Le Candidat (éd. L. Conard, 1910)/Texte entier

ThéâtreLouis Conard (p. 1-155).


LE CANDIDAT


COMÉDIE EN QUATRE ACTES


Représentée sur le Théâtre du Vaudeville, les 11, 12, 13 et 14 mars 1874.
PERSONNAGES. ACTEURS.
 
ROUSSELIN, 56 ans MM. Delannoy.
MUREL, 34 ans Goudry.
GRUCHET, 60 ans Saint-Germain.
Julien DUPRAT, 24 ans Train.
Le Comte de BOUVIGNY, 65 ans Thomasse.
ONÉSIME, son fils, 20 ans Richard.
DODART, notaire, 60 ans Michel.
PIERRE, domestique de M. Rousselin Ch. Joliet.
Mme  ROUSSELIN, 38 ans MMmes H. Neveux.
LOUISE, sa fille, 18 ans J. Bernhardt.
Miss ARABELLE, institutrice, 30 ans Damain.
FÉLICITÉ, bonne de Gruchet Bouthié.
MARCHAIS MM. Royer.
HEURTELOT Lacroix.
LEDRU Cornagli.
HOMBOURG Colson.
VOINCHET Moisson.
BEAUMESNIL Fauvre.
Un Garde champêtre Bource.
Le Président de la réunion électorale Jacquier.
Un Garçon de café Vaillant.
Un Mendiant Jourdan.


Paysans, ouvriers, etc.

L’action se passe en province.

Les mots entre deux crochets ont été supprimés par la Censure.

Le texte de cette édition du Candidat
est conforme à celui de l’édition originale. Paris 1874.
Charpentier et Cie, édit.


ACTE PREMIER.


Chez M. Rousselin. — Un jardin. — Pavillon à droite. — Une grille occupant le côté gauche.

Scène première.

MUREL, PIERRE, domestique.
Pierre est debout, en train de lire un journal. — Murel entre, tenant un gros bouquet qu’il donne à Pierre.
Murel.

Pierre, où est M. Rousselin ?

Pierre.

Dans son cabinet, monsieur Murel ; ces dames sont dans le parc avec leur Anglaise et M. Onésime… de Bouvigny !

Murel.

Ah ! cette espèce de [séminariste][1] à moitié gandin ? J’attendrai qu’il soit parti, car sa vue seule me déplaît tellement !…

Pierre.

Et à moi donc !

Murel.

À toi aussi ! Pourquoi ?

Pierre.

Un gringalet ! fiérot ! pingre ! Et puis, j’ai idée qu’il vient chez nous… (Mystérieusement.) C’est pour Mademoiselle !

Murel, à demi-voix.

Louise ?

Pierre.

Parbleu ! sans cela les Bouvigny, qui sont des nobles, ne feraient pas tant de salamalecs à nos bourgeois !

Murel, à part.

Ah ! ah ! attention ! (Haut.) N’oublie pas de m’avertir lorsque des messieurs, tout à l’heure, viendront pour parler à ton maître.

Pierre.

Plusieurs ensemble ? Est-ce que ce serait… par rapport aux élections ?… On en cause…

Murel.

Assez ! Écoute-moi ! Tu vas me faire le plaisir d’aller chez Heurtelot le cordonnier, et prie-le de ma part…

Pierre.

Vous, le prier, monsieur Murel !

Murel.

N’importe ! Dis-lui qu’il n’oublie rien !

Pierre.

Entendu !

Murel.

Et qu’il soit exact ! qu’il amène tout son monde !

Pierre.

Suffit, monsieur ! j’y cours !

(Il sort.)



Scène II.

MUREL, GRUCHET.
Murel.

Eh ! c’est monsieur Gruchet, si je ne me trompe ?

Gruchet.

En personne ! Pierre-Antoine pour vous servir.

Murel.

Vous êtes devenu si rare dans la maison !

Gruchet.

Que voulez-vous ? avec le nouveau genre des Rousselin ! Depuis qu’ils fréquentent Bouvigny, — un joli coco encore, celui-là, — ils font des embarras !…

Murel.

Comment ?

Gruchet.

Vous n’avez donc pas remarqué que leur domestique maintenant porte des guêtres ! Madame ne sort plus qu’avec deux chevaux, et dans les dîners qu’ils donnent, — du moins, c’est Félicité, ma servante qui me l’a dit, — on change de couvert à chaque assiette.

Murel.

Tout cela n’empêche pas Rousselin d’être généreux, serviable !

Gruchet.

Oh ! d’accord ! plus bête que méchant ! Et pour surcroît de ridicule, le voilà qui ambitionne la députation ! Il déclame tout seul devant son armoire à glace, et la nuit, il prononce en rêve des mots parlementaires.

Murel, riant.

En effet !

Gruchet.

Ah ! c’est que ce titre-là sonne bien, député !!! Quand on vous annonce : « Monsieur un tel, député, » alors, on s’incline ! Sur une carte de visite, après le nom « député », ça flatte l’œil ! Et en voyage, dans un théâtre, n’importe où, si une contestation s’élève, qu’un individu soit insolent, ou même qu’un agent de police vous pose la main sur le collet : « Vous ne savez donc pas que je suis député, Monsieur ! »

Murel, à part.

Tu ne serais pas fâché de l’être, non plus, mon bonhomme !

Gruchet.

Avec ça, comme c’est malin ! pourvu qu’on ait une maison bien montée, quelques amis, de l’entregent[2] !

Murel.

Eh ! mon Dieu ! quand Rousselin serait nommé !

Gruchet.

Un moment ! S’il se porte, ce ne peut être que candidat juste-milieu ?

Murel, à part.

Qui sait ?

Gruchet.

Et alors, mon cher, nous ne devons pas… Car enfin nous sommes des libéraux ; votre position, naturellement, vous donne sur les ouvriers une influence !… Oh ! vous poussez même à leur égard les bons offices très loin ! Je suis pour le peuple, moi, mais pas tant que vous ! Non… non !

Murel.

Bref, en admettant que Rousselin se présente ?…

Gruchet.

Je vote contre lui, c’est réglé !

Murel, à part.

Ah ! j’ai eu raison d’être discret ! (Haut.) Mais avec de pareils sentiments, que venez-vous faire chez lui ?

Gruchet.

C’est pour rendre service… à ce petit Julien.

Murel.

Le rédacteur de l’Impartial ?… Vous, l’ami d’un poète !

Gruchet.

Nous ne sommes pas amis ! Seulement, comme je le vois de temps à autre au cercle, il m’a prié de l’introduire chez Rousselin.

Murel.

Au lieu de s’adresser à moi, un des actionnaires du journal ! Pourquoi ?

Gruchet.

Je l’ignore !

Murel, à part.

Voilà qui est drôle ! (Haut.) Eh bien, mon cher, vous êtes mal tombé !

Gruchet.

La raison ?

Murel, à part.

Ce Pierre qui ne revient pas ! J’ai toujours peur… (Haut.) La raison ? c’est que Rousselin déteste les bohèmes !

Gruchet.

Celui-là, cependant…

Murel.

Celui-là surtout ! et même depuis huit jours…

Il tire sa montre.
Gruchet.

Ah çà ! Qui vous démange ? Vous paraissez tout inquiet.

Murel.

Certainement !

Gruchet.

Les affaires, hein ?

Murel.

Oui ! mes affaires !

Gruchet.

Ah ! je vous l’avais bien dit ! ça ne m’étonne pas !…

Murel.

De la morale, maintenant !

Gruchet.

Dame, écoutez donc, chevaux de selle et de cabriolet, chasses, pique-niques, est-ce que je sais, moi ! Que diable ! quand on est simplement le représentant d’une compagnie, on ne vit pas comme si on avait la caisse dans sa poche.

Murel.

Eh ! mon Dieu, je payerai tout !

Gruchet.

En attendant, puisque vous êtes gêné, pourquoi n’empruntez-vous pas à Rousselin ?

Murel.

Impossible !

Gruchet.

Vous m’avez bien emprunté à moi, et je suis moins riche.

Murel.

Oh ! lui ! c’est autre chose !

Gruchet.

Comment, autre chose ? un homme si généreux, serviable ! Vous avez un intérêt, mon gaillard, à ne pas vous déprécier dans la maison.

Murel.

Pourquoi ?

Gruchet.

Vous faites la cour à la jeune fille, espérant qu’un bon mariage…

Murel.

Diable d’homme, va !… Oui, je l’adore. Mme Rousselin ! Au nom du ciel, pas d’allusion !

Gruchet, à part.

Oh ! oh ! tu l’adores. Je crois que tu adores surtout sa dot !



Scène III.

MUREL, GRUCHET, Mme  ROUSSELIN, ONÉSIME, LOUISE, Miss ARABELLE, un livre à la main.
Murel, présentant son bouquet à Mme  Rousselin.

Permettez-moi, madame, de vous offrir…

Madame Rousselin, jetant le bouquet sur le guéridon, à gauche.

Merci, Monsieur !

Miss Arabelle.

Oh ! les splendides gardénias !… et où peut-on trouver des fleurs aussi rares ?

Murel.

Chez moi, miss Arabelle, dans ma serre !

Onésime, avec impertinence.

Monsieur possède une serre ?

Murel.

Chaude ! oui, Monsieur !

Louise.

Et rien ne lui coûte pour être agréable à ses amis !

Madame Rousselin.

Si ce n’est, peut-être, d’oublier ses préférences politiques.

Murel, à Louise, à demi-voix.

Votre mère aujourd’hui est d’une froideur !…

Louise, de même, comme pour l’apaiser.

Oh !

Madame Rousselin, à droite, assise devant une petite table.

Ici, près de moi, cher vicomte ! Approchez monsieur Gruchet ! Eh bien, a-t-on fini par découvrir un candidat ? Que dit-on ?

Gruchet.

Une foule de choses, Madame. Les uns…

Onésime, lui coupant la parole.

Mon père affirme que M. Rousselin n’aurait qu’à se présenter…

Madame Rousselin, vivement.

Vraiment ! c’est son avis ?

Onésime.

Sans doute ! Et tous nos paysans qui savent que leur intérêt bien entendu s’accorde avec ses idées…

Gruchet.

Cependant, elles diffèrent un peu des principes de 89 !

Onésime, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! les immortels principes de 89 !

Gruchet.

De quoi riez-vous ?

Onésime.

Mon père rit toujours quand il entend ce mot-là.

Gruchet.

Eh ! sans 89, il n’y aurait pas de députés !

Miss Arabelle.

Vous avez raison, monsieur Gruchet, de défendre le Parlement. Lorsqu’un gentleman est là, il peut faire beaucoup de bien !

Gruchet.

D’abord on habite Paris, pendant l’hiver.

Madame Rousselin.

Et c’est quelque chose ! Louise, rapproche-toi donc !… Car le séjour de la province, n’est-ce pas monsieur Murel, à la longue, fatigue ?

