J. Hetzel et Compagnie (p. 81-94).

VII

Comment décrire l’anxiété à laquelle était en proie le village de Werst depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak ? Elle n’avait cessé de s’accroître avec les heures qui s’écoulaient et semblaient interminables.

Maître Koltz, l’aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres n’avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun d’eux s’obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se montrait — ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à l’acquisition de cet appareil, c’était de l’argent qui avait reçu un bon emploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa bourse, n’avait eu moins de regret d’une dépense faite si à propos.

À midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on l’interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l’extraordinaire, du surnaturel ?…

Frik répondit qu’il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque, sans avoir rien vu de suspect,

Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d’observation. Personne n’eût pensé à rester chez soi, et surtout personne ne songeait à remettre le pied au Roi Mathias, où des voix comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, passe encore, puisque c’est une locution qui a cours dans le langage usuel… mais une bouche !…

Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point. En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds, faute de clients ? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de Werst, il avait procédé à une longue investigation du Roi Mathias, fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu organiser cette mystification. Rien !… Rien non plus du côté de la façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu’il fût possible de s’élever jusqu’à leur embrasure, au revers d’une muraille taillée à pic et dont l’assise plongeait dans le cours impétueux du torrent. N’importe ! la peur ne raisonne pas, et bien du temps s’écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son rakiou.

Bien du temps ?… Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne devait point se réaliser.

En effet, quelques jours plus tard, par suite d’une circonstance très imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du Roi Mathias.

Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur Patak.

On s’en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la désolée Miriota de ne pas s’attarder dans sa visite au château des Carpathes. S’il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux premières heures de la soirée. On l’attendait donc, et avec quelle impatience ! D’ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître d’école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne permettraient pas au forestier d’atteindre la crête du plateau d’Orgall avant la nuit tombante.

Il suit de là que l’inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu’on entendait très distinctement au village de Werst. Que s’était-il passé pour que Nic Deck et le docteur n’eussent pas reparu, après une journée d’absence ? Cela étant, nul n’aurait songé à réintégrer sa demeure, avant qu’ils fussent de retour. À chaque instant, on s’imaginait les voir poindre au tournant de la route du col.

Maître Koltz et sa fille s’étaient portés à l’extrémité de la rue, à l’endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l’éclaircie des arbres… Illusion pure ! Le col était désert, comme à l’habitude, car il était rare que les gens de la frontière voulussent s’y hasarder pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir — ce mardi des génies malfaisants — et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck fût fou d’avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité est que le jeune forestier n’y avait point réfléchi, ni personne, au surplus, dans le village.

Mais c’est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles effrayantes images s’offraient à elle ! En imagination, elle avait suivi son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa, tandis qu’il remontait vers le plateau d’Orgall… Maintenant, la nuit venue, il lui semblait qu’elle le voyait dans l’enceinte, essayant d’échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes… Il était devenu le jouet de leurs maléfices… C’était la victime vouée à leur vengeance… Il était emprisonné au fond de quelque souterraine geôle… mort peut-être…

Pauvre fille, que n’eût-elle donné pour se lancer sur les traces de Nic Deck ! Et, puisqu’elle ne le pouvait, du moins aurait-elle voulu l’attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père l’obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux revinrent à leur logis.

Dès qu’elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s’abandonna sans réserve à ses larmes. Elle l’aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et d’un amour d’autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l’avait point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les mariages en ces campagnes transylvaines et d’une façon si bizarre.

Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s’ouvre la « foire aux fiancés ». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de leurs meilleurs chevaux ; elles ont apporté leur dot, c’est-à-dire des vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des coffres aux brillantes couleurs ; familles, amies, voisines, les ont accompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes habits, ceints d’écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant ; ils choisissent la fille qui leur plaît ; ils lui remettent un anneau et un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour de la fête.

Ce n’était point sur l’un de ces marchés que Nicolas Deck avait rencontré Miriota. Leur liaison ne s’était pas établie par hasard. Tous deux se connaissaient depuis l’enfance, ils s’aimaient depuis qu’ils avaient l’âge d’aimer. Le jeune forestier n’était pas allé quérir au milieu d’une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en avait grand gré. Ah ! pourquoi Nic Deck était-il d’un caractère si résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente ! Il l’aimait, pourtant, il l’aimait, et elle n’avait pas eu assez d’influence pour l’empêcher de prendre le chemin de ce château maudit !

