Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre IV


IV

Deux morts : ce qui survit


Dans leur cachette, entre le cuvier à lessive et les tonneaux, Jim et son fils restèrent tapis, immobiles, et retenant leur souffle.

Bientôt, les pas précipités de Max Lamar et des deux agents de police retentirent dans l’allée.

Jim, ramassé sur lui-même, déterminé à résister jusqu’à la mort, attendit…

Les poursuivants passèrent, sans soupçonner que ceux à qui ils donnaient la chasse se trouvaient, à quelques mètres d’eux à peine, de l’autre côté de cette palissade, qui semblait si bien close, ils filèrent à toute allure le long de l’allée déserte. Le vieux Barden, en tendant le cou, put, à travers les interstices des planches, les entrevoir. Lamar, rompu à tous les exercices du corps, devançait de quelques pas les deux policemen. Un éclair de haine s’alluma dans le regard de Jim-Cercle-Rouge.

Quand le bruit de leurs pas se fut perdu dans le lointain, le vieux bandit, tirant après lui Bob, sortit de sa cachette.

— On a eu chaud… commença, avec un ricanement étouffé, le jeune chenapan, satisfait de se trouver en sûreté après une alarme si vive.

Jim, d’un geste terrible, lui imposa silence. Il l’entraîna jusqu’à un vaste tas de vieux bois, de vieux fers, de veilles caisses, de bouts de planches, de douves, de tonneaux, de débris de toutes sortes, qui étaient accumulés à terre contre la palissade.

Jim, vers l’angle de gauche de cet amoncellement confus, se pencha et se mit à rejeter de côté une certaine quantité de ces débris. Il découvrit ainsi, parmi le bois, un morceau de fer rouillé, l’empoigna et parut fournir un puissant effort.

Une trappe s’ouvrit, dont il était impossible de soupçonner l’existence sous les vieux bouts de planches qui y étaient fixés avec art et qu’elle souleva en même temps qu’elle.

Aux pieds du vieux Barden était une ouverture béante, où l’on apercevait les premiers échelons d’une échelle vermoulue qui plongeait dans l’ombre d’une sorte de puits.

Jim, sans mot dire, montra du doigt l’ouverture à son fils. Bob eut un mouvement de recul.

— Faut aller là-dedans ? À quoi que ça sert ? protesta-t-il. Puisqu’on les a semés, il n’y a qu’à filer… Et chacun de notre côté, acheva-t-il avec un désir évident de mettre le plus d’espace possible entre lui et un père qu’il avait les plus justes motifs de redouter.

Mais, déjà, le vieux, d’une étreinte irrésistible, le poussait vers la trappe. Bob, rechignant, dut descendre dans le trou noir. Jim le suivit, refermant après lui la trappe qu’il soutenait de la main et qui, au-dessus de sa tête, descendit progressivement et s’encastra au milieu de débris. Le tas de bois avait repris son aspect où l’œil le plus scrutateur n’eût rien pu découvrir d’anormal.

— Ah ! ben ça, c’est vraiment épatant ! s’exclama avec une extase d’admiration une voix enfantine.

C’était le petit garçon qui, tout à l’heure, du haut de l’appentis en ruines, avait assisté à la survenue des deux fugitifs, incident qui, on le sait, l’avait prodigieusement intéressé.

Il avait profité du moment où ils s’étaient dissimulés derrière les tonneaux pour descendre furtivement de son perchoir et s’approcher d’eux à leur insu, se faufilant, silencieux sur ses petits pieds nus, de cachette en cachette, de recoin en recoin, avec une adresse d’Indien, dans le terrain qu’il considérait comme son domaine privé, ayant coutume d’y passer la majeure partie de ses journées.

Ce qu’il venait de voir l’avait stupéfié et enthousiasmé. Il y avait dans son terrain une trappe qu’il ne connaissait pas ! Cette trappe avalait des hommes et se refermait ensuite, en faisant semblant d’être un tas de bois ! Il n’avait jamais assisté à un événement d’un mystère aussi passionnant.

