Le Château des Désertes/Chapitre 09

Le Château des Désertes
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IX.

L’UOM DEL SASSO.

J’étais trop mécontent du résultat de mon entreprise pour me sentir disposé à faire de nouvelles questions sur le château mystérieux. Je renfermais ma curiosité comme une honte, le succès ne l’avait pas justifiée ; mais elle n’en subsistait pas moins au fond de mon imagination, et je faisais de nouveaux projets pour la nuit suivante. En attendant, je résolus d’aller pousser une reconnaissance autour du château, pour me ménager les moyens de pénétrer nuitamment dans l’intérieur de la place, s’il était possible… Bah ! me disais-je, tout est paisible à celui qui veut.

J’allais sortir, lorsqu’un petit paysan, qui rôdait devant la porte, me regarda avec ce mélange de hardiesse et de poltronnerie qui caractérise les enfants de la campagne. Puis, comme j’observais sa mine à la fois espiègle et farouche, il vint à moi, et, me présentant une lettre, il me dit : « Regardez ça, si c’est pour vous. » Je lus mon nom et mon prénom tracés fort lisiblement et d’une main élégante sur l’adresse. À peine eus-je fait un signe affirmatif que l’enfant s’enfuit sans attendre ni questions ni récompense. Je courus à la signature, qui ne m’apprit rien d’officiel, mais à laquelle pourtant je ne me trompai pas. Stella et Béatrice ! les jolis noms ! m’écriai-je, et je rentrai dans ma chambre, assez ému, je le confesse.

« Le hasard, aidé de la curiosité, disait cette gracieuse lettre parfumée, a fait découvrir à deux petites filles fort rusées le nom de l’étranger qui a ramassé le nœud de ruban cerise. Des pas laissés sur la neige, coïncidant avec les avertissements de la belle chienne Hécate, ont prouvé à ces demoiselles que l’étranger était encore plus curieux que poli et prudent, et qu’il ne craignait pas de marcher sur les eaux pour surprendre les secrets d’autrui. Le sort en est jeté ! Puisque vous voulez être initié à nos mystères, ô jeune présomptueux, vous le serez ! Puissiez-vous ne pas vous en repentir, et vous montrer digne de notre confiance ! Soyez muet comme la tombe ; la plus légère indiscrétion nous mettrait dans l’impossibilité de vous admettre. Venez à huit heures du soir (solo e inosservato) au bord du fossé, vous y trouverez Stella et Béatrice. »

Tout le billet était écrit en italien et rédigé dans le pur toscan que je leur avais entendu parler. Je hâtai le dîner pour avoir le droit de sortir à six heures, prétextant que j’allais voir lever la lune sur le haut des collines. En effet, je fis une course au delà du château, et à huit heures précises j’étais au rendez-vous. Je n’attendis pas cinq minutes. Mes deux charmantes châtelaines parurent, bien enveloppées et encapuchonnées. Je fus un peu inquiet, lorsque j’eus franchi l’escalier, d’en voir une troisième sur laquelle je ne comptais pas. Celle-là était masquée d’un loup de velours noir et son manteau avait la forme d’un domino de bal. — Ne soyez pas effrayé, me dit la petite Béatrice en me prenant sans façon par-dessous le bras, nous sommes trois. Celle-ci est notre sœur aînée. Ne lui parlez pas, elle est sourde. D’ailleurs il faut nous suivre sans dire un mot, sans faire une question. Il faut vous soumettre à tout ce que nous exigerons de vous, eussions-nous la fantaisie de vous couper la moustache, les cheveux et même un peu de l’oreille. Vous allez voir des choses fort extraordinaires et faire tout ce qu’on vous commandera, sans hasarder la moindre objection, sans hésiter, et surtout sans rire, dès que vous aurez passé le seuil du sanctuaire. Le rire intempestif est odieux à notre chef, et je ne réponds pas de ce qui vous arriverait si vous ne vous comportiez pas avec la plus grande dignité.

