Le Château des désertes/Chapitre III

Le Château des désertes
Calmann Lévy (p. 25-36).


III.

CÉCILIA.


Mais il était écrit au livre de ma destinée que je retrouverais Célio sur mon chemin. J’approche de la loge de Cécilia, je frappe, on vient m’ouvrir : au lieu du visage doux et mélancolique de la cantatrice, c’est la figure enflammée du débutant qui m’accueille d’un regard méfiant et de cette parole insolente : — Que voulez-vous, Monsieur ?

— Je croyais frapper chez la signora Boccaferri, répondis-je ; elle a donc changé de loge ?

— Non, non, c’est ici ! me cria la voix de Cécilia. Entrez, signor Salentini, je suis bien aise de vous voir.

J’entrai, elle quittait son costume derrière un paravent. Célio se rassit sur le sofa ; sans me rien dire, et même sans daigner faire la moindre attention à ma présence, il reprit son discours au point où je l’avais interrompu. À vrai dire, ce discours n’était qu’un monologue. Il procédait même uniquement par exclamations et malédictions, donnant au diable ce lourd et stupide parterre d’Allemands, ces buveurs, aussi froids que leur bière, aussi incolores que leur café. Les loges n’étaient pas mieux traitées. — Je sais que j’ai mal chanté et encore plus mal joué, disait-il à la Boccaferri, comme pour répondre à une objection qu’elle lui aurait faite avant mon arrivée ; mais soyez donc inspiré devant trois rangées de sots diplomates et d’affreuses douairières ! Maudite soit l’idée qui m’a fait choisir Vienne pour le théâtre de mes débuts ! Nulle part les femmes ne sont si laides, l’air si épais, la vie si plate et les hommes si bêtes ! En bas, des abrutis qui vous glacent ; en haut, des monstres qui vous épouvantent ! Par tous les diables ! j’ai été à la hauteur de mon public, c’est-à-dire insipide et détestable !

La naïveté de ce dépit me réconcilia avec Célio. Je lui dis qu’en qualité d’Italien et de compatriote, je réclamais contre son arrêt, que je ne l’avais point écouté froidement, et que j’avais protesté contre la rigueur du public.

À cette ouverture, il leva la tête, me regarda en face, et, venant à moi la main ouverte : « Ah ! oui ! dit-il, c’est vous qui étiez à l’avant-scène, dans la loge de la duchesse de…. Vous m’avez soutenu, je l’ai remarqué ; Cécilia Boccaferri, ma bonne camarade, y a fait attention aussi…. Cette haridelle de duchesse, elle aussi m’a abandonné ! mais vous luttiez jusqu’au dernier moment. Eh bien, touchez là ; je vous remercie. Il paraît que vous êtes artiste aussi, que vous avez du talent, du succès ? C’est bien de vouloir garantir et consoler ceux qui tombent ! cela vous portera bonheur ! »

Il parlait si vite, il avait un accent si résolu, une cordialité si spontanée, que, bien que choqué de l’expression de corps de garde appliquée à la duchesse, mes récentes amours, je ne pus résister à ses avances, ni rester froid à l’étreinte de sa main. J’ai toujours jugé les gens à ce signe. Une main froide me gêne, une main humide me répugne, une pression saccadée m’irrite, une main qui ne prend que du bout des doigts me fait peur ; mais une main souple et chaude, qui sait presser la mienne bien fort sans la blesser, et qui ne craint pas de livrer à une main virile le contact de sa paume entière, m’inspire une confiance et même une sympathie subite. Certains observateurs des variétés de l’espèce humaine s’attachent au regard, d’autres à la forme du front, ceux-ci à la qualité de la voix, ceux-là au sourire, d’autres enfin à l’écriture, etc. Moi, je crois que tout l’homme est dans chaque détail de son être, et que toute action ou aspect de cet être est un indice révélateur de sa qualité dominante. Il faudrait donc tout examiner, si on en avait le temps ; mais, dès l’abord, j’avoue que je suis pris ou repoussé par la première poignée de main.