Les mains dans les poches de sa culotte trouée, sa tête ébouriffée penchée sur sa poitrine, que couvrait mal son vêtement en loques, il restait planté au bord du tas de bois, qu’il regardait avec une ardente curiosité.

Brusquement, il se décida, s’agenouilla, farfouilla avec activité parmi les bouts de planches, et, trouvant le morceau de fer rouillé, essaya d’ouvrir la trappe. Mais il eut beau raidir ses faibles bras, il n’arriva pas à l’ébranler.

Haletant et déçu, le gamin se releva, en se disant qu’une aide quelconque lui était nécessaire. À ce moment, il entendit un pas dans l’allée déserte. Il se précipita vers la palissade, se faufila comme un chat par un trou des planches et aborda le passant.

— M’sieur ! M’sieur ! arrêtez un peu ! J’ai quelque chose à vous dire !… Tiens, c’est vous, m’sieur le docteur Lamar !…

Max Lamar, après sa poursuite vaine, revenait lentement sur ses pas, mécontent d’avoir perdu la piste de Jim Barden. Il avait vu celui-ci pousser son fils dans l’allée, qu’il avait, une minute plus tard, parcourue lui-même avec les deux policemen. Mais, parvenu à son extrémité, il n’avait plus trouvé la moindre trace des fugitifs. Après quelques recherches infructueuses, il avait quitté les deux agents en leur recommandant de surveiller étroitement les alentours et il refaisait, en sens inverse, le chemin de la poursuite lorsque le gamin l’avait abordé.

— Je vous connais bien, m’sieur Lamar, continua celui-ci. C’est vous qu’avez soigné, à l’asile, ma tante Deborah, quand elle a eu son attaque… Moi, je suis Johnny Mac Quaid… Papa est balayeur, et il habite là…

Son doigt tendu indiquait une pauvre masure à laquelle était adossé l’appentis.

— Alors, j’ai quelque chose à vous montrer, m’sieur Lamar, reprit l’enfant, d’un air important. Quelque chose de pas ordinaire. Venez par ici. C’est dans le terrain. Pour entrer, il n’y a qu’à tirer le coin de la palissade. Ça s’ouvre tout seul. C’est truqué, sûr et certain.

L’intérêt de Max Lamar fut à l’instant très vivement éveillé, et il suivit Johnny, qui l’amena devant le tas de bois et lui expliqua ce qu’il avait vu.

Remerciant le hasard qui lui venait en aide, le jeune homme s’assura de l’existence de la trappe en la soulevant légèrement. Il la laissa tomber et se mit à réfléchir.

Au bout d’un moment, il tira son portefeuille de sa poche et y prit une de ses cartes de visite, sur laquelle il griffonna rapidement quelques mots au crayon.

Alors, se retournant vers Johnny :

— Attention, mon garçon ! Je te charge d’une mission importante : tu vas courir remettre cette carte au premier policeman que tu rencontreras. Tu as compris ? Surtout, dépêche-toi !

— J’y file, m’sieur Lamar !

Celui-ci prit dans sa poche quelques pièces de monnaie, et, en même temps que la carte, les remit au gamin.

Johnny détala à toute vitesse.

Resté seul, Max Lamar piétina sur place pendant quelques instants avec une impatience grandissante.

L’attente l’irritait. Jim Barden, dont il venait, par une chance inespérée, de retrouver la trace, n’allait-il pas, durant ce délai, lui échapper une fois encore ?

Deux fois il alla jusqu’à l’allée, voir si rien ne venait.

Enfin, n’y tenant plus, il revint à la trappe, l’ouvrit, et, résolument, s’engagea seul dans le trou noir.

