, charmante, d’autant plus que ce ne serait peut-être pas un mariage aussi modeste que vous croyez. Qui connaît l’avenir ? Je ne puis m’expliquer là-dessus ; mais sachez que, quand même la Cécilia serait une riche héritière, parée d’un grand nom, je ne voudrais pas devenir amoureux d’elle. Écoutez, Salentini, une grande vérité, bien niaise, un lieu commun : l’amour des mauvaises femmes nous tue ; l’amour des femmes grandes et bonnes les tue. Nous n’aimons beaucoup que ce qui nous aime peu, et nous aimons mal ce qui nous aime bien. Ma mère est morte de cela, à quarante ans, après dix années de silence et d’agonie.

— C’est donc vrai ? je l’avais entendu dire.

— Celui qui l’a tuée vit encore. Je n’ai jamais pu l’amener à se battre avec moi. Je l’ai insulté atrocement, et lui qui n’est point un lâche, tant s’en faut, il a tout supporté plutôt que de lever la main contre le fils de la Floriani… Aussi je vis comme un réprouvé, avec une vengeance inassouvie qui fait mon supplice, et je n’ai pas le courage d’assassiner l’assassin de ma mère ! Tenez, vous voyez en moi un nouvel Hamlet, qui ne pose pas la douleur et la folie, mais qui se consume dans le remords, dans la haine et dans la colère. Et pourtant, vous l’avez dit, je suis bon : tous les égoïstes sont faciles à vivre, tolérants et doux. Mais je suivrai l’exemple d’Hamlet, je ne briserai point la pâle Ophélia ; qu’elle aille dans un cloître plutôt ! je suis trop malheureux pour aimer. Je n’en ai plus le temps ni la force. Et puis Hamlet se complique en moi de passions encore vivantes ; je suis ambitieux, personnel ; l’art, pour moi, n’est qu’une lutte, et la gloire qu’une vengeance. Mon ennemi avait prédit que je ne serais rien, parce que ma mère m’avait trop gâté. Je veux l’écraser d’un éclatant démenti à la face du monde. Quant à la Boccaferri, je ne veux pas être pour elle ce que cet homme maudit a été pour ma mère, et je le serais ! Voyez-vous, il y a une fatalité ! Les orages et les malheurs qui nous frappent dans notre enfance s’attachent à nous comme des furies, et, plus nous tâchons de nous en préserver, plus nous sommes entraînés, par je ne sais quel funeste instinct d’imitation, à les reproduire plus tard : le crime est contagieux. L’injustice et la folie, que j’ai détestées chez l’amant de ma mère, je les sens s’éveiller en moi dès que je commence à aimer une femme. Je ne veux donc pas aimer, car, si je n’étais pas la victime, je serais le bourreau.

— Donc vous avez peur aussi, quelquefois et à votre insu, d’être la victime ? Donc vous êtes capable d’aimer ?

— Peut-être ; mais j’ai vu, par l’exemple de ma mère, dans quel abîme nous précipite le dévouement, et je ne veux pas tomber dans cet abîme.

— Et vous ne croyez pas que l’amour puisse être soumis à d’autres lois qu’à cette diabolique alternative du dévouement méconnu et immolé, ou de la tyrannie délirante et homicide ?

— Non !

— Pauvre Célio, je vous plains, et je vois que vous êtes un homme faible et passionné. Je vous connais enfin : vous êtes destiné, en effet, à être victime ou bourreau ; mais vous ne faites là le procès qu’à vous-même, et le genre humain n’est pas forcément votre complice.

— Ah ! vous me méprisez, parce que vous avez meilleure opinion de vous-même ? s’écria Célio avec amertume ; eh bien, attendons. Si vous êtes sincère, nous philosopherons ensemble un jour : nous ne disputerons plus. Jusque-là, que voulez-vous faire ? La cour à ma vieille Boccaferri ? En ce cas, prenez garde ! je veille à sa défense comme un jeune chien déjà méfiant et hargneux. Il vous faudra marcher droit avec elle. Si je la respecte, ce n’est pas pour permettre aux autres de s’emparer d’elle, même dans le secret de leurs pensées.

Je fus frappé de l’âpreté de ces dernières paroles de Célio et de l’accent de haine et de dépit qui les accompagna.— Célio, lui dis-je, vous serez jaloux de la Boccaferri, vous l’êtes déjà ; convenez que nous sommes rivaux ! Soyons francs, je vous en supplie, puisque vous dites que la franchise c’est le signe de la force. Vous m’avez dit que vous n’étiez pas son amant et que vous ne vouliez pas l’être ; mais descendez dans le plus profond de votre cœur, et voyez si vous êtes bien sûr de l’avenir ; puis vous me direz si je vais sur vos brisées, et si nous sommes dès aujourd’hui amis ou ennemis.