Murel, vivement.

Oui, madame ! (Bas à Louise.) On y peut cependant trouver le bonheur !

Gruchet.

Comme si cette pauvre province ne contenait que des sots !

Miss Arabelle, avec exaltation.

Oh ! non ! non ! Des cœurs nobles palpitent à l’ombre de nos vieux bois ; la rêverie se déroule plus largement sur les plaines ; dans des coins obscurs, peut-être, il y a des talents ignorés, un génie qui rayonnera !

Elle s’assied.
Madame Rousselin.

Quelle tirade, ma chère ! Vous êtes plus que jamais en veine poétique !

Onésime.

Mademoiselle, en effet, sauf un léger accent, nous a détaillé tout à l’heure, le Lac de M. de Lamartine… d’une façon…

Madame Rousselin.

Mais vous connaissiez la pièce ?

Onésime.

On ne m’a pas encore permis de lire cet auteur.

Madame Rousselin.

Je comprends ! une éducation… sérieuse ! (Lui passant sur les poignets un écheveau de laine à dévider.) Auriez-vous l’obligeance ?… Les bras toujours étendus ! fort bien !

Onésime.

Oh ! je sais ! Et même, je suis pour quelque chose dans ce paysage en perles que vous a donné ma sœur Élisabeth !

Madame Rousselin.

Un ouvrage charmant ; il est suspendu dans ma chambre ! Louise, quand tu auras fini de regarder l’Illustration

Murel, à part.

On se méfie de moi ; c’est clair !

Madame Rousselin.

J’ai admiré, du reste, les talents de vos autres sœurs, la dernière fois que nous avons été au château de Bouvigny.

Onésime.

[Ma mère y recevra prochainement la visite de mon grand-oncle, l’évêque de Saint-Giraud.

Madame Rousselin.

Monseigneur de Saint-Giraud votre oncle !

Onésime.

Oui ! le parrain de mon père.

Madame Rousselin.

Il nous oublie, le cher Comte, c’est un ingrat][3] !

Onésime.

Oh ! non ! car il a demandé pour tantôt un rendez-vous à M. Rousselin !

Madame Rousselin, l’air satisfait.

Ah !

Onésime.

Il veut l’entretenir d’une chose… Et je crois même que j’ai vu entrer, tout à l’heure, maître Dodart.

Murel, à part.

Le notaire ! Est-ce que déjà ?…

Miss Arabelle.

En effet ! Et après est venu Marchais, l’épicier, puis M. Bondois, M. Liégeard, d’autres encore.

Murel, à part.

Diable ! qu’est-ce que cela veut dire ?



Scène IV.

Les Mêmes, ROUSSELIN.
Louise.

Ah ! papa !

Rousselin, le sourire aux lèvres.

Regarde-le, mon enfant ! Tu peux en être fière ! (Embrassant sa femme.) Bonjour, ma chérie !

Madame Rousselin.

Que se passe-t-il ? cet air rayonnant…

Rousselin, apercevant Murel.

Vous ici, mon bon Murel ! Vous savez déjà… et vous avez voulu être le premier !

Murel.

Quoi donc ?

Rousselin, apercevant Gruchet.

Gruchet aussi ! ah ! mes amis ! C’est bien ! Je suis touché ! Vraiment, tous mes concitoyens !…

Gruchet.

Nous ne savons rien !

Murel.

Nous ignorons complètement…

Rousselin.

Mais ils sont là !… ils me pressent !

Tous.

Qui donc ?

Rousselin.

[Tout un comité][4] qui me propose la candidature de l’arrondissement.

Murel, à part.

Sapristi ! on m’a devancé !

Madame Rousselin.

Quel bonheur !

Gruchet.

Et vous allez accepter peut-être ?

Rousselin.

Pourquoi pas ? Je suis conservateur, moi !

Madame Rousselin.

Tu leur as répondu ?

Rousselin.

Rien encore ! Je voulais avoir ton avis.

Madame Rousselin.

Accepte !

Louise.

Sans doute !

Rousselin.

Ainsi, vous ne voyez pas d’inconvénient ?

Tous.

Aucun. — Au contraire. — Va donc !

Rousselin.

Franchement, vous pensez que je ferais bien ?

Madame Rousselin.

Oui ! oui !

Rousselin.

Au moins, je pourrai dire que vous m’avez forcé !

Fausse sortie.
Murel, l’arrêtant.

Doucement ! un peu de prudence.

Rousselin, stupéfait.

Pourquoi ?

Murel.

Une pareille candidature n’est pas sérieuse !

Rousselin.

Comment cela ?



Scène V.

Les Mêmes, MARCHAIS, puis MAÎTRE DODART.
Marchais.

Serviteur à la compagnie ! Mesdames, faites excuse ! Les messieurs qui sont là m’ont dit d’aller voir ce que faisait M. Rousselin, et qu’il faut qu’il vienne ! et qu’il réponde oui !

Rousselin.

Certainement !

Marchais.

Parce que vous êtes une bonne pratique, et que vous ferez un bon député !

Rousselin, avec enivrement.

Député !

Dodart, entrant.

Eh ! mon cher, on s’impatiente, à la fin !

Gruchet, à part.

Dodart ! encore un tartufe celui-là !

Dodart, à Onésime.

Monsieur votre père, qui est dans la cour, désire vous parler.

Murel.

Ah ! son père est là ?

Gruchet, à Murel.

Il vient avec les autres. L’œil au guet, Murel !

Murel.

Pardon, maître Dodart. (À Rousselin.) Imaginez un prétexte… (À Marchais.) Dites que M. Rousselin se trouve indisposé, et qu’il donnera sa réponse… tantôt. Vivement !

Marchais sort.
Rousselin.

Voilà qui est trop fort, par exemple !

Murel.

Eh ! on n’accepte pas une candidature, comme cela, à l’improviste !

Rousselin.

Depuis trois ans je ne fais que d’y penser !

Murel.

Mais vous allez commettre une bévue ! Demandez à Me  Dodart, homme plein de sagesse, et qui connaît la localité, s’il peut répondre de votre élection.

Dodart.

En répondre, non ! J’y crois, cependant ! Dans ces affaires-là, après tout, on n’est jamais sûr de rien. D’autant plus que nous ne savons pas si nos adversaires…

Gruchet.

Et ils sont nombreux, les adversaires !

Rousselin.

Ils sont nombreux ?

Murel.

Immensément ! (À Dodart.) Vous excuserez donc notre ami qui désire un peu de réflexion. (À Rousselin.) Ah ! si vous voulez risquer tout !

Rousselin.

Il n’a peut-être pas tort ? (À Dodart.) Oui, priez-les…

Dodart.

Eh bien, monsieur Onésime ? Allons !

Murel.

Allons ! il faut obéir à papa !

Rousselin, à Murel.

Comment, vous partez aussi ? Pourquoi ?

Murel.

Cela est mon secret ! Tenez-vous tranquille ! vous verrez !



Scène VI.

ROUSSELIN, Mme  ROUSSELIN, Miss ARABELLE, GRUCHET.
Rousselin.

Que va-t-il faire ?

Gruchet.

Je n’en sais rien !

Madame Rousselin.

Quelque extravagance !

Gruchet.

Oui ; c’est un drôle de jeune homme ! J’étais venu pour avoir la permission de vous en présenter un autre.

Rousselin.

Amenez-le !

Gruchet.

Oh ! il peut fort bien ne pas vous convenir. Vous avez quelquefois des préventions. En deux mots, il se nomme M. Julien Duprat.

Rousselin.

Ah ! non ! non !

Gruchet.

Quelle idée !

Rousselin.

Qu’on ne m’en parle pas, entendez-vous ! (Apercevant sur le guéridon, un journal.) J’avais pourtant défendu chez moi l’admission de ce papier ! Mais je ne suis pas le maître, apparemment ! (Examinant la feuille.) Oui ! encore des vers !

Gruchet.

Parbleu, puisque c’est un poète !

Rousselin.

Je n’aime pas les poètes ! de pareils galopins…

Miss Arabelle.

Je vous assure, monsieur, que je lui ai parlé, une fois, à la promenade, sous les quinconces ; et il est… très bien !

Gruchet.

Quand vous le recevriez !

Rousselin.

Moins que jamais ! (À Louise.) moins que jamais, ma fille !

Louise.

Oh ! je ne le défends pas !

Rousselin.

Je l’espère bien… un misérable !

Miss Arabelle, violemment.

Ah !

Gruchet.

Mais pourquoi ?

Rousselin.

Parce que… Pardon, miss Arabelle ! (À sa femme, montrant Louise.) Oui, emmène-la ! J’ai besoin de m’expliquer avec Gruchet.



Scène VII.

ROUSSELIN, GRUCHET.
Gruchet, assis sur le banc, à gauche.

Je vous écoute.

Rousselin, prenant le journal.

Le feuilleton est intitulé : « Encore à Elle ! »

« Les vieux sphinx accroupis qui sont de pierre dure,
« Gémiraient, sous la peine horrible qu’on endure
« Lorsque… »

Eh ! je me fiche bien de tes sphinx !

Gruchet.

Moi aussi ; mais je ne comprends pas.

Rousselin.

C’est la suite de la correspondance… indirecte.

Gruchet.

Si vous vouliez vous expliquer plus clairement ?

Rousselin.

Figurez-vous donc qu’il y a eu mardi huit jours, en me promenant dans mon jardin, le matin, de très bonne heure, — je suis agité maintenant, je ne dors plus, — voilà que je distingue, contre le mur de l’espalier, sur le treillage…

Gruchet.

Un homme ?

Rousselin.

Non, une lettre, une grande enveloppe ; ça avait l’air d’une pétition, et qui portait pour adresse simplement : « À Elle ! » Je l’ai ouverte, comme vous pensez ; et j’ai lu… une déclaration d’amour en vers, mon ami !… quelque chose de brûlant… tout ce que la passion…

Gruchet.

Et pas de signature, naturellement ? Aucun indice ?

Rousselin.

Permettez ! La première chose à faire était de connaître la personne qui inspirait ce délire, et comme elle se trouvait décrite dans cette poésie même, car on y parlait de cheveux noirs, mon soupçon d’abord s’est porté sur Arabelle, notre institutrice, d’autant plus…

Gruchet.

Mais elle est blonde !

Rousselin.

Qu’est-ce que ça fait ? en vers, quelquefois, à cause de la rime, on met un mot pour un autre. Cependant, par délicatesse, vous comprenez, les Anglaises… je n’ai pas osé lui faire de questions.

Gruchet.

Mais votre femme ?

Rousselin.

Elle a haussé les épaules, en me disant : « Ne t’occupe donc pas de tout ça ! »

Gruchet.

Et Julien là-dedans ?

Rousselin.

