L'Action sociale (p. 257-265).

XV

LAZARE


Pendant que les Juifs de la Judée, appartenant à toutes les classes, s’agitaient ainsi autour de la question messianique, et la discutaient sous ses aspects divers, Jésus était retourné en Galilée. De là, il passa dans la Pérée.

Au mois de décembre de l’an de Rome 782, il revint à Jérusalem pour la fête de la Dédicace. Il reparut au Temple, et, répondant aux questions des Juifs, il déclara de nouveau qu’il était le Fils de Dieu.

Pour la seconde fois, les Juifs ramassèrent des pierres pour le lapider ; et Jésus leur dit :

« Par la puissance de mon Père, j’ai accompli devant vous beaucoup d’œuvres bonnes. Pour laquelle de ces œuvres me lapidez-vous ? »

Comprirent-ils tout ce qu’il y avait d’ironie dans cette question ? Certainement, et leur haine ne fit que s’accroître. Alors, ils prirent les moyens de se saisir de lui. Mais il s’échappa de leurs mains, et repartit pour la Pérée.

Il y demeura jusqu’au mois de mars suivant (A. R. 783). Le journal de Camilla va nous apprendre à quelle occasion il revint à Béthanie.

(Extrait du journal de Camilla)
1 mars A. R. 783.

« J’arrive de Béthanie. Myriam et Marthe sont plongées dans une affliction profonde. Leur frère Lazare est bien malade. Les médecins ont déclaré la maladie incurable. Dans quelques jours il sera mort, assurent-ils.

Un seul espoir reste aux pauvres sœurs. Elles attendent Jésus de Nazareth, et elles sont bien sûres que s’il vient il guérira leur frère, qui est son ami le plus cher.

Elles lui ont envoyé dans la Pérée des messagers qui lui ont dit : « Seigneur, celui que vous aimez est malade». Rien de plus. Ils n’ont pas même prononcé le nom du malade. Ils l’ont désigné par le titre qui lui fait le plus d’honneur : Celui que Jésus aime ! Ils n’ont rien demandé au Prophète. Il sait bien, lui, que ce message veut dire : « Venez voir Lazare, et guérissez-le. »

Mais Jésus s’est contenté de répondre : « Cette maladie n’est pas pour la mort, mais pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle. » Et il est resté là-bas, dans la Pérée.

Cette réponse ne veut-elle pas dire que Lazare ne mourra pas ? Et donc, il va venir à temps pour le sauver. Mais il devrait se hâter. Chaque heure de vaine attente aggrave la maladie, et accroît la douleur de cette famille que le Prophète aime pourtant.

J’ai dit à Myriam : Bien sûr, il va venir. Son cœur est trop bon pour abandonner ses amis dans l’affliction. — Elle m’a répondu : Oui, certes, il est bon. Mais il est juste aussi, et j’ai tant péché ! J’ai bien mérité de souffrir.

Pauvre Myriam ! Elle se désespère, et son âme est brisée. Elle est tellement attachée à ce frère, qui est le chef de la famille, qui a toujours été bon pour elle, même pendant les années de ses égarements, qui l’a recueillie depuis sa conversion, et qui remplace sur terre son père et sa mère, morts depuis longtemps. S’il allait mourir, quel vide ce serait dans ce foyer domestique, et dans le cœur de ces deux sœurs !

Oh ! quelle chose triste et mystérieuse que la mort ! C’est la nuit pour le mort, mais c’est le vide, qui est pire, pour l’être cher qui survit. Lequel des deux souffre ? C’est le survivant. Celui qui part est nécessaire à celui qui reste. Il est tout pour lui.

Et ce tout va finir ! Pour combien d’années ? Pour toujours, toujours, toujours : Est-il possible que tous les liens que nous formons sur terre soient ainsi brisés sans qu’on puisse les renouer ?