Je m’assis auprès de Célio, et tâchai de le consoler de son échec en lui parlant de ses moyens et des parties incontestables de son talent. « Ne me flattez pas, ne m’épargnez pas, s’écria-t-il avec franchise. J’ai été mauvais, j’ai mérité de faire naufrage ; mais ne me jugez pas, je vous en supplie, sur ce misérable début. Je vaux mieux que cela. Seulement je ne suis pas assez vieux pour être bon à froid. Il me faut un auditoire qui me porte, et j’en ai trouvé un ce soir qui, dès le commencement, n’a fait que me supporter. J’ai été froissé et contrarié avant l’épreuve, au point d’entrer en scène épuisé et frappé d’un sombre pressentiment. La colère est bonne quelquefois, mais il la faut simultanée à l’opération de la volonté. La mienne n’était pas encore assez refroidie, et elle n’était plus assez chaude : j’ai succombé. Ô ma pauvre mère ! si tu avais été là, tu m’aurais électrisé par ta présence, et je n’aurais pas été indigne de la gloire de porter ton nom ! Dors bien sous tes cyprès, chère sainte ! Dans l’état où me voici, c’est la première fois que je me réjouis de ce que tes yeux sont fermés pour moi !

Une grosse larme coula sur la joue ardente du beau Célio. Sa sincérité, ce retour enthousiaste vers sa mère, son expansion devant moi, effaçaient le mauvais effet de son attitude sur la scène. Je me sentis attendri, je sentis que je l’aimais. Puis, en voyant de près combien sa beauté était vraie, son accent pénétrant et son regard sympathique, je pardonnai à la duchesse de l’avoir aimé deux jours ; je ne lui pardonnai pas de ne plus l’aimer.

Il me restait à savoir s’il était aimé aussi de Cécilia Boccaferri. Elle sortit de sa toilette et vint s’asseoir entre nous deux, nous prit la main à l’un et à l’autre, et, s’adressant à moi : — C’est la première fois que je vous serre la main, dit-elle, mais c’est de bon cœur. Vous venez consoler mon pauvre Célio, mon ami d’enfance, le fils de ma bienfaitrice, et c’est presque une sœur qui vous en remercie. Au reste, je trouve cela tout simple de votre part ; je sais que vous êtes un noble esprit, et que les vrais talents ont la bonté et la franchise en partage…. Ecoute, Célio, ajouta-t-elle, comme frappée d’une idée soudaine, va quitter ton costume dans ta loge, il est temps : moi, j’ai quelques mots à dire à M. Salentini. Tu reviendras me prendre, et nous partirons ensemble.

Célio sortit sans hésiter et d’un air de confiance absolue. Était-il sûr, à ce point, de la fidélité de sa maîtresse ?… ou bien n’était-il pas l’amant de Cécilia ? Et pourquoi l’aurait-il été ? pourquoi en avais-je la pensée, lorsque ni elle ni lui ne l’avaient peut-être jamais eue ?

Tout cela s’agitait confusément et rapidement dans ma tête. Je tenais toujours la main de Cécilia dans la mienne, je l’y avais gardée ; elle ne paraissait pas le trouver mauvais. J’interrogeais les fibres mystérieuses de cette petite main, assez ferme, légèrement attiédie et particulièrement calme, tout en plongeant dans les yeux noirs, grands et graves de la cantatrice ; mais l’œil et la main d’une femme ne se pénètrent pas si aisément que ceux d’un homme. Ma science d’observation et ma délicatesse de perceptions m’ont souvent trahi ou éclairé selon le sexe.

Par un mouvement très-naturel pour relever son châle, la Boccaferri me retira sa main dès que nous fûmes seuls, mais sans détourner son regard du mien.

— Monsieur Salentini, dit-elle, vous faites la cour à la duchesse de X… et vous avez été jaloux de Célio ; mais vous ne l’êtes plus, n’est-ce pas ? vous sentez bien que vous n’avez pas sujet de l’être.

— Je ne suis pas du tout certain que je n’eusse pas sujet d’être jaloux de Célio, si je faisais la cour à la duchesse, répondis-je en me rapprochant un peu de la Boccaferri ; mais je puis vous jurer que je ne suis pas jaloux, parce que je n’aime pas cette femme.

