Le Catholicisme aux États-Unis

Le Catholicisme aux États-Unis
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 140-181).
LE
CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS

Parmi les phénomènes caractéristiques de cette fin de siècle, je n’en connais guère de plus intéressant, de plus significatif à tous égards, ni, en vérité, de plus paradoxal que le développement du catholicisme aux États-Unis. Comment ceux qui n’étaient, il y a cent vingt-cinq ans, qu’un peu plus du centième de la population de l’Union, 30 ou 40 000 âmes sur 3 millions d’habitans, en sont-ils devenus le septième, 9 ou 10 millions sur un chiffre qui n’atteint pas encore tout à fait 65 millions ? et comment, de toutes les confessions qui se partagent « l’un des peuples les plus religieux » du monde, la plus nombreuse, et bientôt la plus riche ? Sur ce vaste territoire où l’on ne comptait en 1789 qu’un seul siège épiscopal, comment se fait-il qu’il y en ait aujourd’hui quatre-vingt-huit, 8 000 prêtres où l’on n’en comptait alors qu’une trentaine, 6 000 églises où je ne crois pas qu’il y en eût seulement dix ? Et, pour tout résumer d’un seul trait, comment se fait-il enfin qu’une ville, jadis fondée par des marchands protestans, et devenue le juste orgueil de la puissance anglo-saxonne — c’est New-York que je veux dire[1], — soit actuellement, après Paris, et avec Vienne, la plus grande ville catholique du monde ? La liberté, comme on le dit, a-t-elle toute seule accompli cet ouvrage ? Mais la liberté, qui est la condition de tout, n’est l’ouvrière agissante ni la raison de rien ; et il faut chercher plus profondément. S’il y a des causes particulières et locales, des causes vraiment « américaines » de ce prodigieux développement, il y en a d’autres, et de plus générales, et qui tiennent peut-être à l’essence même du catholicisme. « Les hommes de nos jours sont naturellement peu disposés à croire, — écrivait Tocqueville il y a soixante ans, — mais dès qu’ils ont une religion, ils rencontrent aussitôt en eux-mêmes un instinct caché qui les pousse à leur insu vers le catholicisme. » Il ajoutait prophétiquement : « Si le catholicisme parvenait enfin à se soustraire aux haines politiques qu’il a fait naître, je ne doute presque point que ce même esprit du siècle, qui lui semble si contraire, ne lui devint très favorable, et qu’il ne fit tout à coup de grandes conquêtes[2]. » C’est ce qui s’est vu en Amérique, aux États-Unis, dans le siècle où nous sommes, et c’est ce que je voudrais essayer de montrer.


I

Je ne rappellerais pas ici les tout premiers débuts, assez lointains déjà, du catholicisme aux États-Unis, — c’était vers 1634, — s’ils n’avaient en même temps été les débuts de la tolérance et de la liberté religieuse en Amérique. Les Américains le savent bien ; et leurs historiens ne parlent pas de sir George Calvert, premier lord Baltimore, et de ses deux fils, les fondateurs de la colonie du Maryland, avec moins de gratitude et de patriotique orgueil que des fondateurs eux-mêmes de la Nouvelle-Angleterre (Massachusetts, Rhode-Island, Vermont, New-Hampshire, Maine, Connecticut), les pèlerins du Mayflower. « On ne saurait contester à la colonie de lord Baltimore l’honneur d’avoir été la première société des temps modernes qui ait réalisé l’idée tout entière de la liberté religieuse[3]. » Ainsi s’exprimait, dans son livre sur la Religion aux États-Unis, en 1844, le révérend Robert Baird ; et, n’oubliait-il pas un peu la France d’Henri IV ? Mais la vérité l’obligeait d’ajouter : « Chose d’autant plus admirable que c’était une époque où les puritains de la Nouvelle-Angleterre avaient grand’peine à se tolérer mutuellement, et à tolérer les papistes ; où les Virginiens, dans leur zèle aveugle, ressentaient une égale horreur pour les catholiques et pour les dissidens ; où enfin nul État protestant n’estimait devoir la tolérance aux sectateurs de Rome et réciproquement ! » La colonie de lord Baltimore ne tarda pas à en faire l’expérience ; et vingt ans ne s’étaient pas écoulés qu’après avoir profité de la tolérance qui leur était offerte au Maryland pour y fonder de nombreuses églises, les protestans en abusaient, dès qu’ils se voyaient devenus le nombre et la force, pour rétablir l’intolérance sur les ruines de la liberté. « Ils réclamèrent la suprématie dans la province où ils jouissaient de l’égalité, dit l’historien G. Bancroft ; les fausses allégations ne furent pas épargnées ; on demanda la constitution d’une dotation, aux frais de la colonie tout entière, pour le clergé protestant ; » et finalement, en 1681, le ministère anglais décidait que tous les emplois publics du Maryland ne pourraient être désormais confiés qu’à des protestans[4]. Les catholiques du Maryland, pour recouvrer leurs droits, durent attendre la guerre d’indépendance, et qu’on eût voté le célèbre article de la Constitution de 1787, portant que le Congrès des Etats-Unis « ne pourrait rendre aucune loi pour établir une religion, ni pour en prohiber le libre exercice. » Deux ans plus tard, le 6 novembre 1789, à la suite de négociations engagées et poursuivies entre la Cour de Rome et le gouvernement de la nouvelle République, par l’intermédiaire de Franklin, Baltimore devenait le siège du premier évêché d’Amérique.

S’il est intéressant d’avoir vu les débuts du catholicisme en Amérique liés à ceux de la tolérance, il ne l’est pas moins pour nous d’en voir les premiers progrès liés à l’action de la France ; — et aux conséquences de la Révolution. Compensation de la Providence ou ironie de l’histoire, c’est notre Constitution civile du clergé dont l’application devait être l’origine de la renaissance du catholicisme en Angleterre et de sa diffusion aux Etats-Unis. Les catholiques américains manquaient surtout de prêtres, et le peu qu’ils en avaient manquait de science. La France leur donna le premier de leurs grands séminaires, celui de Baltimore, fondé en 1791 par les Sulpiciens : un Français, M. Nagot, en fut le premier supérieur ; c’est un Français, M. Magnien, qui le dirige actuellement ; il ne s’est succédé entre eux, dans leurs délicates fonctions, que des Français ; et ce n’en est pas moins du séminaire de Baltimore que sont sortis, sans parler d’une trentaine d’évêques, deux des prélats qui sont au premier rang de ceux qu’on appelle ou qui s’appellent eux-mêmes les « Américanistes » : le premier recteur de l’Université catholique de Washington, Mgr Keane ; et l’archevêque de Baltimore, primat d’Amérique, l’illustre cardinal Gibbons[5].

C’est vers la même époque, entre 1791 et 1800, que deux autres Français, eux aussi chassés de France par la Révolution, l’abbé Matignon, ancien professeur en Sorbonne, où il avait longtemps enseigné les Saintes Écritures, et l’abbé Jean-Louis-Anne-Madeleine Lefebvre de Cheverus, — le même qui fut plus tard archevêque de Bordeaux, pair de France et cardinal, — entreprenaient de « planter » le catholicisme à Boston, c’est-à-dire au centre même de la Nouvelle-Angleterre et du puritanisme. Et aussitôt, dans un diocèse qui ne compte pas aujourd’hui moins de 600 000 catholiques sur 1 800 000 âmes, ou environ, ils en réunissaient autour d’eux, pour commencer… une centaine[6] ! Si la tâche fut pénible, le succès du moins les en récompensa, et assez rapidement, puisqu’on 1808, Boston était un des quatre nouveaux diocèses que le pape Pie VII instituait en Amérique. Les trois autres étaient ceux de New-York, de Bardstown en Kentucky (transféré depuis 1841 à Louisville), et de Philadelphie. Il y faut ajouter l’évêché de la Nouvelle-Orléans, devenu américain depuis l’annexion de la Louisiane en 1803. Celui-ci demeura sous l’administration de l’archevêque de Baltimore, de 1809 à 1815, c’est-à-dire jusqu’à la nomination de Mgr Dubourg, — un autre Français, qui devait mourir archevêque de Besançon ; — et sur les quatre évêchés institués en 1808, il y en avait deux d’attribués à des Français, celui de Boston à Mgr de Cheverus et celui de Bardstown à Mgr Flaget.

Ces détails n’étaient pas inutiles à rappeler, quand ce ne serait que pour les opposer à l’assertion du publiciste anglais bien connu, M. J. Bryce, déclarant « que la France n’était pour rien dans la vie intellectuelle et morale de l’Amérique. » Il aurait changé de langage, comme l’a fait justement observer le vicomte de Meaux, dans son livre sur le Catholicisme et la liberté aux États-Unis[7], s’il avait daigné regarder la société catholique ; et, ce qu’il ne trouvait pas ailleurs de « français, » — dans les institutions politiques, dans les mœurs ou dans les habitudes — il l’eût vu là. Ce sont des missionnaires français qui ont les premiers « christianisé » les régions des Grands Lacs et du Mississipi, les « nations » des Illinois, des Akensas, des Natchez ; et Chateaubriand n’a point inventé le Père Souël. « Les colonies anglaises ne possédaient, a dit Mgr Ireland, qu’une petite portion du territoire de notre République. Tout le Far West, tout le Midi étaient français ; » et les noms de Détroit, de Vincennes, de Duluth, de Saint-Paul, de Saint-Louis le rappellent. » Mais un René plus romanesque et plus tragique encore que celui de Chateaubriand, c’est l’abbé de la Clorivière, un autre Français, qui s’était appelé dans le monde J. P. Picot de Limoëlan, le compagnon de Georges Cadoudal, et, si nous en croyons l’histoire, — mais sa famille a toujours protesté, — l’un des auteurs du complot de la « Machine infernale. » Ce chouan repenti et converti a été aux États-Unis l’organisateur des communautés de la Visitation, et on y en compte actuellement vingt-deux. D’autres ordres, également français d’origine, ne s’y sont pas moins répandus : les sœurs de Saint-Vincent de Paul, par exemple, ou les Petites Sœurs des Pauvres, ou les sœurs du Bon-Pasteur, qui demeurent toutes étroitement attachées aux maisons mères de France : Paris, Saint-Pern, Angers. Et pourquoi, — si ce n’est pas sans doute avec de « bonnes paroles » seulement que l’on bâtit des églises, que l’on entretient des missionnaires, que l’on ouvre des écoles, que l’on soulage des misères, — pourquoi n’ajouterions-nous pas ce détail, que, depuis 1822, époque de sa fondation ou de sa réorganisation, l’œuvre éminemment française de l’Association pour la Propagation de la Foi, n’a pas contribué pour moins de 20 millions de francs aux nécessités de l’Église d’Amérique ?

L’histoire des progrès ultérieurs du catholicisme aux États-Unis est écrite, d’une part, dans les Annales de la Propagation de la Foi, et, de l’autre, dans la collection des Actes des Conciles d’Amérique[8]. C’est là qu’on peut voir, dans les lettres des évêques, dans ces actes, et dans les documens qui les accompagnent, contre quelles difficultés les catholiques ont dû lutter, bien des années encore après que la Constitution leur avait cependant accordé le libre exercice de leur culte. Ces difficultés, ne les a-t-on pas peut-être un peu exagérées parfois, ou tournées au tragique ? Les écrivains protestans le disent, et il semble bien qu’ils n’aient pas tort. Si les Pères du troisième concile provincial de Baltimore ont pu parler, — dans une lettre qu’ils écrivaient au pape Grégoire XVI, avant de se séparer, le 22 avril 1837, — « de couvens réduits en cendres, de sépultures violées, d’atroces calomnies dirigées contre les religieuses, contre le clergé, contre la population catholique tout entière, » il semble bien que leur discours ne s’appliquât en tout qu’à la destruction du couvent des Ursulines de Charleston, le 11 août 1834, par la populace de Boston. Mais c’est une question de savoir s’il se mêlait vraiment du « fanatisme » ou de la « passion religieuse » à cette explosion de fureur populaire. On accusait les religieuses d’avoir affolé l’une d’entre elles à force de mauvais traitemens[9]. En tout cas la réprobation contre cet acte de violence fut universelle en Amérique, et les évêques eux-mêmes déclarent dans leur lettre, non seulement que ces excès « n’ont pas été approuvés de la majeure et de la plus saine partie de la population, a majore sanioreque civium parte, » mais qu’au contraire « l’estime et la vénération qu’on portait aux catholiques s’en serait plutôt augmentée : nedum aliquid publicæ æstimationis amiserint… quam maximi fiunt et venerationi habentur. » Ils ajoutent plus loin que le nombre des enfans confiés aux religieuses, ou aux institutions catholiques en général, par des parens même protestans, va croissant tous les jours. La multiplication des ordres religieux, — Jésuites, Dominicains, Prêtres des Missions, Rédemptoristes, Sulpiciens, — leur rappelle la parabole du grain de sénevé. Ils constatent que les conversions deviennent plus nombreuses. Et finalement, la plainte la plus vive qu’ils fassent n’est après tout qu’une manière de se féliciter de leurs progrès, puisqu’elle consiste à regretter que, dans cet accroissement de la population catholique, les prêtres fassent défaut au nombre des fidèles et ne puissent prendre de leur troupeau des soins assez efficaces : Numerus operariorum… valde inferior est illo quo opus est, longe impar necessitatibus animarum nostræ curæ commissarum. » On remarquera qu’à cette date de 1837, les catholiques d’Amérique ne sont pas en tout plus de 1 200 000.