Nous y voici ! Je vous prie de noter que la susdite poésie, commençait par ces mots :

Quand j’aperçois ta robe entre les orangers !


et que je possède deux orangers, un de chaque côté de ma grille ; — il n’y en a pas d’autres aux environs ; — c’est donc bien à quelqu’un de chez moi que la déclaration en vers est faite ! À qui ? à ma fille, évidemment, à Louise ! et par qui ? par le seul homme du pays qui compose des vers, Julien ! De plus, si on compare l’écriture de la poésie avec l’écriture qui se trouve tous les jours sur la bande du journal, on reconnaît facilement que c’est la même.

Gruchet, à part.

Maladroit, va !

Rousselin.

Le voilà, votre protégé ! que voulait-il ? séduire Mlle Rousselin ?

Gruchet.

Oh !

Rousselin.

L’épouser, peut-être ?

Gruchet.

Ça vaudrait mieux !

Rousselin.

Je crois bien ! Maintenant, ma parole d’honneur, on ne respecte plus personne ! L’insolent ! Est-ce que je lui demande quelque chose, moi ? Est-ce que je me mêle de ses affaires ! Qu’il écrivaille ses articles ! qu’il ameute le peuple contre nous ! qu’il fasse l’apologie des bousingots de son espèce ! Va, va, mon petit journaliste, cours après les héritières !

Gruchet.

Il y en a d’autres qui ne sont pas journalistes, et qui recherchent votre fille pour son argent !

Rousselin.

Hein ?

Gruchet.

Cela saute aux yeux ! — On vit à la campagne, où l’on cultive les terres de ses ancêtres soi-même, par économie et fort mal. Du reste, elles sont mauvaises et grevées d’hypothèques. Huit enfants, dont cinq filles, une bossue ; impossible de voir les autres pendant la semaine, à cause de leurs toilettes. L’aîné des garçons, qui a voulu spéculer sur les bois, s’abrutit à Mostaganem avec de l’absinthe. Ses besoins d’argent sont fréquents. Le cadet, Dieu merci [sera prêtre][5] ; le dernier, vous le connaissez, il tapisse. Si bien que l’existence n’est pas drôle dans le castel, où la pluie vous tombe sur la nuque par les trous du plafond. Mais on fait des projets, et de temps à autre, — les beaux jours, ceux-là, — on s’encaque dans la petite voiture de famille disloquée, que le papa conduit lui-même, pour venir se refaire à l’excellente table de ce bon M. Rousselin, trop heureux de la fréquentation.

Rousselin.

Ah ! vous allez loin ; cet acharnement…

Gruchet.

C’est que je ne comprends pas tant de respect pour eux, à moins que, par suite de votre ancienne dépendance…

Rousselin, avec douleur.

Gruchet, pas un mot de cela, mon ami ! pas un mot ; ce souvenir…

Gruchet.

Soyez sans crainte ; ils ne divulgueront rien, et pour cause !

Rousselin.

Alors ?

Gruchet.

Mais vous ne voyez donc pas que ces gens-là nous méprisent parce que nous sommes des plébéiens, des parvenus ! et qu’ils vous jalousent, vous, parce que vous êtes riche ! L’offre de la candidature qu’on vient de vous faire, — due, je n’en doute pas, aux manœuvres de Bouvigny, et dont il se targuera, — est une amorce pour happer la fortune de votre fille. Mais comme vous pouvez très bien ne pas être élu…

Rousselin.

Pas élu ?

Gruchet.

Certainement ! Et elle n’en sera pas moins la femme d’un idiot, qui rougira de son beau-père.

Rousselin.

Oh ! je leur crois des sentiments…

Gruchet.

Si je vous apprenais qu’ils en font déjà des gorges chaudes ?

Rousselin.

Qui vous l’a dit ?

Gruchet.

Félicité, ma bonne. Les domestiques, entre eux, vous savez, se racontent les propos de leurs maîtres.

Rousselin.

Quel propos ? lequel ?

Gruchet.

Leur cuisinière les a entendus qui causaient de ce mariage, mystérieusement ; et, comme la comtesse avait des craintes, le comte a répondu, en parlant de vous : « Bah ! il en sera trop honoré ! »

Rousselin.

Ah ! ils m’honorent !

Gruchet.

Ils croient la chose presque arrangée !

Rousselin.

Ah ! non, Dieu merci !

Gruchet.

Ils sont même tellement sûrs de leur fait, que tout à l’heure, devant ces dames, Onésime prenait un petit air fat !

Rousselin.

Voyez-vous !

Gruchet.

Un peu plus, j’ai cru qu’il allait la tutoyer !

Pierre, annonçant.

M. le comte de Bouvigny !

Gruchet.

Ah ! — Je me retire ! Adieu, Rousselin ! N’oubliez pas ce que je vous ai dit ! (Il passe devant Bouvigny, le chapeau sur la tête, puis lui montre le poing par derrière.) Je te réserve un plat de mon métier, à toi !



Scène VIII.

ROUSSELIN, LE COMTE DE BOUVIGNY.
Bouvigny, d’un ton dégagé.

L’entretien que j’ai réclamé de vous, cher monsieur, avait pour but…

Rousselin, d’un geste, l’invite à s’asseoir.

Monsieur le comte…

Bouvigny, s’asseyant.

Entre nous, n’est-ce pas, la cérémonie est inutile ? Je viens donc, presque certain d’avance du succès, vous demander la main de mademoiselle votre fille Louise, pour mon fils le vicomte Onésime-Gaspard-Olivier de Bouvigny ! (Silence de Rousselin.) Hein ! vous dites ?

Rousselin.

Rien jusqu’à présent, Monsieur.

Bouvigny, vivement.

J’oubliais ! Il y a de grandes espérances, pas directes à la vérité !… et comme dot… une pension ;… du reste Me  Dodart, détenteur des titres, (baissant la voix.) ne manquera pas… (Même silence.) J’attends.

Rousselin.

Monsieur… c’est beaucoup d’honneur pour moi, mais…

Bouvigny.

Comment ? mais !…

Rousselin.

On a pu, Monsieur le comte, vous exagérer ma fortune ?

Bouvigny.

Croyez-vous qu’un pareil calcul ?… et que les Bouvigny !…

Rousselin.

Loin de moi cette idée ! Mais je ne suis pas aussi riche qu’on se l’imagine !

Bouvigny, gracieux.

La disproportion en sera moins grande !

Rousselin.

Cependant, malgré des revenus… raisonnables, c’est vrai, nous vivons, sans nous gêner. Ma femme a des goûts… élégants. J’aime à recevoir, à répandre le bien-être autour de moi. J’ai réparé, à mes frais, la route de Bugueux à Faverville. J’ai établi une école, et fondé, à l’hospice, une salle de quatre lits qui portera mon nom.

Bouvigny.

On le sait, monsieur, on le sait !

Rousselin.

Tout cela pour vous convaincre que je ne suis pas, — bien que fils de banquier et l’ayant été moi-même, — ce qu’on appelle un homme d’argent. Et la position de M. Onésime ne saurait être un obstacle, mais il y en a un autre. Votre fils n’a pas de métier ?

Bouvigny, fièrement.

Monsieur, un gentilhomme ne connaît que celui des armes !

Rousselin.

Mais il n’est pas soldat ?

Bouvigny.

Il attend, pour servir son pays, que le gouvernement ait changé.

Rousselin.

Et en attendant ?…

Bouvigny.

Il vivra dans son domaine, comme moi, Monsieur !

Rousselin.

À user des souliers de chasse, fort bien ! Mais moi, Monsieur, j’aimerais mieux donner ma fille à quelqu’un dont la fortune — pardon du mot, — serait encore moindre.

Bouvigny.

La sienne est assurée !

Rousselin.

À un homme qui n’aurait même rien du tout, pourvu…

Bouvigny.

Oh ! rien du tout !…

Rousselin, se levant.

Oui, monsieur, à un simple travailleur, à un prolétaire.

Bouvigny, se levant.

C’est mépriser la naissance !

Rousselin.

Soit ! Je suis un enfant de la Révolution, moi !

Bouvigny.

Vos manières le prouvent, Monsieur !

Rousselin.

Et je ne me laisse pas éblouir par l’éclat des titres !

Bouvigny.

Ni moi par celui de l’or… croyez-le !

Rousselin.

Dieu merci, on ne se courbe plus devant les seigneurs, comme autrefois !

Bouvigny.

En effet, votre grand-père a été domestique dans ma maison !

Rousselin.

Ah ! vous voulez me déshonorer ? Sortez, Monsieur ! La considération est aujourd’hui un privilège tout personnel. La mienne se trouve au-dessus de vos calomnies ! Ne serait-ce que ces notables qui sont venus tout à l’heure m’offrir la candidature…

Bouvigny.

On aurait pu me l’offrir aussi, à moi ! et je l’ai, je l’aurais refusée par égard pour vous. Mais devant une pareille indélicatesse, après la déclaration de vos principes, et du moment que vous êtes un démocrate, un suppôt de l’anarchie…

Rousselin.

Pas du tout !

Bouvigny.

Un organe du désordre, moi aussi, je me déclare candidat ! Candidat conservateur, entendez-vous ! et nous verrons bien lequel des deux… Je suis même le camarade du préfet qui vient d’être nommé ! Je ne m’en cache pas ! et il me soutiendra ! Bonsoir ! (Il sort.)



Scène IX.

ROUSSELIN, seul.

Mais ce furieux-là est capable de me démolir dans l’opinion, de me faire passer pour un jacobin ! J’ai peut-être eu tort de le blesser. Cependant, vu la fortune des Bouvigny, il m’était bien impossible… N’importe, c’est fâcheux ! Murel et Gruchet déjà ne m’avaient pas l’air si rassurés ; et il faudrait découvrir un moyen de persuader aux conservateurs… que je suis… le plus conservateur des hommes… Hein ? qu’est-ce donc ?



Scène X.

ROUSSELIN, MUREL, avec une foule d’électeurs, HEURTELOT, BEAUMESNIL, VOINCHET, HOMBOURG, LEDRU, puis GRUCHET.
Murel.

Mon cher concitoyen, les électeurs ici présents viennent vous offrir, par ma voix, la candidature du parti libéral de l’arrondissement.

Rousselin.

Mais… messieurs…

Murel.

Vous aurez entièrement pour vous les communes de Faverville, Harolle, Lahoussaye, Sannevas, Bonneval, Hautot, Saint-Mathieu.

Rousselin.

Ah ! ah !

Murel.

Randou, Manerville, la Coudrette ! Enfin nous comptons sur une majorité qui dépassera quinze cents voix, et votre élection est certaine.

Rousselin.

Ah ! citoyens ! (Bas à Murel.) Je ne sais que dire.

Murel.

Permettez-moi de vous présenter quelques-uns de vos amis politiques : d’abord, le plus ardent de tous, un véritable patriote, M. Heurtelot… fabricant…

Heurtelot.