Pendant ce temps, Johnny Mac Quaid, juché sur un immense tabouret, devant le comptoir d’un bar où il venait d’entrer, commandait gravement un grog aromatisé de whisky. La carte de Max Lamar était dans la seule de ses poches qui ne fût pas percée. Il la remettrait tout à l’heure. Pour le moment, il avait soif et il buvait. Il était un homme, il avait de l’argent, il avait assisté à des événements sensationnels, il était chargé d’une mission importante, la terre ne le portait plus.

C’est seulement quand il eut dégusté jusqu’à la dernière goutte sa consommation, et qu’il en eut majestueusement réglé le prix, qu’il quitta le bar et se mit à la recherche d’un policeman.

Il en avisa au coin d’une place voisine, non pas un, mais deux qui causaient ensemble avec animation.

— Je te dis qu’ils ont dû tourner à gauche, en sortant de l’allée, affirmait celui-ci à son compagnon.

— Allo, dit Johnny, en le tirant par sa manche. Voulez-vous voir ça ?

Surpris, l’homme prit la carte et lut :

Max Lamar
médecin légiste
Suivez ce garçon. J’ai besoin d’aide.

Les deux policemen étaient précisément ceux qui avaient accompagné Max Lamar au cours de la poursuite. Sans demander de plus amples explications, ils suivirent Johnny vers le terrain vague.

Max Lamar ne s’y trouvait plus, mais Johnny fournit ses explications et désigna la trappe. Les deux hommes, conjecturant que le médecin, qu’ils considéraient comme un de leurs chefs, s’y était aventuré sans les attendre, se hâtèrent à leur tour d’y descendre. Mais ils ne permirent pas à Johnny, qui trépignait de rage, de les suivre.

Lorsque le vieux Barden eut laissé, au-dessus de sa tête, retomber la trappe, il poussa, pour l’obliger à descendre, Bob, qu’il tenait toujours par l’épaule.

Bob, en se trouvant dans une sorte de puits inconnu, au milieu des ténèbres, et sur une échelle qui craquait sous son poids, fut plus terrifié que jamais. Cependant, il obéit sans résistance.

L’échelle aboutissait à une étroite cave, en partie éboulée, où se traînait la vague clarté filtrant à travers un soupirail presque comble. Une sorte de boyau tortueux s’y ouvrait, que les deux hommes, sur un espace de cent cinquante mètres, parcoururent jusqu’à une autre cave à demi obscure, encombrée de futailles vides. Jim en déplaça quelques-unes, entassées dans un angle, démasqua ainsi un petit escalier et se mit à gravir les marches disjointes en entraînant Bob qui aurait vivement désiré être ailleurs.

Le vieux Barden souleva une trappe et tira brutalement après lui son compagnon.

Ils se trouvèrent dans une petite pièce délabrée, éclairée par un demi-jour sinistre, et où il y avait pour tous meubles une vieille table en bois blanc et deux chaises boiteuses en paille grossière.

Jim Barden avait laissé retomber la trappe.

Implacable, il se retourna vers son fils et le saisit par les bras avec une violence sauvage.

— Tu es un bandit ! Voilà ce que tu es, gronda-t-il, d’une voix qu’étouffait la fureur. Pourquoi ? Je ne t’ai laissé manquer de rien dans ton enfance ! Je t’ai protégé contre le mal ! Je t’ai donné un métier pour vivre honnêtement. Tu as eu tout ce que je n’ai pas eu ! Ah ! des êtres comme toi n’ont pas le droit de vivre !

Il le repoussa brutalement. Bob, épouvanté, n’avait pas dit un mot. Le vieux Barden, haletant, le visage convulsé, resta quelques instants immobile.

Il revint vers son fils, le prit par l’épaule avec tant de force que l’autre eut un gémissement. Puis, ouvrant une porte, il le poussa dans une pièce contiguë à la première.