Les vraies difficultés devaient venir d’ailleurs, et le plus redoutable obstacle que rencontrât le catholicisme était dans quelques-unes de ses propres doctrines ; — ou plutôt dans la fausse idée que l’on persistait à s’en former. Nous n’aurons pas de peine à nous en rendre compte, si nous nous rappelons que « les premiers colons des Etats-Unis s’y étaient établis en qualité de chrétiens… et que les institutions qu’ils s’y donnèrent avaient été marquées du sceau de la religion.[10]. » Les historiens distinguent des colonies de conquête et des colonies de peuplement : il y a eu aussi des colonies de religion ; et les Etats-Unis ont commencé par en être une. Mais la religion de ces premiers colons était celle de Calvin. Et, en dépit de la tolérance et de la liberté politique, il était inévitable que l’esprit protestant, attaqué dans le domaine qu’il avait quelques raisons de considérer comme sien, puisque enfin il l’avait constitué, se réveillât, s’efforçât de réagir, et réussît pour un temps, sinon à interrompre, du moins à ralentir le développement de l’esprit rival. Le moyen en était simple, et, remontant lui-même à son origine, le protestantisme n’avait qu’à faire valoir contre le « papisme » les argumens de l’âge héroïque de la Réformation. Les catholiques, on le pense bien, n’eurent garde de refuser le combat.

On trouvera dans la Vie du cardinal de Cheverus, par M. Hamon[11], de curieuses réponses du prélat à un protestant qui avait vivement attaqué, dans une Revue de Boston, les indulgences, le culte des reliques et l’ « intolérance romaine. » De nos jours, le cardinal Gibbons, dans un petit livre d’une franchise, d’une simplicité, et d’une clarté admirables, la Foi de nos Pères (the Faith of our Fathers), — qui ne s’est pas répandu à moins de 240 000 exemplaires en vingt ans, — a discuté une à une toutes ces délicates questions de controverse, depuis celle du purgatoire et de la prière pour les morts, jusqu’à celle de l’invocation des saints et du culte de la Vierge. Et à ce propos, si j’osais ici me servir d’une expression un peu profane, il y a quelque chose de piquant à le voir justifier la piété catholique pour la Vierge par des vers… d’Edgar Poe, de Longfellow, et de Wordsworth[12]. Mais, d’une manière générale, et avec un sens infiniment pratique des besoins d’une démocratie, la thèse que les catholiques américains ont reprise contre les protestans n’est autre que la thèse essentielle de Bossuet dans son Histoire des Variations ; et leur principal effort a été d’établir, en matière de morale et de dogme, la nécessité d’une autorité qui décide.

C’est ce que l’on appelle la question de l’Eglise. Si nous ne sommes pas chrétiens, nous pouvons prendre là-dessus le parti que nous voudrons ! Mais si nous sommes chrétiens, — et nous le sommes dès que nous sommes épiscopaux ou baptistes, méthodistes ou presbytériens, — nous avons besoin d’une règle qui, nous guide ; et comme cette règle n’en est une qu’à la condition d’exister en dehors de nous, de nous être extérieure, antérieure et supérieure ; et comme l’expérience prouve qu’elle n’est pas toujours claire ; et, tandis que nous vaquons à nos occupations, lesquelles sont de travailler de nos mains, de faire du commerce ou de la banque, de la médecine ou du droit, comme il nous faut des hommes dont l’occupation ne soit que d’étudier cette règle ; et comme enfin cette étude peut les conduire eux-mêmes à des conclusions différentes, nous avons besoin d’une parole qui ramène à l’unité leurs divisions, leurs divergences, et leurs contradictions. Ainsi ont raisonné les catholiques américains, d’une manière qu’il nous est difficile, quant à nous, de ne pas trouver excellente ; — et aussitôt, de ce raisonnement même, leurs adversaires ont tiré contre eux un nouveau moyen de polémique.

Il n’est que trop connu, et en vain l’a-t-on plus de cent fois réfuté, il est si commode qu’on y recourt toujours ! Où est cette règle, leur a-t-on demandé : ne serait-ce pas à Rome ? Mais un « bon citoyen » ne saurait mettre ainsi ses croyances à la discrétion d’une autorité étrangère, et réciproquement, quiconque les y met, n’est donc pas un « bon citoyen ; » car comment servirait-on deux maîtres à la fois ? Aux Etats-Unis, — et à une époque où l’on peut dire qu’il n’existait pas encore de nation américaine, mais une fédération d’Etats indépendans, dont la Constitution formait l’unique lien, — on affectait donc de craindre que, si « l’Eglise catholique venait jamais à dominer, ce fût le coup de mort de la Constitution des Etats-Unis. » Ainsi s’exprimait, en 1844, le révérend Robert Baird, et il ajoutait : « On pense que les prêtres romains ne peuvent que haïr la démocratie, et, d’un autre côté qu’il est impossible de balancer leur influence sur le peuple. Je ne sais jusqu’à quel point ces craintes sont fondées : toujours est-il que nous avons eu parmi les romanistes de chauds patriotes… Ce qui, dans tous les cas, est certain, c’est que la population protestante et les ministres en particulier surveillent tous les mouvemens du clergé romain, et qu’ils ne paraissent nullement disposés à laisser passer inaperçu ce que leurs tendances pourraient avoir de menaçant[13]. »

Ce n’était pas précisément là ce qu’on peut appeler des dispositions bienveillantes ; et aussi, les Pères du cinquième concile provincial de Baltimore, vers le même temps, s’en plaignaient-ils avec quelque amertume. Ils se félicitaient toujours des progrès du catholicisme. « Dans les vastes régions qui nous sont confiées, quoique indignes, écrivaient-ils à Rome, la parole de Dieu se répand tous les jours davantage : Verbum Dei currit et dilatatur ; » et entre autres preuves ils en donnaient celle-ci, qu’en moins de trois ou quatre ans, dans un seul diocèse, on avait vu s’élever quarante-trois églises. « Mais, continuaient-ils, voici qu’on nous accuse, nous, dont les pères ont versé leur sang comme de l’eau pour revendiquer l’indépendance commune contre un oppresseur qui, certes, n’était pas catholique, d’abdiquer entre les mains d’un prince étranger, — c’est le Souverain Pontife, — nos libertés civiles et politiques, et en nous faisant ainsi ses serviteurs, d’être infidèles à notre République. » Ils protestaient ensuite éloquemment que « leurs mœurs et leur vie suffisaient toutes seules à prouver qu’il n’était pas de forme de gouvernement dont ne s’accommodât la religion catholique, dès que ce gouvernement n’avait que la paix et le progrès pour objet. » Et en terminant, ils se flattaient que leurs accusateurs se prendraient eux-mêmes au piège qu’ils leur avaient tendu ; ou plutôt, c’était fait, disaient-ils, et « ils sont tombés dans le puits qu’ils avaient creusé pour nous. »

Je ne sais, en s’exprimant de la sorte, s’ils n’anticipaient pas sur l’ordre des temps, et le fait est que l’accusation a été renouvelée depuis cinquante ans, et plus d’une fois ; mais à peine en trouvons-nous trace dans les actes du premier concile plénier de Baltimore, tenu du 10 au 20 mai 1852. On lit seulement, dans la Lettre Pastorale adressée par les évêques à leur clergé et à leur peuple, un passage où ils exhortent les fidèles à faire constamment œuvre de bons Américains, « non pas, disent-ils, qu’il y ait lieu de craindre à cet égard que vos sentimens puissent jamais différer de ce qu’ils ont toujours été, mais, et à l’exemple de saint Paul, pour que vous trouviez dans votre religion même de plus profondes raisons encore de remplir vos devoirs de citoyens. » Un décret du même concile vaut aussi la peine d’être rappelé. « La constitution et les lois de nos Etats, y est-il dit, ayant pourvu très sagement à ce qu’aucun pouvoir séculier n’entreprît de s’immiscer dans les choses de la religion, les évêques devront employer tout leur zèle, avec prudence toutefois, pour qu’en aucune rencontre les soldats ou marins catholiques ne soient obligés d’assister contre leur conscience aux cérémonies des cultes non catholiques. » Quand le pouvoir religieux, — avec la prudence qui est dans les habitudes de l’Eglise catholique, — peut négocier avec le pouvoir civil sur de semblables questions, c’est que bien des défiances sont tombées, et la liberté religieuse est tout près d’être entière. Quelques années plus tard les événemens de la guerre de Sécession achevaient d’emporter ce qui pouvait survivre encore des soupçons d’autrefois ; et j’ignore si, comme au temps du révérend Baird, « la population protestante et les ministres en particulier continuent de surveiller tous les mouvemens du clergé romain ; » mais je ne crois pas qu’aucun Américain se défie aujourd’hui du « civisme » ou même du « libéralisme » de ses concitoyens catholiques.

Il est enfin un dernier obstacle à la propagation du catholicisme aux États-Unis, que l’on m’a plusieurs fois signalé, mais dont je n’ose guère parler, comme n’étant pas de ceux dont on puisse aisément mesurer la force, ou seulement vérifier l’existence. Est-il donc vrai, serait-il donc possible que, dans cette grande démocratie, l’humble origine et la condition populaire du plus grand nombre des catholiques eussent jeté quelque défaveur sur les doctrines qu’ils professent ? Ainsi pensait-on chez nous, en France, dans les dernières années du XVIIIe siècle ; nos philosophes croyaient se « décrasser » en se « déchristianisant ; » et ce qui déplaisait ou ce qui répugnait du catholicisme à nos aristocrates, c’était qu’il fût la religion de tant de petites gens ! « La plus vile canaille l’avait seule embrassé pendant plus de cent ans, » a dit Voltaire ; et rien ne semblait plus odieux aux hommes de l’Encyclopédie que d’être obligés de penser « comme leur tailleur ou comme leur blanchisseuse. »

Nous ne croirons pas aisément que des Américains partagent cette manière de voir ou de sentir. Elle aurait quelque chose, non seulement de trop aristocratique, mais, à proprement parler, d’inhumain. Quelque inégalité qu’il y ait, — et qu’il doive y avoir, — parmi les hommes, étant tous égaux devant la douleur et devant la mort, nous devons donc l’être devant la religion. Mais s’il fallait pourtant qu’il y eût deux sortes de culte, — l’un pour les « petites gens, » et l’autre pour les « milliardaires, » — bien loin que cette distinction nuisît dans l’avenir aux progrès du catholicisme, tout au contraire elle en serait la promesse et la garantie. De certaines communions peuvent être des communions d’aristocrates : le catholicisme est aujourd’hui plus que jamais la communion des humbles. Aussi longtemps qu’il la demeurera, c’est à lui qu’ira l’âme des foules. Elles aimeront le contraste éclatant de ses pompes solennelles avec le caractère populaire de son enseignement. Et c’est pourquoi, si quelques sectes superbes n’ont pas de place dans leurs églises pour les pauvres et les déshérités de ce monde, plaise à Dieu qu’elles ne s’en cachent pas, mais plutôt qu’elles s’en vantent ! Dans nos sociétés de plus en plus démocratiques, rien ne servira mieux la cause et les intérêts du catholicisme : In hoc signo vincet, il vaincra par ce signe ; et si ce progrès de la démocratie n’est nulle part plus rapide ni plus évident qu’en Amérique, c’est précisément pour cela que nulle part le catholicisme ne saurait concevoir de plus hautes espérances.

Cependant, au travers de toutes ces difficultés, et à mesure même qu’elle en triomphait, l’Eglise catholique des États-Unis s’organisait. Elle régularisait l’administration de son temporel. Elle assurait son recrutement. Elle fortifiait et elle consolidait sa discipline naguère encore un peu relâchée. Elle éliminait de ses institutions ce qui pouvait s’y être à l’origine glissé d’encore un peu protestant, par exemple le droit que de simples laïques s’attribuaient de « fonder » des églises, d’en choisir et d’en nommer eux-mêmes les pasteurs, indépendamment de l’évêque, et au besoin contre son gré. Elle imposait à ses prêtres, conformément au concile de Trente, un costume qui permît de les reconnaître en toute occasion pour tels : vestes quæ ipsum eas gerentem aliosque moneant cujus conditionis ille sit. Elle les mettait dans la main de leurs évêques. Elle enlevait les causes ecclésiastiques à la juridiction des tribunaux civils. Elle déterminait, avec l’approbation et le concours de la cour de Rome, le mode de nomination des évêques d’Amérique : le saint-siège les choisit sur une liste de trois noms dressée d’un commun accord par les curés inamovibles, les « consulteurs[14], » les évêques et l’archevêque de la province ecclésiastique dont un diocèse est devenu vacant. Elle s’occupait encore des programmes des écoles, en attendant qu’un jour il lui fût donné de fonder l’Université de Washington. Elle exerçait une censure vigilante sur les livres de classes. Elle réglementait, à diverses reprises, la question des « mariages mixtes, » si difficile à traiter dans un pays aussi bigarré que les États-Unis d’Amérique. Elle mettait ses fidèles en garde contre la séduction des sociétés secrètes, si puissantes en pays protestant. C’est par millions que l’on compte aux Etats-Unis les adeptes de la franc-maçonnerie. Au contraire elle croyait devoir encourager les sociétés de tempérance, en raison des progrès scandaleux de l’alcoolisme en Amérique, et, par une juste tolérance, elle autorisait -et elle encourageait les sociétés de secours mutuels.

