Juven (p. 151-158).

CHAPITRE XXII

Dans lequel le Captain Cap se paye — et dans les grandes largeurs, encore ! — la tête de l’estimable M. Alphonse Allais.


Je ne pardonnerai pas de longtemps à ce froid fumiste de Cap l’atroce — oui atroce ! — plaisanterie qu’il vient d’exercer à mon détriment.

Quand il s’en mêle, Cap ne vole pas son nom de Captain et les bateaux qu’il monte sont de vrais bateaux.

Il y a quelques semaines, un monsieur rencontré au cours de je ne sais quelle débauche et avec lequel nous avions contracté, sur l’heure, les liens d’une inoxydable amitié, nous avait bien recommandé :

— Surtout, si vous allez en Touraine, ne vous avisez pas de quitter le pays sans passer quelques jours chez moi, à B… Je vous mettrai en rapport avec un de ces petits Vouvray !… un de ces petits Bourgueil !… un de ces petits Chinon !… un de ces petits Saint-Avertin !…

Quatre significatifs claquements de langue ponctuaient ces alléchances.

— Ça vous changera, ajoutait-il, de vos infernaux whisky cocktails[1].

J’avais depuis longtemps oublié l’aimable invitation de M. Laidgency (car tel est son nom) quand Cap, un beau matin, me proposa :

— Tu ne sais pas ? On devrait bien aller goûter aux crus de notre ami de l’autre jour.

— C’est une idée !… Garçon, l’indicateur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut seulement à la gare de B… que nous constatâmes l’absence sur notre carnet de l’adresse exacte de Laidgency.

— Bah ! fit Cap, le premier cocher d’omnibus venu nous renseignera. Un tel homme doit être populaire dans son endroit.

En effet, le premier cocher d’omnibus venu renseigna Cap et le renseigna au moyen de sept ou huit mots à peine, mais qui suffirent à éclairer la religion de Cap.

J’insiste :

Je n’avais pas entendu la réponse du cocher, mais, étant donné le laps infinitésimal de la durée du colloque, je pouvais sans crainte d’exagération, évaluer cette réponse à sept ou huit mots au plus, mettons dix, pour être munificent.

Cap me dit :

— Je sais où c’est. Viens.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La petite ville de B… (comme beaucoup de petites villes sur la ligne d’Orléans), possède une gare située dans un faubourg assez lointain de la vraie agglomération citadine, dont elle est séparée par une longue avenue de tilleuls[2].

Contemporaine, au bas mot, de François Ier, cette historique cité présente à l’œil ravi du voyageur un lacis inextricable de petites rues pittoresques, je n’en disconviens pas, mais au plus haut point labyrintheuses.

La merveille était que ce damné Captain se dirigeât, par ce dédale, avec l’aisance et la désinvolture qu’il aurait mises à se balader dans Chicago, Québec, ou toute autre de ses villes natales.

De deux choses l’une, pensais-je, ou Cap est déjà venu à B…, mais je suis sûr du contraire, ou il marche à l’aveuglette au risque de nous égarer.

De temps en temps, avec l’air d’un augure consultant les oiseaux du ciel, Cap levait au firmament un regard inspiré, puis :

— Prenons à gauche, indiquait-il autoritaire.

— Es-tu bien sûr ?… je commence à être fatigué, tu sais.

Et mon ami de hausser les épaules.

Puis bientôt :

— Tu vois cette grande maison en briques ? étendit-il une main triomphale. Eh bien, c’est là.

C’était là !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comment diable avait-il pu se faire que, grâce au si court, au si furtif renseignement du cocher (dix mots, je l’ai su depuis) il ait su se diriger, avec une telle précision, dans une ville infiniment compliquée où il n’avait jamais fichu les pieds, vers un logis qu’il me désignait à l’avance bien que ne l’ayant jamais considéré jusqu’à ce jour ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Laidgency nous reçut royalement, mais je ne pus, de la nuit, clore l’œil, tant j’étais agacé par l’irritante énigme sur laquelle Cap se contentait de dire :

— J’ai le sens de l’orientation poussé au dernier point. Rien de plus.