— Monsieur engage-t-il ici sa parole d’honnête homme, dit à son tour Stella, la seconde des deux sœurs, à nous obéir dans toutes ces prescriptions ? Autrement, il ne fera point un pas de plus sur nos domaines, et ma sœur aînée que voici, et qui est sourde comme la loi du destin, l’enchaînera jusqu’au jour, par une force magique, au pied de cet arbre où il servira demain de risée aux passants. Pour cela il ne faut qu’un signe de nous ; ainsi, parlez vite, Monsieur.

— Je jure sur mon honneur, et par le diable, si vous voulez, d’être à vous corps et âme jusqu’à demain matin.

— À la bonne heure, dirent-elles ; et me prenant chacune par un bras, elles m’entraînèrent dans un dédale obscur de bosquets d’arbres verts. Le domino noir nous précédait, marchant vite, sans détourner la tête. Une branche ayant accroché le bas de son manteau, je vis se dessiner sur la neige une jambe très-fine et qui pourtant me parut suspecte, car elle était chaussée d’un bas noir avec une floche de rubans pareils retombant sur le côté, sans aucun indice de l’existence d’un jupon. Cette sœur aînée, sourde et muette, me fit l’effet d’un jeune garçon qui ne voulait pas se trahir par la voix et qui surveillait ma conduite auprès de ses sœurs, pour me remettre à la raison, s’il en était besoin.

Je ne pus me défendre du sot amour-propre de faire part de ma découverte, et j’en fus aussitôt châtié. — Pourquoi avez-vous manqué de confiance en moi ? disais-je à mes deux jeunes amies ; il n’était pas besoin de la présence de votre frère pour m’engager d’être auprès de vous le plus soumis et le plus respectueux des adeptes.

— Et vous, pourquoi manquez-vous à votre serment ? répliqua Stella d’un ton sévère ; allons, il est trop tard pour reculer, et il faut employer les grands moyens pour vous forcer au silence.

Elle m’arrêta ; le domino noir se retourna malgré sa surdité, et présenta un bandeau, qu’à elles trois elles placèrent sur mes yeux avec la précaution et la dextérité de jeunes filles qui connaissent les supercheries possibles du jeu de colin-maillard. — On vous fait grâce du bâillon, me dit Béatrice ; mais, à la première parole que vous direz, vous ne l’échapperez pas, d’autant plus que nous allons trouver main-forte, je vous en avertis. En attendant, donnez-nous vos mains ; vous ne serez pas assez félon, je pense, pour nous les retirer et pour nous forcer à vous les lier derrière le dos.

Je ne trouvais pas désagréable cette manière d’avoir les mains liées, en les enlaçant à celles de deux filles charmantes, et la cérémonie du bandeau ne m’avait pas révolté non plus ; car j’avais senti se poser doucement sur mon front et passer légèrement dans ma chevelure deux autres mains, celles de la sœur aînée, lesquelles, dégantées pour cet office d’exécuteur des hautes-œuvres, ne me laissèrent plus aucun doute sur le sexe du personnage muet.

Je dois dire à ma louange que je n’eus pas un instant d’inquiétude sur les suites de mon aventure. Quelque inexplicable qu’elle fût encore, je n’eus pas le provincialisme de redouter une mystification de mauvais goût ; je ne m’étais muni d’aucun poignard, et les menaces de mes jolies sibylles ne m’inspiraient aucune crainte pour mes oreilles ni même pour ma moustache. Je voyais assez clairement que j’avais affaire à des personnes d’esprit, et le souvenir de leurs figures, le son de leurs voix, ne trahissaient en elles ni la méchanceté ni l’effronterie. Certes, elles étaient autorisées par leur père, qui sans doute me connaissait de réputation, à me faire cet accueil romanesque, et, ne le fussent-elles pas, il y a autour de la femme pure je ne sais quelle indéfinissable atmosphère de candeur, qui ne trompe pas le sens exercé d’un homme.