Si j’ai cru devoir ici donner tous ces détails, ce n’est pas qu’ils puissent rien avoir de bien « inattendu » pour la plupart des lecteurs. Mais c’est qu’ils témoignent combien l’Eglise des Etats-Unis, depuis son origine, a toujours eu à cœur non seulement d’affermir, mais de resserrer son union avec Rome ; et surtout ils sont bons pour la défendre et la venger du singulier éloge qu’on s’imagine quelquefois en faire, et qui lui est plutôt une injure, quand on la loue de la nouveauté de ses doctrines ou de l’indépendance de ses allures : j’en connais qui diraient de la liberté de ses mœurs. On ne saurait se tromper davantage ; et qui voudra s’en convaincre n’aura qu’à feuilleter rapidement les Actes des trois conciles pléniers de Baltimore, 1852, 1866 et 1884. Ce ne sont pas seulement, cela va sans dire, les doctrines, la hiérarchie, la discipline qui sont les mêmes, ce sont encore les cérémonies du culte, auxquelles on s’efforce de donner le même éclat que de tout temps en pays catholique.

Et, en effet, quoi qu’on en puisse dire, quel mal y a-t-il à épuiser pour célébrer Dieu tout ce que la nature et l’art peuvent offrir de ressources ? Il me revient en mémoire un passage du Journal d’Elisabelh Seton, la fondatrice aux Etats-Unis de l’ordre des filles de la Charité. « Florence, lundi 9 janvier 1804. Je suis entrée dans l’église de San Lorenzo, et là, je me suis sentie vraiment ravie. » — Notez qu’à cette date elle était encore protestante. — « Comme je m’approchais du grand autel, formé de ce qui existe de plus précieux, pierres et marbres admirables, ces paroles : Mon âme glorifie le Seigneur et mon esprit se réjouit en Dieu mon Sauveur, s’emparèrent de ma pensée avec une vivacité, une ferveur telles que tout autre sentiment disparut. L’image s’éveilla en moi de ces offrandes que David et Salomon firent au Seigneur leur Dieu lorsque les plus riches produits de l’art et de la nature furent dédiés à son saint Temple et sanctifiés à son service[15]. » Je le demande aux hommes de bonne loi, à quel titre, ou de quel droit proscririons-nous ces sentimens ? Pourquoi l’exaltation de l’imagination, si du moins nous savons la diriger vers son vrai but, n’aurait-elle pas sa part dans la formation du sentiment religieux ? Ne sommes-nous que de purs esprits, ou que des « raisons » raisonnantes ? Et s’il y a tout un sexe, — et aussi toute une race d’hommes, — à qui la poésie de la religion ne soit accessible que sous cette forme ou par cet intermédiaire des solennités du culte, pourquoi la leur disputerait-on ?

Il en faut dire autant de certaines dévotions qu’on peut d’ailleurs aimer ou n’aimer pas, mais dont on aurait tort de croire que le caractère un peu populaire ait effrayé le « bon sens » des catholiques d’Amérique. Je ne suis point du tout choqué pour ma part de trouver à New-York une église consacrée sous le vocable de Notre-Dame-de-Lorette ; et, à Chicago, s’il y en a deux de placées sous l’invocation de Notre-Dame-de-Lourdes, je ne sais pourquoi je regrette que l’une soit allemande et l’autre bohémienne, mais aucune française. Il y a encore une chapelle de Notre-Dame-de-Lourdes à Philadelphie ; et certainement j’en trouverais d’autres si je relevais les noms des 9 670 églises ou chapelles qui figurent dans l’Hoffmann’s Catholic Directory : c’est l’annuaire officiel du catholicisme américain[16]. Plus nombreuses encore sont les églises placées sous l’invocation du Sacré Cœur ou de l’Immaculée Conception, ou plutôt, il n’y a guère de diocèse qui n’en compte plusieurs ; — et ceci m’amène à une observation de quelque importance. Les catholiques d’Amérique diffèrent tellement de l’idée que l’on s’en fait souvent, qu’au contraire ils sont parmi ceux qui ont le plus ardemment sollicité du Saint-Siège la définition des deux dogmes de l’ « Immaculée Conception » et de l’ « Infaillibilité pontificale. »

Assurément, s’il y a deux dogmes qui fassent une difficulté considérable entre protestans et catholiques, ce sont le dogme de l’ « Infaillibilité pontificale, » et celui de « l’Immaculée Conception ! » Aux yeux des protestans, — sans que d’ailleurs on en puisse voir très clairement le motif — le dogme de l’ « Immaculée Conception » résume l’idolâtrie romaine ; il en a marqué l’achèvement ou le comble. Mais, d’autre part, il est clair qu’un protestant qui souscrirait à l’ « Infaillibilité pontificale, » cesserait, aurait cessé de l’être, serait déjà un catholique.

Cependant, entourée comme elle est de communions protestantes, l’Eglise catholique d’Amérique non seulement, en aucune occasion, n’a rien déguisé, rien dissimulé, rien adouci de ce que ces deux dogmes avaient d’inacceptable pour ceux qu’elle voulait convertir, mais encore, de l’un et de l’autre, aucune Eglise, plus constamment ou plus ardemment qu’elle, il faut le répéter, n’a sollicité la « définition » et la « proclamation. » Dès 1846, et avant l’avènement de Pie IX, trois ans avant l’encyclique Ubi primum ; — c’est celle où le nouveau Pape allait consulter les évêques de la catholicité sur « le désir et les vœux de leur peuple fidèle » à l’égard de l’Immaculée Conception ; — le sixième concile de Baltimore avait mis solennellement, par son premier décret, et à l’unanimité des vingt-trois évêques présens, l’Eglise catholique d’Amérique sous le patronage de la Vierge « conçue sans péché[17]. » Et douze ans avant 1870, le neuvième concile, en 1858, dans la Lettre d’envoi qu’il adressait au souverain pontife, insistait uniquement sur ce point que, si nulle part et jamais on avait senti le besoin d’une autorité qui décidât, et d’une « chaire où la vérité fût éternellement à l’abri de la contagion de l’erreur, » c’était justement aux Etats-Unis. « Ceux qui sont nés et qui ont grandi dans le sein du catholicisme, disaient à ce propos les Pères du concile, ne se doutent pas de la gravité des maux que le Dieu de miséricorde voulut à tout jamais écarter de son Eglise en instituant la primauté de Pierre et de ses successeurs… Mais nous, en Amérique, ces maux et ces dangers, si menaçans et si douloureux, et sous lesquels sans ce secours le chrétien succomberait, nous ne les voyons pas seulement, mais nous pouvons vraiment dire que nous les touchons du doigt : ipsis fere manibus contrectare licet. » D’autres considérations suivaient, plus précises, non moins concluantes, et les évêques d’Amérique terminaient en se plaignant que, trop infidèles à ces sages principes, « beaucoup, plurimi, dont ils avaient cru pouvoir mieux attendre… ne vissent, dans les nouveautés les plus extraordinaires, qu’autant de symptômes et de gages assurés d’un progrès qui élèverait leur siècle au-dessus de tous ceux qui l’avaient précédé. » On ne pouvait être plus catholique ; et, dans le sens abusif que l’on donne quelquefois à ce mot, on ne pouvait être moins « Américain. »

Est-ce donc à dire qu’il n’y ait rien de nouveau dans l’évolution du catholicisme aux Etats-Unis ? Non, sans doute, mais il faut s’entendre. Multæ sunt mansiones in domo Patris : il y a plus de diversité qu’on ne croit dans l’ample sein du catholicisme, et, au centre même de l’unité, il y a place pour plus de liberté qu’on ne pense. La vérité catholique ne varie pas : « Elle est aujourd’hui ce qu’elle était hier, elle sera demain ce qu’elle est aujourd’hui. Mais ce sont nos rapports avec la vérité qui changent, et nous découvrirons demain ce qui nous était hier encore caché. » N’est-ce pas ainsi que notre connaissance des phénomènes de la nature dépend de leurs propriétés, mais ces propriétés existaient avant de nous être connues ; et, d’autre part, ce sont toujours les mêmes propriétés, mais différens esprits en tirent de différentes conséquences ? Essayons d’éclaircir ce que cette comparaison a d’obscur ; et, par exemple, voyons comment une union plus étroite avec le Saint-Siège, bien loin de contraindre la liberté de l’Eglise d’Amérique, l’a au contraire accrue ; comment, d’une soumission plus complète, l’indépendance de la personne est sortie plus entière ; et comment enfin, d’une manière plus hardie d’en user avec la tradition, il est résulté un rajeunissement de la tradition même.


II

Observons avant tout que les mêmes mots ne veulent pas dire exactement les mêmes choses en Europe et en Amérique, en français et en anglais, n’expriment pas toujours les mêmes idées, n’ont pas surtout la même portée. « Archimède, a dit Plutarque, eut le cœur si haut et l’entendement si profond qu’il ne daigna jamais laisser par écrit aucune œuvre de la manière de dresser toutes ces machines de guerre, mais réputant toute cette science d’inventer et composer machines, comme aussi tout art qui apporte quelque utilité, vil, bas et mercenaire, il employa son esprit et son étude à écrire seulement choses dont la beauté et subtilité ne fut aucunement mêlée avec nécessité[18]. » Je ne crois pas que cette manière de comprendre la science, qui n’est pas rare en Europe, soit très commune en Amérique. On veut là-bas que la science « paie ; » et c’est justement les applications qu’on en admire et qu’on en poursuit. Pareillement, le mot de rationalisme n’y signifie pas tant ce qui est « rationnel, » à l’allemande ou à la française, que ce qui est « raisonnable ; » ce qui est conforme aux principes de la raison pure que ce qui est analogue aux données du commun bon sens ; et ce qui est conséquent, logique, et cohérent que ce qui est d’usage ou, pour ainsi parler, de commerce habituel entre gens d’esprit sain, d’humeur agissante, et de bonne volonté. Pareillement encore, l’individualisme en Amérique, — et peut-être en Angleterre, — ne consiste pas du tout à se permettre, comme chez nous, tout ce qui n’est pas expressément défendu par la loi, et à s’arroger au besoin le droit de se mettre au-dessus d’elle, mais à ne vouloir être sujet que de la loi, et à ne la combattre ou à la réformer, s’il y a lieu, qu’en s’aidant d’elle. N’est-ce pas ce que voulait dire tout récemment encore, dans un remarquable article du Catholic World, Mgr Keane, l’ancien recteur de l’Université de Washington. « En Amérique, écrivait-il, tout naît et se développe spontanément, à mesure et sous l’impulsion des faits ; nos actions ne se dirigent point conformément à des lois scientifiques, elles ne s’inspirent que des leçons de l’expérience ; la liberté de nos choix ou de nos résolutions n’est gênée par la contrainte ni d’aucunes traditions ni d’aucuns préjugés ; et toutes les fois enfin que notre bon sens n’est point troublé par les illusions de l’intérêt, nous ne faisons que ce que la circonstance et la nécessité nous semblent exiger. C’est ainsi qu’en nous trompant nous profitons de nos erreurs mêmes[19]. » Tocqueville, dans sa Démocratie en Amérique, et Macaulay, si je ne me trompe, dans son célèbre Essai sur Bacon, avaient déjà dit quelque chose de cela.

On ne s’étonnera donc pas a priori que, de tous les catholiques, ceux qui se vantent, et avec raison, d’être gouvernés par les institutions les plus libres, soient pourtant ceux qui peut-être ont le plus favorablement accueilli la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale. On en a vu plus haut quelques-unes des raisons, et que le caractère en était essentiellement « pratique. » Dans un pays où, d’une seule secte, il s’en engendre tous les jours de nouvelles, ce qui peut bien être, si l’on le veut, une preuve de vitalité, mais ce qui est aussi une cause d’affaiblissement, les catholiques ont de tout temps senti ce que leur étroite union avec le Saint-Siège leur conférait de prestige, de force, et d’autorité. C’est pourquoi le Père Hecker disait au lendemain même du Concile du Vatican : « La définition du Concile complète et fixe à jamais l’autorité extérieure de l’Eglise contre les hérésies et les erreurs des trois derniers siècles… Elle ne laisse subsister aucun doute sur l’autorité du chef des Chrétiens. Les partisans de Döllinger ne voient pas que ce qu’ils prétendent désirer, le renouvellement de l’Eglise, ne peut s’accomplir que par le règne souverain du Saint-Esprit, lequel règne suppose une entière et filiale soumission à l’autorité divine extérieure[20]. » C’est ce que montrait à son tour, quelques années plus tard, à sa manière, moins mystique ou plus concrète, moins ambitieuse aussi que celle du Père Hecker, le cardinal Gibbons. « Il n’y a point, disait-il, de gouvernement libre, — je crois pouvoir ainsi traduire le mot d’Independent, — sans un tribunal suprême chargé d’interpréter les lois et de trancher les controverses qui peuvent toujours s’élever : telle est à Washington, la Cour suprême des Etats-Unis. C’est ainsi que l’organisation de l’Église est désormais complète ; et ne pouvant, comme catholiques, avoir notre tribunal suprême ni dans le Concile, qui n’est qu’une juridiction extraordinaire, ni dans la réunion des évêques de la catholicité, qu’on ne saurait aisément consulter, nous l’avons dans le chef de la catholicité qui est le Pape[21]. » Ce sont là de solides raisons, des raisons très pratiques, des raisons convaincantes. Et, assurément, quand il le faut, les catholiques d’Amérique en savent trouver d’autres. Ils savent, eux aussi, manier, rapprocher, enchaîner les textes ; ils savent puiser au trésor commun de la tradition. Mais, s’ils préfèrent cependant ces moyens plus directs, j’oserai dire plus démocratiques, ils en ont leurs motifs, dont le principal est la facilité, qu’ils ont tout de suite aperçue, de pouvoir, sous la protection de l’infaillibilité, tourner leur attention et leur activité « vers d’autres objets et vers d’autres vertus. »

En effet, catholiques ou protestans, si les Américains ressemblent au portrait que nous en traçait tout à l’heure Mgr Keane, on croira sans peine qu’ils n’aiment guère à s’embarrasser de métaphysique ou de théologie ; et, à cet égard, il n’y a rien de plus sommaire que les Décrets du second concile plénier de Baltimore, celui de 1866, sur les hérésies que les Pères y ont condamnées, et qui sont l’Indifférentisme ; l’Unitarianisme de Channing et de Parker ; l’Universalisme et le Transcendantalisme des disciples d’Emerson. Je ne dis rien des condamnations qu’ils ont également portées contre « l’abus du Magnétisme » et contre le Spiritisme : elles relèveraient surtout de la physiologie. Ou plutôt, j’ai tort de dire qu’il n’y a rien de plus sommaire : les décrets du troisième concile plénier, celui de 1884, le sont encore davantage, et conséquens avec eux-mêmes, les soixante-seize évêques qui les ont votés se sont bornés, sur l’article de la foi : De fide catholica, à viser les décisions du concile du Vatican et les constitutions dogmatiques Dei filius, et Pastor æternus.

