Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XXXI


XXXI

Le corps à corps


Max Lamar, n’ayant pu rencontrer Florence à Blanc-Castel, était rentré chez lui, absorbé par des préoccupations cruelles. Il ne renonçait pas à interroger la jeune fille. Et le lendemain tous ses soupçons s’étaient multipliés, précisés, se transformant inexorablement en certitude, au moins en ce qui concernait le vol commis chez Silas Farwell dont personne autre que Florence ne pouvait être accusé.

Pourquoi avait-elle dérobé le reçu de Gordon et l’argent du coffre-fort ? Elle devait avoir pour cela des raisons pressantes et mystérieuses. Car il n’était pas possible qu’elle eût agi par intérêt, étant donnés la fortune et le caractère de la jeune fille. Non, il fallait qu’il y eût un lien entre le vol de l’argent et celui du reçu. Une clarté se faisait peu à peu dans l’esprit de Max. La gratitude de Florence envers Gordon, qui lui avait sauvé la vie, à lui, n’avait-elle pas entraîné la jeune fille, dont il connaissait la nature ardente et enthousiaste, jusqu’aux plus aventureuses entreprises ?

Max Lamar entrevoyait ainsi peu à peu la vérité et alors s’imposait à lui, plus grave que jamais, le problème du Cercle Rouge.

De déduction en déduction, le médecin légiste en arrivait à voir fatalement la main de Florence dans tous les événements qui s’étaient déroulés depuis quelques jours.

— À tout prix, se dit-il, il faut que je connaisse la vérité. Et c’est aujourd’hui, je le pressens, que je saurai.

Tout en se livrant à ses réflexions, il se dirigeait à petits pas vers Blanc-Castel. Il franchit la grille du jardin. La première personne qu’il rencontra fut Yama. Le domestique japonais lui sembla complètement bouleversé.

— Qu’y a-t-il, mon brave Yama ? demanda-t-il avec intérêt, car tout, à Blanc-Castel, lui paraissait singulier et significatif.

— Rien, monsieur Lamar, fit l’autre en grimaçant.

— Cependant… cette figure terrifiée… Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?

— Mais il ne m’est rien arrivé, je vous le jure, monsieur le docteur, balbutia Yama.

Si le pauvre Yama n’avait pas été dominé par une folie épouvante, il aurait pu dire au docteur que Sam Smiling, auquel il était allé, sur l’ordre de Mary, porter de nouvelles provisions, venait par méchanceté pure, pour le seul plaisir de terroriser un être inoffensif, de le menacer d’un couteau en proférant les plus affreuses menaces.

Max Lamar regarda le Japonais d’un air de doute.

— Si tu dis la vérité, tu es un cas pathologique assez curieux, lui dit-il. Tu présentes les signes de l’émotion la plus violente sans la ressentir.

Tout en parlant, le docteur avait levé la tête vers la maison, et son regard s’arrêta sur une des petites fenêtres des mansardes.

Il tressaillit, saisi de stupeur. À travers la fenêtre il avait aperçu le profil d’un homme en train de boire du vin à même une bouteille, de l’air le plus tranquille du monde.

— Ah çà !… mais… on dirait Sam Smiling ! s’écria le médecin légiste, doutant du témoignage de ses sens, tellement sa découverte lui semblait invraisemblable.

À ce moment, Florence rentrait à Blanc-Castel. Descendant de son cheval qu’elle confiait au groom, qui l’avait vu venir, elle entra dans le jardin.

De loin, elle aperçut Max Lamar, qui parlait à Yama.

Elle eut une seconde d’hésitation, puis s’avança résolument.

— Bonjour, docteur, dit-elle d’un air enjoué en tendant la main à Max Lamar. Qu’avez-vous donc ? Vous avez l’air tout ému.

Lamar, serrant distraitement la main de Florence, lui dit sans quitter du regard le faite de la maison.

— Mon émotion se comprend, mademoiselle. Savez-vous ce que je viens de voir ? Sam Smiling à la fenêtre de votre grenier.

Florence éclata de rire.

— Sam Smiling ici ! Ah ! docteur, cela c’est de la fantaisie ! Sam Smiling ! Mais comment voulez-vous que, ce misérable soit à Blanc-Castel ?

— Je l’ignore, dit Max, et vous aussi, peut-être. Mais je n’ai pas d’hallucination. Je l’ai vu comme je vous vois.

Florence eut un sourire ambigu.

— Eh ! mon Dieu, docteur, vous ne me voyez peut-être pas telle que je suis en réalité.

Lamar lui jeta un regard de doute.

— Peut-être, murmura-t-il, mais si je ne vous connais pas tout à fait, je sais, du moins, vous reconnaître… Enfin, reprit-il, ce qui est certain, c’est que Sam Smiling est là-haut…

Florence insista.

