Juven (p. 164-168).

CHAPITRE XXIV

Où l’on voit, tel saint Michel terrassant le démon, notre ami Cap avoir raison des plus basses températures.


Le phénomène généralement désigné sous le nom de « froid » provient, neuf fois sur dix, de la température.

Supprimez la cause, vous supprimez l’effet ; d’un abaissement plus ou moins considérable élevez la température, vous serez tout étonné de voir disparaître le froid.

De là, sans doute, cette antique coutume, aussi vieille que le monde, de faire du feu pour se réchauffer.

Rien n’est plus simple que de faire du feu, mais rien, hélas ! n’est aussi coûteux.

Et plus l’humanité vieillira, vous m’entendez bien, plus les combustibles verront leurs prix atteindre les plus hauts sommets des vertigineux tarifs. Ah ! pour les gens frileux, l’avenir s’annonce sous une bien sombre couleur. (Si encore c’était le rouge sombre !)

Est-ce à dire que la situation soit désespérée ?

Non. Mais dès maintenant, mes chers amis, il s’agit de ne plus faire les poires ; il nous faut abandonner le vieux système barbare de chaufferie par combustion de bois, charbon, coke, etc., etc.

En un mot, sur cette branche comme sur toutes les autres où s’accrochent les mille problèmes de la vie, déterminons-nous, une bonne fois, à nous montrer scientifiques et à, loin des routines ancestrales, mais bien dans le radieux firmament de la véritable civilisation moderne, chercher le flambeau qui nous guide, je ne dis pas au bonheur parfait, puisque le bonheur parfait ne saurait être de ce monde, assure Machin, mais tout modestement, et ce sera encore bien joli, n’est-ce pas ? au confortable. Ouf !

Mais assez de préambule. Arrivons au fait !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était de nuit ; nous nous trouvions, le Captain Cap et moi, seuls dans un wagon de la ligne de l’Ouest, quand un brave employé changea nos bouillottes.

Malheureusement, soit économie de l’administration, soit personnelle erreur, il changea nos deux bouillottes borgnes contre deux autres aveugles, c’est-à-dire, et je crois en être certain, qu’il nous infligea deux de ces ustensiles provenant d’un wagon voisin, cependant que le wagon voisin bénéficiait des nôtres. (Ce n’est pas autrement qu’on fait les bonnes maisons.)

Moi, je me contentai de hausser les épaules (lié que je suis par les bienfaits de la Compagnie de l’Ouest) ; mais mon compagnon entra dans une colère abominable et accabla tout le personnel de la gare d’une foule opaque d’injures diverses.

Puis, s’adressant à moi :

— Et dire, s’écria-t-il, qu’il en sera toujours ainsi tant qu’on n’adoptera pas mon système !

— Votre système, Cap ?

Aimez-vous les gens à système ? Quoi de plus agréable dans les longs parcours !

Comme dans presque toutes les inventions, géniales, le hasard fut de beaucoup dans la découverte qui va nous occuper.

Le hasard, peut-être pas, mais les circonstances, pour dire plus juste.

Cap[1] donc accomplissait son service militaire dans je ne sais plus quelle garnison montagneuse, très réputée pour son extrême frigidité.

Une nuit qu’il était de faction près de la poudrière et qu’il avait oublié ses gants, une terreur folle le prit : ses deux mains, ses deux pauvres mains, subitement, s’engourdissaient à vue d’œil, si j’ose m’exprimer ainsi, et, nul doute ! ces appendices, si utiles à l’homme, allaient, radicalement, geler.

Horrible situation !

Avoir les mains gelées !

Et le pauvre garçon, lâchant vite son flingot, se mit à souffler dans ses doigts, frappa ses mains l’une contre l’autre, les enfouit dans ses poches et dans les replis intimes de son vêtement.

Rien n’y faisait : ses mains, il en avait la perception effroyablement nette, prenaient à grands pas le chemin du gel définitif.

C’est alors qu’il l’eut, l’éclair de génie !

Se saisissant de son fusil, il n’hésita pas à faire feu dans le noir et à tirer, coup sur coup, une demi-douzaine de cartouches.

Après quoi, approchant ses mains endolories du canon brûlant de son lebel, il sentit la circulation se rétablir : il était sauvé !

C’est ce procédé que Cap qualifie son système et qu’il cherche, en vain, à faire adopter par les compagnies de chemin de fer et autres. Mais la routine, la damnée routine !


  1. Avant de se vouer à la marine, Cap tint à faire quelques années de service dans l’armée de terre, afin de se rendre compte, assure-t-il, des abus qu’on y voit fourmiller.