Mais s’ils répugnent à enfoncer dans de certaines questions, ou du moins à les traiter d’une autre manière que purement historique ; s’ils les considèrent en quelque sorte comme closes ; et s’ils ne conçoivent pas l’intérêt qu’il pourrait y avoir à les agiter de nouveau, qui ne voit les raisons qu’ils ont eues d’applaudir à la proclamation de l’infaillibilité pontificale, et le secours qu’ils en ont tiré ? On a feint de ne pas les comprendre, et tout dernièrement, — au fort des controverses excitées jusqu’en Europe par la publication de la Vie du Père Hecker, — on leur a demandé, avec une ironie mêlée d’indignation, ce que c’était que ces « autres objets, » et ces « vertus nouvelles » qu’ils proposaient au catholicisme. Est-ce que par hasard ils estimaient qu’un homme nouveau fût né sur le sol d’Amérique ? ou s’ils croyaient peut-être que l’Eglise eût jusqu’à eux mal rempli sa tâche ? Non ! mais ils ont voulu dire que leur soumission au Saint-Siège étant absolue ; que Rome étant toujours là pour les ramener dans la voie droite, s’ils s’en écartaient ; qu’une seule parole du Souverain Pontife suffisant, en toute matière, à définir la vérité du dogme, ils pouvaient essayer d’approprier ou d’adapter le reste aux circonstances, aux hommes, et aux lieux. Les siècles précédens ont agi comme si la vérité catholique n’était pas encore « faite » ou du moins « achevée ; » et, en un certain sens, elle ne l’était pas, puisqu’on cas de controverse, on disputait toujours de l’autorité à laquelle il appartenait d’en fixer la définition. Au fond de toutes les grandes querelles, théologiques ou métaphysiques, — et nos gallicans ou nos jansénistes, sans remonter jusqu’au moyen âge, en pourraient servir de preuve, — il y avait toujours, de l’opinion du Pape à la décision du « futur » concile, comme un appel respectueux et latent. On n’abdiquait jamais toute espérance de vaincre. Les questions étaient suspendues, ou interrompues pour un temps, elles n’étaient pas terminées… Mais précisément, c’est ce qu’il n’est plus aujourd’hui permis de dire, ni surtout de penser, quand on est catholique ; et précisément aussi, c’est ce que les catholiques d’Amérique ont admirablement compris, qu’en les rendant eux-mêmes tout entiers à leur temps, et en les libérant, pour ainsi parler, de toutes les contraintes, hors une seule, la proclamation d’un seul dogme fermait une époque de l’histoire du catholicisme, — et en ouvrait une autre.

C’est à ce point de vue qu’il nous faut également nous placer si nous ne voulons pas nous méprendre sur leur individualisme. Il n’y a guère aujourd’hui de mot, on le sait, sur le vrai sens duquel on ait plus de peine à s’entendre, même entre gens de bonne volonté, que ce mot d’Individualisme, si ce n’est celui de Socialisme, quoique d’ailleurs ils signifient le contraire l’un de l’autre, qu’on les ait inventés pour les opposer l’un à l’autre et qu’on ne puisse éviter de choisir entre l’un et l’autre. Qu’y a-t-il cependant de dangereux dans l’individualisme ? En principe une seule chose, qui est que chacun de nous ne cède à la tentation de s’ériger non seulement en juge actuel, mais en loi souveraine de ses propres actes ; et une autre chose en pratique, ou en fait, qui est la tentation de subordonner, ou d’asservir les autres aux exigences de notre développement personnel. Si donc on n’applique l’effort de son individualisme qu’à se rendre, comme les catholiques d’Amérique, plus digne d’une tache dont l’objet n’est essentiellement que de soutenir les fidèles ou de propager la foi, d’une part ; et, d’autre part, si l’on consent que ce ne soit pas nous, mais une autorité extérieure qui nous juge, une autorité visible, et une autorité sans appel, je n’oserais dire que le danger ait entièrement disparu, mais à coup sûr il est singulièrement atténué. Car on concourt alors, tous ensemble, à une œuvre commune, et l’esprit de cette œuvre juge les actes de l’individu, quand encore il ne les dicte pas. Aussi le même homme a-t-il pu écrire : « L’action croissante du Saint-Esprit, jointe à une coopération plus active de la part de chaque fidèle, élèvera la part de la personnalité humaine à une intensité de force et de grandeur qui marquera une ère nouvelle dans l’histoire de l’Eglise ; » et, presque dans la même page : « En cas d’obscurité concernant l’origine divine de tel ou tel mouvement de l’âme, on reconnaîtra le chrétien éclairé et sincère à la promptitude de son obéissance aux décisions de l’Église. » Il n’y a pas de contradiction dans ces paroles du Père Hecker. Il n’y en a pas davantage entre ces paroles de Mgr Ireland : « Il y a eu des époques où l’Eglise, par une conséquence nécessaire du genre de guerre qu’elle subissait, a dû comprimer fortement l’activité individuelle ; » et celles-ci, qui sont également de lui : « Aujourd’hui plus n’est besoin de cette compression… et chaque soldat chrétien peut s’élancer à la bataille suivant l’impulsion de l’Esprit de vérité et de piété qui souffle en lui[22]. » Mais par où se fait le dénouement, pour l’archevêque de Saint-Paul, comme pour le fondateur des Paulistes ? Ils nous le disent assez clairement ! Si l’on peut en sûreté de conscience user de cette méthode nouvelle, ou plutôt renouvelée des grands Saints et des fondateurs d’ordre, — car, un saint François d’Assise ou un saint Ignace de Loyola, qu’ont-ils fait autre chose que « s’élancer à la bataille suivant l’impulsion de l’Esprit qui soufflait en eux ? » — c’est que l’on sait, comme alors, mieux qu’alors peut-être, où est le guide, et le chef, et le maître ; c’est que « l’autorité de l’Eglise et de son chef suprême ne court plus le moindre risque d’être méconnue ou obscurcie ; » c’est que notre individualisme a enfin quelque part et son frein, et sa règle, et sa loi.

Au reste, et dans le temps que l’on disputait sur le mot, une occasion s’offrait de montrer quelle était la chose, et combien aisément cet individualisme, en Amérique, se renonce lui-même dès qu’on lui en présente un motif légitime. Les Américains sont-ils une nation ? La question semble impertinente, mais on la trouve souvent posée dans les journaux d’Amérique, ou du moins il n’y a pas longtemps qu’on l’y trouvait encore. « La grande erreur de l’archevêque Ireland, disait-on couramment, ce sont ses idées sur l’Amérique, sur les Américains, sur l’Eglise américaine. L’Amérique n’est pas une nation, ni une race, ni un peuple, comme la France, l’Italie ou l’Allemagne. Le père de notre République a fait une fédération d’États qu’unit entre eux le lien d’une constitution et d’une autorité communes : il n’a point constitué de nation. Nous avons des concitoyens dans une République, mais nous n’avons point de nation[23]. » Ce qui faisait la gravité de ces paroles, c’est qu’elles étaient d’un journal catholique, et allemand ; et on sait quelle est la proportion de l’élément allemand parmi les catholiques d’Amérique. Le même journal, à quelque temps de là, parlant d’un discours du cardinal Gibbons à Milwaukee, s’exprimait encore plus crûment : « Tous ces grands hommes nous assomment, disait-il, are dragooning us, — je n’ai pas le texte allemand sous les yeux, — avec leur Américanisme. » Et un évêque, précisant mieux encore sa pensée, disait à son tour : « Nous ne voulons pas d’église américaine, mais une Eglise catholique, apostolique et romaine en Amérique. » L’origine du mouvement remontait à 1886, c’est-à-dire à l’époque où Mgr Ireland et Mgr Keane, arrivant à Rome pour y traiter de l’organisation de l’Université catholique de Washington, avaient été « très surpris, very much surprised » d’y rencontrer un « délégué des évêques et des catholiques allemands d’Amérique. » Il était chargé d’obtenir de la Propagande ce que Mgr Keane et Mgr Ireland ont appelé, d’un mot assez heureux, « l’établissement en Amérique d’une Allemagne à demeure. » Les Allemands d’Allemagne, toujours attentifs, et toujours, jusque par-delà les mers, passionnément intéressés aux moindres progrès de leurs compatriotes, favorisèrent de leur mieux l’entreprise. Et trois ans plus tard, on 1890, un député allemand, M. Cahensly, président ou secrétaire général de l’Œuvre de l’Archange saint Raphaël, qui est une œuvre de protection des émigrans allemands, demandait au Pape « des évêques nationaux » pour chacune des nationalités qui composaient le corps du catholicisme américain : il parlait d’ « évêques nationaux, » et non plus seulement d’évêques allemands, parce qu’avec le concours de son gouvernement, il s’était assuré celui de l’Autriche et de l’Italie. L’une des grandes raisons qu’il alléguait à l’appui de sa demande, et qu’il croyait propre, parmi beaucoup d’autres, à émouvoir la sollicitude et l’attention du Saint-Père était celle-ci, qu’avec une autre organisation de l’Église catholique aux États-Unis, — et il donnait des chiffres plus ou moins authentiques, — les fidèles, au lieu de 10 millions, auraient dû être 26 millions.

Si les catholiques d’Amérique devraient être 26 millions, je l’ignore. Mais, que ce morcellement de l’Église catholique d’Amérique en Églises nationales, — irlandaises, allemandes, anglaises, françaises, autrichiennes, italiennes, polonaises et grecques, — dût servir les intérêts généraux du catholicisme aux États-Unis, le Saint-Père ne l’a pas pensé, puisqu’il n’y a pas consenti. En tout cas, c’était le coup presque le plus sensible qu’on pût porter à l’Église d’Amérique, au lendemain même du jour où le troisième concile plénier de Baltimore semblait en avoir achevé de fixer l’organisation. On l’avait longtemps accusée, nous l’avons dit, de ne pas être elle-même « nationale ; » et, comme ayant son centre à Rome, de ne pouvoir même jamais le devenir. La pétition des catholiques allemands venait donner un nouveau poids à cette accusation. Au sein de la république américaine, et précisément en tant que catholiques, les Allemands prétendaient garder et perpétuer, comme en pays conquis, non pas seulement leurs habitudes ou leurs mœurs, mais leur langue et leur nationalité d’origine. On les voyait même combattre avec violence tout ce que tentaient les « Américanistes » en faveur de l’œuvre nationale, s’il en fut une en Amérique, de la multiplication des sociétés de tempérance. D’autres questions encore, — qu’il serait long, et peut-être imprudent, de vouloir ici débrouiller, comme la question des écoles, — se mêlaient à celle de la total abstinence. Si l’on était assez profondément séparé des protestans sur d’autres points, il semblait que les Allemands prissent un maladroit plaisir à s’en distinguer jusque sur les points où rien n’était plus facile et même plus « chrétien » que de s’entendre avec eux. Car pourquoi des catholiques n’observeraient-ils pas le dimanche aussi scrupuleusement que les méthodistes ou les presbytériens ? et quelle nécessité que des moines fabriquent des liqueurs ou vendent de la bière ? Mais les Allemands s’obstinaient ou plutôt s’entêtaient dans leurs revendications. On les aidait d’Europe. On faisait entrevoir le temps « où les Allemands, les Italiens, les Slaves, — il y a dès à présent une importante colonie polonaise à Chicago, — formeraient des États distincts, soit en se séparant des Anglo-Américains, soit que ces derniers eussent eux-mêmes été absorbés par les nouvelles nationalités. » Et, à la vérité, ce n’était plus de Rome ici qu’il s’agissait ! Mais il y a des confusions que l’on fait volontiers ; et, tandis que les autres communions s’assimilaient ou s’ « américanisaient, » il restait qu’une importante fraction du catholicisme repoussait au contraire cette « nationalisation. »