— Mais voyons, docteur, c’est impossible.

— Eh bien, soit ! admettons que je puisse me tromper ; mais cela ne va pas m’empêcher de visiter toute, la maison. C’est mon premier devoir. Il s’agit de votre propre sauvegarde.

Florence comprit que Max Lamar n’en démordrait pas.

Elle le suivit donc dans l’antichambre, où il déposa son chapeau. À ce moment, Mme Travis entrait dans la pièce. Max Lamar, l’ayant salué, lui dit, sans y mettre le moindre ménagement :

— Madame, un bandit s’est introduit dans votre maison et s’y cache. Le souci de votre sécurité m’oblige à fouiller partout pour le découvrir. Vous voudrez bien m’excuser si je me hâte d’accomplir ce devoir, mais je dois vous préserver du terrible péril qu’est pour tout le monde ici la présence de ce misérable.

La bonne Mme Travis, à cette nouvelle, se montra atterrée. Elle sentit ses jambes se dérober sous elle.

— Un bandit !… à Blanc-Castel !… balbutia-t-elle… C’est horrible !…

On dut l’aider à s’asseoir sur un fauteuil et lui faire respirer des sels.

— Emmenez Mme Travis, dit le docteur à Mary, qui venait d’entrer. Rassurez-la le plus possible. D’ailleurs, je serai prudent…

Il se dirigea, suivi de Florence, vers l’escalier conduisant à l’étage supérieur, qu’ils visitèrent entièrement sans oublier la chambre et le boudoir de la jeune fille où Max regarda minutieusement derrière toutes les tentures.

Vingt fois Florence, au cours de cette perquisition, fut sur le point de tout avouer à Max Lamar. C’était là une occasion propice qui imposait la confiance. La jeune fille se sentait perdue, et pourtant elle résistait à son désir de tout dire. Quand elle était loin du docteur elle prenait des résolutions énergiques. Dès qu’elle était devant lui, elle demeurait sans force, pleine de doute, de timidité et d’appréhension.

Cette appréhension était accrue ce jour-là par l’attitude de Lamar.

Celui-ci, dans le feu de l’action, n’avait plus cet air d’admiration et de tendresse contenue auquel Florence était habituée.

Il ne pensait qu’à son devoir et ses yeux ne se reposaient pas sur elle, caressants et protecteurs comme d’ordinaire.

Aujourd’hui il la glaçait.

Il poursuivait son enquête.

— Rien… je m’y attendais puisque c’est à une des fenêtres des combles que j’ai vu le bandit. Mais j’ai voulu visiter tout en conscience. De cette façon nous sommes sûrs qu’il n’est pas descendu.

Ils revinrent à la galerie et s’engagèrent dans l’escalier dérobé qui accédait aux combles.

Dans sa retraite, Sam Smiling ne se doutait de rien.

Tout en riant intérieurement de la frayeur qu’il avait faite au pauvre Yama, il continuait à manger et à boire en toute tranquillité.

Soudain, il lui sembla entendre du bruit dans le couloir.

Il dressa l’oreille et posa sa bouteille. Le bruit s’étant accentué, il se précipita vers la porte qu’il entrebâilla légèrement.

Une voix arriva jusque lui.

— Il ne me reste plus maintenant qu’à fouiller les mansardes.

Sam, en entendant cette voix, fit un pas en arrière et devint blême.

— Cette voix ?… Ce n’est pas possible… Lui… ? Mais non… Si je ne l’avais pas précipité du haut de la falaise, je jurerais que c’est Max Lamar… En tout cas, on perquisitionne.

Il entr’ouvrit à peine la porte, espérant se glisser au dehors sans être vu. Mais il la referma brusquement en retenant une exclamation de stupeur et de rage.

Il venait d’apercevoir le seul homme qu’il eût jamais redouté, celui qu’il croyait avoir fait périr : Max Lamar.

— Lui… c’est lui ! Vivant ! Je ne l’ai pas tué !

Il courut vers la lucarne, pensant peut-être pouvoir descendre le long du mur dans le jardin.

Son espoir fut déçu. La muraille était absolument lisse. Pas un chéneau, pas une corniche, rien qui pût permettre de s’accrocher et de risquer la descente.

Et, juste au-dessous de lui, la grande marquise vitrée de la porte d’entrée mettait un danger de plus.

Il revint vers la porte de la mansarde. Il retint son souffle et écouta.