Quel est le nom de cette force qui détruit et dissout toutes choses ? Est-ce le hasard ? Est-ce la fatalité ? Est-elle en nous ? En portons-nous le germe dans notre être ? Ou bien, vient-elle de quelque monde inconnu ? Et si la mort n’est pas la fin de tout, quel est l’avenir ?

Ô prophète de Nazareth, ne viendrez-vous pas nous révéler ces mystères ?

3 mars A. R. 783.

Irréparable malheur ! On attendait le prophète qui devait guérir, et c’est la mort qui est venue ! Nicodème vient de m’apprendre la triste nouvelle : Lazare est mort, et depuis hier il dort son dernier sommeil dans le sépulcre de la famille à Béthanie.

Un grand nombre d’amis, m’a raconté Nicodème, ont assisté aux funérailles, avec les démonstrations ordinaires de douleur et de deuil, au bruit des lugubres mélodies des joueurs de flûte, et des lamentations des pleureuses. Pendant sept jours les parents et les amis viendront pleurer au tombeau et visiter la famille affligée.

La demeure hospitalière, naguère si calme et si heureuse, dont les portes étaient toujours ouvertes à Jésus de Nazareth, qui était sa demeure quand il venait à Jérusalem, comment donc l’a-t-il abandonnée ? Comment a-t-il permis à la mort d’y entrer ?

Marthe et Myriam ne comprennent pas que leur ami ne soit pas venu. Et leurs lamentations se terminent toujours par cette parole : « Ah ! s’il avait été ici, notre frère ne serait pas mort ! »

J’irai les voir, ces pauvres affligées. Mais quelles consolations pourrai-je leur offrir ? Que dire à celles qui ont perdu pour toujours ce qu’elles avaient de plus cher au monde ? En présence de la mort, l’impuissance humaine est absolue.

Seul peut-être le prophète de Nazareth pourrait encore consoler celles qu’il semble avoir oubliées au jour fatal. Mais je me demande s’il est fait de la même chair que nous, s’il est sensible comme nous, s’il aime comme nous. Peut-être est-il tellement au-dessus de la nature humaine qu’il ne partage pas nos sentiments d’amitié, ni la pitié que nous inspirent les malheurs de nos amis.

Et pourtant, ne soulage-t-il pas tous ceux qui ont recours à lui dans leurs infortunes ? N’a-t-il pas guéri des milliers de malades ? À combien de lépreux n’a-t-il pas donné des corps sains ? À combien d’aveugles n’a-t-il pas rendu la vue ?

Ô Jésus, pourquoi donc n’êtes-vous pas venu à Béthanie ?

6 mars A. R. 783.

Ô mère, qu’il est grand ! qu’il est puissant et qu’il est bon le prophète de Nazareth !

Je viens d’être témoin du plus grand des prodiges. Lazare, mort et enterré depuis quatre jours, est aujourd’hui vivant ! J’en suis encore toute énervée, et je me sens incapable de vous raconter comme je le voudrais cet événement extraordinaire.

Laissez-moi seulement noter mes impressions.

À mon arrivée à Béthanie, j’ai trouvé les choses telles que Nicodème me les avait décrites.

C’était un spectacle lamentable. Dans la chambre supérieure, toute tendue de noir, les deux sœurs en longs vêtements de deuil se tenaient renfermées, et n’en sortaient que deux fois le jour pour aller au tombeau.

Le reste du château était ouvert comme une demeure abandonnée, et tous les voisins, parents, amis, et curieux, y circulaient en poussant des exclamations de douleur et des gémissements.

Je fus admise dans la chambre haute, et j’y trouvai mes deux amies dans un accablement voisin du désespoir. C’est qu’elles ne souffraient pas seulement d’avoir perdu leur frère. Ce qui doublait leur souffrance, c’était de penser que leur ami, le grand Prophète, paraissait les avoir abandonnées. Myriam était muette de douleur, et laissait parler Marthe, qui se plaignait de l’oubli du Maître avec amertume.