L’émotion des vrais Américains fut naturellement très vive, et leur réponse très nette aux prétentions des Allemands. « Loin de nous, — disaient Mgr Ireland et Mgr Keane, dans un pressant Mémoire qu’ils opposaient, dès 1886, à celui du « représentant des catholiques allemands, » — loin de nous la pensée d’exclure les Allemands de l’épiscopat américain, mais un caractère étranger dans l’Eglise, a foreign character in Church, sera toujours un danger pour la religion ; et nous ne voulons pas plus en Amérique d’un nationalisme allemand que d’un nationalisme français ou irlandais. » Ils disaient encore : « Toutes les concessions qu’obtiendront les Allemands, nous les verrons réclamées à leur tour par les Français, les Bohémiens, les Polonais… » Et ils concluaient : « Il est facile de déchaîner une tempête prochaine contre l’Église catholique aux États-Unis ; et même le moyen en est sûr ! il n’y a qu’à nous donner pour cela les apparences d’être le produit d’un nationalisme européen : to make her appear as the product of a European nationalism. » On retrouve les mêmes idées et le même accent dans un discours prononcé à Paris, au mois de juin 1892, par Mgr Ireland : « Si ce mémoire avait réussi, — c’est le Mémoire Cahensly, 1890, — le résultat eût été de rendre tout notre épiscopat suspect au gouvernement, qui l’eût regardé comme une légion d’étrangers campés sur le sol de la République. En Amérique, nous choisissons et nous voulons choisir nos évêques… n’importe la race, mais nous ne voulons pas que des étrangers nous les imposent. Nous reconnaissons l’autorité supérieure du chef suprême de l’Église, mais nous ne voulons pas que les étrangers s’imaginent que nous sommes encore un pays du Congo, qu’on peut se partager à volonté. » A quelque point de vue que l’on se place, l’archevêque de Saint-Paul avait évidemment raison. Le temps de « camper » en Amérique est passé. On y habite, on y a « pris racine. » L’Amérique est une nation ; elle est une patrie ; et l’Eglise catholique ne peut qu’y être « américaine » comme elle est française en France, allemande en Allemagne, espagnole en Espagne. Aussi, tout récemment, au lendemain de la victoire de Santiago, le même archevêque de Saint-Paul, parlant à son peuple dans sa cathédrale de Saint-Paul, pouvait-il s’écrier : « Nous avons le droit de contempler avec quelque joie l’avenir qui s’ouvre devant l’Amérique, car nous sommes ses fils, et des fils qui ne le cèdent à personne en fidélité pour l’Amérique. Dans la présente guerre, ni sur terre ni sur mer il ne s’est livré une bataille où nos soldats et nos marins catholiques n’aient exposé leur vie pour la défense de l’Amérique. Et, dans la plupart de nos Etats, les statistiques démontrent qu’à proportion de leur nombre, les catholiques ont fourni plus que leur contingent pour la défense de l’Amérique[24]. » C’est qu’en effet ni la sincérité des convictions religieuses n’a jamais nui à l’ardeur du patriotisme, ni l’ardeur du patriotisme à la sincérité des convictions religieuses. Mais, si telle est la leçon de l’histoire, combien l’application n’en est-elle pas plus évidente qu’ailleurs là où, comme en Amérique, la force de l’Eglise est d’abord dans son groupement ? et voit-on ici comment la nécessité de ce groupement, les exigences de l’œuvre commune, et enfin le mélange même du sentiment religieux avec le sentiment patriotique, ont travaillé tous ensemble à tempérer ce qu’il pouvait y avoir d’excessif dans l’individualisme de quelques catholiques américains ? « La vie typique — disait le Père Hecker en son style qui n’a pas toujours toute la précision qu’on voudrait, — nous montre l’alliance possible entre l’individualité et la vie de communauté. »

Il ajoutait : « C’est l’idéal des Etats-Unis dans l’ordre politique ; » et ce trait achève de caractériser « l’américanisme, » tel que le définissait l’année dernière, au Congrès catholique de Fribourg, Mgr 0’Connell, l’ancien recteur du collège américain de Rome[25]. A la vérité, je ne sais si les analogies sont aussi nombreuses entre le catholicisme et la Constitution des Etats-Unis, les rapports aussi saisissans, ou les affinités aussi « providentielles, » que le semblent croire quelques Américains. Il y aurait beaucoup à parler sur ce point ! Ce qu’il y a toutefois de certain, c’est que, dans un pays tel que l’Amérique, aussi neuf et aussi vaste, où la terre est à peine encore appropriée ; où, du mélange de tant de races et de conditions, le peuple américain commence à peine à se dégager ; et enfin, dans un pays dont les traditions historiques ne remontent guère au-delà de cent cinquante ans, les élémens essentiels de l’idée de patrie ne pouvaient guère se grouper, se concréter en quelque sorte, et s’ordonner qu’autour de la Constitution. La Constitution des Etats-Unis, voilà non seulement le lien fédéral, mais ce que l’on pourrait appeler le lien mystique de la patrie américaine, et même en Amérique, je ne crois pas que personne l’ait vu plus nettement que l’Église catholique. « Les hommes, a-t-on dit, se sentent liés par quelque chose de fort, lorsqu’ils songent que la même terre qui les a portés et nourris étant vivans les recevra en son sein quand ils seront morts ; » et les Américains l’éprouveront un jour ! Mais, en attendant, ce que ce mystérieux amour de la terre natale est pour nous, le respect idéal de la loi l’est pour eux, et pour eux la Loi, — je copie les termes mêmes de la Déclaration d’Indépendance, — c’est l’expression des droits inaliénables que « l’homme a reçus de son Créateur. » Quelles raisons les catholiques d’Amérique auraient-ils de repousser cette formule ? Ils voient dans leur Constitution « l’affirmation solennelle de la dignité que le Créateur a conférée à sa créature ; » c’est à l’ombre de cette Constitution que leur Eglise a pu si promptement grandir ; c’est en se montrant eux-mêmes les plus scrupuleux observateurs de cette Constitution qu’ils ont triomphé des préjugés de leurs compatriotes. Comment n’attendraient-ils pas de cette politique autant de fruits dans l’avenir qu’ils en ont déjà recueillis dans le passé ! et qu’y a-t-il là qui ressemble à ce « libéralisme, » dont le premier article était précisément l’entière séparation du domaine de l’homme et de celui de Dieu ?

Et ils n’avaient pas non plus de raisons de repousser ce qu’il peut y avoir de « démocratique » dans la Constitution ou dans les mœurs de leur pays, si, de tous les titres que son histoire lui a mérités, l’Eglise, comme l’a dit le cardinal Gibbons, n’en a pas de plus glorieux que celui d’amie du peuple. On n’a pas oublié la généreuse intervention du cardinal Gibbons dans l’affaire des Chevaliers du travail, et comment, — soutenu dans cette intervention par « soixante-dix » évêques d’Amérique sur « soixante-seize » qu’il y en avait alors, — il a réussi à écarter d’une association d’ouvriers l’excommunication dont elle était menacée. Ici encore son langage était ensemble d’un catholique et d’un Américain : d’un Américain, quand il disait, que « les grandes questions de l’avenir ne seraient plus des questions de guerre, de commerce ou de finances, mais des questions sociales, concernant l’amélioration du sort des grandes multitudes populaires, et, en particulier des classes ouvrières ; » et son langage était d’un catholique, lorsqu’il ajoutait, « qu’il était d’une importance capitale pour l’Église de se ranger constamment et avec fermeté du côté de l’humanité et de la justice à l’égard des masses qui composent la famille humaine. »

Sera-t-il inopportun de rappeler que, dans le même temps, et à l’occasion des mêmes Chevaliers du travail, un autre prince de l’Eglise et un autre Anglo-Saxon, le cardinal Manning, s’exprimait dans les mêmes termes : « Le Saint-Siège doit désormais correspondre avec le peuple, écrivait-il, ou au moins avec des évêques en rapports constans, directs et personnels avec le peuple… A aucune époque, l’Episcopat n’a été aussi affranchi du pouvoir civil, aussi solidaire du Saint-Siège et aussi uni qu’à présent. Reconnaître ce fait évident et s’en servir, c’est une force. » On ne saurait assurément mieux dire. Pour être « démocratique » et « populaire » l’Eglise catholique n’a qu’à se souvenir de ses origines ; que pendant plus de cent ans, — oui, Voltaire a eu raison de le dire, et nous, il ne faut pas nous lasser de le redire — ses catacombes n’ont été fréquentées que « par la plus vile canaille, » des esclaves, des petites gens, de ceux à qui l’on est souvent si dur dans les sociétés anglo-saxonnes ; elle n’a qu’à se souvenir de ses saints, reines et rois, princes et princesses, mais peuple aussi, saints de la boutique et saints du comptoir, saints de l’atelier, saints du travail ; — et précisément, en Amérique, c’est ce qu’elle n’a jamais oublié[26].

Nous ajouterons qu’aucune autre Église n’a mieux su où s’arrêtait son rôle. Car, les revendications des Chevaliers du travail étaient-elles toutes justifiées ? Le cardinal Gibbons et les évêques d’Amérique ne s’en sont pas portés garans à Rome et dans l’univers catholique ; et ce n’est pas même ainsi qu’ils ont posé la question. Ils ont seulement constaté « qu’on ne pouvait nier que, pour atteindre un but quelconque, l’association des multitudes intéressées soit le moyen le plus efficace, et un moyen tout à fait naturel et juste. » Avec leur sens pratique et leur connaissance en quelque sorte personnelle des questions ouvrières, — celui qui fut le Père Hecker avait commencé par être ouvrier boulanger, — ils ont fait observer qu’une association comme celle des Chevaliers du travail, n’étant qu’une « forme transitoire de l’organisation ouvrière », il n’y avait pas urgence à la frapper d’une condamnation qui semblerait atteindre le principe de cette organisation même. Et le grand argument enfin que faisait valoir le cardinal Gibbons était celui-ci que « le peuple américain regardant avec une entière confiance le progrès de la lutte sociale, » la prudence et la dignité même de l’Eglise exigeaient « qu’on n’offrît pas à l’Amérique une protection ecclésiastique qu’elle ne demandait pas et dont elle ne croyait pas avoir besoin[27]. » Ces derniers mots définissent admirablement l’attitude que l’Eglise d’Amérique entend garder. Libre de tout autre lien que celui de ses croyances, elle laisse à ses membres toute la liberté que permettent ses croyances, et, dans quelque question que ce soit, on ne la voit intervenir qu’au nom de ses croyances, pour en assurer le respect et en sauvegarder l’intégrité. En d’autres termes, un peu familiers, mais d’autant plus expressifs, elle ne se mêle, comme Eglise, que de ce qui la regarde, et supposé qu’elle se trompe sur ce qui la regarde, elle s’en remet de le décider à la sagesse du chef des fidèles. C’est ainsi que sa tendance au socialisme a trouvé dans sa foi les limites que déjà son individualisme y avait rencontrées ; et de même que, de son individualisme, il ne lui était demeuré qu’un peu plus d’indépendance, d’activité, de hardiesse, pareillement, de son socialisme, il ne lui est resté que d’être une Église vraiment populaire. Lui est-il défendu de se croire quelquefois, à ce double titre, l’initiatrice d’une époque nouvelle ?

Elle le croit, en effet ; et, de plus d’un côté, avec des intentions différentes, où parfois se mêle quelque aigreur, c’est-bien un peu ce qu’on lui reproche, de vouloir aller trop vite, et sinon d’être trop « moderne », mais enfin de vouloir prématurément ériger des pratiques locales et particulières en maximes de l’Eglise universelle. « Nous autres, Américains, — écrivait récemment Mgr Keane, — nous croyons dans la simplicité de notre cœur que nous ne saurions trop étroitement sympathiser avec les idées du siècle où la Providence nous a fait naître… Mais les Européens, eux, partent de ce principe que les idées du siècle sont essentiellement voltairiennes, impies, anti-chrétiennes. Et nous avons beau dire qu’en Amérique il n’en est rien ; que les idées anti-chrétiennes, impies, voltairiennes n’entrent pour rien dans la composition de l’esprit américain ; que nous sommes aussi éloignés de toute propagande anti-chrétienne que des horreurs de la Révolution française, il n’importe ! et pour toute réponse nous n’obtenons qu’un sourire d’incrédulité. » Cela ne viendrait-il pas, Monseigneur, de ce qu’en Europe, les idées modernes ne sont pas encore tout à fait purgées du vice qu’elles tiennent, les unes de leur origine, et les autres de la nature des applications qu’on en a faites ? Il n’y a rien de plus facile à un Américain que d’oublier ou d’ignorer comment Voltaire a entendu « la liberté, » par exemple, et Robespierre « la fraternité ; » mais nous, en Europe, nous ne le pouvons pas ! Les Américains sont les fils de leur temps : beaucoup d’entre nous, en Europe, et non des moindres, ni des pires, n’en sont que les victimes. Nous ne pouvons pas anéantir ce qui a été, ni libérer entièrement le présent de l’hypothèque du passé. Et si de certaines questions, qui sont chez nous alourdies, embarrassées, obscurcies d’histoire se posent en Amérique à « l’état de neuf, » pour ainsi parler, nous en félicitons de grand cœur l’Amérique, — en l’enviant un peu, — mais nous ne pouvons, nous, pour les mieux résoudre, commencer par les mutiler en les détachant de leurs antécédens ; et nous le pourrions que personne sans doute, pas même l’Église, n’y gagnerait rien. C’est ce qu’il était indispensable de dire avant d’en venir aux leçons que nous pouvons tirer, qu’il faut que nous tirions du prodigieux développement du catholicisme aux États-Unis. Par cela seul qu’elle est dégagée de toute contrainte, l’Église catholique aux États-Unis est encore, est toujours une Église de « missionnaires. » « En avant, telle est sa devise ! a écrit le cardinal Gibbons, her motto is onward[28]. » Non moins attentive qu’en Europe à garder et à cultiver ce qu’elle possède, elle veut encore en Amérique étendre ses frontières et acquérir de nouveaux domaines. S’il n’y a pas d’ambition plus généreuse et plus noble, on a vu qu’il n’y en avait pas, depuis cent ans, de mieux récompensée. On n’y saurait trop applaudir, ni trop l’encourager ! Mais si les moyens qui se sont trouvés bons en Amérique le sont ailleurs, ou s’ils le seront toujours et partout, c’est une autre question, très différente, et il y faut regarder de plus près.