Max Lamar voulait entrer dans la petite pièce, mais Florence, qui se sentait perdue et cherchait à retarder l’instant fatal, lui fit remarquer qu’ils avaient négligé de fermer en bas la porte donnant dans la galerie. Ils redescendirent. Comme ils arrivaient à cette porte, un pas retentit dans la galerie. Max Lamar y passa, suivi de Florence. C’était Mary qui arrivait. La gouvernante, ayant laissé Mme Travis au salon, se hâtait pour secourir Florence, qu’elle sentait en danger.

Pendant que le docteur redescendait, Sam Smiling entr’ouvrit de nouveau le battant, se glissa au dehors comme un chat, descendit l’escalier, et poussa la porte donnant dans la galerie. Il vit Lamar qui lui tournait le dos. Le bandit, faisant impérieusement signe à Florence, qui le regardait, les yeux agrandis par l’horreur, de ne pas bouger et de garder le silence, se glissa vers le médecin légiste en brandissant son couteau. Une seconde de plus, c’en était fait de Max Lamar.

Mais Florence, prompte comme l’éclair, s’élança et poussa de côté le docteur à l’instant même où la terrible lame allait le frapper.

Max Lamar, d’un bond, avait fait face à son antagoniste.

Les deux hommes se trouvaient de nouveau en présence, et, sans un mot, ils se ruèrent l’un sur l’autre et s’empoignèrent.

Un corps à corps terrible se produisit alors.

Malgré son âge, Sam Smiling était doué d’une vigueur athlétique. Bien que ses fatigues et ses privations l’eussent légèrement affaibli, il se défendait avec succès contre Max Lamar. Celui-ci, rompu à tous les sports, avait appris la lutte scientifiquement et connaissait les secrets du jiu-jitsu, mais il les employait en vain.

Rien n’avait prise sur Sam Smiling, qui, arc-bouté sur ses jambes robustes, semblait rivé au sol. Sa poitrine puissante ahanait comme un soufflet de forge et, dans des efforts herculéens, plusieurs fois il souleva de terre Max Lamar, plus léger que lui, et faillit le terrasser. Mais son adversaire, souple, robuste et adroit, sut à chaque reprise échapper à cette étreinte, qui semblait devoir lui briser les reins.

Du salon, où elle se tenait, Mme Travis entendit le tumulte de la lutte et, dominant son effroi, elle quitta sa retraite et monta, en tremblant, l’escalier. Elle craignait qu’il ne fût arrivé quelque chose à sa fille, et son amour maternel l’emportait sur sa terreur.

Elle suivit le couloir et arriva dans la galerie au moment le plus tragique du combat.

Dans un coin de la galerie, Florence et Mary s’étaient réfugiées et, de leurs yeux dilatés, suivaient avec épouvante les péripéties de la lutte mortelle engagée entre Max Lamar et Sam Smiling.

Mme Travis, malgré sa terreur, conserva un peu de sang-froid et se précipita au téléphone pour avertir la police.

— Allo ! Allo ! C’est Mme Travis qui téléphone. Dépêchez-vous de venir arrêter Sam Smiling, qui se trouve à Blanc-Castel… Le docteur Lamar est aux prises avec lui… Ne perdez pas un instant.

Dans la galerie, les deux hommes s’affrontaient toujours, mais chacun avait lâché prise et, ramassé sur lui-même, regardait l’autre avec une attention aiguë, prêt à bondir pour un nouveau corps-à-corps.

Sam Smiling avait repris son couteau, qu’il avait laissé tomber au commencement de la lutte.

De son côté, Max Lamar, rapidement, sortît son revolver qu’il braqua soudain sur le bandit.

Mais ce dernier, avec une agilité foudroyante, fit un saut de côté et, se jetant tête baissée sur son adversaire, lui fît tomber l’arme des mains et le saisit de nouveau à la ceinture.

Max Lamar, du pied, cherchait à repousser le revolver tombé sur le parquet et dont Sam, lui, tentait de s’emparer.

La situation était grave pour le docteur.

En effet, en un effort suprême, Sam Smiling le souleva à deux pieds du sol et brutalement le plaqua sur le plancher.

Puis, saisissant le revolver qui se trouvait à portée de sa main, il le braqua sur son adversaire, qui, péniblement, se redressait sur un genou.

À ce moment Florence, restée jusque-là immobile, pâle et comme pétrifiée par l’horreur, s’élança impétueusement en avant et, d’un violent coup de cravache appliqué sur la main du bandit, elle détourna la mort qui menaçait Lamar. La balle du revolver dévia et blessa seulement à la main le médecin légiste. Celui-ci, en un sursaut de farouche énergie, se dressa et, saisissant sur une console une énorme potiche, il la lança de toutes ses forces à la tête de Sam Smiling.

Atteint en plein front par le projectile, le bandit s’écroula.