Oh ! dites cordonnier, ça ne me fait rien !

Murel.

M. Hombourg, maître de l’Hôtel du Lion d’Or et entrepreneur de roulage ; M. Voinchet, pépiniériste ; M. Beaumesnil, sans profession ; le brave capitaine Ledru, retraité.

Rousselin, avec enthousiasme.

Ali ! les militaires !

Murel.

Et tous nous sommes convaincus que vous remplirez hautement cette noble mission ! (Bas à Rousselin.) Parlez donc !

Rousselin.

Messieurs !… non, citoyens ! Mes principes sont les vôtres ! et… certainement que… je suis l’enfant du pays, comme vous ! On ne m’a jamais vu dire du mal de la liberté, au contraire ! Vous trouverez en moi… un interprète… dévoué à vos intérêts, le défenseur… une digue contre les envahissements du Pouvoir !

Murel, lui prenant la main.

Très bien, mon ami, très bien ! Et n’ayez aucun doute sur le résultat de votre candidature ! D’abord, elle sera soutenue par l’Impartial !

Rousselin.

L’Impartial pour moi ?

Gruchet, sortant de la foule.

Mais tout à fait pour vous ! J’arrive de la rédaction. Julien est d’une ardeur ! (Bas à Murel, étonné de le voir.) Il m’a donné des raisons. Je vous expliquerai. (Aux électeurs.) Vous permettez, n’est-ce pas ? (À Rousselin.) Maintenant, c’est bien le moins que je vous l’amène ?

Rousselin.

Qui ? pardon ! car j’ai la tête…

Gruchet.

Que je vous amène Julien ; il a envie de venir.

Rousselin.

Est-ce… véritablement nécessaire ?

Gruchet.

Oh ! indispensable !

Rousselin.

Eh bien, alors… oui, comme vous voudrez.

Gruchet sort.
Heurtelot.

Ce n’est pas tout ça, citoyen ; mais la première chose quand vous serez là-bas, c’est d’abolir l’impôt des boissons !

Rousselin.

Les boissons ? sans doute !

Heurtelot.

Les autres font toujours des promesses ; et puis, va te promener ! Moi, je vous crois un brave ; et tapez là-dedans !

Il lui tend la main.
Rousselin, avec hésitation.

Volontiers, citoyen, volontiers !

Heurtelot.

À la bonne heure ! et il faut que ça finisse ! Voilà trop longtemps que nous souffrons !

Hombourg.

Parbleu ! on ne fait rien pour le roulage ! l’avoine est hors de prix !

Rousselin.

C’est vrai ! l’agriculture…

Hombourg.

Je ne parle pas de l’agriculture ! Je dis le roulage !

Murel.

Il n’y a que cela ! mais, grâce à lui, le Gouvernement…

Ledru.

Ah ! le Gouvernement ! il décore un tas de freluquets !

Voinchet.

Et leur tracé du chemin de fer, qui passera par Saint-Mathieu, est d’une bêtise !…

Beaumesnil.

On ne peut plus élever ses enfants !

Rousselin.

Je vous promets…

Hombourg.

D’abord, les droits de la poste !…

Rousselin.

Oh ! oui !

Ledru.

Quand ce ne serait que dans l’intérêt de la discipline !…

Rousselin.

Parbleu !

Voinchet.

Au lieu que si on avait pris par Bonneval…

Rousselin.

Assurément !

Beaumesnil.

Moi, j’en ai un qui a des dispositions…

Rousselin.

Je vous crois !

Hombourg, Ledru, Voinchet, Beaumesnil, tous à la fois.

Hombourg. — Ainsi, pour louer un cabriolet…

Ledru. — Je ne demande rien ; cependant…

Voinchet. — Ma propriété qui se trouve…

Beaumesnil. — Car enfin, puisqu’il y a des collèges…

Murel, élevant la voix plus haut.

Citoyens, pardon, un mot ! Citoyens, dans cette circonstance où notre cher compatriote, avec une simplicité de langage que j’ose dire antique, a si bien confirmé notre espoir, je suis heureux d’avoir été votre intermédiaire… ; — et afin de célébrer cet événement, d’où sortiront pour le canton, — et peut-être pour la France, — de nouvelles destinées, permettez-moi de vous offrir, lundi prochain, un punch, à ma fabrique.

Les électeurs.

Lundi, oui, lundi !

Murel.

Mous n’avons plus qu’à nous retirer, je crois ?

Tous, en s’en allant.

Adieu, monsieur Rousselin ! À bientôt ! ça ira ! vous verrez !

Rousselin, donnant des poignées de main.

Mes amis ! Ah ! je suis touché, je vous assure ! Adieu ! Tout à vous !

Les électeurs s’éloignent.
Murel, à Rousselin.

Soignez Heurtelot ; c’est un meneur !

Il va retrouver au fond les électeurs.
Rousselin, appelant.

Heurtelot !

Heurtelot.

De quoi ?

Rousselin.

Vous ne pourriez pas me faire quinze paires de bottes ?

Heurtelot.

Quinze paires ?

Rousselin.

Oui ! et autant de souliers. Ce n’est pas que j’aille en voyage, mais je tiens à avoir une forte provision de chaussures.

Heurtelot.

On va s’y mettre tout de suite, Monsieur ! À vos ordres !

Il va rejoindre les électeurs.
Hombourg.

Monsieur Rousselin, il m’est arrivé dernièrement une paire d’alezans, qui seraient des bijoux à votre calèche ! Voulez-vous les voir ?

Rousselin.

Oui, un de ces jours !

Voinchet.

Je vous donnerai une petite note, vous savez, sur le tracé du nouveau chemin de fer, de façon à ce que, prenant mon terrain par le milieu…

Rousselin.

Très bien !

Beaumesnil.

Je vous amènerai mon fils ; et vous conviendrez qu’il serait déplorable de laisser un pareil enfant sans éducation.

Rousselin.

À la rentrée des clauses, soyez sûr !…

Heurtelot.

Voilà un homme celui-là ! Vive Rousselin !

Tous.

Vive Rousselin !

Tous les électeurs sortent.



Scène XI.

ROUSSELIN, MUREL.
Rousselin, se précipite sur Murel, et l’embrassant.

Ah ! mon ami ! mon ami ! mon ami !

Murel.

Trouvez-vous la chose bien conduite ?

Rousselin.

C’est-à-dire que je ne peux pas vous exprimer…

Murel.

Vous en aviez envie, avouez-le ?

Rousselin.

J’en serais mort ! Au bout d’un an que je m’étais retiré ici, à la campagne, j’ai senti peu à peu comme une langueur. Je devenais lourd. Je m’endormais le soir, après le dîner ; et le médecin a dit à ma femme : « Il faut que votre mari s’occupe ! » Alors j’ai cherché en moi-même ce que je pourrais bien faire.

Murel.

Et vous avez pensé à la députation ?

Rousselin.

Naturellement ! Du reste, j’arrivais à l’âge où l’on se doit ça. J’ai donc acheté une bibliothèque. J’ai pris un abonnement au Moniteur.

Murel.

Vous vous êtes mis à travailler, enfin !

Rousselin.

Je me suis fait, premièrement, admettre dans une société d’archéologie, et j’ai commencé à recevoir, par la poste, des brochures. Puis, j’ai été du conseil municipal, du conseil d’arrondissement, enfin du conseil général ; et dans toutes les questions importantes, de peur de me compromettre… je souriais. Oh ! le sourire, quelquefois, est d’une ressource !

Murel.

Mais le public n’était pas fixé sur vos opinions, et il a fallu — vous ne savez peut-être pas…

Rousselin.

Oui ! je sais… c’est vous, vous seul !

Murel.

Non, vous ne savez pas !

Rousselin.

Si fait ! ah ! quel diplomate !

Murel, à part.

Il y mord ! (Haut.) Les ouvriers de ma fabrique étaient hostiles au début. Des hommes redoutables, mon ami ! À présent, tous dans votre main !

Rousselin.

Vous valez votre pesant d’or !

Murel, à part.

Je n’en demande pas tant !

Rousselin, le contemplant.

Tenez ! vous êtes pour moi… plus qu’un frère !… comme mon enfant !

Murel, avec lenteur.

Mais… je pourrais… l’être.

Rousselin.

Sans doute ! en admettant que je sois plus vieux.

Murel, avec un rire forcé.

Ou moi… en devenant votre gendre. Voudriez-vous ?

Rousselin, avec le même rire.

Farceur !… vous ne voudriez pas vous-même !

Murel.

Parbleu ! oui !

Rousselin.

Allons donc ! avec vos habitudes parisiennes !

Murel.

Je vis en province !

Rousselin.

Eh ! on ne se marie pas à votre âge !

Murel.

Trente-quatre ans, c’est l’époque !

Rousselin.

Quand on a, devant soi, un avenir comme le vôtre !

Murel.

Eh ! mon avenir s’en trouverait singulièrement…

Rousselin.

Raisonnons ; vous êtes tout simplement le directeur de la filature de Bugneaux, représentant la Compagnie flamande. Appointements : vingt mille.

Murel.

Plus une part considérable dans les bénéfices !

Rousselin.

Mais l’année où on n’en fait pas ? Et puis, on peut très bien vous mettre à la porte.

Murel.

J’irai ailleurs, où je trouverai…

Rousselin.

Mais vous avez des dettes ! des billets en souffrance ! on vous harcèle !

Murel.

Et ma fortune, à moi ! sans compter que plus tard…

Rousselin.

Vous allez me parler de l’héritage de votre tante ? Vous n’y comptez pas vous-même. Elle habite à deux cents lieues d’ici, et vous êtes fâchés !

Murel, à part.

Il sait tout, cet animal-là !

Rousselin.

Bref, mon cher, et quoique je ne doute nullement de votre intelligence ni de votre activité, j’aimerais mieux donner ma fille… à un homme…

Murel.

Qui n’aurait rien du tout, et qui serait bête !

Rousselin.

Non ! mais dont la fortune, quoique minime, serait certaine !

Murel.

Ah ! par exemple !

Rousselin.

Oui, Monsieur, à un modeste rentier, à un petit propriétaire de campagne.

Murel.

Voilà le cas que vous faites du travail !

Rousselin.

Écoutez donc ! l’industrie, ça n’est pas sûr ; et un bon père de famille doit y regarder à deux fois.

Murel.

Enfin, vous me refusez votre fille ?

Rousselin.

Forcément ! et en bonne conscience, ce n’est pas ma faute ! sans rancune, n’est-ce pas ? (Appelant.) Pierre ! mon buvard, et un encrier ! Asseyez-vous là ! Vous allez préparer ma profession de foi aux électeurs.

Pierre apporte ce que Rousselin a demandé, et le dépose sur la petite table, à droite.
Murel.

Moi ! que je…

Rousselin.