III

Que penserons-nous donc, par exemple, de la participation de l’Église catholique des États-Unis, en 1893, au Congrès des religions de Chicago ? Depuis son intervention dans l’affaire des Chevaliers du travail, aucun des actes qu’elle ait accomplis en commun ou en corps, n’a eu plus de retentissement en Europe ; et n’y a d’ailleurs été plus diversement, ni plus faussement interprété. Car, avons-nous pu vraiment croire que, de la confrontation de toutes les religions ensemble, y compris le catholicisme, les évêques d’Amérique se fussent proposé d’extraire, par des procédés analogues à ceux d’Ernest Renan, ce que l’on pourrait appeler la religion minimum ? Nous aurions dû réfléchir en tout cas qu’il n’était pas besoin pour cela d’être catholique, ni même chrétien, mais seulement philosophe, et philosophe à la manière de Jules Simon ou de Victor Cousin ! Les évêques d’Amérique ne se sont pas proposé davantage de chercher entre le catholicisme et le protestantisme « un terrain de conciliation : » premièrement, parce qu’ils considèrent, — je cite ici les propres paroles de Mgr Ireland, — que, « comme système religieux, le protestantisme est dans un état de dissolution irrémédiable, dénué de toute valeur comme puissance doctrinale ou morale ; » et en second lieu parce qu’ils savent bien que ce « terrain » n’existe pas. Ce qui était vrai du temps de Bossuet, qu’entre le catholicisme et le protestantisme, il n’y a qu’une question, est encore plus vrai de nos jours : c’est la question de l’Eglise, et elle ne comporte que deux solutions, la négative ou l’affirmative. L’intention des évêques d’Amérique n’a pas été non plus de soumettre ou d’exposer leur Église aux jugemens contradictoires des autres « religions, » et bien moins encore, comme s’ils n’eussent cru posséder qu’une vérité imparfaite ou parcellaire, d’en demander le complément aux représentans des vieux cultes asiatiques, le bouddhisme ou le parsisme. Ce sont là romans ou songeries de mystagogues ! Mais, catholiques ou protestans, juifs ou musulmans, bouddhistes ou parsis, philosophes, libres penseurs, puisque nous vivons de la même vie civile ; puisque nous échangeons tous les jours des propos de morale ou de philanthropie ; puisque tous ensemble, utilement et toléramment, nous pouvons travailler, et nous travaillons en effet, à des œuvres communes, de charité, de bienfaisance, d’humanité, c’est pour témoigner de leur bonne volonté que les évêques d’Amérique ont pris leur part d’un Congrès, où à vrai dire, et en dépit de son nom, ce n’était pas du tout des religions qui se rencontraient, ni surtout qui s’affrontaient, mais des hommes religieux qui s’assemblaient pour « causer » de morale et de philosophie religieuse.

Le cardinal Gibbons l’a dit expressément dans sa réponse aux adresses de bienvenue des organisateurs du Congrès, M. C. Booney et le pasteur Barrows : « Mesdames et Messieurs, — c’était le début de son discours, — votre honorable Président vient de vous dire que si je n’avais consulté que le soin de ma santé, je devrais être ce matin dans mon lit ; mais puisqu’on avait annoncé que je répondrais aux adresses de bienvenue, je n’ai pas voulu faire défaut de ma personne au rendez-vous, ni laisser échapper l’occasion de vous montrer tout l’intérêt que je prends à votre grande entreprise.

« Je manquerais à mon devoir de ministre de l’Eglise catholique si je ne vous disais avant tout combien mon désir serait vil de présenter les titres — claims — de l’Eglise catholique au respect, et, si c’était possible, à l’acceptation de tout ce qu’il y a parmi vous d’auditeurs de bonne volonté. Mais je me contenterai de les proposer au tribunal de votre conscience et de votre raison. Je sais que je possède en ma foi un trésor au prix duquel tous les trésors de la terre n’ont rien que de méprisable, are but dross, et bien loin de vouloir le garder pour moi seul, je ne demanderais qu’à le partager avec d’autres, et d’autant qu’en les enrichissant je ne m’appauvrirais pas. Mais si nous ne pouvons nous accorder sur les matières de foi, ainsi que vient de le dire l’archevêque de Chicago, je rends grâces à Dieu qu’il y ait du moins un terrain sur lequel nous pouvons tous nous rencontrer ou nous entendre : c’est celui de la charité, de l’humanité et de la bienfaisance. It is the platform of charity, of humanity and of benevolence[29]. » Il était difficile, on le voit, d’écarter plus habilement, d’un Congrès des religions, toute idée de controverse et même toute question proprement religieuse.

Les évêques d’Amérique ont-ils eu d’autres raisons encore de prendre part au Congrès des religions ? Savaient-ils, peut-être, quand ils ont accepté l’invitation des organisateurs du Congrès, que le Sultan, comme chef de l’islamisme ; que M. Pobedonostseff, le procureur général du Saint-Synode, au nom de l’Église orthodoxe ; que l’archevêque de Cantorbéry, au nom de l’Église anglicane ; qu’une des Églises presbytériennes elle-même de Chicago, la propre Église du pasteur Barrows, que le synode général des Églises presbytériennes d’Amérique, y avaient répondu par une fin de non-recevoir[30] ? et ont-ils cédé à la tentation de se montrer plus libéraux que ceux qui les accusent volontiers d’ « intolérance » et de « fanatisme ? » Ou bien encore, ont-ils voulu donner une preuve de l’intérêt que l’Église catholique des États-Unis, comme telle, prenait à l’œuvre américaine et « nationale » de l’Exposition de Chicago ? Mais ils obéissaient plutôt au sentiment qu’un autre Anglo-Saxon, celui qui fut le cardinal Newman, — dans un sermon intitulé Prospects of the Catholic Missioner, — a si bien exprimé : « Si nous ne réussissons pas auprès des hommes instruits, nous réussirons auprès des ignorans ; si nous ne parvenons pas à convaincre les hommes sérieux et respectables, nous convaincrons les hommes insoucians et légers ; si nous ne convertissons pas ceux qui se trouvent près de l’Église, nous convertirons ceux qui en sont éloignés[31]. » Et, sur la foi de ces paroles ardentes, s’ils ont cru que leur seule présence dissiperait plus d’un préjugé ; qu’il était bon de montrer au peuple américain que le catholicisme ne consistait pas uniquement dans sa théologie, ou dans son mysticisme, ou dans ses pratiques de piété ; qu’il n’était pas incapable enfin des obligations de la vie commune, peut-être n’y ont-ils pas complètement échoué. Tourmentés, eux aussi, comme tant d’âmes généreuses, par le rêve de la « réunion, » et voyant dans le Congrès des religions un moyen d’en hâter ou d’en préparer la réalisation, ils l’ont saisi. Et il semble bien que, dans cet éparpillement de sectes qui fait la grande faiblesse du protestantisme, — et dont le protestantisme lui-même tantôt se lamente et tantôt se moque, — ils ne se soient pas trompés en essayant de manifester aux yeux du monde américain la forte et harmonieuse unité de l’Eglise catholique.

Que si cependant, même en Amérique, le moyen a paru dangereux, et, si l’on a pu, d’une manière générale, faire un grief aux organisateurs du Congrès d’avoir « mis sous le boisseau la lumière de l’Evangile, » on n’en renouvellera sans doute pas l’expérience. Il y a des choses qui ne se font pas deux fois et dont la signification même s’userait à se répéter. A plus forte raison, si jamais un nouveau Congrès des religions se rassemble, ne sera-ce pas en Europe, ou du moins l’Eglise catholique n’y participera-t-elle pas. Ni en Italie, ni en Allemagne, ni en France les conditions locales du catholicisme ne sont ce qu’elles sont en Amérique, aux Etats-Unis, ou, pour mieux dire peut-être, ce qu’elles y étaient il y a six ans seulement. Les Américains eux-mêmes le reconnaissent franchement. En France, notamment, un Congrès des religions serait le triomphe du Voltairianisme, je veux dire que le fait seul d’y participer serait pour toute Eglise l’abandon de son dogme et la reconnaissance du principe de la « morale indépendante. » Elle laisserait à la porte, en entrant, tout ce qui fait d’elle une Eglise ! Et c’est pourquoi nous regrettons que, de toutes les manifestations de l’américanisme, il n’y en ait aucune qui ait plus frappé les esprits en Europe que la participation des catholiques des États-Unis au Congrès de Chicago. Ce sont d’autres exemples que nous avons à recevoir de l’Amérique, d’autres leçons, moins particulières, d’un bien autre intérêt, et, si je ne me trompe, d’une bien autre portée.

« Jusqu’ici, disait naguère Mgr Ireland, lorsque je venais en Europe, je m’entendais qualifier d’évêque tant soit peu dangereux, parce que j’étais un évêque démocrate, un évêque républicain ; on me prenait presque pour un hérétique. On me disait peut-être : Ces idées vont bien là-bas, parce que les Américains ne sont pas encore bien civilisés. Cette fois-ci, en arrivant à Rome, j’entends dire du sommet du Vatican : « De toutes les formes de gouvernement que l’Eglise a reconnues et dont elle a fait l’essai, elle ne saurait dire jusqu’ici celle dont elle a reçu le plus de mal ou le plus de bien. Maintenant elle fera l’essai sérieux de la forme républicaine. » Et moi, comme Américain, je lui dis : « Vous réussirez. » Ces paroles, assurément, ne sauraient étonner aucun catholique et elles sont conformes à l’enseignement constant de l’Eglise. Dieu ne fait point acception de personnes, et il prend en sa protection tous les gouvernemens légitimes « en quelque forme qu’ils soient établis. » C’est ce que le Pape Léon XIII, avec autant de clarté que de force, a pris soin de rappeler en plusieurs occasions mémorables. Le catholicisme, en soi, n’a rien d’incompatible même avec la démocratie : Patet ex Apostolicæ Sedis actis catholicam Ecclesiam nihil in sua constitutione et doctrinis habere quod ab aliqua abhorreat reipublicæ forma[32]. Mais, en France même, on ne peut pas dire que l’expérience en eût été faite ; on n’avait pas vu dans l’histoire de grande république ni surtout de grande démocratie catholique ; aucun évêque n’avait mis ni pu mettre dans son langage à ce sujet ce que l’archevêque de Saint-Paul a mis dans le sien d’accent personnel, et c’est le point sur lequel il convient d’insister.

Ni le catholicisme n’a rien à craindre de la liberté, ni la liberté du catholicisme, voilà ce que l’expérience américaine a prouvé. Sous le régime de la liberté, en pays protestant, sur le sol où le puritanisme semblait avoir établi son empire, dans les États déserts du Wyoming et de l’Idaho, comme dans les États populeux de New-York et du Massachusetts, dans les campagnes comme dans les villes, si d’autres confessions ont fait autant de progrès que le catholicisme, aucune n’en a fait davantage. Les catholiques, ne sont qu’une trentaine de mille dans l’Orégon : c’est que la population n’y dépasse guère 3 00000 âmes ; mais le Massachusetts compte environ 2 500 000 habitans, et les catholiques, au nombre de 800 000, en forment donc le tiers. Ils n’ont point demandé de privilèges ; on ne les a point aidés ni soutenus. Ils n’ont eu à faire aucune concession ; et, sous des cieux nouveaux, s’ils ont senti surgir et s’agiter en eux des énergies nouvelles, ils ne les ont exercées aux dépens ni de la rigueur du dogme, ni de la sévérité de la discipline, ni du respect de la hiérarchie. Il ne s’est pas non plus élevé de conflits ni de difficultés graves entre eux et le pouvoir civil. Ils ont trouvé dans la loi politique tout ce qu’il leur fallait de liberté pour élever leurs églises, instituer leurs « congrégations, » pratiquer leur culte et propager leur foi. L’Etat de son côté n’a pas eu à se plaindre, ou plutôt, il n’a pas eu seulement à se soucier d’eux comme catholiques. On n’a point d’ailleurs prouvé qu’ils fussent de moins bons citoyens que les méthodistes ou les presbytériens. Dans leurs écoles et dans leurs séminaires, leurs conciles ont tenu la main à ce qu’on enseignât l’amour de la patrie : studiose quoque tradenda erit historia tum sacra tum profana, et præsertim historia patria, quo fiat ut in alumnorum animis Patriæ amor bono civi conveniens foveatur[33]. Et on ne veut point ici faire de comparaisons, parce qu’on n’en a point les élémens, mais il ne semble pas qu’aucune autre forme du christianisme se soit finalement mieux accommodée de ce qu’il y a de plus populaire dans la démocratie des États-Unis.