À LA FÊTE DE LA SAINT-PIERRE
S’OUVRE LA FOIRE AUX FIANCÉS.

Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des pleurs ! Elle n’avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui murmurait :

« Nicolas Deck n’a pas tenu compte des menaces !… Miriota n’a plus de fiancé ! »

Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le silence de la nuit. L’inexplicable phénomène de la salle du Roi Mathias ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz.

Le lendemain, à l’aube, la population de Werst était dehors. Depuis la terrasse jusqu’au détour du col, les uns remontaient, les autres redescendaient la grande rue, — ceux-ci pour demander des nouvelles, ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter en avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu’il n’avait pas agi ainsi sans motif.

Il fallait l’attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l’extrémité du village.

Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en haut de la route.

Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en tira mauvais indice.

« Eh bien, Frik, que sais-tu ?… Qu’as-tu appris ?… lui demanda maître Koltz, dès que le berger l’eut rejoint.

— Rien vu… rien appris ! répondit Frik.

— Rien ! murmura la jeune fille, dont les yeux s’emplirent de larmes.

— Au lever du jour, reprit le berger, j’avais aperçu deux hommes à un mille d’ici. J’ai d’abord cru que c’était Nic Deck, accompagné du docteur… ce n’était pas lui !

— Sais-tu quels sont ces hommes ? demanda Jonas.

— Deux voyageurs étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque.

— Tu leur as parlé ?…

— Oui.

— Est-ce qu’ils descendent vers le village ?

— Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent atteindre le sommet.

— Ce sont deux touristes ?…

— Ils en ont l’air, maître Koltz.

— Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n’ont rien vu du côté du burg ?…

— Non… puisqu’ils se trouvaient encore de l’autre côté de la frontière, répondit Frik.

— Ainsi tu n’as aucune nouvelle de Nic Deck ?

— Aucune.

— Mon Dieu !… soupira la pauvre Miriota.

— Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours, ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir pour Kolosvar.

— Pourvu qu’on ne leur dise pas de mal de mon auberge ! pensa Jonas inconsolable. Ils seraient capables de n’y point vouloir prendre logement ! »

Et, depuis trente-six heures, l’excellent hôtelier était obsédé par cette crainte qu’aucun voyageur n’oserait désormais manger et dormir au Roi Mathias.

En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son maître, n’avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune forestier ni le docteur Patak n’avaient reparu à huit heures du matin, pouvait-on être fondé à espérer qu’ils dussent jamais revenir ?… C’est qu’on ne s’approche pas impunément du château des Carpathes !

Brisée par les émotions de cette nuit d’insomnie, Miriota n’avait plus la force de se soutenir. Toute défaillante, c’est à peine si elle parvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là, ses larmes redoublèrent… Elle appelait Nic d’une voix déchirante… Elle voulait partir pour le rejoindre… Cela faisait pitié, et il y avait lieu de craindre qu’elle tombât malade.

Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant. Qu’il y eût à courir des dangers, en s’exposant aux représailles des êtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu importait. L’essentiel était de savoir ce qu’étaient devenus Nic Deck et le docteur. Ce devoir s’imposait aussi bien à leurs amis qu’aux autres habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au milieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu’au château des Carpathes.

Cela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se trouvèrent au nombre de trois : ce furent maître Koltz, le berger Frik et l’aubergiste Jonas, — pas un de plus. Quant au magister Hermod, il s’était soudainement ressenti d’une douleur de goutte à la jambe, et il avait dû s’allonger sur deux chaises dans la classe de son école.

Vers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par prudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l’endroit même où Nic Deck l’avait quittée, ils l’abandonnèrent, afin de s’enfoncer sous l’épais massif.

Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le chemin qu’ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile de reconnaître leurs traces, et c’est ce qui fut constaté, aussitôt que tous trois eurent franchi la lisière d’arbres.

Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès qu’on les eut perdus de vue. S’il avait paru indispensable que des gens de bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on trouvait que c’était d’une imprudence sans nom maintenant qu’ils étaient partis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée d’une seconde ! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de leur tentative, personne n’en doutait plus et, alors, à quoi servait que maître Koltz, Frik et Jonas s’exposassent à être victimes de leur dévouement ? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à pleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du pâtour et de l’aubergiste auraient à se reprocher leur perte !

La désolation devint générale à Werst, et il n’y avait pas apparence qu’elle dût cesser de sitôt. En admettant qu’il ne leur arrivât pas malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses deux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs environnantes.

Quelle fut donc la surprise, lorsqu’ils furent aperçus vers deux heures de l’après-midi, dans le lointain de la route ! Avec quel empressement, Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre.

Ils n’étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra sous les traits du docteur.

« Nic… mon pauvre Nic !… s’écria la jeune fille. Nic n’est-il pas là ?… »

Si… Nic Deck était là, étendu sur une civière de branchages que Jonas et le berger portaient péniblement.

Miriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le serra entre ses bras.

« Il est mort… s’écriait-elle, il est mort !

— Non… il n’est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il mériterait de l’être… et moi aussi ! »

La vérité est que le jeune forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au docteur, si sa face n’était pas décolorée comme celle de son compagnon, cela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de brique rougeâtre.

La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n’eut pas le pouvoir d’arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu’il eut été ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il n’avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après, cependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu’il aperçut la jeune fille penchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres ; mais quand il essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps était paralysée, comme s’il eût été frappé d’hémiplégie. Toutefois, voulant rassurer Miriota, il lui dit, d’une voix bien faible, il est vrai :

« Ce ne sera rien… ce ne sera rien !

— Nic… mon pauvre Nic ! répétait la jeune fille.

— Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d’émotion… Cela se passera vite… avec tes soins… »

Mais il fallait du calme et du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant Miriota près du jeune forestier, qui n’eût pu souhaiter une garde-malade plus diligente, et ne tarda pas à s’assoupir.

Pendant ce temps, l’aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire et d’une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s’était passé depuis leur départ.

Maître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le sentier que Nic Deck et le docteur s’étaient frayé, avaient pris direction vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n’était plus qu’à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C’étaient le docteur et le forestier, l’un, auquel ses jambes refusaient tout service, l’autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d’un arbre.

Courir au docteur, l’interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul mot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c’est ce qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger, que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.

Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s’il avait exploré les ruines du burg, l’aubergiste ne le savait pas plus que maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n’ayant pas encore suffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité.

Mais si Patak n’avait pas jusqu’alors parlé, il fallait qu’il parlât maintenant. Que diable ! il était en sûreté dans le village, entouré de ses amis, au milieu de ses clients !… Il n’avait plus rien à redouter des êtres de là-bas !… Même s’ils lui avaient arraché le serment de se taire, de ne rien raconter de ce qu’il avait vu au château des Carpathes, l’intérêt public lui commandait de manquer à son serment.

« Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos souvenirs !

— Vous voulez… que je parle…

— Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village, je vous l’ordonne ! »

Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au docteur l’usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu’il s’exprima en ces termes :

« Nous sommes partis tous les deux… Nic et moi… Des fous… des fous !… Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts maudites… Parvenus au soir seulement devant le burg… J’en tremble encore… j’en tremblerai toute ma vie !… Nic voulait y entrer… Oui ! il voulait passer la nuit dans le donjon… autant dire la chambre à coucher de Belzébuth !… »

Le docteur Patak disait ces choses d’une voix si caverneuse, que l’on frémissait rien qu’à l’entendre.

« Je n’ai pas consenti… reprit-il, non… je n’ai pas consenti !… Et que serait-il arrivé… si j’eusse cédé aux désirs de Nic Deck ?… Les cheveux me dressent d’y penser ! »

Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c’est que sa main s’y égarait machinalement.

« Nic s’est donc résigné à camper sur le plateau d’Orgall… Quelle nuit… mes amis, quelle nuit !… Essayez donc de reposer, lorsque les esprits ne vous permettent pas de dormir une heure… non, pas même une heure !… Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre les nuages, de véritables balauris !… Ils se précipitent sur le plateau pour nous dévorer… »

Tous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s’il n’était pas chevauché par quelque galopade de spectres.

« Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la chapelle qui se met en branle ! »

Toutes les oreilles se tendirent vers l’horizon, et plus d’un crut entendre des battements lointains, tant le récit du docteur impressionnait son auditoire.

« Soudain, s’écria-t-il, d’effroyables mugissements emplissent l’espace… ou plutôt des hurlements de fauves… Puis une clarté jaillit des fenêtres du donjon… Une flamme infernale illumine tout le plateau jusqu’à la sapinière… Nic Deck et moi, nous nous regardons… Ah ! l’épouvantable vision !… Nous sommes pareils à deux cadavres… deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l’un en face de l’autre !… »

Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous, il y avait vraiment lieu de se demander s’il ne revenait pas de cet autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables !

Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui parut rendre à l’ex-infirmier une partie de la raison que les esprits lui avaient fait perdre.

« Mais enfin, qu’est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck ? » demanda maître Koltz.

Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la réponse du docteur, puisque c’était le jeune forestier qui avait été personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du Roi Mathias.

« Voici ce qui m’est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour était revenu… J’avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets… Mais vous le connaissez… il n’y a rien à obtenir d’un entêté pareil… Il est descendu dans le fossé… et j’ai été forcé de le suivre, car il m’entraînait… D’ailleurs, je n’avais plus conscience de ce que je faisais… Nic s’avance alors jusqu’au-dessous de la poterne… Il saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la courtine… À ce moment, le sentiment de la situation me revient… Il est temps encore de l’arrêter, cet imprudent… je dirai plus, ce sacrilège !… Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst… « Non ! » me crie-t-il… Je veux fuir… oui… mes amis… je l’avoue… j’ai voulu fuir, et il n’est pas un de vous qui n’aurait eu la même pensée à ma place !… Mais c’est en vain que je cherche à me dégager du sol… Mes pieds y sont cloués… vissés… enracinés… J’essaie de les en arracher… c’est impossible… J’essaie de me débattre… c’est inutile. »

Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d’un homme retenu par les jambes, semblable à un renard qui s’est laissé prendre au piège.

Puis, revenant à son récit :

« En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre… et quel cri !… C’est Nic Deck qui l’a poussé… Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché prise, et il tombe au fond du fossé, comme s’il avait été frappé par une main invisible ! »

Il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon qu’elles s’étaient passées, et son imagination n’y avait rien ajouté, si troublée qu’elle fût. Tels il les avait décrits, tels s’étaient produits les prodiges dont le plateau d’Orgall avait été le théâtre pendant la nuit dernière.

Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici : Le forestier est évanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n’en peuvent sortir… Soudain, l’invisible force qui l’enchaîne est brusquement rompue… Ses jambes sont libres… Il se précipite vers son compagnon, et — ce qui était de sa part un fier acte de courage… il mouille la figure de Nic Deck avec son mouchoir qu’il a trempé dans l’eau de la cunette… Le forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de son corps sont inertes depuis l’effroyable secousse qu’il a subie… Cependant, avec l’aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau… Puis, il se remet en route vers le village… Après une heure de marche, ses douleurs au bras et au flanc sont si violentes qu’elles l’obligent à s’arrêter… Enfin, c’est au moment où le docteur se disposait à partir afin d’aller chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont arrivés très à propos.

Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s’il avait été gravement atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu’il montrât habituellement une rare assurance, lorsqu’il s’agissait d’un cas médical.

« Si l’on est malade d’une maladie naturelle, se contenta-t-il de répondre d’un ton dogmatique, c’est déjà grave ! Mais, s’agit-il d’une maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n’y a guère que le Chort qui puisse la guérir ! »

À défaut de diagnostic, ce pronostic n’était pas rassurant pour Nic Deck. Très heureusement, ces paroles n’étaient point paroles d’évangile, et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune forestier était un gars solide ; avec sa vigoureuse constitution, il était permis d’espérer qu’il s’en tirerait — même sans aucune intervention diabolique, — et à la condition de ne pas suivre trop exactement les prescriptions de l’ancien infirmier de la quarantaine.