C’était une chambre plus étroite encore. Un petit lit de fer disloqué, un tabouret dépaillé et un vieux petit buffet, sur lequel étaient posés une cuvette et un pot à eau égueulé, la meublaient. Au mur, à côté d’une gravure déchirée, une serviette était pendue à un bec de gaz, près d’une petite fenêtre très éloignée du plancher.

D’une poussée brusque, Jim jeta son fils sur le lit et brandit comme des massues ses poings redoutables.

Bob, pour parer les coups qu’il sentait venir, leva ses coudes devant son visage ; mais le vieux Barden, dans un effort suprême, se calma. Sans toucher son fils, il laissa retomber ses bras. Il retourna dans la première pièce, s’assit devant la table, la tête dans ses mains.

« En voilà une histoire ! Pour de la guigne, je peux dire que j’ai de la guigne, grogna Bob, resté seul. » Mais il se dit que la crise était finie et que, cette fois encore, il était sauvé.

Il s’étira. L’alcool qu’il avait bu l’étourdissait. La course l’avait éreinté. Il eut un haussement d’épaules, d’indifférence veule, se tourna sur le maigre lit et s’endormit d’un sommeil de plomb.

Jim Barden, pendant de longues minutes, resta plongé dans ses pensées.

Sa fureur avait fait place à la détresse. Muet, immobile, il n’était plus qu’un homme désespéré, qu’écrase, toujours accru, l’effroyable poids d’un mal héréditaire et qu’il sait inexorable. Au milieu de l’angoisse, de l’horreur, du remords, comme un glas, revenait impitoyable, obsédante, mais sous une forme modifiée, la phrase qu’il avait criée au misérable adolescent qui dormait maintenant dans la pièce voisine :

— Nous n’avons pas le droit de vivre !

Cette phrase, elle sonnait à ses oreilles, et elle retentissait au fond de son cerveau depuis des mois. Maintenant, la décision prise le rendait calme, décision instinctive d’abord, pourrait-on dire, puis nette, consciente, réfléchie.

— Nous n’avons pas le droit de vivre !

Jim Barden se leva de sa chaise. Cette phrase, il la répéta sourdement, puis à haute voix, comme pour mieux la comprendre, pour mieux se l’affirmer à lui-même.

— Nous n’avons pas le droit de vivre !

Et les yeux fixes, il continua :

— Nous sommes les deux derniers, lui et moi… Quand nous serons morts, la race maudite aura cessé d’exister. Je suis un criminel, il est un voleur ; nous devons disparaître. Notre avenir, à lui comme à moi, c’est le bagne ou le cabanon, l’asile ou l’échafaud… La mort vaut mieux…

Pas d’autre lutte. Pas d’autre débat au fond de lui. La décision inexorable.

Plus blême encore que d’ordinaire, il ouvrit sans bruit la porte de l’autre chambre. À pas muets, il s’approcha du lit, se pencha vers son fils, qui dormait toujours, lourdement, et regarda longuement son visage plombé, prématurément flétri, portant tous les stigmates de la dégénérescence et du vice.

Jim Barden se redressa. Il eut une dernière hésitation.

Puis, brusquement, il leva la main vers le mur et ouvrit le robinet du bec de gaz.

Il repassa dans la pièce voisine, et, derrière lui, ferma doucement la porte, contre laquelle il s’adossa, hagard.

— Il va mourir sans s’en rendre compte, murmura-t-il. Je ne veux pas qu’il souffre. N’est-il pas une victime, lui aussi !… comme moi… N’est-il pas sous l’influence du Cercle Rouge, puisqu’il est mon fils !…

Tout à coup, il eut un tressaillement, se pencha en avant, les yeux fixés vers le sol, se ramassa sur lui-même, prêt à bondir.

La trappe du plancher s’ouvrait.

Elle s’ouvrait lentement, sans bruit, soulevée par un effort vigoureux.

Un objet apparut, qui était le canon d’un revolver. Puis une main qui tenait l’arme.

Jim Barden, courbé, silencieux, fit un pas, et, brusquement, saisit à pleins poings la main et l’arme.