Ajoutez que l’expérience a été complète. Ce que l’on a pu reprocher quelquefois au catholicisme en Europe, d’avoir inféodé sa fortune à de certains partis politiques, ou de s’être constitué lui-même en « parti, » c’est ce que l’on n’a pas pu lui reprocher en Amérique. On n’a pas pu lui reprocher qu’il voulût restaurer un régime tombé ou un état de choses aboli. On n’a pas pu prétendre qu’il n’usât du nom de la liberté que comme d’un prétexte, ni le faire croire même à ses adversaires. C’est de son fond qu’il s’est développé. S’il s’est montré « libéral » dans son développement et « démocratique, » il a fallu convenir que ce n’était point occasionnellement, mais sans doute parce qu’il y avait dans son principe même des affinités électives pour l’ « état populaire. » « Nous aimons à penser, à tort ou à raison, disait encore Mgr Ireland, que nous sommes aujourd’hui dans le monde les apôtres de la démocratie, et nous ne nous refusons pas à l’honneur de croire que notre ardeur nouvelle rayonne au-delà de l’Atlantique, et passe quelquefois jusqu’à la vieille Europe. » Il parlait là comme Américain, mais il parlait aussi comme catholique lorsqu’il ajoutait : « Un ministre protestant disait que dans ces dernières années, si le nombre des catholiques n’avait pas augmenté d’une manière surprenante, leur influence politique et sociale se développait d’une manière remarquable. »

Et, loyale et complète, l’expérience, enfin, a été décisive. Car les circonstances ont plutôt été défavorables, et, sans reparler des défiances que le catholicisme a longtemps excitées, même aux Etats-Unis, je ne sais à ce propos si l’on n’a pas quelque peu exagéré ce qu’il devrait d’accroissement à la seule et brutale accession du nombre. Par exemple, il y a plus de sept millions d’hommes de couleur aux Etats-Unis, nègres, mulâtres ou quarterons ; et de ce nombre il n’y en a pas 250 000 qui soient catholiques. En revanche, il y en a plus de 1 200 000 sur 4 millions de baptistes, et au moins autant de méthodistes, sur un peu plus de 5 millions ; et le méthodisme avec le baptisme sont, après le catholicisme, les deux confessions les plus nombreuses des Etats-Unis[34]. Je constate encore que si, de 1881 à 1890, il s’est établi aux Etats-Unis 655 000 immigrés d’Irlande, il s’y est fixé d’autre part 650 000 Anglais et 150 000 Écossais, lesquels sans doute ont amené peu de recrues au catholicisme. Dans la période précédente, de 1871 à 1880, les chiffres avaient été de 440 000 Anglais et 89 000 Écossais, contre 445 000 Irlandais. D’un autre côté, s’il faut compter, de 1871 à 1890, 820 000 immigrés Canadiens et 490 000 Français ou Italiens, — Français, 120 000 ; Italiens, 370 000, — je trouve, pour le même laps de temps, 787 000 immigrés Suédois ou Norvégiens, et 120 000 Danois, soit ensemble à peu près 900 000. Cela fait, au total, en vingt ans, 2 410 000 immigrés d’origine catholique et 2 235 000 d’origine protestante. On eût cru la différence infiniment plus considérable. Et il est vrai qu’il y a les Allemands qui, en y comprenant les Autrichiens, n’ont pas afflué, depuis vingt ans, en Amérique, au nombre de moins de 2 500 000, sur lesquels on peut évaluer qu’il y en a bien un tiers de catholiques, ou un peu davantage. Il est vrai que, dans les périodes précédentes, de 1840 à 1870, l’immigration catholique a de beaucoup surpassé l’immigration protestante. De 1841, par exemple, à 1850, le total de l’immigration irlandaise a été de 780 000 ; il a été de 914 000 de 1851 à 1860. Et il est vrai qu’enfin il est difficile de manier les chiffres, tant il y a de façons, et si ingénieuses, de les assembler ! Mais pourtant, de ceux que nous venons de citer on ne peut s’empêcher de conclure que les conversions doivent avoir aussi leur rôle dans le développement du catholicisme aux Etats-Unis. En 1837, les Pères du concile de Baltimore parlaient déjà des nombreuses conversions des protestans au catholicisme. Le cardinal Gibbons les évalue à 7 ou 800 dans le seul diocèse de Baltimore, qui n’est pas un des plus nombreux, — les catholiques n’y sont pas plus de 250 000 ; — et pour l’Union tout entière à une trentaine de mille par an[35].

Qui dira les mystères de l’âme ? comment on se détache d’une croyance, ou comment on y vient d’une autre ? et nous-mêmes, le savons-nous toujours ? « La doctrine de Rome touchant le purgatoire est une chose vaine, » dit un article de l’Eglise anglicane ; et des Anglicans se sont convertis au catholicisme pour n’avoir pas pu continuer d’appartenir à une Eglise « qui n’admet point les prières pour les trépassés[36]. » En Amérique même, celui-ci, cet Orestes Brownson, que les évêques d’Amérique appellent leur « grand publiciste catholique et américain, » a demandé au catholicisme la réponse que ni le kantisme, ni l’hégélianisme, ni le transcendantalisme n’avaient pu donner à ses angoisses métaphysiques ; et celui-là, le Père Hecker, y a cherché la satisfaction que le protestantisme orthodoxe ne donnait pas à ses « aspirations sociales[37]. » On en a fait l’apôtre de l’individualisme, et il n’est devenu catholique que pour avoir vu dans le catholicisme ce que l’on a depuis lors appelé le « christianisme social ! » Un autre encore disait récemment : « Je commencerai par cette déclaration surprenante que « je suis devenu chrétien parce que j’étais darwiniste » ou mieux : « C’est une conclusion darwiniste qui m’a fait accepter la vérité du christianisme[38]. » En réalité, sachons-le bien, toute conversion est affaire individuelle ; et nous n’avons rien qui nous soit plus personnel à chacun que nos motifs de croire, ni qui échappe plus complètement, sinon peut-être à toute analyse, du moins à toute généralisation. Que si cependant, et sans vouloir violer ce qu’il y a de plus intime dans les profondeurs de l’âme, nous cherchons par lesquels de ses caractères le catholicisme a le plus sensiblement agi sur les non-catholiques des États-Unis, il semble qu’on en puisse indiquer jusqu’à trois.

Il y a d’abord ce que le cardinal Gibbons appelle quelque part « la force d’attraction de l’Eglise romaine ; » et de cette force d’attraction, je pense que la raison en est, s’il m’est permis d’user ici de ces images physiques, dans la masse, dans la cohésion et dans la densité de la doctrine. En 1893, il y avait aux États-Unis 143 sectes ou « dénominations » différentes[39], dont la statistique en comptait sept comme catholiques, ce qui d’ailleurs est peu conforme à la vérité, si les vieux-catholiques, de l’école de Döllinger, sont en dehors du catholicisme romain, et aussi les Russes ou les Grecs orthodoxes. Les Grecs « uniates » seuls appartiennent au corps de l’Eglise catholique, avec lequel ils ne font qu’un, non pas deux, et la comparaison doit donc ainsi s’établir de 141 autres sectes, ou dénominations, à la seule Eglise romaine. 5 millions de méthodistes ne forment pas moins de dix-sept dénominations différentes, et 1 300 000 « luthériens » se divisent en dix-huit autres. Dans cet éparpillement de sectes, l’unité seule de l’Eglise catholique suffit déjà pour imposer. Sa continuité dans l’histoire, l’uniformité de son enseignement, la solidarité de tous ses membres entre eux, l’organisation de sa hiérarchie sont autant de signes de force ; et les Américains aiment les manifestations de la force. Ce sont autant de promesses de développement, ou de succès ; et les Américains aiment le succès. Il y faut ajouter l’éclat des cérémonies catholiques ; et les Américains aiment le faste. En 1884 et en 1889, les habitans de Baltimore n’ont pas été du tout insensibles au déploiement des pompes catholiques dans les rues de leur grande ville, et les années écoulées ne leur en ont pas fait oublier l’émouvant spectacle : impressive and memorable sight[40]. C’est qu’aussi bien, ces cérémonies elles-mêmes, et cette hiérarchie, et cette solidarité, tout cela qu’on est parfois tenté de croire extérieur, manifeste au contraire le trait essentiel du catholicisme. Qui donc a dit que « l’essence de la religion réformée était d’être une protestation contre l’organisation du christianisme en société ? » Ne serait-ce pas le Père Hecker, à moins que ce ne soit le Père Elliott, son biographe ? Mais, au contraire, le catholicisme est précisément « l’organisation du christianisme en société, » et les hommes aiment à sentir, ils aiment à penser, mais ils aiment bien plus à croire en société. Nos croyances ne vivent, pour ainsi dire, que d’être partagées.

Voici encore un moyen d’action dont dispose le catholicisme. La facilité du divorce est, dit-on, l’une des plaies de la société américaine, et dans l’un de ses livres : Our Christian heritage, le cardinal Gibbons y dénonce un des pires dangers qui menacent la civilisation de son pays. « La facilité avec laquelle on divorce en Amérique, écrivait-il en 1889, est à peine moins déplorable que l’existence du mormonisme, et en un certain sens elle est plus dangereuse, comme ayant pour elle la sanction de la loi civile[41]. » Il donnait des chiffres ; il montrait qu’en vingt ans, de 1867 à 1886, le chiffre des divorces avait été de 328 716, dont 122 121 pour les dix premières années, et 206 595 pour les dix dernières, ce qui équivalait à une augmentation de 69 p. 100, tandis que la population ne s’accroissait que de 30. « Les autorités civiles, dit encore le même cardinal Gibbons, dans son livre intitulé l’Ambassadeur du Christ, et trop souvent les sociétés chrétiennes étrangères à l’Église catholique, ont abandonné l’un après l’autre les avant-postes qui protégeaient l’institution du mariage, si bien que maintenant l’essence même de ce sacrement divin est attaquée, ébranlée et menacée de ruine. L’union des époux n’est plus pour une multitude de personnes qu’un contrat qu’on brise à volonté. » Mais, ajoutait-il, « le catholicisme seul a été de tout temps le ferme et incorruptible défenseur du mariage chrétien ; » et il recommandait instamment à son clergé de ne pas laisser passer une occasion d’insister sur ce point d’histoire, de morale, et de dogme. Il ne paraissait pas douter que, si l’on réussissait à faire entendre aux femmes combien il importe à leur dignité, à leur sécurité, à la possibilité même de leur développement moral, que le mariage soit indissoluble, on ne les ramenât en nombre au catholicisme. Et il ne me l’a pas dit, je ne le lui ai pas demandé, mais j’ai cru l’entendre, et, l’espoir qu’il exprimait dans son livre, j’ai cru comprendre qu’il l’avait vu déjà commencer à se réaliser.

Joignons enfin le caractère d’une apologétique dont il ne faudrait pas d’ailleurs s’exagérer la nouveauté, si déjà l’auteur du Génie du Christianisme la résumait d’un mot tout entière, quand il disait que « les mystères du christianisme contiennent les secrets de notre nature, » et si l’on montrerait aisément qu’elle fait le fond des Sermons de Bossuet et des Pensées de Pascal, mais enfin dont on peut dire, dont il est vrai de dire que les catholiques d’Amérique ont tiré merveilleusement parti. On la retrouvera dans les écrits du cardinal Gibbons, comme aussi dans presque tous les discours de Mgr Ireland, et encore dans deux beaux sermons de Mgr Keane, prononcés au Congrès de Chicago, l’un sur l’Idée de l’Incarnation dans l’histoire, et en Jésus-Christ, et l’autre sur la Religion dernière : the Ultimate Religion. Mais l’expression la plus complète en est peut-être celle que le Père Hecker adonnée dans une lettre au cardinal Barnabo : « Traitant chaque point de notre doctrine, y dit-il, je considérais tout d’abord à quel besoin de notre nature chaque dogme se rapportait et s’adressait spécialement. Ce besoin une fois découvert, je l’expliquais jusqu’à ce que mes auditeurs fussent pleinement convaincus de son importance. Puis la question se présentait : « Quelle est la religion « qui reconnaît cet élément ou ce besoin de notre nature, et qui peut « satisfaire ses légitimes exigences ? Est-ce le protestantisme ? » Les données du protestantisme se trouvaient hostiles ou incomplètes. La religion catholique, alors interrogée, se trouva reconnaître ce besoin, et ses réponses, appuyées sur l’autorité des Saintes Écritures, furent trouvées adéquates et satisfaisantes[42]. » Encore une fois, il n’y a rien là de nouveau, et Pascal voulait dire quelque chose de plus, mais il voulait dire aussi cela quand il nous montrait « l’homme plus inconcevable sans le mystère du péché originel, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. » L’originalité de l’apologétique américaine n’en est pas moins d’avoir comme qui dirait retrouvé l’argument et de s’en être habilement servi, non seulement pour ébranler la dogmatique protestante, mais encore pour établir l’accord de la vérité catholique avec les exigences et les besoins eux-mêmes du siècle. Elle y a réussi. Et d’ailleurs, il est possible, il paraît même certain qu’elle a un peu exalté les vertus naturelles de l’homme en général, et de l’Américain en particulier. Les raisons intrinsèques, ou plutôt subjectives, de croire aux vérités de la révélation divine ne sauraient assurément suffire à fonder la certitude objective de la révélation. A vouloir « naturaliser le surnaturel » on risquerait de le faire évanouir. On peut bien « naturaliser » le surnaturel général, on ne « naturalisera » jamais le surnaturel particulier ; et toute la question du surnaturel est la question du surnaturel particulier. Mais ce n’est pas aujourd’hui le temps d’insister, et il est certain qu’en recourant à ce moyen de promouvoir le catholicisme à l’avant-garde, pour ainsi parler, du mouvement de la pensée contemporaine, en Amérique et dans le monde, les catholiques d’Amérique ne se sont pas trompés.