Nous la reverrons ensemble ! Mais commencez d’abord. Avec votre verve, je ne suis pas inquiet ! Ah ! vous m’avez donné tout à l’heure un bon coup d’épaule, pour mon discours ! Je ne vous tiens pas quitte ! Est-il gentil ! — Je vous laisse ! Moi, je vais à mes petites affaires ! Quelque chose d’enlevé, n’est-ce pas ? — du feu !

Il sort.



Scène XII.

MUREL, seul.

Imbécile ! Me voilà bien avancé, maintenant ! (À la cantonade.) Mais, vieille bête, tu ne trouveras jamais quelqu’un pour la chérir comme moi ! De quelle façon me venger ? ou plutôt si je lui faisais peur ? C’est un homme à sacrifier tout pour être élu. Donc, il faudrait lui découvrir un concurrent ! Mais lequel ? (Entre Gruchet.) Ah !



Scène XIII.

MUREL, GRUCHET.
Gruchet.

Qu’est-ce qui vous prend ?

Murel.

Un remords ! J’ai commis une sottise, et vous aussi.

Gruchet.

En quoi ?

Murel.

Vous étiez tout à l’heure avec ceux qui portent Rousselin à la candidature ? Vous l’avez vu !

Gruchet.

Et même que j’ai été chercher Julien ; il va venir.

Murel.

Il ne s’agit pas de lui, mais de Rousselin ! Ce Rousselin, c’est un âne ! Il ne sait pas dire quatre mots ! et nous aurons le plus pitoyable député !

Gruchet.

L’initiative n’est pas de moi !

Murel.

Il s’est toujours montré on ne peut plus médiocre.

Gruchet.

Certainement !

Murel.

Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une considération !… tandis que vous…

Gruchet, vexé.

Moi, eh bien ?

Murel.

Je ne veux pas vous offenser, mais vous ne jouissez pas, dans le pays, de l’espèce d’éclat qui entoure la maison Rousselin.

Gruchet.

Oh ! si je voulais !

Silence.
Murel, le regardant en face.

Gruchet, seriez-vous capable de vous livrer à une assez forte dépense ?

Gruchet.

Ce n’est pas trop dans mon caractère ; cependant…

Murel.

Si on vous disait : « Moyennant quelques mille francs, tu prendras sa place, tu seras député ! »

Gruchet.

Moi, dé…

Murel.

Mais songez-donc que là-bas, à Paris, on est à la source des affaires ! on connaît un tas de monde ! on va soi-même chez les ministres ! Les adjudications de fournitures, les primes sur les sociétés nouvelles, les grands travaux, la Bourse ! on a tout ! Quelle influence ! mon ami, que d’occasions !

Gruchet.

Comment voulez-vous que ça m’arrive ? Rousselin est presque élu !

Murel.

Pas encore ! Il a manqué de franchise dans la déclaration de ses principes ; et là-dessus la chicane est facile ! Quelques électeurs n’étaient pas contents. Heurtelot grommelait.

Gruchet.

Le cordonnier ? J’ai contre lui une saisie pour après-demain !

Murel.

Épargnez-le ; il est fort ! Quant aux autres, on verra. Je m’arrangerai pour que la chose commence par les ouvriers de ma fabrique… puis, s’il faut se déclarer pour vous, je me déclarerai, M. Rousselin n’ayant pas le patriotisme nécessaire ; je serai forcé de le reconnaître ; d’ailleurs, je le reconnais, c’est une ganache.

Gruchet, rêvant.

Tiens ! tiens !

Murel.

Qui vous arrête ? Vous êtes pour la gauche ? Eh bien, on vous pousse à la Chambre de ce côté-là ; et quand même vous n’iriez pas, votre candidature seule, en ôtant des voix à Rousselin, l’empêche d’y parvenir.

Gruchet.

Comme ça le ferait bisquer !

Murel.

Un essai ne coûte rien ; peut-être quelques centaines de francs dans les cabarets.

Gruchet, vivement.

Pas plus, vous croyez ?

Murel.

Et je vais remuer tout l’arrondissement[6], et vous serez nommé, et Rousselin sera enfoncé ! Et beaucoup de ceux qui font semblant de ne pas vous connaître s’inclineront très-bas en vous disant : « Monsieur le député, j’ai bien l’honneur de vous offrir mes hommages. »



Scène XIV.

Les Mêmes, JULIEN.
Gruchet.

Mon petit Duprat, vous ne verrez pas M. Rousselin !

Julien.

Je ne pourrai pas voir…

Murel.

Non ! Nous sommes brouillés… sur la politique.

Julien.

Je ne comprends pas ! Tantôt vous êtes venu chez moi me démontrer qu’il fallait soutenir M. Rousselin, en me donnant une foule de raisons…, que j’ai été redire à M. Gruchet. Il les a, de suite, acceptées, d’autant plus qu’il désire…

Gruchet.

Ceci entre nous, mon cher ! C’est une autre question, qui ne concerne pas Rousselin.

Julien.

Pourquoi n’en veut-on plus ?

Murel.

Je vous le répète, ce n’est pas l’homme de notre parti.

Gruchet, avec fatuité.

Et on en trouvera un autre !

Murel.

Vous saurez lequel. Allons nous-en ! On ne conspire pas chez l’ennemi.

Julien.

L’ennemi ? Rousselin !

Murel.

Sans doute ; et vous aurez l’obligeance de l’attaquer dans l’Impartial, vigoureusement !

Julien.

Pourquoi cela ? Je ne vois pas de mal à en dire.

Gruchet.

Avec de l’imagination, on en trouve.

Julien.

Je ne suis pas fait pour ce métier !

Gruchet.

Écoutez donc ! Vous êtes venu à moi le premier m’offrir vos services, et sachant que j’étais l’ami de Rousselin, vous m’avez prié, — c’est le mot, — de vous introduire chez lui.

Julien.

À peine y suis-je que vous m’en arrachez !

Gruchet.

Ce n’est pas ma faute si les choses ont pris, tout à coup, une autre direction.

Julien.

Est-ce la mienne ?

Gruchet.

Mais comme il était bien convenu entre nous deux que vous entameriez une polémique contre la Société des Tourbières de Grumesnil-les-Arbois, président le comte de Bouvigny, en démontrant l’incapacité financière du dit sieur, — une affaire superbe dont ce gredin de Dodart m’a exclu !…

Murel, à part.

Ah ! voilà le motif de leur alliance !

Gruchet.

Jusqu’à présent, vous n’en avez rien fait ; donc, c’est bien le moins, cette fois, que vous vous exécutiez ! Ce qu’on vous demande, d’ailleurs, n’est pas tellement difficile…

Julien.

N’importe ! je refuse.

Murel.

Julien, vous oubliez qu’aux termes de notre engagement…

Julien.

Oui, je sais ! Vous m’avez pris pour faire des découpures dans les autres feuilles, écrire toutes les histoires de chiens perdus, noyades, incendies, accidents quelconques et rapetisser à la mesure de l’esprit local les articles des confrères parisiens, en style plat ; c’est une exigence, chaque métaphore enlève un abonnement. Je dois aller aux informations, écouter les réclamations, recevoir toutes les visites, exécuter un travail de forçat, mener une vie d’idiot, et n’avoir, en quoi que ce soit, jamais d’initiative ! Eh bien, une fois par hasard, je demande grâce !

Murel.

Tant pis pour vous !

Gruchet.

Alors, il ne fallait pas prendre cette place !

Julien.

Si j’en avais une autre !

Gruchet.

Quand on n’a pas de quoi vivre, c’est pourtant bien joli !

Julien, s’éloignant.

Ah ! la misère !

Murel.

Laissons-le bouder ! Asseyons-nous, pour que j’écrive votre profession de foi.

Gruchet.

Très-volontiers !

Ils s’assoient.
Julien, un peu remonté au fond.

Comme je m’enfuirais à la grâce de Dieu, n’importe où, si tu n’étais pas là, mon pauvre amour ! (Regardant la maison de Rousselin.) Oh ! je ne veux pas que dans ta maison aucune douleur, fût-ce la moindre, survienne à cause de moi ! Que les murs qui t’abritent soient bénis ! Mais… sous les acacias, il me semble… qu’une robe ?… Disparue ! Plus rien ! Adieu.

Il s’éloigne.
Gruchet, le rappelant.

Restez donc ; nous avons quelque chose à vous montrer !

Julien.

Ah ! j’en ai assez de vos sales besognes !

Il sort.
Murel, tendant le papier à Gruchet.

Qu’en pensez-vous ?

Gruchet.

C’est très bien ; merci !… Cependant…

Murel.

Qu’avez-vous ?

Gruchet.

Rousselin m’inquiète !

Murel.

En homme sans conséquence !

Gruchet.

Eh ! vous ne savez pas de quoi il est capable — au fond ! Et puis, le jeune Duprat ne m’a pas l’air extrêmement chaud.

Murel.

Son entêtement à ménager Rousselin doit avoir une cause.

Gruchet.

Eh ! il est amoureux de Louise !

Murel.

Qui vous l’a dit ?

Gruchet.

Rousselin lui-même !

Murel, à part.

Un autre rival ! Bah ! j’en ai roulé de plus solides ! Écoutez-moi : je vais le rejoindre pour le catéchiser ; vous, pendant ce temps-là, faites imprimer la profession de foi ; voyez tous vos amis, et trouvez-vous ici dans deux heures.

Gruchet.

Convenu !

Il sort.
Murel.

Et maintenant, M. Rousselin, c’est vous qui m’offrirez votre fille !

Il sort.


ACTE DEUXIÈME


Le théâtre représente une promenade sous les quinconces. — À gauche, au deuxième plan, le café Français ; à droite, la grille de la maison de Rousselin. — Au lever du rideau, un colleur est en train de coller trois affiches sur les murs de la maison de Rousselin.



Scène première.

HEURTELOT, MARCHAIS, Le Garde champêtre, La Foule.
Le Garde champêtre, à la foule.

Circulez ! circulez ! laissez toute la place aux proclamations !

La Foule.

Trop juste !

Heurtelot.

Ah ! la profession de foi de Bouvigny !

Marchais.

Parbleu, puisqu’il sera nommé !

Heurtelot.

C’est Gruchet qui sera nommé ! Lisez plutôt son affiche !

Marchais.

Que je la lise ?…

Heurtelot.

Oui !

Marchais.

Commencez vous-même ! (À part.) Il ne connaît pas ses lettres ! (Haut.) Eh bien ?

Heurtelot.

Mais vous ?

Marchais.

Moi ?…

Heurtelot, à part.

Il ne sait pas épeler ! (Haut.) Allons…

Le Garde champêtre.

Et ça vote ! — Tenez, je vais m’y mettre pour vous ! D’abord, celle du comte de Bouvigny : « Mes amis, cédant à de vives instances, j’ai cru devoir me présenter à vos suffrages… »

Heurtelot.