Je sentis bientôt, à la chaleur de la température et à la sonorité de mes pas, que j’étais dans le château ; on me fit monter plusieurs marches, on m’enferma dans une chambre, et la voix de Béatrice me cria à travers la porte : « Préparez-vous, ôtez votre bandeau, revêtez l’armure, mettez le masque, n’oubliez rien ! On viendra vous chercher tout à l’heure. »

Je me trouvai seul dans un cabinet meublé seulement d’une grande glace, de deux quinquets et d’un sofa, sur lequel je vis une étrange armure. Un casque, une cuirasse, une cotte, des brassards, des jambards, le tout mat et blanc comme de la pierre. J’y touchai, c’était du carton, mais si bien modelé et peint en relief pour figurer les ornements repoussés, qu’à deux pas l’illusion était complète. La cotte était en toile d’encollage, et ses plis inflexibles simulaient on ne peut mieux la sculpture. Le style de l’accoutrement guerrier était un mélange d’antique et de rococo, comme on le voit employé dans les panoplies de nos derniers siècles. Je me hâtai de revêtir cet étrange costume, même le masque, qui représentait la figure austère et chagrine d’un vieux capitaine, et dont les yeux blancs, doublés d’une gaze à l’intérieur, avaient quelque chose d’effrayant. En me regardant dans la glace, cette gaze ne me permettant pas une vision bien nette, je me crus changé en pierre, et je reculai involontairement.

La porte se rouvrit. Stella vint m’examiner en silence, et en posant son doigt sur ses lèvres : « C’est à merveille, dit-elle en parlant bas. L’uom’ di sasso est effroyable ! Mais n’oubliez pas les gants blancs… Oh ! ceux-ci sont trop frais, salissez-les un peu contre la muraille pour leur donner un ton et des ombres. Il faut que, vu de près, tout fasse illusion. Bien ! venez maintenant. Mes frères vous attendent, mais mon père ne se doute de rien. Allons, comportez-vous comme une statue bien raisonnable. N’ayez pas l’air de voir et d’entendre ! »

Elle me fit descendre un escalier dérobé, pratiqué dans l’épaisseur d’un mur énorme, puis elle ouvrit une porte en bas, et me conduisit à un siége où elle me laissa en me disant tout bas : « Posez-vous bien. Soyez artiste dans cette pose-là ! »

Elle disparut ; le plus grand silence régnait autour de moi, et ce ne fut qu’au bout de quelques secondes que la gaze de mon masque me permit de distinguer les objets mal éclairés qui m’environnaient.

Qu’on juge de ma surprise : j’étais assis sur une tombe ! Je faisais monument dans un coin de cimetière éclairé par la lune. De vrais ifs étaient plantés autour de moi, du vrai lierre grimpait sur mon piédestal. Il me fallut encore quelques instants pour m’assurer que j’étais dans un intérieur bien chauffé, éclairé par un clair de lune factice. Les branches de cyprès qui s’entrelaçaient au-dessus de ma tête me laissaient apercevoir des coins de ciel bleu, qui n’étaient pourtant que de la toile peinte, éclairée par des lumières bleues. Mais tout cela était si artistement agencé, qu’il fallait un effort de la raison pour reconnaître l’artifice. Étais-je sur un théâtre ? Il y avait bien devant moi un grand rideau de velours vert ; mais, autour de moi, rien ne sentait le théâtre. Rien n’était disposé pour des effets de scène ménagés au spectateur. Pas de coulisses apparentes pour l’acteur, mais des issues formées par des masses de branches vertes et voilant leurs extrémités par des toiles bleues perdues dans l’ombre. Point de quinquets visibles ; de quelque côté qu’on cherchât la lumière, elle venait d’en haut, comme des astres, et, du point où l’on m’avait rivé sur mon socle funéraire, je ne pouvais saisir son foyer. Le plancher était caché sous un grand tapis vert imitant la mousse. Les tombes qui m’entouraient me semblaient de marbre, tant elles étaient bien peintes et bien disposées. Dans le fond, derrière moi, s’élevait un faux mur qui ressemblait à un vrai mur à s’y tromper. On n’avait pas cherché ces lointains factices qui ne font illusion qu’au parterre et contre lesquels l’acteur se heurte aux profondeurs de l’horizon. La scène dont je faisais partie était assez grande pour que rien n’y choquât l’apparenœ de la réalité. C’était une vaste salle arrangée de façon à ce que je pusse me croire dans une petite cour de couvent, ou dans un coin de jardin destiné à d’illustres sépultures. Les cyprès semblaient plantés réellement dans de grosses pierres qu’on avait transportées pour les soutenir, et où la mousse du parc était encore fraîche.