Accrue peut-être par l’excessive consommation que nous avions faite au dîner des principaux crus tourangeaux, ma surexcitation ne connaissait plus de bornes.

Dix fois, vingt fois, pendant le repas, j’avais supplié Cap :

— Tu vois dans quel énervement ridicule, je le confesse, mais réel, tu me jettes avec ton refus d’explication. Ce que tu fais là n’est pas d’un ami.

— Mais, répétait Cap froidement, puisque je te le dis ! Il n’y a dans ce petit événement rien que de fort naturel. Je suis doué au plus haut point du sens de l’orientation !

Impossible d’en tirer un mot de plus !

Notre gracieux hôte, M. Laidgency, ne réussit pas mieux dans sa tentative de projeter un rayon de lumière sur ce curieux mystère.

Vers minuit, lorsque nous nous quittâmes pour regagner chacun notre chambre, l’idée me vint, craignant pour le lendemain de supposer, en ma détresse, quelque hallucination provoquée par trop de Vouvray, l’idée me vint, dis-je, avant de me coucher, de rédiger comme un petit procès-verbal de l’aventure qui me préoccupait si fort, et j’écrivis :

« Aujourd’hui, invités à passer quelques jours chez M. Laidgency, nous sommes arrivés, mon ami Cap et moi, à B…, petite ville où jamais (j’en suis sûr) ni Cap ni moi n’avons mis les pieds.

« Ignorant l’adresse de notre hôte, Cap s’en informa auprès d’un cocher d’omnibus qui stationnait dans la cour de la gare.

« Ce dernier fournit à Cap le renseignement demandé, mais d’une façon si sommaire que l’ensemble du colloque ne dépassa pas une durée de dix secondes.

« Malgré cette indication si forcément rudimentaire, malgré le lointain du domicile visé et la complication à peu près inextricable des petites rues et ruelles de la ville de B…, Cap me conduisit tout droit, sans l’ombre d’une erreur ou d’une hésitation, chez M. Laidgency.

« Mieux encore, en débouchant dans la rue qu’habite ce monsieur, Cap me désigna un immeuble distant de nous d’environ cinquante mètres, en me disant : « Tu vois cette grande maison en briques, c’est là que demeure notre ami. »

« Cap ne se trompait pas.

« Diaboliquement ravi de me voir si intrigué, Cap se refuse à la moindre explication.

« Si demain je n’ai pas le mot de l’énigme, je suis parfaitement disposé à tuer Cap et à périr ensuite, au besoin, sur l’échafaud. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, toujours lanciné par mon insupportable hantise, je me lève avant tout le monde et je file vers la gare.

J’ai mon idée.

Précisément un omnibus arrive, conduit par le cocher consulté hier.

— Pourriez-vous, mon brave, me donner l’adresse de M. Laidgency ?

— M. Laidgency ? La grande maison en briques vis-à-vis la poste…

— Pas un mot de plus, mon brave, merci ! Voici vingt sous pour vous.

Je respire longuement.

Je suis soulagé.

Le mot de l’énigme vient de me fulgurer !

Fallait-il que je sois bête, tout de même, pour me mettre en tels états, alors que si simple la clef du mystère !

Les regards que la veille, au cours de notre marche, j’avais vu Cap lever au ciel, tel l’augure consultant le vol des oiseaux, ces regards ne consultaient que la direction des fils télégraphiques partant de la voie ferrée pour se diriger vers le bureau de poste de B…

Ça n’était pas plus malin que ça !

Mais du jour où l’on adoptera administrativement la télégraphie sans fil, il faudra que mon « practical joker » Cap trouve autre chose.


  1. Dans votre verre à mélange mettez quelques petits morceaux de glace, quelques gouttes d’angustura, une petite quantité de curaçao et de liqueur de noyaux, complétez avec du scotch whisky. Agitez, passez et versez. Lorsque le cocktail est servi, coupez délicatement et en fines lames un zeste de citron que vous cassez légèrement en deux afin d’en faire jaillir le jus et que vous plongez ensuite dans le verre.
  2. En certaines autres cités, les tilleuls sont remplacés par des platanes. Chaque peuple a ses usages.