Connu ! À l’autre ! Celle de Gruchet !

Le Garde champêtre.

« Citoyens, c’est pour obéir à la volonté de quelques amis que je me présente… »

Marchais.

Quel farceur ! assez !

Le Garde champêtre.

Alors je passe à celle de M. Rousselin ! « Mes chers compatriotes, si plusieurs d’entre vous ne m’en avaient vivement sollicité, je n’oserais… »

Heurtelot.

Il nous embête ! je vais déchirer son affiche !

Marchais.

Moi aussi, car c’est une trahison !

Le Garde champêtre, s’interposant.

Vous n’en avez pas le droit !

Marchais.

Comment, pour soutenir l’ordre !

Heurtelot.

Eh bien, et la liberté ?

Le Garde champêtre.

Laissez les papiers tranquilles, ou je vous flanque au violon tous les deux !

Heurtelot.

Voilà bien le Gouvernement ! Il est à nous vexer, toujours !

Marchais.

On ne peut rien faire !



Scène II.

Les Mêmes, MUREL, GRUCHET.
Murel, à Heurtelot.

Fidèle au poste ! c’est bien ! Prenez-les tous ; faites-les boire !

Heurtelot.

Oh ! là-dessus !…

Murel, aux électeurs.

Entrez ! et pas de cérémonie ! J’ai donné des ordres ; c’est Gruchet qui régale.

Gruchet.

Jusqu’à un certain point, cependant !

Murel, à Gruchet.

Allez donc !

Les Électeurs.

Ah ! Gruchet ! un bon ! un solide ! un patriote !

Ils entrent tous dans le café.



Scène III.

MUREL, Miss ARABELLE.
Murel, se dirigeant vers la grille de la maison Rousselin.

Il faut pourtant que je tâche de voir Louise !

Miss Arabelle, sortant de la grille.

Je voudrais vous parler, Monsieur.

Murel.

Tant mieux, miss Arabelle ! Et Louise, dites-moi, n’est-elle pas ?…

Miss Arabelle.

Mais vous étiez avec quelqu’un ?

Murel.

Oui.

Miss Arabelle.

M. Julien, je crois ?

Murel.

Non, Gruchet.

Miss Arabelle.

Gruchet ! Ah ! bien mauvais homme ! C’est vilain, sa candidature !

Murel.

En quoi, miss Arabelle ?

Miss Arabelle.

M. Rousselin lui a prêté, autrefois, une somme qui n’est pas rendue. J’ai vu le papier.

Murel, à part.

C’est donc pour cela que Gruchet en a peur !

Miss Arabelle.

Mais M. Rousselin, par délicatesse, gentlemanry, ne voudra pas poursuivre ! il est bien bon ! seulement bizarre quelquefois ! Ainsi sa colère contre M. Julien…

Murel.

Et Louise, miss Arabelle ?

Miss Arabelle.

Oh ! quand elle a su votre mariage impossible, elle a pleuré, beaucoup.

Murel, joyeux.

Vraiment ?

Miss Arabelle.

Oui ; et, pauvre petite ! Mme Rousselin est bien dure pour elle !

Murel.

Et son père ?

Miss Arabelle.

Il a été très-fâché !

Murel.

Est-ce qu’il regrette ?…

Miss Arabelle.

Oh ! non ! Mais il a peur de vous.

Murel.

Je l’espère bien !

Miss Arabelle.

À cause des ouvriers, et de l’Impartial, où il dit que vous êtes le maître !

Murel, riant.

Ah ! ah !

Miss Arabelle.

Mais non, n’est-ce pas, c’est M. Julien ?

Murel.

Continuez, miss Arabelle.

Miss Arabelle.

Oh, moi, je suis bien triste, bien triste ! et je voudrais un raccommodement.

Murel.

Cela me paraît maintenant difficile !

Miss Arabelle.

Oh ! non ! M. Rousselin en a envie, je suis sûre ! Tâchez ! Je vous en prie !

Murel, à part.

Est-elle drôle !

Miss Arabelle.

C’est dans votre intérêt, à cause de Louise ! Il faut que tout le monde soit content : elle, vous, moi, M. Julien !

Murel, à part.

Encore Julien ! Ah ! que je suis bête ; c’était pour l’institutrice ; une muse et un poète, parfait ! (Haut.) Je ferai ce qui dépendra de moi. Au revoir, Mademoiselle !

Miss Arabelle, saluant.

Good afternoon, sir  ! (Apercevant une vieille femme qui lui fait signe de venir.) Ah ! Félicité ! (Elle sort avec elle.)



Scène IV.

MUREL, ROUSSELIN.
Rousselin, entrant.

C’est inouï, ma parole d’honneur !

Murel, à part.

Rousselin ! À nous deux !

Rousselin.

Gruchet ! un Gruchet, qui veut me couper l’herbe sous le pied ! un misérable que j’ai défendu, nourri ; et il se vante d’être soutenu par vous ?

Murel.

Mais…

Rousselin.

D’où diable lui est venue cette idée de candidature ?

Murel.

Je n’en sais rien. Il est tombé chez moi comme un furieux, en disant que j’allais abjurer mes opinions.

Rousselin.

C’est parce que je suis modéré ! Je proteste également contre les tempêtes de la démagogie que souhaite ce polisson de Gruchet, et le joug de l’absolutisme, dont M. Bouvigny est l’abominable soutien, le gothique symbole ! en un mot, — fidèle aux traditions du vieil esprit français, — je demande avant tout, le règne des lois, le gouvernement du pays par le pays, avec le respect de la propriété ! Oh ! là-dessus, par exemple !…

Murel.

Justement ! on ne vous trouve pas assez républicain.

Rousselin.

Je le suis plus que Gruchet, encore une fois ! car je me prononce, — voulez-vous que je l’imprime, — pour la suppression des douanes et de l’octroi.

Murel.

Bravo !

Rousselin.

Je demande l’affranchissement des pouvoirs municipaux, une meilleure composition du jury, la liberté de la presse, l’abolition de toutes les sinécures et titres nobiliaires.

Murel.

Très bien !

Rousselin.

Et l’application sérieuse du suffrage universel ! Cela vous étonne ? Je suis comme ça, moi ! Notre nouveau préfet qui soutient la réaction, je lui ai écrit trois lettres, en manière d’avertissement ! Oui, Monsieur ! Et je suis capable de le braver en face, de l’insulter ! Vous pouvez dire ça aux ouvriers !

Murel, à part.

Est-ce qu’il parlerait sérieusement ?

Rousselin.

Vous voyez donc qu’en me préférant Gruchet… car, je vous le répète, il se vante d’être soutenu par vous. Il le crie dans toute la ville.

Murel.

Que savez-vous si je vote pour lui ?

Rousselin.

Comment ?

Murel.

Moi, en politique, je ne tiens qu’aux idées ; or les siennes ne m’ont pas l’air d’être aussi progressives que les vôtres. Un moment ! Tout n’est pas fini !

Rousselin.

Non ! tout n’est pas fini ! et on ne sait pas jusqu’où je peux aller, pour plaire aux électeurs. Aussi, je m’étonne d’avoir été méconnu par une intelligence comme la vôtre.

Murel.

Vous me comblez !

Rousselin.

Je ne doute pas de votre avenir !

Murel.

Eh bien, alors, dans ce cas-là…

Rousselin.

Quoi ?

Murel.

Pour répondre à votre confiance, — j’ai un petit aveu à vous faire : — en écoutant Gruchet, c’était après ce refus, et j’ai cédé à un mouvement de rancune.

Rousselin.

Tant mieux ! ça prouve du cœur.

Murel.

Comme j’adore votre fille, je vous maudissais.

Rousselin.

Ce cher ami ! Ah ! votre défection m’a fait une peine !…

Murel.

Sérieusement, si je ne l’ai pas, j’en mourrai !

Rousselin.

Il ne faut pas mourir !

Murel.

Vous me donnez de l’espoir ?

Rousselin.

Eh ! eh ! Après mûr examen, votre position personnelle me paraît plus avantageuse…

Murel, étonné.

Plus avantageuse ?

Rousselin.

Oui, car sans compter trente mille francs d’appointements…

Murel, timidement.

Vingt mille !

Rousselin.

Trente mille ! en plus, une part dans les bénéfices de la Compagnie ; et puis vous avez votre tante…

Murel.

Madame veuve Murel de Montélimart.

Rousselin.

Puisque vous êtes son héritier.

Murel.

Avec un autre neveu, militaire !

Rousselin.

Alors, il y a des chances !… (Faisant le geste de tirer un coup de fusil.) Les Bédouins !

Il rit.
Murel, riant.

Oui, oui, vous avez raison ! Les femmes, même les vieilles, changent d’idées facilement ; celle-là est capricieuse. Bref ! cher monsieur Rousselin, j’ai tout lieu de croire que ma bonne tante songe à moi, quelquefois.

Rousselin, à part.

Si c’était vrai, cependant ? (Haut.) Enfin, mon cher, trouvez-vous ce soir, après dîner, là, devant ma porte, sans avoir l’air de me chercher.

Il sort.



Scène V.

MUREL, seul.

Un rendez-vous pour ce soir ! Mais c’est une avance, une espèce de consentement ; Arabelle disait vrai.



Scène VI.

MUREL, GRUCHET, puis HOMBOURG, puis FÉLICITÉ.
Gruchet.

Me voilà ! je n’ai pas perdu de temps ! Quoi de neuf ? — Répondez-moi.

Murel.

Gruchet, avez-vous réfléchi à l’affaire dans laquelle vous vous embarquez ?

Gruchet.

Hein ?

Murel.

Ce n’est pas une petite besogne que d’être député.

Gruchet.

Je le crois bien !

Murel.

Vous allez avoir sur le dos tous les quémandeurs.

Gruchet.

Oh ! moi, mon bon, je suis habitué à éconduire les gens.

Murel.

N’importe, ils vous dérangeront de vos affaires énormément.

Gruchet.

Jamais de la vie !

Murel.

Et puis, il va falloir habiter Paris. C’est une dépense.

Gruchet.

Eh bien, j’habiterai Paris ! ce sera une dépense ! voilà !

Murel.

Franchement, je n’y vois pas de grands avantages.

Gruchet.

Libre à vous !… moi, j’en vois.

Murel.

Vous pouvez d’ailleurs échouer.

Gruchet.

Comment ? vous savez quelque chose ?

Murel.

Rien de grave ! Cependant Rousselin, eh ! eh ! il gagne dans l’opinion.

Gruchet.

Tantôt vous disiez que c’est un imbécile !

Murel.

Ça n’empêche pas de réussir.

Gruchet.

Alors, vous me conseillez de me démettre ?

Murel.

Non ! Mais il est toujours fâcheux d’avoir contre soi un homme de l’importance de Rousselin.