Donc je n’étais pas sur un théâtre, et pourtant je servais à une représentation quelconque. Voici ce que j’imaginai : M. de Balma était fou, et ses enfants essayaient d’étranges fantaisies pour flatter la sienne. On lui servait des tableaux appropriés à la disposition lugubre ou riante de son cerveau malade, car j’avais entendu rire et chanter la nuit précédente, quoiqu’on eût déjà parlé de cimetière. J’entendis des chuchotements, des pas furtifs et des frôlements de robe derrière les massifs qui m’environnaient ; puis la douce voix de Béatrice, parlant de derrière le rideau, prononça ces mots : — Il est temps !

Alors un chœur, formé de quelques voix admirables, s’éleva de divers côtés, comme si des esprits eussent habité ces buissons de cyprès, dont les tiges se balançaient sur ma tête et à mes pieds. J’arrangeai ma pose de Commandeur, car je vis bien qu’il y avait du don Juan dans cette affaire. Le chœur était de Mozart, et chantait les admirables accords harmoniques du cimetière : « Di rider finirai, pria dell’aurora. Ribaldo ! audace ! lascia ai morti la pace ! »

Involontairement je mêlai ma voix à celle des fantômes invisibles ; mais je me tus en voyant le rideau s’ouvrir en face de moi.

Il ne se leva pas comme une toile de théâtre, il se sépara en deux comme un vrai rideau qu’il était ; mais il ne m’en dévoila pas moins l’intérieur d’une jolie petite salle de spectacle, ornée de deux rangées de belles loges décorées dans le goût de Louis xiv. Trois jolis lustres pendaient de la voûte ; il n’y avait pas de rampe allumée, mais il y avait la place d’un orchestre. Le plus curieux de tout cela, c’est qu’il n’y avait pas un spectateur, pas une âme dans toute cette salle, et que je me trouvais poser la statue devant les banquettes.

— Si c’est là toute la mystification que je subis, pensai-je, elle n’est pas bien méchante. Reste à savoir combien de temps on me laissera faire mon effet dans le vide. Je n’attendis pas longtemps. Don Juan et Leporello sortirent du massif derrière moi, et se mirent à causer. Leurs costumes, admirables de vérité, de bon goût et d’exactitude, ne me permirent pas de reconnaître tout de suite les acteurs, car Leporello surtout était rajeuni de trente ans. Il avait la taille leste, la jambe ferme, une barbe noire taillée en collier andalous, une résille qui cachait son front ridé ; mais, à sa voix, pouvais-je hésiter un instant ? C’était le vieux Boccaferri devenu un acteur élégant et alerte.

Mais ce beau don Juan, ce fier et poétique jeune homme qui s’appuyait négligemment sur mon piédestal, sans daigner tourner vers moi son visage, ombragé d’une perruque blonde et d’un large feutre Louis xiii, à plume blanche, quel était-il donc ? Son riche vêtement semblait emprunté à un portrait de famille. Ce n’était point un costume de fantaisie, un composé de chiffons et de clinquant : c’était un véritable pourpoint de velours aussi court que le portaient les dandys de l’époque, avec des braies aussi larges, des passements aussi raides, des rubans aussi riches et aussi souples. Rien n’y sentait la boutique, le magasin de costumes, l’arrangement infidèle par lequel l’acteur transige avec les bourgeoises du public en modifiant l’extravagance ou l’exagération des anciennes modes, c’était la première fois que j’avais sous les yeux un vrai personnage historique dans son vrai costume et dans sa manière de le porter. Pour moi, peintre, c’était une bonne fortune. Le jeune homme était svelte et fait au tour. Il se dandinait comme un paon, et me donnait une idée beaucoup plus juste de don Juan que ne me l’eût donnée le beau Célio lui-même sur les planches, car Célio y eût voulu mettre quelque chose de hautain et de tragique qui outrepasse la donnée du caractère… Mais tout à coup, sur une observation poltronne de Leporello Boccaferri, il leva la tête vers moi, statue, d’un air de nonchalante ironie, et je reconnus Célio Floriani en personne.

