Le Cap au diable/Chapitre VI

Firmin H Proulx (p. 21-26).

VI


Si tout paraît tranquille au dehors d’un vaisseau qui se dirige vers sa destination, souvent il n’en est pas ainsi à l’intérieur.

Madame St.-Aubin, avec son enfant, avait été confinée dans une pauvre alcôve qu’on se plaisait à appeler emphatiquement «  la chambre ». Elle n’y fut pas bien longtemps sans ressentir les terribles effets du mal de mer. Ce mal dont nous nous plaisons quelquefois à rire, moissonne pourtant un bon nombre de victimes. Madame St.-Aubin, douée d’une faible santé, dut plus que beaucoup d’autres, en souffrir ; malgré le froid du soir, elle fut contrainte de remonter sur le pont, tenant son enfant dans ses bras. On n’imagine pas quelle est la brutalité de quelques marins. Ils paraissaient se faire un plaisir de tourmenter ceux qui sont pour ainsi dire sous leur domination. La pauvre femme qui, vu ses malheurs, aurait plutôt mérité la pitié et la compassion, fut en butte elle-même aux plus mauvais traitements. Fatiguée par la maladie, réservant le peu de forces qui lui restaient pour couvrir son enfant et la préserver du froid ; elle était loin de croire qu’il y avait auprès d’elle un espèce de tyran, sous forme d’un grand matelot, tenant un sceau plein d’eau : «  Madame, lui dit-il, les ordres du Capitaine sont que nous arrosions le pont, changez de côté. » À peine s’était-elle éloignée que l’eau versée par le matelot vint presque l’inonder. L’enfant qui dormait dans ses bras en fut éveillée. Elle alla s’asseoir un peu plus loin, mais les mêmes menaces lui furent réitérées, suivies de la même exécution.

En vain se plaignit-elle au Capitaine des mauvais traitements qu’on lui faisait endurer ; il hochait la tête sans lui répondre ; on eût dit que c’était un parti pris de maltraiter la malheureuse femme. Comme l’a dit Lafontaine : «  La raison du plus fort est toujours la meilleure. »

La nourriture du bord n’était pas celle à laquelle Madame St.-Aubin était accoutumée ; comme de raison ordre avait été donné au cuisinier de ne servir qu’une nourriture ordinaire à la passagère de chambre. Aussi lorsque l’enfant voyait sur la table quelque chose qui flattait son goût, qu’elle en demandait une toute petite part au Capitaine, celui-ci ne l’entendait pas, ce plat était pour lui. Souffrir pour soi-même, ce n’est rien pour la mère, mais voir souffrir son enfant et n’être pas capable de lui donner ce dont elle a besoin, voilà la souffrance réelle que ne comprennent que celles qui l’ont ressentie. Dans ces moments la pauvre mère pressait son enfant sur son cœur et priait de toutes ses forces celui à qui nous demandons le pain de chaque jour, secours et protection.

Comme si cette prière devait être immédiatement exaucée elle vit un jour un matelot aux formes athlétiques, mais à la figure franche et ouverte, tenant sa casquette sous son bras, qui s’approchait d’elle et lui dit : « Madame, si vous voulez me prêter la petite, je vais l’emmener dans la cuisine, O’Brien m’a dit qu’il lui avait préparé un fameux déjeûner. » Ce fut avec joie qu’elle lui abandonna son enfant, et peut-être dut-elle appréhender que le matelot, par crainte de faire mal à la petite, en la tenant dans ses bras, ne la laissât choir. Quelle fut la macédoine qu’O’Brien servit à l’enfant ? Dieu seul le sait ; mais toujours est-il qu’en revenant elle dit à sa mère : « Viens donc, ma bonne maman, dans la cuisine, l’homme qui nous y fait la nourriture n’est pas mauvais comme les autres ; et je t’assure qu’il m’en avait préparé un bon déjeuner. » Peu d’instants après, O’Brien arriva lui-même tenant gauchement un pot rempli d’excellent thé qu’il destinait à Madame St.-Aubin.

Il était facile de voir quels efforts il avait faits pour que tout parut net et convenable. Le pot était dépoli par les frictions répétées pour le rendre luisant et ses mains étaient presqu’exemptes de goudron. Le regard de gratitude qu’elle lui adressa en dit plus que ses paroles. Il y a chez les hommes de cœur un langage particulier qui fait qu’ils se devinent et s’entr’aident au besoin. Le remercîment qu’elle lui exprima, lui fit venir les larmes aux yeux. Deux protecteurs étaient maintenant acquis à Madame St.-Aubin. Tom, le fort et robuste matelot et O’Brien le cuisinier. Le premier était respecté de l’équipage du vaisseau, car il avait dans maintes occasions prouvé une force véritablement herculéenne.