Je ne pouvais que leur exprimer toutes mes sympathies, et celles de ma sœur Claudia, et je redescendis me mêler à la foule.

Plusieurs pharisiens étaient là. Sous prétexte de sympathie à la famille affligée ils blâmaient hautement Jésus de Nazareth de son absence injustifiable. « Lui qui a daigné ouvrir les yeux de l’aveugle-né, disaient-ils, n’aurait-il pas dû venir sauver son ami de la mort ? »

Tout à coup, la foule chuchota : Le Prophète ! Le Prophète ! Il est venu enfin ! Il est là-bas, à la barrière de l’avenue qui conduit au château. Un frémissement courut dans la foule, et l’émotion fut intense.

— « Malheureusement, dirent les pharisiens, il est venu trop tard ! Il a manqué aux plus sacrés devoirs de l’amitié. »

Marthe se hâta au-devant de Jésus et lui dit : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort… »

— Ton frère ressuscitera, lui répondit Jésus.

— Je sais, répliqua Marthe, qu’il ressuscitera au dernier jour.

Alors Jésus éleva la voix, et dit d’un ton solennel : « Je suis la Résurrection et la Vie. Celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra !… Le crois-tu, Marthe. »

Marthe ne douta plus. Et se jetant à genoux devant Jésus elle lui dit : « Oui, Seigneur, je crois que vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »

Myriam vint à son tour, toute baignée de larmes ; et Jésus lui-même frémit en son esprit, et pleura.

Alors, il se dirigea vers le sépulcre, qu’on lui indiqua, et la foule le suivit. Les pharisiens se disaient entre eux : « Il pleure, parce qu’il ne peut plus rien. À quoi bon verser des larmes inutiles, et promettre à ces pauvres femmes affligées que leur frère ressuscitera au dernier jour ? »

Le caveau sépulcral était creusé au pied d’une colline, dans l’escarpement vertical du rocher, et l’on y arrivait par un escalier en pierre. Jésus y descendit seul avec quelques disciples, et la foule se rangea sur la pente qui faisait face au sépulcre.

Tous les cœurs haletaient dans l’attente de ce qui allait se passer. Que pouvait la force humaine, si grande qu’elle fût, contre l’invincible puissance de la mort ?

Jésus prit place en face du sépulcre, et dit : « Ôtez la pierre ». Les disciples renversèrent la pierre, et la porte du tombeau apparut béante. Devant cette ouverture sombre, vestibule de la mort et de la nuit éternelle, le Prophète, tout de blanc vêtu, majestueux et grave, les yeux levés vers le ciel, priait.

Après un instant, ces paroles tombèrent de sa bouche : « Mon Père, je vous rends grâces de m’avoir exaucé… » Puis, élevant la voix, il cria : «Lazare, viens dehors, veni foras ! »

Alors mes yeux se fixèrent sur le sépulcre béant, et je vis apparaître dans le cadre noir du tombeau un blanc fantôme, le visage couvert d’un suaire, le corps, les mains et les pieds enveloppés de bandelettes. Mais ce fantôme vivait.

—« Déliez-le, ajouta la voix sonore, et laissez-le aller. »

Les disciples stupéfaits et tremblants ne bougeaient pas. Ce fut Pierre qui, le premier, s’approcha du ressuscité, et enleva le suaire qui couvrait son visage.

Alors je reconnus Lazare, qui fixait ses yeux sur le prophète. Et, quand il fut débarrassé de ses liens, ses sœurs et lui se prosternèrent devant Jésus, et baisèrent ses pieds.

Un sourire de bonheur qui n’est pas de ce monde illuminait la face auguste du prophète ; et l’heureuse famille, accompagnée de son hôte surhumain, s’achemina vers le château, en échangeant des paroles que je n’ai pas comprises.

Les pharisiens s’éloignèrent sans dire un mot, et je les suivis, en proie à l’émotion la plus profonde que j’aie éprouvée dans ma vie !