— Ce que vous me demandez là est délicat, répondit-il ; mais ma réponse ne se fera pas attendre. Je ne mens jamais aux autres ni à moi-même. Je ne serai jamais jaloux de la Cécilia, parce que je n’en serai jamais amoureux… à moins que pourtant elle ne devienne amoureuse de moi, ce qui est aussi vraisemblable que de voir la duchesse devenir sincère et le vieux Boccaferri devenir sobre.

— Et pourquoi donc, Célio ? Si, par malheur pour moi, la Cécilia vous voyait et vous entendait en cet instant, elle pourrait bien être émue, tremblante, indécise…

— Si je la voyais indécise, émue et tremblante, je fuirais, je vous en donne ma parole d’honneur, monsieur Salentini ! Je sais trop ce que c’est que de profiter d’un moment d’émotion et de prendre les femmes par surprise. Ce n’est pas ainsi que je voudrais être aimé d’une femme comme la Boccaferri ; je n’y trouverais aucun plaisir et aucune gloire, parce qu’elle est sincère et honnête, parce qu’elle ne me cacherait pas sa honte et ses larmes, parce qu’au lieu de volupté je ne lui donnerais et ne recevrais d’elle que de la douleur et des remords. Oh ! non, ce n’est pas ainsi que je voudrais posséder une femme pure ! Et, comme je ne cherche que l’ivresse, je ne m’adresserai jamais qu’à celles qui ne veulent rien de plus. Êtes-vous content ?

— Pas encore, ami : rien ne me prouve que la Boccaferri ne vous aime pas profondément, et que l’amitié qu’elle proclame pour vous ne soit pas un amour qu’elle se cache encore à elle-même. S’il en était ainsi, si un jour ou l’autre vous veniez à le découvrir, vous me la disputeriez, n’est-ce pas ?

— Oui, certes, Monsieur, répondit Célio sans hésiter, et, puisque vous l’aimez, vous devez comprendre que son amour ne soit pas chose indifférente… Mais alors, mon ami, ajouta-t-il saisi d’un attendrissement douloureux qui se peignit sur son visage expressif et sincère, je vous demanderais en grâce de vous battre avec moi. J’aurais la chance d’être tué, parce que je me bats mal. Je suis passé maître à la salle d’armes : en présence d’un adversaire réel, je suis ému, la colère me transporte, et j’ai toujours été blessé. Ma mort sauverait la Cécilia de mon amour. Ainsi, ne me manquez pas, si nous en venons jamais là.* A présent, déjeunons, rions et soyons amis, car je suis bien sûr qu’elle me regarde comme un enfant ; je ne vois en elle qu’une vieille amie, et, si cela continue, je ne vous porterai pas ombrage… Mais vous l’épouseriez, n’est-ce pas ? autrement je me battrais de sang-froid, et je vous tuerais, comptez-y.

— A la bonne heure, répondis-je. Ce que vous me dites là me prouve qui elle est, et ce respect pour la vertu dans la bouche d’un soi-disant libertin me pousse au mariage les yeux fermés.

Nous nous serrâmes la main, et notre repas fut fort enjoué. J’étais plein d’espoir et de confiance, je ne sais pourquoi, car mademoiselle Boccaferri était partie. Je ne savais plus quand ni où je la retrouverais, et elle ne m’avait pas accordé seulement un regard qui pût me faire croire à son amour pour moi. Étais-je en proie à un accès de fatuité ? Non, j’aimais. Mon entretien avec Célio venait de rendre évident pour moi ce mérite que j’avais deviné la veille. L’amour élargit la poitrine et parfume l’air qui y pénètre : c’était mon premier amour véritable, je me sentais heureux, jeune et fort ; tout se colorait à mes yeux d’une lumière plus vive et plus pure.