Le soir donc du jour dont nous venons de parler, il annonça au souper, qu’il tannerait vive la peau à celui qui oserait encore tourmenter la pauvre Dame Acadienne. Et certes, chacun savait que pour ces sortes de justices sommaires, Tom n’avait jamais manqué de tenir sa promesse. Ce fut en conséquence de cet avertissement, que si Madame St.-Aubin ne rencontra pas plus de sympathie et de prévenance de la part des gens du vaisseau, du moins ne fut-elle pas autant en butte à leurs mauvais traitements.

Cependant le navire poussé par une forte brise du nord-est était sorti du Golfe et on apercevait déjà les Isles du Grand Fleuve.

On était au soir de la troisième journée depuis les incidents que nous venons de rapporter. Le navire avait toujours fait bonne route, car le vent fraîchissait de plus en plus, incliné sur son bord, ses hautes hunes baisaient presque la mer houleuse qui s’élevaient en de terribles tourbillons. Mais les malheureux émigrants pressés les uns contre les autres, dans la cale, faisaient d’inutiles efforts pour s’empêcher de se heurter à chaque secousse sur une paroi ou sur l’autre du bâtiment. Les cris de douleur des enfants, les lamentations des femmes, joints au bruit des manœuvres des matelots, l’obscurité et l’infection qui régnaient dans ce cloaque, de plus les sifflements furieux du vent, les cordages frémissants et palpitants au souffle de la tempête, mais par-dessus tout la nuit qui s’approchait, la nuit avec son triste voile de misère, d’angoisses et d’inquiétudes ; et le vaisseau comme frappé d’épouvante refusant d’obéir au gouvernail : telle était la scène qu’offrait le «  Boomerang. ».

Nous étions aux grandes mers de mai ; et il était rare qu’à cette époque les belles rives du Saint-Laurent ne fussent pas témoins de quelques sinistres maritimes.

Par l’ordre du Capitaine on avait à peu près cargué toutes les voiles, car le ciel de plus en plus sombre présentait un immense chaos de nuages qui se heurtaient, s’entre-déchiraient et se culbutaient. La mer écumant de vagues furieuses, l’horizon se rétrécissant à chaque instant, mais par-dessus tout les ténèbres qui déjà les enveloppaient. Qu’allaient donc devenir les pauvres émigrants ?

Ordre fut donné de fermer toutes les écoutilles et de mettre à la cape. Plusieurs fois déjà une mer furieuse était venue retomber sur le pont. Les matelots s’étaient attachés pour n’être pas emportés. Le Capitaine lui-même, pâle de terreur, avait pris toutes les précautions nécessaires pour sauver sa vie dans un cas de sinistre.

Blottie dans son étroite cabine, pressant avec transport son enfant dans ses bras, Madame St.-Aubin, mourante de frayeur plutôt pour les dangers que courait son enfant que pour elle-même, adressait au ciel de ferventes prières, le suppliant de conserver la vie à la pauvre orpheline. Oh ! combien elles durent être longues et amères les heures de cette terrible nuit, combien elles durent être tristes et désespérantes les pensées de la pauvre femme privée de tout secours, au milieu d’étrangers, dans les horreurs de la tempête.

Elle était au milieu de ses réflexions, peut-être, lorsque l’ouragan redoublant de force et de violence imprima au vaisseau une terrible secousse ; les mâts craquèrent, un d’eux se rompit… le navire venait de toucher un écueil. D’immenses cris de terreur et de désespoir sortirent de la cale. Ils étaient poussés par les émigrants ; c’était une voie d’eau qui venait de se déclarer. Une voie d’eau, une voie d’eau ! Qui peut comprendre ce qu’il y a dans ces mots d’avenir et de passé : D’avenir pour celui qui aspire à de longs et d’heureux jours ; de passé, pour celui qui regrette et qui pleure.

La mer roulait avec fracas sur les rochers qui se trouvaient à une bien petite distance. Le capitaine avait ordonné de faire jouer les pompes, mais les vagues avaient emporté les quelques matelots qui avaient voulu se mettre à la besogne. Les masses d’eau avaient couché le vaisseau sur son flanc. Il n’y avait plus d’autre moyen, le Capitaine avait fait jeter les chaloupes et avait sauté dans la meilleure avec ses matelots. Cette lâche et infâme conduite lui fut funeste, car à peine s’étaient-ils éloignés de quelques pieds du vaisseau naufragé, que l’embarcation qu’ils montaient chavira.

Cependant le temps s’était un peu éclairci, on commençait à entrevoir une petite lueur vers l’aurore, mais la mer était toujours furieuse. L’eau avait entièrement envahi la cale, aucuns cris, aucunes plaintes ne se faisaient plus entendre ; le silence de la mort planait sur les malheureux émigrants. Dieu avait pris pitié d’eux ; tous ensemble ils dormaient de l’éternel repos. Le vent paraissait avoir un peu diminué. Quatre personnes vivantes restaient à bord : c’étaient Madame St.-Aubin et son enfant, Tom et O’Brien.