Savait-il qui j’étais ? Dans tous les cas, mon masque ne lui permettait guère de sourire à des traits connus, et, comme la pièce me paraissait engagée avec un merveilleux sang-froid, je gardai ma pose immobile.

Quand le premier effet de la surprise et de la joie se fut dissipé, car, bien que je ne visse pas la Boccaferri, j’espérais qu’elle n’était pas loin, je prêtai l’oreille à la scène qui se jouait, afin de ne pas la faire manquer. Mon rôle n’était pas difficile, puisque je n’avais qu’un geste à faire et un mot à dire, mais encore fallait-il les placer à propos.

J’avais cru, d’après le chœur, où, faute d’instruments, des voix charmantes remplaçaient les combinaisons harmoniques de l’orchestre, qu’il s’agissait de l’opéra de Mozart rendu d’une certaine façon ; mais le dialogue parlé de Célio et de Boccaferri me fit croire qu’on jouait la comédie de Molière en italien. Je la savais presque par cœur en français ; je ne fus donc pas longtemps à m’apercevoir qu’on ne suivait pas cette version à la lettre, car dona Anna, vêtue de noir, traversa le fond du cimetière, s’approcha de moi comme pour prier sur ma tombe, puis, apercevant deux promeneurs, elle se cacha pour écouter. Cette belle dona Anna, costumée comme un Velasquez, était représentée par Stella. Elle était pâle et triste, autant que son rôle le comportait en cet instant. Elle apprit là que c’était don Juan qui avait tué son père, car le réprouvé s’en vanta presque, en raillant le pauvre Leporello qui mourait de peur. Anna étouffa un cri en fuyant. Leporello répondit par un cri d’effroi, et déclara à son maître que les âmes des morts étaient irritées de son impiété ; que, quant à lui, il ne traverserait pas cet endroit du cimetière, et qu’il en ferait le tour extérieur plutôt que d’avancer d’un pas. Don Juan le prit par l’oreille et le força de lire l’inscription du monument du Commandeur. Le pauvre valet déclara ne savoir pas lire, comme dans le libretto de l’opéra italien. La scène se prolongea d’une manière assez piquante à étudier, car c’était un composé de la comédie de Molière et du drame lyrique mis en action et en langage vulgaire, le tout compliqué et développé par une troisième version que je ne connaissais pas et qui me parut improvisée. Cela faisait un dialogue trop étendu et parfois trop familier pour une scène qui se serait jouée en public, mais qui prenait là une réalité surprenante, à tel point que la convention ne s’y sentait plus du tout par moments, et que je croyais presque assister à un épisode de la vie de don Juan. Le jeu des acteurs était si naturel et le lieu où ils se tenaient si bien disposé pour la liberté de leurs mouvements, qu’ils n’avaient plus du tout l’air de jouer la comédie, mais de se persuader qu’ils étaient les vrais types du drame.

Cette illusion me gagna moi-même quand je vis Leporello m’adresser l’invitation de son maître, et montrer à mon inflexion de tête une terreur non équivoque. Jamais tremblement convulsif, jamais contraction du visage, jamais suffocation de la voix et flageolement des jambes n’appartinrent mieux à l’homme sérieusement épouvanté par un fait surnaturel. Don Juan lui-même fut ému lorsque je répondis à son insolente provocation par le oui funèbre. Un coup de tamtam dans la coulisse et des accords lugubres faillirent me faire tressaillir moi-même. Don Juan conserva la tête haute, le corps raide, la flamberge arrogante retroussant le coin du manteau ; mais il tremblait un peu, sa moustache blonde se hérissait d’une horreur secrète, et il sortit en disant : « Je me croyais à l’abri de pareilles hallucinations ; sortons d’ici ! » il passa devant moi en me toisant avec audace ; mais son œil était arrondi par la peur, et une sueur froide baignait son front altier. Il sortit avec Leporello, et le rideau se referma pendant que les esprits reprenaient le chœur du commencement de la scène :

Di rider finirai, etc.