Gruchet.

Son im-por-tance !

Murel.

Il a beaucoup d’amis, ses manières sont cordiales, enfin il plaît ; et tout en ménageant les conservateurs, il pose pour le républicain.

Gruchet.

On le connaît !

Murel.

Ah ! si vous comptez sur le bon sens du public…

Gruchet.

Mais pourquoi tenez-vous à me décourager, quand tout marche comme sur des roulettes ? Écoutez-moi : Primo, sans qu’on s’en doute le moins du monde, je saurai par Félicité, ma bonne, tout ce qui se passe chez lui.

Murel.

Ce n’est peut-être pas trop délicat ce que vous faites.

Gruchet.

Pourquoi ?

Murel.

Ni même prudent ; car on dit que vous lui avez autrefois emprunté…

Gruchet.

On le dit ? Eh bien…

Murel.

Il faudrait d’abord lui rendre la somme.

Gruchet.

Pour cela, il faudrait d’abord que vous me rendiez ce qui m’est dû, vous ! Soyons justes !

Murel.

Ah ! devant les preuves de mon dévouement, et à l’instant même où je vous gratifie d’un excellent conseil, voilà ce que vous imaginez ! Mais, sans moi, mon bonhomme, jamais de la vie vous ne seriez élu ; je m’éreinte, bien que je n’aie aucun intérêt…

Gruchet.

Qui sait ? Ou plutôt je n’y comprends goutte ; tour à tour, vous me poussez, vous m’arrêtez ! Ce que je dois à Rousselin ? les autres aussi feront des réclamations ! On n’est pas inépuisable. Il faudrait pourtant que je rentre dans mes avances ! Et la note du café qui va être terrible, — car ces farceurs-là boivent, boivent ! — Si vous croyez que je n’y pense pas ! C’est un gouffre qu’une candidature ! (À Hombourg, qui entre.) Hombourg ! quoi encore ?

Hombourg.

Le bourgeois est-il là ?

Gruchet.

Je n’en sais rien !

Hombourg.

Un mot ! Je possède un petit bidet cauchois, pas cher, et qui vous serait bien utile pour vos tournées électorales ?

Gruchet.

Je les ferai à pied ; merci !

Hombourg.

Une occasion, monsieur Gruchet !

Gruchet.

Des occasions comme celles-là, on les retrouve !

Hombourg.

Je ne crois pas !

Gruchet.

Il m’est à présent, impossible…

Hombourg.

À votre service !

Il entre chez Rousselin.
Murel.

Pensez-vous que Rousselin eût fait cela ? Cet homme, qui tient une auberge, va vous déchirer près de ses pratiques. Vous venez de perdre, peut-être, cinquante voix. Je suis fatigué de vous soutenir.

Gruchet.

Du calme ! j’ai eu tort ! Admettons que je n’aie rien dit. C’est que vous veniez de m’agacer avec votre histoire de Rousselin, qui d’abord, n’est peut-être pas vraie. De qui la tenez-vous ? À moins que lui-même… Ah ! c’est plutôt une farce de votre invention, pour m’éprouver.

Rumeur dans la coulisse.
Murel.

Écoutez donc !

Gruchet.

J’entends bien.

Murel.

Le bruit se rapproche.

Des voix, dans la coulisse.

Gruchet ! Gruchet !

Félicité, apparaissant à gauche.

Monsieur, on vous cherche !

Gruchet.

Moi ?

Félicité.

Oui, venez tout de suite !

Gruchet.

Me voilà !

Il sort précipitamment avec elle. — Le bruit augmente.
Murel, en s’en allant par la gauche.

Tout ce tapage ! Qu’est-ce donc ? (Il sort.)



Scène VII.

ROUSSELIN, puis HOMBOURG.
Rousselin, sortant de chez lui.

Ah ! le peuple à la fin s’agite ! pourvu que ce ne soit pas contre moi !

Tous, criant dans le café.

Enfoncé les bourgeois !

Rousselin.

Voilà qui devient inquiétant.

Gruchet, passant au fond, et tâchant de se soustraire aux ovations.

Mes amis, laissez-moi ! non ! vraiment !

Tous.

Gruchet ! Vive Gruchet ! notre député !

Rousselin.

Comment, député ?

Hombourg, sortant de chez Rousselin.

Parbleu ! puisque Bouvigny se retire.

La bande s’éloigne.
Rousselin.

Pas possible !

Hombourg.

Mais oui, le ministère est changé. Le préfet donne sa démission ; et il vient d’écrire à Bouvigny, pour l’engager à faire comme lui, à se démettre !

Il sort par où est sortie la bande.
Rousselin.

Eh bien, alors, il ne reste plus que… (La main sur la poitrine pour dire : moi.) Mais non ! il y a encore Gruchet ! (Rêvant.) Gruchet ! (Apercevant Dodart qui entre.) Que me voulez-vous ?



Scène VIII.

ROUSSELIN, DODART.
Dodart.

Je viens pour vous rendre un service.

Rousselin.

De la part d’un féal de M. le comte, cela m’étonne !

Dodart.

Vous apprécierez ma conduite, plus tard. M. de Bouvigny ayant retiré sa candidature…

Rousselin, brusquement.

Il l’a retirée ? c’est vrai ?

Dodart.

Oui… pour des raisons…

Rousselin.

Personnelles.

Dodart.

Comment ?

Rousselin.

Je dis : il a eu des raisons, voilà tout !

Dodart.

En effet ; et permettez-moi de vous avertir d’une chose… capitale. Tous ceux qui s’intéressent à vous — je suis du nombre, n’en doutez pas — commencent à s’effrayer de la violence de vos adversaires !

Rousselin.

En quoi ?

Dodart.

Vous n’avez donc pas entendu les cris insurrectionnels que poussait la bande Gruchet ! Ce Catilina de village !…

Rousselin, à part.

Catilina de village… Jolie expression ! À noter !

Dodart.

Il est capable, Monsieur, de… capable de tout ! et d’abord, grâce à la démence du peuple, il deviendra peut-être un de nos tribuns.

Rousselin, à part.

C’est à craindre !

Dodart.

Mais les conservateurs n’ont pas renoncé à la lutte, croyez-le ! D’avance leurs voix appartiennent à l’honnête homme qui offrirait des garanties. (Mouvement de Rousselin.) Oh ! on ne lui demande pas de se poser en rétrograde ; seulement quelques concessions… bien simples.

Rousselin.

Et c’est ce diable de Murel !…

Dodart.

Malheureusement, la chose est faite !

Rousselin, rêvant.

Oui !

Dodart.

Comme notaire et comme citoyen, je gémis sur tout cela ! Ah ! c’était un beau rêve que cette alliance de la bourgeoisie et de la noblesse cimentée en vos deux familles ; et le comte me disait tout à l’heure, — vous n’allez pas me croire ?…

Rousselin.

Pardon !… je suis plein de confiance.

Dodart.

Il me disait, avec ce ton chevaleresque qui le caractérise : « Je n’en veux pas du tout à M. Rousselin… »

Rousselin.

Ni moi non plus, mon Dieu !

Dodart.

« Et je ne demande pas mieux, s’il n’y trouve point d’inconvénient… »

Rousselin.

Mais quel inconvénient ?

Dodart.

« Je ne demande pas mieux que de m’aboucher avec lui, dans l’intérêt du canton, et de la moralité publique. »

Rousselin.

Comment donc ? je le verrai avec plaisir !

Dodart.

Il est là ! (À la cantonade.) Psitt ! Avancez !…



Scène IX.

Les mêmes, LE COMTE DE BOUVIGNY.
Bouvigny, saluant.

Monsieur !

Rousselin, regardant autour de lui.

Je regarde si quelquefois…

Bouvigny.

Personne ne m’a vu ! soyez sans crainte ! Et acceptez mes regrets sur…

Rousselin.

Il n’y a pas de mal…

Dodart, en ricanant.

À reconnaître ses fautes, n’est-ce pas ?

Bouvigny.

Que voulez-vous, l’amour peut-être exagéré de certains principes…

Rousselin.

Moi aussi, Monsieur, j’honore les principes !

Bouvigny.

Et puis la maladie de mon fils !

Rousselin.

Il n’est pas malade ; tantôt, ici même…

Dodart.

Oh ! fortement indisposé ! Mais il a l’énergie de cacher sa douleur. Pauvre enfant ! les nerfs ! tellement sensible !

Rousselin, à part.

Ah ! je devine ton jeu, à toi ; tu vas faire le mien ! (Haut.) En effet, après avoir conçu des espérances…

Bouvigny.

Oh ! certes !

Rousselin.

Il a dû être peiné…

Bouvigny.

Désolé, monsieur !

Rousselin.

De vous voir abandonner subitement cette candidature.

Dodart, à part.

Il se moque de nous !

Rousselin.

Lorsque vous aviez déjà un nombre de voix.

Bouvigny.

J’en avais beaucoup !

Rousselin, souriant.

Pas toutes, cependant !

Dodart.

Parmi les ouvriers, peut-être, mais dans les campagnes, énormément !

Rousselin.

Ah ! si on comptait !…

Bouvigny.

Permettez ! D’abord la commune de Bouvigny où je réside, m’appartient, n’est-ce pas ? Ainsi que les villages de Saint-Léonard, Valencourt, La Coudrette.

Rousselin, vivement.

Celui-là, non !

Bouvigny.

Pourquoi ?

Rousselin, embarrassé.

Je croyais !… (À part.) Murel m’avait donc trompé ?

Bouvigny.

Je suis également certain de Grumesnil, Ypremesnil, Les Arbois.

Dodart, lisant une liste qu’il tire de son portefeuille.

Châtillon, Colange, Heurtaux, Lenneval, Bahurs, Saint-Filleul, Le Grand-Chêne, La Roche-Aubert, Fortinet.

Rousselin, à part.

C’est effroyable !

Dodart.

Manicamp, Dehaut, Lampérière, Saint-Nicaise, Vieville, Sirvin, Château-Régnier, La Chapelle, Lebarrois, Mont-Suleau.

Rousselin, à part.

Je ne savais donc pas la géographie de l’arrondissement !

Bouvigny.

Sans compter que j’ai des amis nombreux dans les communes de…

Rousselin, accablé.

Oh ! je vous crois, Monsieur !

Bouvigny.

Ces braves gens ne savent plus que faire ! Ils sont toujours à ma disposition, du reste, m’obéissant comme un seul homme ; — et si je leur disais… de voter pour… n’importe qui… pour vous, par exemple…

Rousselin.

Mon Dieu ! je ne suis pas d’une opposition tellement avancée…

Bouvigny.

Eh ! eh ! l’Opposition est quelquefois utile !

Rousselin.

Comme instrument de guerre, soit ! Mais il ne s’agit pas de détruire, il faut fonder !

Dodart.

Incontestablement, nous devons fonder !