Cécilia baissa les yeux, mais avec une expression de dignité et non de trouble.— Je ne vous demande pas vos secrets, dit-elle, je n’ai pas cette indiscrétion. Rien là dedans ne peut exciter ma curiosité ; mais je vous parle franchement. Je donnerais ma vie pour Célio ; je sais que certaines femmes du monde sont très-dangereuses. Je l’ai vu avec peine aller chez quelques-unes, j’ai prévu que sa beauté lui serait funeste, et peut-être son malheur d’aujourd’hui est-il le résultat de quelques intrigues de coquettes, de quelques jalousies fomentées à dessein…. Vous connaissez le monde mieux que moi ; mais j’y vais quelquefois chanter, et j’observe sans en avoir l’air. Eh bien, j’ai vu ce soir Célio chuté par des gens qui lui promettaient chaudement hier de l’applaudir, et j’ai cru comprendre certains petits drames dans les loges qui nous avoisinaient. J’ai remarqué aussi votre générosité, j’en ai été vivement touchée. Célio, depuis le peu de temps qu’il est à Vienne, s’est déjà fait des ennemis. Je ne suis pas en position de l’en préserver ; mais, lorsque l’occasion se présente pour moi de lui assurer et de lui conserver une noble amitié, je ne veux pas la négliger. Célio n’a point aspiré à plaire à la duchesse ; voilà tout ce que j’avais à vous dire, signor Salentini, et ce que je puis vous affirmer sur l’honneur, car Célio n’a point de secrets pour moi, et je l’ai interrogé sur ce point-là, il n’y a qu’un instant, comme vous entriez ici.


Chacun sait plus ou moins la figure que tâche de ne pas faire un homme qui trouve occupée la place qu’il venait pour conquérir. Je fis de mon mieux pour que mon désappointement ne parût pas.— Bonne Cécilia, répondis-je, je vous déclare que cela me serait parfaitement égal, et je permets à Célio d’être aujourd’hui ou de ne jamais être l’amant de la duchesse, sans que cela change rien à ma sympathie pour lui, à mon impartialité comme dilettante, à mon zèle comme ami. Oui, je serai son ami de bon cœur, puisqu’il est le vôtre, car vous êtes une des personnes que j’estime le plus. Vous l’avez compris, vous, puisque vous venez de me livrer sans détour le secret de votre cœur, et je vous en remercie.

— Le secret de mon cœur ! dit la Boccaferri d’un ton de sincérité qui me pétrifia. Quel secret ?

— Etes-vous donc distraite à ce point que vous m’ayez dit, sans le savoir, votre amour pour Célio ; ou que vous l’ayez déjà oublié ?

La Boccaferri se mit à rire. C’était la première fois que je la voyais rire, et le rire est aussi un indice à étudier. Sa figure grave et réservée ne semblait pas faite pour la gaieté, et pourtant cet éclair d’enjouement l’éclaira d’une beauté que je ne lui connaissais pas. C’était le rire franc, bref et harmonieusement rhythmé d’une petite fille épanouie et bonne.— Oui, oui, dit-elle, il faut que je sois bien distraite pour m’être exprimée comme je l’ai fait sur le compte de Célio, sans songer que vous alliez prendre le change et me supposer amoureuse de lui… mais qu’importe ? Il y aurait de la pédanterie de ma part à m’en défendre, lorsque cela doit vous paraître très-naturel et très-indifférent.

— Très-naturel… c’est possible… Très-indifférent… c’est possible encore ; mais je vous prie cependant de vous expliquer.— Et je pris le bras de Cécilia avec une brusquerie involontaire dont je me repentis tout à coup, car elle me regarda d’un air étonné, comme si je venais de la préserver d’une brûlure ou d’une araignée. Je me calmai aussitôt et j’ajoutai : — Je tiens à savoir si je suis assez votre ami pour que vous m’ayez confié votre secret, ou si je le suis assez peu pour qu’il vous soit indifférent, à vous, de n’être pas connue de moi.


— Ni l’un ni l’autre, répondit-elle. Si j’avais un tel secret, j’avoue que je ne vous le confierais pas sans vous connaître et vous éprouver davantage ; mais, n’ayant point de secret, j’aime mieux que vous me connaissiez telle que je suis. Je vais vous expliquer mon dévouement pour Célio, et d’abord je dois vous dire que Célio a deux sœurs et un jeune frère pour lesquels je me dévouerais encore davantage, parce qu’ils pourraient avoir plus besoin que lui des services et de la sollicitude d’une femme. Oh ! oui, si j’avais un sort indépendant, je voudrais consacrer ma vie à remplacer la Floriani auprès de ses enfants, car l’être que j’aime de passion et d’enthousiasme, c’est un nom, c’est une morte, c’est un souvenir sacré, c’est la grande et bonne Lucrezia Floriani !