La cabine qu’occupait Madame St.-Aubin était d’un niveau plus élevé que le fond de la cale où se trouvaient les émigrants ; à cette circonstance elle devait de n’avoir pas partagé le sort de ses malheureux compagnons d’infortune.

Les deux matelots avaient toujours persisté à rester attachés aux parois du navire. Au clapotement de l’eau dans la cale, au craquement du vaisseau, ils comprirent bientôt que celui-ci ne pouvait pas tenir longtemps sans se disjoindre entièrement. Ils coupèrent donc les cordes qui les retenaient attachés ; O’Brien alla ouvrir l’écoutille pour voir s’il pouvait encore être utile à quelques-uns de ses infortunés compatriotes. Mais, vain espoir ! Tous se tenaient fortement embrassés les uns les autres dans une suprême et dernière étreinte ; et chaque vague furieuse qui venait frapper le vaisseau, faisait passer par la répercussion sur la tête des cadavres inanimés les masses d’eau qui les avaient envahis. Tom ouvrit la porte de la cabine, Madame St.-Aubin vivait encore ; quoique dans l’eau jusqu’à la ceinture. D’une main, elle se tenait cramponnée à une barre de fer avec toute l’énergie du désespoir, de l’autre elle soutenait son enfant au-dessus de son épaule.

Il était temps que ce secours lui arriva, car défaillante, la force surnaturelle qui l’avait jusqu’alors soutenue, allait l’abandonner. La saisir dans ses bras, la transporter sur le pont avec son enfant, fut pour Tom l’affaire d’un instant ; il les attacha solidement après les avoir recouvert de son habit et de quelques lambeaux de voiles. Avec son compagnon, il se mit en devoir de construire un petit radeau. Il est difficile de se figurer les peines inouïes qu’ils éprouvèrent dans l’exécution de ce travail. Pendant ce temps, le navire menaçait de plus en plus de s’ouvrir, l’eau l’enveloppait presque de toutes parts, il n’en restait plus qu’un petit endroit ; une minute plus tard, et tout était perdu.

Tom aussitôt attacha Madame St.-Aubin et son enfant sur le petit radeau, en saisit un des cordages, puis une vague immense recouvrit le vaisseau ; elle entraîna dans sa fureur tout ce qui était sur le pont. Malheureusement O’Brien ne fut pas assez prompt pour imiter son compagnon, l’abîme s’ouvrit pour lui. Longtemps il lutta avec toute l’énergie que peut donner l’instinct de conservation, il nagea quelques temps pour atteindre le radeau qui, un instant englouti, était revenu péniblement à la surface. Ceux qui étaient sur la frêle embarcation purent suivre d’un œil désespéré les efforts de ce généreux marin pour sauver sa vie, sans qu’ils pussent eux-mêmes lui porter aucun secours. Enfin ils virent la vague le recouvrir, puis celui-ci revenir à la surface pour être englouti encore, ils le virent, dis-je reparaître une troisième fois, mais une dernière nappe d’eau le recouvrit pour toujours. La mer comptait une victime de plus ! Pendant cette scène, un affreux craquement s’était fait entendre dans la direction du vaisseau, il venait de s’ouvrir. Ses débris et les monceaux de cadavres qu’il contenait entourèrent le radeau en un instant. Madame St.-Aubin était mourante.

Lorsque l’attention de Tom fut un peu détourné de ce navrant spectacle, son oreille exercée de marin l’avertit que la mer se brisait à une bien faible distance d’eux sur les rochers de la côte : «  Courage, » dit-il à Madame St.-Aubin, «  courage pour vous et votre chère petite enfant, dans peu d’instants nous toucherons la terre. » Ces quelques paroles ranimèrent la malheureuse femme. La mer était encore grosse et houleuse, mais le vent diminuait sensiblement et le jour commençait à poindre. Dans une éclaircie, ils aperçurent à quelques centaines de pas d’eux, les rochers d’un cap, et ce cap c’était le «  Cap au Diable » d’aujourd’hui. Cette vue ranima leur espoir. Ce qui se passa de temps avant qu’ils y parvinssent fut de peu de durée, mais Dieu sait ce qu’endurèrent les malheureuses victimes du naufrage pendant ce court trajet.

Ils étaient à la veille de toucher le rivage, lorsqu’une mer plus haute, plus furieuse encore que toutes les autres, jeta violemment le radeau sur un écueil à fleur d’eau et le mit en pièces. Il y eut un dernier cri d’angoisse parti du sein de Madame St.-Aubin, elle fut lancée à l’eau ; Tom s’y précipita aussitôt pour la secourir et, l’enlaçant dans ses bras, il nagea avec elle vers le rivage. Quelques instants après, on eut pu voir, gisant sur la plage, le cadavre du pauvre matelot dont la tête avait été brisée sur un rocher, en préservant Madame St.-Aubin. À quelques pas plus loin, le corps inanimé de celle-ci, tandis que les restes du radeau emportant l’enfant mourante allaient aborder dans une petite anse un peu plus éloignée.