Aussitôt dona Anna vint me prendre par la main, et m’aidant à me débarrasser du masque, elle me conduisit au bord du rideau, en me disant de regarder avec précaution dans la salle. Le parterre de cette salle, qui n’était garni que d’une douzaine de fauteuils, d’une table chargée de papiers et d’un piano à queue, devenait, dans les entr’actes, le foyer des acteurs. J’y vis le vieux Boccaferri s’éventant avec un éventail de femme, et respirant à pleine poitrine comme un homme qui vient d’être réellement très-ému. Célio rassemblait des papiers sur la table ; Béatrice, belle comme un ange, en costume de Zerlina, tenait par la main un charmant garçon encore imberbe, qui me sembla devoir être Masetto. Un cinquième personnage, enveloppé d’un domino de bal, qui, retroussé sur sa hanche, laissait voir une manchette de dentelle sur un bas de soie noire, me tournait le dos. C’était la troisième prétendue demoiselle de Balma, la sourde, costumée en Ottavio, qui m’avait intrigué dans le jardin ; mais était-ce là Cécilia ? Elle me paraissait plus grande, et cette tournure dégagée, cette pose de jeune homme, ne me rappelaient pas la Boccaferri, à laquelle je n’avais jamais vu porter sur la scène les vêtements de notre sexe.

J’allais demander son nom à Stella, lorsque celle-ci mit le doigt sur ses lèvres et me fit signe d’écouter,

— Pardieu ! disait Boccaferri à Célio, qui lui faisait compliment de la manière dont il avait joué, on aurait bien joué à moins ! J’étais mort de peur, et cela tout de bon ; car je n’avais pas vu la statue à la répétition d’hier, et quoique j’aie coupé et peint moi-même toutes les pièces d’armure, je ne me représentais pas l’effet qu’elles produisent quand elles sont revêtues. Salvator posait dans la perfection, et il a dit son oui avec un timbre si excellent, que je n’ai pas reconnu le son de sa voix ; et puis, dans ce costume, il me faisait l’effet d’un géant. Où est-il donc cet enfant, que je le complimente ? Boccaferri se retourna brusquement, et vit derrière lui le jeune homme auquel il s’adressait, occupé à mettre du rouge pour faire le personnage de Masetto. — Eh bien ! quoi ? s’écria Boccaferri, tu as déjà eu le temps de changer de costume ?

— Comment, mon vieux, répondit le jeune homme, tu crois que c’est moi qui ai fait la statue ? Tu ne te souviens pas de m’avoir vu dans la coulisse au moment où tu es revenu tomber à genoux, comme voulant fuir (au plus beau moment de ta frayeur !), et que tu m’as dit tout bas : Cette figure de pierre m’a fait vraiment peur !

— Moi, je t’ai dit cela ? reprit Boccaferri stupéfait, je ne m’en souviens pas. Je te voyais sans te voir ; je n’avais pas ma tête. Oui, j’ai eu réellement peur. Je suis content, notre essai réussit, mes enfants ; voilà que l’émotion nous gagne. Pour moi, c’est déjà fait ; et quand vous en serez tous là, vous serez tous de grands artistes !…

— Mais, vieux fou, dit Célio en souriant, si ce n’était pas Salvator qui faisait la statue, qui était-ce donc ? Tu ne te le demandes pas ?

— Au fait, qui était-ce ? Qui diable a fait cette statue ? Et Boccaferri se leva tout effrayé en promenant des yeux hagards autour de lui.

— Le bonhomme est très-impressionnable, me dit Stella ; il ne faudrait pas pousser plus loin l’épreuve. Nommez-vous avant de vous montrer.