C’est précisément là ce qu’il y a d’instructif dans leur exemple, et de bien plus instructif encore pour l’homme d’Etat, pour le philosophe et pour l’historien, que pour le catholique. Car le catholique peut être heureux de ce progrès du catholicisme aux États-Unis ; il en peut être fier ; il n’en est pas autrement étonné : aucun progrès de sa religion ne saurait passer l’ambition de ses espérances. Mais pour les autres, pour tous les autres, pour les indifférens, pour les libres penseurs, qu’une doctrine tant attaquée naguère, par des moyens qu’on eût crus si puissans, de tant de côtés, et à la fois ; par des ennemis qui tous, ou presque tous, avaient autant d’intérêt qu’ils mettaient d’acharnement à la dénaturer et à l’anéantir ; pour tant de raisons, que la raison même semblait autoriser, et non seulement la raison, mais la grande idole de notre temps, — c’est la science ; — qu’une telle doctrine, bien loin de succomber, n’ait peut-être jamais exercé de pouvoir plus considérable, ni réalisé de progrès plus rapides, que dans le siècle de la critique, et dans le pays où la liberté ressemble quelquefois à l’abdication de tout ce que nous appelons en Europe le droit de l’État, voilà qui est extraordinaire ! Que cette doctrine, chassée du pays qui s’était pendant des siècles appelé « très-chrétien, » — c’est le nôtre, — et persécutée par des moyens aussi violens et non moins criminels que ceux qui avaient procuré la révocation de l’Edit de Nantes, ait trouvé, dans la faiblesse même où l’on se flattait de l’avoir réduite, le principe ou plutôt le renouvellement de sa force, et qu’en plein pays protestant, en Amérique et en Angleterre, où ils n’étaient qu’à peine quelques milliers, quelques centaines, ses fidèles se comptent aujourd’hui par millions ; voilà qui est « providentiel ! » Et qu’enfin cette doctrine, qu’on accusait volontiers de contraindre la liberté de l’esprit, comme si la liberté de l’esprit ne consistait que dans le caprice de son dérèglement, n’ait eu besoin, pour répondre victorieusement à cette accusation, que de la liberté même dont ses tuteurs, — ce sont les « princes des hommes » et les « pasteurs des peuples, » — moins hardis qu’elle, l’avaient longtemps privée, voilà qui est presque miraculeux ! En tout cas, et si détachés que nous puissions être d’elle, hommes d’Etat qui ne songeons qu’à élargir nos « sphères d’influence ; » historiens qui nous vantons de n’être que les témoins impartiaux et désintéressés des faits ; philosophes qui devons savoir qu’il n’y a pas d’effet sans cause, et qu’il ne peut y avoir plus dans l’effet que dans la cause, il nous faut convenir aujourd’hui que, dans cette doctrine, il y avait donc des vertus que nous ne soupçonnions pas. Ses pires ennemis n’ont attaqué en elle qu’un vain fantôme, œuvre lui-même de leur imagination ou de leur fanatisme. Ils n’ont pas su où était le principe de sa force. Ils se sont trompés s’ils ont cru que leur esprit, ou leur éloquence, ou leur exégèse, ou leur science triompherait de ce que l’apôtre appelait son infirmité : Quum infirmor tunc potens sum ; — et l’Eglise catholique d’Amérique n’eût-elle donné que cette leçon au monde, c’en est assez pour l’illustrer à jamais.


Oserai-je dire en terminant qu’après l’Amérique, si quelqu’un a le droit de s’en féliciter, c’est sans doute la France. Lamennais avait dit, le Lamennais d’avant le schisme : « On doit peu s’étonner du progrès du libéralisme, c’est la marche naturelle des choses, et, dans les desseins de la Providence, la préparation au salut. La religion, emprisonnée dans le vieil édifice apostolique… ne reprendra son ascendant qu’en recouvrant sa liberté, et c’est là le service que ses ennemis, instrumens aveugles d’une puissance qu’ils méconnaissent, ont reçu d’en haut l’ordre de lui rendre. Tout se prépare pour une grande époque de restauration sociale, mais qui devra, comme il arrive toujours, être achetée par beaucoup de travaux, de souffrances et de sacrifices. Pour nous, qui ne serons plus là quand elle s’accomplira, saluons de loin cette espérance, comme les prophètes celle du Messie, et supplions Dieu de répandre parmi les fidèles, et le clergé surtout, les lumières qu’exige sa position présente[43]. » Quelques années plus tard, Chateaubriand écrivait à son tour : « Loin d’être à son terme, la religion du Libérateur entre à peine dans sa période politique : Liberté, Egalité, Fraternité. L’Évangile, sentence d’acquittement, n’a pas encore été lu à tous… Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières : sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s’éclaircir ; la liberté crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui ; elle remettra aux nations le testament écrit en leur faveur et jusqu’ici entravé dans ses clauses[44]. » Ces hautes paroles sont-elles plus françaises ou plus américaines ? Nous pouvons dire du moins, nous, Français, que, si nous doutions de l’écho qu’elles ont eu par-delà les mers, elles et d’autres semblables, nous n’aurions qu’à nous rappeler celles d’un Américain : « L’avenir catholique de la France, — disait Mgr Ireland, et il n’y a guère plus de cinq ou six ans, — est du plus vif intérêt pour l’Eglise catholique entière. Sachez-le bien, au fond de l’Amérique, nous vous regardons, nous catholiques, pour tirer de vous des leçons, des inspirations, et les non-catholiques pour voir ce qui vous manque, et pour blâmer l’Eglise catholique des fautes qui se commettent en France. Et si la France faiblit dans sa mission, l’Eglise catholique souffre, et on nous dit à nous : « Eh ! quoi, vous voulez que l’Amérique soit catholique. Et qu’est-ce qu’on fait dans ce pays de la France, la fille aînée de l’Eglise ? » Je ne saurais mieux terminer cette rapide esquisse du développement du catholicisme aux Etats-Unis, qu’en recommandant à l’attention de tous ceux qui se soucient un peu des destinées de notre pays, ces paroles du plus « Américain, » du plus républicain, et du plus démocrate des évêques de la catholicité.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. En y comprenant Brooklyn et Jersey City.
  2. Alexis de Tooqueville, De la démocratie en Amérique, t. III, ch. VI.
  3. Robert Baird. De la religion aux États-Unis d’Amérique, traduit de l’anglais par L. Burnier ; Paris, 1844, Delay, I, 127.
  4. G. Bancroft, Histoire des États-Unis, traduction I. Gatti de Gamond ; Paris, 1861. Didot, t. Ier, ch. VII, et t. III, ch. XIV.
  5. Memorial volume of the Centenary of St Mary’s Seminary of Saint Sulpice, 1 vol. in-8o ; Baltimore, 1891, John Murphy.
  6. Il ne sera peut-être pas indiffèrent de noter que, dans les sept évêchés de Boston, Burlington, Hartford, Manchester, Portland, Providence et Springfield, qui couvrent à peu près la surface de la Nouvelle-Angleterre, la proportion des catholiques aux protestant est de 1 525 000 à 4 700 000.
  7. Vicomte de Meaux, l’Église catholique et la liberté aux États-Unis, 2e édition ; Paris, 1893, V. Lecoffre. Livre excellent, auquel je dois beaucoup, et qui m’aurait découragé d’écrire le présent article, si je ne m’étais placé à un point de vue très différent de celui de M. de Meaux.
  8. Acta et decreta conciliorum recentiorum, Fribourg-en-Brisgau, 1875, Herder, t. III ; et Acta Concilii Plenarii Baltimorensis Tertii ; Baltimore, 1884, Murphy.
  9. Nous suivons ici, pour plus d’impartialité, la version du révérend Robert Baird, dans son livre sur la Religion aux États-Unis, II, 284, 285, mais elle n’est pas tout à fait conforme à celle que l’on trouvera dans les Annales de la Propagation de la Foi, VIII, 182, 183.
  10. Baird, la Religion, etc., I, livre II, passim.
  11. Voyez la Vie du cardinal de Cheverus, par le curé de Saint-Sulpice (M. Hamon), septième édition ; Paris, 1883, V. Lecoffre. P. 95 à 102.
  12. The Faith of our fathers, ch, XIV.
  13. Robert Baird, la Religion, etc., II, 287, 288.
  14. Les « consulteurs diocésains, » dans l’Église d’Amérique, remplissent à peu près les fonctions de nos chanoines.
  15. Elizabelh Seton et les commencemens de l’Église catholique aux États-Unis, par Mme de Barberey, 5e édition ; Paris, 1892, Poussielgue, t. Ier, p. 197.
  16. Hoffmann’s catholic directory, for the year of our Lord 1897 ; H. Wiltzius, Mihvaukee.
  17. Le collège catholique américain de Louvain s’appelle : American college of the Immaculate Conception of the Blessed Virgin Mary.
  18. Plutarque, Vie de Marcellus.
  19. L’article a paru au mois de mars de cette année, dans le Catholic World, et au mois de juillet, dans la Rassegna Nazionale, de Florence, sous le titre de l’America come è vedula dall’ estero.
  20. Le Père Hecker, fondateur des Paulistes américains, par le P. W. Elliott, de la même Compagnie, traduction française ; Paris, V. Lecoffre, p. 397.
    J’ui un peu adouci la manière dont le P. Hecker, avec une franchise tout américaine, s’explique sur « les… partisans de Döllinger. »
  21. The Faith of our fathers, ch. XI, p. 158, 159.
  22. Je crois que j’ai oublié de dire que toutes les citations que je faisais des discours de Mgr Ireland, sauf une seule, dont j’indiquerai plus loin la source, étaient tirées de l’édition qu’en a donnée l’abbé Félix Klein : l’Église et le Siècle, 8e édition ; Paris, 1894, V. Lecoffre.
  23. Sur cette question, dans laquelle je crains bien qu’il ne soit difficile à un étranger de ne pas laisser échapper plus d’une erreur, je ne crois pas commettre d’indiscrétion en disant que je m’autorise des conversations de Mgr Keane. J’emprunte les textes à un très intéressant opuscule du P. Georges Zurcher, Foreign
  24. Ce très beau Discours, prononcé dans la cathédrale de Saint-Paul, a été traduit par M°’ la comtesse Parravicino di Revel, dans la Rassegna Nazionale, du 1er septembre 1898.
  25. Voyez la brochure intitulée : Une idée nouvelle dans la vie du P. Hecker, présentée par Mgr D. J. O’Connell au Congrès catholique international de Fribourg, 1897.
  26. Voyez à ce sujet, dans la Vie du Père Hecker, page XXXII de la Préface, un curieux fragment de sermon sur saint Joseph, considéré comme patron de ceux qui travaillent de leurs mains.
  27. Le Mémoire du cardinal Gibbons a été publié dans l’Association catholique dès le mai et 15 juin 1887.
  28. Voyez l’Ambassadeur du Christ, traduction française de l’abbé André ; Paris, 1897, Lethielleux, ch. XXVII.
  29. The Parliament of Religions and religions Congresses al the World’s Columbian Exposition ; Chicago et New-York, 1894, Tennyson Neely, p. 45, 46.
  30. Voyez le Congrès des Religions à Chicago en 1893, par G. Bonet-Maury ; Paris, 1895, Hachette.
  31. Newman, Discourses addressed to Mixed Congregations, traduits en français sous le titre de Conférences adressées aux Protestans et aux Catholiques ; Paris, 1853, Sagnier et Bray.
  32. Lettre à l’évêque de Saint-Flour, du 28 novembre 1890. Voyez aussi l’Encyclique Libertas, du 20 juin 1888.
  33. Concilii plenarii tertii, etc., p. 77. De puerorum seminariis.
  34. Les presbytériens ne sont pas plus de 1 500 000.
  35. L’Ambassadeur du Christ, traduction française de l’abbé André, p. 456.
  36. Comment j’entrai au bercail (How I came home), par lady Herbert of Lea, traduction française de L. de Beauriez ; Paris, 1898, Perrin, p. 59, 60.
  37. Voyez la Vie du P. Hecker, traduction française, p. 30.
  38. Johannes Jorgensen, le Néant et la Vie, traduction de M. P. d’Armailhacq ; Paris, 1898, Perrin.
  39. J’emprunte ces indications au remarquable rapport du Rév. H. K. Carroll, Government census of Churches, in the Parliament of Religions, p. 690.
  40. D. C. Gilman, Baltimore, dans le Saint-Nicolas d’août 1893.
  41. Our Christian heritage, by James cardinal Gibbons ; Baltimore, 1889, Murphy, ch. XXXV et dernier : Des dangers qui menacent notre civilisation américaine.
  42. La Vie du Père Hecker, traduction française, Préface, p. XIII.
  43. Lettre à l’abbé de Hercé, 16 juillet 1830, citée par M. A. Roussel dans son livre sur Lamennais ; Rennes, 1892, Caillière. Cf. une belle lettre à M. de Senfft, datée du 18 avril 1831.
  44. Mémoires d’Outre-tombe, Conclusion.