Max Lamar n’eut pas de peine à lui passer le cabriolet, dont il était muni.

Mais ce geste fait, il chancela à son tour, épuisé, défaillant, et n’eut que le temps de s’appuyer au mur pour ne pas tomber.

Florence et Mme Travis s’empressèrent autour de lui, tandis que Mary descendait à la hâte chercher une carafe d’eau, des médicaments et quelques compresses.

Max Lamar était blanc comme un linge et près de s’évanouir. Il se raidissait cependant faisant appel à toute son énergie.

Florence lui ayant adressé la parole, il la regarda d’un air sombre.

— Vous voyez que j’avais raison, lui dit-il d’une voix haletante et sourde.

Mary remontait. Avec mille précautions, elle fit à Max Lamar un pansement provisoire après avoir soigneusement lavé sa blessure. Celle-ci ne paraissait pas grave. La balle avait pénétré entre le pouce et l’index et n’avait touché aucun muscle essentiel.

Florence, bouleversée, retenait ses larmes avec peine. Elle avait craint que Max n’eût été tué, et cette simple pensée l’affolait de douleur et de remords, car n’eût-ce pas été un peu de sa faute ?… N’aurait-elle pas dû, au risque de se perdre, mettre Lamar au courant de la présence du bandit ? Et, en réfléchissant, une stupeur saisit la jeune fille. Comment n’avait-elle pas plus tôt essayé de porter secours à Max Lamar ? Comment n’avait-elle pas trouvé le courage de l’assister dans sa lutte contre le bandit ? Pourquoi était-elle restée ainsi inactive, léthargique, terrifiée, alors que celui qu’elle aimait jouait sa vie pour la défendre ? Où était cette intrépidité qui dans des situations infiniment moins graves s’était manifestée en elle ?…

Mais un incident coupa court aux réflexions intimes de la jeune fille. Les policemen, que Mme Travis avait demandés par téléphone, arrivaient.

Max Lamar leur montra Sam Smiling toujours étendu évanoui sur le plancher.

— Voilà l’homme que l’on recherche depuis quelques jours, leur dit-il. Emportez-le à l’hôpital, mais, bien que je le croie sérieusement blessé, surveillez-le sans relâche. Le coquin a la vie dure et il est capable de toutes les ruses…

Et Lamar ajouta :

— Vous direz à M. Randolph Allen qu’il n’ait à mon égard aucune crainte. Ma blessure est insignifiante.

Les deux policemen chargèrent Sam Smiling sur un brancard et l’emportèrent.

Alors se tournant vers Florence, Max Lamar lui dit d’une voix grave :

— Mademoiselle Travis, il faut maintenant que je vous pose quelques questions. Et pour cela je désire que nous soyons seuls.

Florence répondit, avec un sourire un peu forcé :

— Comme vous voudrez, docteur. Préférez-vous descendre au petit salon ? Le pourrez-vous ?

Sa voix tremblait un peu, malgré ses efforts. Elle comprenait que, dans quelques minutes, tout allait se dénouer implacablement. C’était le moment de la révélation redoutable qui la faisait défaillir de honte, malgré tous les raisonnements par quoi elle avait essayé pour elle-même d’en pallier l’horreur.

Elle appela Mme Travis et Mary, et toutes les trois aidèrent Max Lamar à descendre.

En passant devant sa chambre, Florence y pénétra, après avoir dit au blessé :

— Je vous rejoins dans cinq minutes, docteur. Le temps de changer de toilette.

Une fois seule, elle ne put retenir les larmes qui l’étouffaient ; mais bientôt elle se domina, elle ne voulait pas, au moins, paraître lâche.

Rapidement, la jeune fille revêtit une robe gris clair, dont le corsage en soie souple, largement échancré, était garni de dentelles à l’encolure et formait casaque par-dessus la jupe. Celle-ci, très ample, retombait en tunique au-dessus d’une autre jupe de même étoffe que le corsage.

Suprême coquetterie ! Elle voulait être belle au moment où tout son rêve allait s’écrouler. Elle voulait être belle encore une fois pour celui qu’elle aimait, même s’il devait à jamais se détourner d’elle !

Elle descendit, et, dans le petit salon, elle trouva Max Lamar assis dans une bergère et entouré de Mary et de Mme Travis, qui lui donnaient leurs soins.

En apercevant Florence, il releva péniblement la tête. Une grande impression de tristesse était peinte sur son visage.

D’une voix assourdie, il s’adressa à Mme Travis :

— Madame, voulez-vous être assez bonne pour me laisser seul quelques instants avec Mlle Florence ? Il faut que je lui parle en particulier.

Mme Travis et Mary se retirèrent, sans mot dire, oppressées par une cruelle inquiétude.