Je pensai, malgré moi, à la duchesse, qui, une heure auparavant, avait motivé son engouement pour Célio par une ancienne relation d’amitié avec sa mère. La duchesse avait trente ans comme la Boccaferri. La Floriani était morte à quarante, absolument retirée du théâtre et du monde depuis douze ou quatorze ans… Ces deux femmes l’avaient-elles beaucoup connue ? Je ne sais pourquoi cela me paraissait invraisemblable. Je craignais que le nom de Floriani ne servît mieux à Célio auprès des femmes qu’auprès du public.

Je ne sais si mon doute se peignit sur mes traits, ou si Cécilia alla naturellement au-devant de mes objections, car elle ajouta sans transition : — Et pourtant je ne l’ai vue, dans toute ma vie, que cinq ou six fois, et notre plus longue intimité a été de quinze jours, lorsque j’étais encore une enfant.

Elle fit une pause ; je ne rompis point le silence ; je l’observais. Il y avait comme un embarras douloureux en elle ; mais elle reprit bientôt : « Je souffre un peu de vous dire pourquoi mon cœur a voué un culte à cette femme, mais je présume que je n’ai rien de neuf à vous apprendre là-dessus. Mon père… vous savez, est un homme excellent, une âme ardente, généreuse, une intelligence supérieure… ou plutôt vous ne savez guère cela ; ce que vous savez comme tout le monde, c’est qu’il a toujours vécu dans le désordre, dans l’incurie, dans la misère. Il était trop aimable pour n’avoir pas beaucoup d’amis ; il en faisait tous les jours, parce qu’il plaisait, mais il n’en conserva jamais aucun, parce qu’il était incorrigible, et que leurs secours ne pouvaient le guérir de son imprévoyance et de ses illusions. Lui et moi nous devons de la reconnaissance à tant de gens, que la liste serait trop longue ; mais une seule personne a droit, de notre part, à une éternelle adoration. Seule entre tous, seule au monde, la Floriani ne se rebuta pas de nous sauver tous les ans… quelquefois plus souvent. Inépuisable en patience, en tolérance, en compréhension, en largesse, elle ne méprisa jamais mon père, elle ne l’humilia jamais de sa pitié ni de ses reproches. Jamais ce mot amer et cruel ne sortit de ses lèvres : « Ce pauvre homme avait du mérite ; la misère l’a dégradé. » Non ! la Floriani disait : « Jacopo Boccaferri aura beau faire, il sera toujours un homme de cœur et de génie ! » Et c’était vrai ; mais, pour comprendre cela, il fallait être la pauvre fille de Boccaferri ou la grande artiste Lucrezia.

« Pendant vingt ans, c’est-à-dire depuis le jour où elle le rencontra jusqu’à celui où elle cessa de vivre, elle le traita comme un ami dont on ne doute point. Elle était bien sûre, au fond du cœur, que ses bienfaits ne l’enrichiraient pas ; et que chaque dette criante qu’elle acquittait ferait naître d’autres dettes semblables. Elle continua ; elle ne s’arrêta jamais. Mon père n’avait qu’un mot à lui écrire, l’argent arrivait à point, et avec l’argent la consolation, le bienfait de l’âme, quelques lignes si belles, si bonnes ! Je les ai tous conservés comme des reliques, ces précieux billets. Le dernier disait :

« Courage, mon ami, cette fois-ci la destinée vous sourira, et vos efforts ne seront pas vains, j’en suis sûre. Embrassez pour moi la Cécilia, et comptez toujours sur votre vieille amie. »

« Voyez quelle délicatesse et quelle science de la vie ! C’était bien la centième fois qu’elle lui parlait ainsi. Elle l’encourageait toujours ; et, grâce à elle, il entreprenait toujours quelque chose. Cela ne durait point et creusait de nouveaux abîmes ; mais, sans cela, il serait mort sur un fumier, et il vit encore, il peut encore se sauver…. Oui, oui, la Floriani m’a légué son courage…. Sans elle, j’aurais peut-être moi-même douté de mon père ; mais j’ai toujours foi en lui, grâce à elle ! Il est vieux, mais il n’est pas fini. Son intelligence et sa fierté n’ont rien perdu de leur énergie. Je ne puis le rendre riche comme il le faudrait à un homme d’une imagination si féconde et si ardente ; mais je puis le préserver de la misère et de l’abattement. Je ne le laisserai pas tomber ; je suis forte ! »

La Boccaferri parlait avec un feu extraordinaire, quoique ce feu fût encore contenu par une habitude de dignité calme.