Il y eut quelques instants de lutte ; l’arrivant, invisible encore, se défendait désespérément. Le vieux bandit eut le dessus. Il arracha le revolver des doigts crispés qui le tenaient et attira brutalement l’inconnu hors de la trappe.

Jim-Cercle-Rouge reconnut Max Lamar. Un rictus de fureur contracta ses traits, et il braqua l’arme sur la poitrine du médecin.

— Haut les mains ! gronda-t-il.

Max Lamar, avec le plus parfait sang-froid, obéit.

Il y eut un instant de silence effrayant.

— Tu m’as fait enfermer trois fois dans la maison des fous, médecin maudit ! continua Jim, mais, cette fois, c’est moi qui te tiens… et je ne te lâcherai pas !…

— Je constate, comme c’était mon avis, du reste, qu’on vous a mis en liberté trop tôt, Jim Barden, dit tranquillement le docteur Lamar. Vous n’êtes pas guéri…

— Mets-toi là, interrompit Jim violemment, en désignant une chaise du canon de son revolver. Nous avons à causer.

Lui-même, tenant toujours Max Lamar sous la menace de l’arme, se laissa tomber sur la chaise qui était de l’autre côté de la table. Il éleva sa main droite, où apparaissait, rouge de sang, le stigmate héréditaire.

— Tu as vu cela ? Tu connais cela ? C’est la marque ! Tu sais ce qu’elle signifie ? Il y a toujours eu, de génération en génération, un Barden avec cette marque sur la main. Et celui-là était un être taré, malade, extravagant, ou bien un criminel, ou bien un fou…

— Je croyais que l’hérédité de ce stigmate singulier était une légende, observa, toujours calme, Max Lamar, qui suivait de l’œil chacun des mouvements de son terrible interlocuteur.

— L’instant est venu où cela va cesser, continua Jim. Il faut que notre race maudite disparaisse ! Nous ne sommes plus que deux, moi et mon fils… Pour lui, déjà, c’est commencé… Là. (Il eut un geste vers le mur.) Écoute !… Ne l’entends-tu pas râler, suffoqué par le gaz ?… Maintenant, c’est à mon tour de mourir. Tu m’as fourni l’arme… Mais je vais t’emmener avec moi, docteur Lamar, puisque tu es venu me chercher jusqu’ici…

À la contraction du visage de Barden, le docteur Lamar comprit qu’il allait tirer. Rapide comme l’éclair, il saisit le revolver, cherchant à désarmer le forcené.

Enlacés dans une étreinte furieuse, tous deux roulèrent à terre et se relevèrent sans lâcher prise. Un coup de feu retentit qui n’atteignit personne. Lamar, enfin, dans un effort suprême, réussit à immobiliser une seconde la main de son adversaire, et, ouvrant d’un coup sec la culasse de l’arme, il en fit sauter les cartouches.

Au même moment, la trappe s’ouvrit, et les deux policiers, qu’avait prévenus l’enfant du terrain vague, se précipitèrent dans la pièce, revolver au poing.

Jim repoussa son adversaire, saisit une chaise, à toute volée la lança. Les deux agents se jetèrent sur lui.

Max Lamar, épuisé par la lutte qu’il avait soutenue, resta un moment sans haleine et sans forces. Mais il se rendit compte, soudainement, qu’une forte odeur de gaz emplissait la pièce, le prenant à la gorge. Les paroles de Barden, dans un éclair, lui revinrent à l’esprit : « Mon fils… là… Ne l’entends-tu pas râler ?… »

Il s’élança, ouvrit la porte de la petite pièce, mais, suffoqué, recula. Il aspira une forte bouffée d’air, et, faisant appel à toute son énergie, de nouveau, au milieu de l’atmosphère mortelle, il se précipita, ferma le robinet du gaz, empoigna un tabouret et fit voler en éclats, de quelques coups rapides, les vitres de la fenêtre. Revenant au lit de fer sur lequel il avait vu une forme humaine inanimée, il prit Bob dans ses bras, l’enleva et l’emporta en chancelant dans l’autre pièce. Défaillant, il s’appuya, s’affaissa plutôt contre le mur, tenant toujours entre ses bras le corps inerte.