— Savez-vous un rêve que je faisais ces jours-ci, me dit Célio, et qui me revient plus sérieux après mon fiasco ? C’est d’aller passer quelques semaines, quelques mois peut-être, dans un coin tranquille et ignoré, avec le vieux fou Boccaferri et sa très-raisonnable fille. A eux deux ils possèdent le secret de l’art : chacun en représente une face. Le père est particulièrement inventif et spontané, la fille éminemment consciencieuse et savante, car c’est une grande musicienne que la Cécilia ; le public ne s’en doute pas, et vous, vous n’en savez probablement rien non plus. Eh bien, elle est peut-être la dernière grande musicienne que possédera l’Italie. Elle comprend encore les maîtres qu’aucun nouveau chanteur en renom ne comprend plus. Qu’elle chante dans un ensemble, avec sa voix qu’on entend à peine, tout le monde marche sans se rendre compte qu’elle seule contient et domine toutes les parties par sa seule intelligence, et sans que la force du poumon y soit pour rien. On le sent, on ne le dit pas. Quels sont les favoris du public qui voudraient avouer la supériorité d’un talent qu’on n’applaudit jamais ? Mais allez ce soir au théâtre, et vous verrez comment marchera l’opéra ; on s’apercevra un peu de la lacune creusée par l’absence de la Boccaferri ! Il est vrai qu’on ne dira pas à quoi tient ce manque d’ensemble et d’âme collective. Ce sera l’enrouement de celui-ci, la distraction de celui-là ; les voix s’en prendront à l’orchestre, et réciproquement. Mais moi, qui serai spectateur ce soir, je rirai de la déroute générale, et je me dirai : Sot public, vous aviez un trésor, et vous ne l’avez jamais compris ! Il vous faut des roulades, on vous en donne en veux-tu ? en voilà, et vous n’êtes pas content ! Tâchez donc de savoir ce que vous voulez. En attendant, moi, j’observe et je me repose.

— Vous ne m’apprenez rien, Célio ; précisément hier soir je rompais une lance contre la duchesse de… pour le talent élevé et profond de mademoiselle Boccaferri.

— Mais la duchesse ne peut pas comprendre cela, reprit Célio en haussant les épaules. Elle n’est pas plus artiste que ma botte ! Et il faut être extrêmement fort pour reconnaître des qualités enfouies sous un fiasco perpétuel, car c’est là le sort de la pauvre Boccaferri. Qu’elle dise comme un maître les parties les plus insignifiantes de son rôle, quatre ou cinq vrais dilettanti épars dans les profondeurs de la salle souriront d’un plaisir mystérieux et tranquille. Quelques demi-musiciens diront : « Quelle belle musique ! comme c’est écrit » sans reconnaître qu’ils ne se fussent pas aperçus de cette perfection dans le détail d’une belle chose si la seconda donna n’était pas une grande artiste. Ainsi va le monde, Salentini ! Moi, je veux faire du bruit, et je cherche le succès de toute la puissance de ma volonté, mais c’est pour me venger du public que je hais, c’est pour le mépriser davantage. Je me suis trompé sur les moyens, mais je réussirai à les trouver, en profitant du vieux Boccaferri, de sa fille, et de moi-même par-dessus tout. Pour cela, voyez-vous, il faut que je me perfectionne comme véritable artiste ; ce sera l’affaire de peu de temps ; chaque année, pour moi, représente dix ans de la vie du vulgaire ; je suis actif et entêté. Quand j’aurai acquis ce qui me manque pour moi-même, je saurai parfaitement ce qui manque au public pour comprendre le vrai mérite. Je parviendrai à être infiniment plus mauvais que je ne l’ai été hier devant lui, et par conséquent à lui plaire infiniment. Voilà ma théorie. Comprenez-vous !

— Je comprends qu’elle est fausse, et que si vous ne cherchez pas le beau et le vrai pour l’enseigner au public, en supposant que vous lui plaisiez dans le faux, vous ne posséderez jamais le vrai. On ne dédouble jamais son être à ce point. On ne fait point la grimace sans qu’il en reste un pli au plus beau visage. Prenez garde, vous avez fait fausse route, et vous allez vous perdre entièrement.

— Et voyez pourtant l’exemple de la Cécilia ! s’écria Célio fort animé ; ne possède-t-elle pas le vrai en elle, ne s’opiniâtre-t-elle pas à ne donner au public que du vrai, et n’est-elle pas méconnue et ignorée ? Et il ne faut pas dire qu’elle est incomplète et qu’elle manque de force et de feu. Voyez-vous, pas plus loin qu’il y a deux jours, j’ai entendu la Boccaferri chanter et déclamer seule entre quatre murs et ne sachant pas que j’étais là pour l’écouter. Elle embrasait l’atmosphère de sa passion, elle avait des accents à faire vibrer et tressaillir une foule comme un seul homme. Cependant elle ne méprise pas le public, elle se borne à ne pas l’aimer. Elle chante bien devant lui, pour son propre compte, sans colère, sans passion, sans audace. Le public reste sourd et froid ; il veut, avant tout, qu’on se donne de la peine pour lui plaire, et moi, je m’en donnerai ; mais il me le paiera, car je ne lui donnerai de mon feu et de ma science que le rebut, encore trop bon pour lui.

Je ne pus calmer Célio. Il prenait beaucoup de café en jurant contre la platitude du café viennois. Il cherchait à s’exciter de plus en plus. La rage de sa défaite lui revenait plus amère. Je lui rappelai qu’il fallait aller au théâtre ; il y courut en me donnant rendez-vous pour le soir chez moi.