Elle se transformait à mes yeux, ou plutôt elle me révélait ces trésors de l’âme que j’avais toujours pressentis en elle. Je pris sa main très-franchement cette fois, et je la baisai sans arrière-pensée.

— Vous êtes une noble créature, lui dis-je, je le savais bien, et je suis fier de l’effort que vous daignez faire pour m’avouer cette grandeur que vous cachez aux yeux du monde, comme les autres cachent la honte de leur petitesse. Parlez, parlez encore ; vous ne pouvez pas savoir le bien que vous me faites, à moi qui suis né pour croire et pour aimer, mais que le monde extérieur contriste et alarme perpétuellement.

— Mais je n’ai plus rien à vous dire, mon ami. La Floriani n’est plus, mais elle est toujours vivante dans mon cœur. Son fils aîné commence la vie et tâte le terrain de la destinée d’un pied hasardeux, téméraire peut-être. Est-ce à moi de douter de lui ? Ah ! qu’il soit ambitieux, imprudent, impuissant même dans les arts, qu’il se trompe mille fois, qu’il devienne coupable envers lui-même, je veux l’aimer et le servir comme si j’étais sa mère. Je puis bien peu de chose, je ne suis presque rien ; mais ce que je peux, ce que je suis, j’en voudrais faire le marchepied de sa gloire, puisque c’est dans la gloire qu’il cherche son bonheur. Vous voyez bien, Salentini, que je n’ai pas ici l’amour en tête. J’ai l’esprit et le cœur forcément sérieux, et je n’ai pas de temps à perdre, ni de puissance à dépenser pour la satisfaction de mes fantaisies personnelles.

— Oh ! oui, je vous comprends, m’écriai-je, une vie toute d’abnégation et de dévouement ! Si vous êtes au théâtre, ce n’est point pour vous. Vous n’aimez pas le théâtre, vous ! cela se voit, vous n’aspirez pas au succès. Vous dédaignez la gloriole ; vous travaillez pour les autres.

— Je travaille pour mon père, reprit-elle, et c’est encore grâce à la Floriani que je peux travailler ainsi. Sans elle, je serais restée ce que j’étais, une pauvre petite ouvrière à la journée, gagnant à peine un morceau de pain pour empêcher son père de mendier dans les mauvais jours. Elle m’entendit une fois par hasard, et trouva ma voix agréable. Elle me dit que je pouvais chanter dans les salons, même au théâtre, les seconds rôles. Elle me donna un professeur excellent ; je fis de mon mieux. Je n’étais déjà plus jeune, j’avais vingt six ans, et j’avais déjà beaucoup souffert ; mais je n’aspirais point au premier rang, et cela fit que je parvins rapidement à pouvoir occuper le second. J’avais l’horreur du théâtre. Mon père y travaillant comme acteur, comme décorateur, comme souffleur même (il y a rempli tous les emplois, selon les jeux du hasard et de la fortune), je connaissais de bonne heure cette sentine d’impuretés où nulle fille ne peut se préserver de souillure, à moins d’être une martyre volontaire. J’hésitai longtemps ; je donnais des leçons, je chantais dans les concerts ; mais il n’y avait là rien d’assuré. Je manque d’audace, je n’entends rien à l’intrigue. Ma clientèle, fort bornée et fort modeste, m’échappait à tout moment. La Floriani mourut presque subitement. Je sentis que mon père n’avait plus que moi pour appui. Je franchis le pas, je surmontai mon aversion pour ce contact avec le public, qui viole la pureté de l’âme et flétrit le sanctuaire de la pensée. Je suis actrice depuis trois ans, je le serai tant qu’il plaira à Dieu. Ce que je souffre de cette contrainte de tous mes goûts, de cette violation de tous mes instincts, je ne le dis à personne. A quoi bon se plaindre ? chacun n’a-t-il pas son fardeau ? J’ai la force de porter le mien : je fais mon métier en conscience. J’aime l’art, je mentirais si je n’avouais pas que je l’aime de passion ; mais j’aurais aimé à cultiver le mien dans des conditions toutes différentes. J’étais née pour tenir l’orgue dans un couvent de nonnes et pour chanter la prière du soir aux échos profonds et mystérieux d’un cloître. Qu’importe ? ne parlons plus de moi, c’est trop !

La Boccaferri essuya rapidement une larme furtive et me tendit la main en souriant. Je me sentis hors de moi. Mon heure était venue : j’aimais !