Le combat continuait, acharné, entre le vieux Jim et les deux policiers. Barden ne cherchait pas à fuir, il cherchait à mourir. Il avait saisi la main, armée d’un revolver, de l’un des agents, et il employait toute sa force à diriger le canon de l’arme contre sa propre poitrine.

Il fit un suprême effort, tordit à le briser le poignet qu’il tenait. Un coup de feu retentit. Jim Barden s’écroula sur le plancher, les bras en croix.

Max Lamar avait rapidement repris possession de lui-même. Incliné vers le corps insensible du jeune Barden qui avait glissé sur le sol, il faisait d’énergiques efforts pour le rappeler à la vie. Ce fut en vain. L’asphyxie avait fait son œuvre.

Le médecin se pencha ensuite vers le corps de Jim. Celui-ci, également, ne respirait plus. La balle du revolver avait traversé le cœur.

Max Lamar se releva. Il regarda pendant quelques moments les cadavres du père et du fils, puis il détourna les yeux.

— Morts tous deux, dit-il à voix haute. Avec eux cesse d’exister la marque fatale du Cercle Rouge…

La fin tragique de Jim Barden et de son fils produisit parmi le public une forte impression.

Max Lamar s’efforça de ne pas laisser s’ébruiter la part qu’il avait prise dans cette affaire. Ce fut en vain. La perspicacité et le courage dont il avait fait preuve lui créèrent une réputation énorme, et son ami, le chef de police Randolph Allen, alla jusqu’à dire que sises fonctions de médecin légiste lui laissait des loisirs, il se ferait un devoir de lui offrir une place d’inspecteur de première classe.

Max Lamar, cependant, excédé par les démarches, rapports et dépositions qu’il devait faire, éprouva le besoin de se distraire et de voir des spectacles gracieux après des spectacles tragiques.

C’est alors qu’il se souvint — mais l’avait-il une seule minute oubliée ? — de la promesse qu’il avait faite à Florence Travis et à sa mère de leur rendre visite.

En conséquence, un après-midi, deux ou trois jours après la mort des deux Barden, il se dirigea vers Blanc-Castel.

Le temps était beau, et Max Lamar marchait sans hâte, se trouvant en avance.

En débouchant sur une grande place, il vit une auto arrêtée non loin de lui. C’est machinalement qu’il y avait jeté les yeux, mais ses regards s’attachèrent avec admiration sur une main féminine, qui, négligemment posée au bord de la portière, ressortait sur le fond sombre de la voiture.

Des occupants de l’auto, Max Lamar ne voyait rien. La main seule apparaissait, mais il n’en pouvait détacher ses yeux.

C’était une main de jeune femme ou de jeune fille. Une main fine, délicate et soignée, adorable de forme, exquise de blancheur.

Le jeune homme s’approcha pour la voir de plus près. À ce moment, l’auto, démarrant, s’éloigna.

Mais un cri de stupeur échappa à Max Lamar. Sur la main blanche, sur la main séduisante, une marque se formait, indistincte d’abord, un stigmate circulaire qui fonça peu à peu, devint comme une couronne irrégulière d’un rouge sang — le Cercle Rouge.

Max Lamar s’élança au milieu des voitures, mais l’auto filait à toute allure, et il n’eut que le temps d’entrevoir le numéro inscrit à l’arrière.

Il revint sur le trottoir, tira son portefeuille, et, d’une main qui tremblait un peu, malgré son empire sur lui-même, il inscrivit sur une de ses cartes de visite cette note brève :

Auto n° 126694, le Cercle Rouge.


fin du premier épisode