Rousselin.

Aussi ai-je en horreur toutes ces utopies, ces doctrines subversives !… N’a-t-on pas l’idée de rétablir le divorce, je vous demande un peu ! Et la presse, il faut le reconnaître, se permet des excès…

Dodart.

Affreux !

Bouvigny.

Nos campagnes sont infestées par un tas de livres !

Rousselin.

Elles n’ont plus personne pour les conduire ! Ah ! il y avait du bon dans la noblesse ; et là-dessus, je partage les idées de quelques publicistes de l’Angleterre.

Bouvigny.

Vos paroles me font l’effet d’une brise rafraîchissante ; et si nous pouvions espérer…

Rousselin.

Enfin, Monsieur le comte (mystérieusement.) la Démocratie m’effraye ! Je ne sais par quel vertige, quel entraînement coupable…

Bouvigny.

Vous allez trop loin !…

Rousselin.

Non ! j’étais coupable ; car je suis conservateur, croyez-le, et peut-être quelques nuances seulement…

Dodart.

Tous les honnêtes gens sont faits pour s’entendre.

Rousselin, serrant la main de Bouvigny.

Bien sûr, Monsieur le comte, bien sûr.



Scène X.

Les Mêmes, MUREL, LEDRU, ONÉSIME, des Ouvriers.
Murel.

Dieu merci ! je vous trouve sans vos électeurs, mon cher Rousselin !

Bouvigny, à part.

Je les croyais fâchés !

Murel.

En voici d’autres ! Je leur ai démontré que les idées de Gruchet ne répondent plus aux besoins de notre époque ; et, d’après ce que vous m’avez dit ce matin, vous serez de ceux-ci mieux compris ; ce sont non seulement des républicains, mais des socialistes !

Bouvigny, faisant un bond.

Comment, des socialistes !

Rousselin.

Il m’amène des socialistes !

Dodart.

Des socialistes ! Il ne faut pas que ma personnalité !…

Il s’esquive.
Rousselin, balbutiant.

Mais…

Ledru.

Oui, citoyen ! Nous le sommes !

Rousselin.

Je n’y vois pas de mal !

Bouvigny.

Et tout à l’heure, vous déclamiez contre ces infamies !

Rousselin.

Permettez ! il y a plusieurs manières d’envisager…

Onésime, surgissant.

Sans doute, plusieurs manières…

Bouvigny, scandalisé.

Jusqu’à mon fils !

Murel.

Que venez-vous faire ici, vous ?

Onésime.

J’ai entendu dire que l’on se portait chez M. Rousselin, et je voudrais lui affirmer que je partage, à peu près… son système.

Murel, à demi-voix.

Petit intrigant !

Bouvigny.

Je ne m’attendais pas, mon fils, à vous voir, devant l’auteur de vos jours, renier la foi de vos aïeux !

Rousselin.

Très bien !

Ledru.

Pourquoi très bien ? Parce que Monsieur est M. le comte (à Murel, désignant Rousselin.), et à vous croire, il demandait l’abolition de tous les titres !…

Rousselin.

Certainement !

Bouvigny.

Comment ? il demandait…

Ledru.

Mais oui !

Bouvigny.

Ah ! c’est assez !

Rousselin, voulant le retenir.

Je ne peux pas rompre en visière brusquement. Beaucoup ne sont qu’égarés. Ménageons-les !

Bouvigny, très haut.

Pas de ménagements, Monsieur ! On ne pactise point avec le désordre ; et je vous déclare net que je ne suis plus pour vous ! — Onésime !

Il sort ; son fils le suit.
Ledru.

Il était pour vous ? Nous savons à quoi nous en tenir ! Serviteur !

Rousselin.

Pour soutenir mes convictions, je vous sacrifie un vieil ami de trente ans !

Ledru.

On n’a pas besoin de sacrifices ! Mais vous dites tantôt blanc, tantôt noir : et vous m’avez l’air d’un véritable… blagueur ! Allons, nous autres, retournons chez Gruchet ! Venez-vous, Murel ?

Murel.

Dans une minute, je vous rejoins !



Scène XI.

ROUSSELIN, MUREL.
Murel.

Il faut convenir, mon cher, que vous me mettez dans une position embarrassante !

Rousselin.

Si vous croyez que je n’y suis pas ?

Murel.

Saperlotte, il faudrait cependant vous résoudre ! Soyez d’un côté, soyez de l’autre ! Mais décidez-vous ! finissons-en !

Rousselin.

Pourquoi toujours ce besoin d’être emporte-pièce, exagéré ? Est-ce qu’il n’y a pas dans tous les partis quelque chose de bon à prendre ?

Murel.

Sans doute, leurs voix !

Rousselin.

Vous avez un esprit, ma parole d’honneur ! une délicatesse !… ah ! je ne m’étonne pas qu’on vous aime !

Murel.

Moi ? et qui donc ?

Rousselin.

Innocent ! une demoiselle, du nom de Louise.

Murel.

Quel bonheur ! merci ! merci ! Maintenant, je vais m’occuper de vous, gaillardement ! J’affirmerai qu’on ne vous a pas compris. Une dispute de mots, une erreur. Quant à l’Impartial

Rousselin.

Là, vous êtes le maître !

Murel.

Pas tout à fait ! Nous dépendons de Paris, qui donne le mot d’ordre. Vous deviez même être éreinté !

Rousselin.

Décommandez l’éreintement !

Murel.

Sans doute. Mais, comment tout de suite, prêcher à Julien le contraire de ce qu’on lui a dit ?

Rousselin.

Que faire ?

Murel.

Attendez donc ! Il y a chez vous quelqu’un dont peut-être l’influence…

Rousselin.

Qui cela ?

Murel.

Miss Arabelle ! D’après certaines paroles qu’elle m’a dites, j’ai tout lieu de croire que ce jeune poète l’intéresse…

Rousselin, riant.

La pièce de vers serait-elle pour l’Anglaise ?

Murel.

Je ne connais pas les vers, mais je crois qu’ils s’aiment.

Rousselin.

J’en étais sûr ! Jamais de la vie, je ne me trompe ! Du moment que ma fille n’est pas en jeu, je ne risque rien ; et je me moque pas mal après tout si… Il faut que j’en parle à ma femme. Elle doit être là, précisément.

Murel.

Moi, pendant ce temps-là, je vais essayer de ramener ceux que votre tiédeur philosophique a un peu refroidis.

Rousselin.

N’allez pas trop loin, cependant, de peur que Bouvigny, de son côté…

Murel.

Ah ! il faut bien que je rebadigeonne votre patriotisme !

Il sort.
Rousselin, seul.

Tâchons d’être fin, habile, profond !



Scène XII.

ROUSSELIN, Mme  ROUSSELIN, Miss ARABELLE.
Rousselin, à Arabelle.

Ma chère enfant, — car mon affection toute paternelle me permet de vous appeler ainsi, — j’attends de vous un grand service ; il s’agirait d’une démarche près de M. Julien !

Arabelle, vivement.

Je peux la faire !

Madame Rousselin, avec hauteur.

Ah ! comment cela ?

Arabelle.

Il fume son cigare tous les soirs sur cette promenade. Rien de plus facile que de l’aborder.

Madame Rousselin.

Vu les convenances, ce serait plutôt à moi.

Rousselin.

En effet ; c’est plutôt à une femme mariée.

Arabelle.

Mais je veux bien !

Madame Rousselin.

Je vous le défends, Mademoiselle !

Arabelle.

J’obéis, Madame ! (À part, en remontant.) Qu’a-t-elle donc à vouloir m’empêcher ?… Attendons !

Elle disparaît.
Madame Rousselin.

Tu as parfois, mon ami, des idées singulières ; charger l’institutrice d’une chose pareille ! car c’est pour ta candidature, j’imagine ?

Rousselin.

Sans doute ! Et moi, je trouvais que miss Arabelle, précisément à cause de son petit amour, dont je ne doute plus, pouvait fort bien…

Madame Rousselin.

Ah ! tu ne la connais pas. C’est une personne à la fois violente et dissimulée, cachant sous des airs romanesques une âme qui l’est fort peu ; et je sens qu’il faut se méfier d’elle…

Rousselin.

Tu as peut-être raison ? Voici Julien ! Tu comprends, n’est-ce pas, tout ce qu’il faut lui dire ?

Madame Rousselin.

Oh ! je saurai m’y prendre !

Rousselin.

Je me fie à toi !

Rousselin s’éloigne, après avoir salué Julien.
La nuit est venue.



Scène XIII.

Mme  ROUSSELIN, JULIEN.
Julien, apercevant Mme  Rousselin.

Elle ! (Il jette son cigare.) Seule ! Comment faire ? (Saluant.) Madame !

Madame Rousselin.

M. Duprat, je crois ?

Julien.

Hélas ! oui, Madame.

Madame Rousselin.

Pourquoi, hélas ?

Julien.

J’ai le malheur d’écrire dans un journal qui doit vous déplaire.

Madame Rousselin.

Par sa couleur politique, seulement !

Julien.

Si vous saviez combien je méprise les intérêts qui m’occupent !

Madame Rousselin.

Mais les intelligences d’élite peuvent s’appliquer à tout sans déchoir. Votre dédain, il est vrai, n’a rien de surprenant. Quand on écrit des vers aussi… remarquables…

Julien.

Ce n’est pas bien ce que vous faites là, Madame ! Pourquoi railler ?

Madame Rousselin.

Nullement ! Malgré mon insuffisance, peut-être, je vous crois un avenir…

Julien.

Il est fermé par le milieu où je me débats. L’art pousse mal sur le terroir de la province. Le poète qui s’y trouve et que la misère oblige à certains travaux est comme un homme qui voudrait courir dans un bourbier. Un ignoble poids toujours collé à ses talons, le retient ; plus il s’agite, plus il enfonce. Et cependant, quelque chose d’indomptable proteste et rugit au dedans de vous ! Pour se consoler de ce que l’on fait, on rêve orgueilleusement à ce que l’on fera ; puis les mois s’écoulent, la médiocrité ambiante vous pénètre, et on arrive doucement à la résignation, cette forme tranquille du désespoir.

Madame Rousselin.

Je comprends ; et je vous plains !

Julien.

Ah ! Madame, que votre pitié est douce ! bien qu’elle augmente ma tristesse !

Madame Rousselin.

Courage ! le succès, plus tard, viendra.

Julien.

Dans mon isolement, est-ce possible ?

Madame Rousselin.

Au lieu de fuir le monde, allez vers lui ! Son langage n’est pas le vôtre, apprenez-le ! Soumettez-vous à ses exigences. La réputation et le pouvoir se gagnent par le contact ; et, puisque la société est naturellement à l’état de guerre, rangez-vous dans le bataillon des forts, du côté des riches, des heureux ! Quant à vos pensées intimes, n’en dites jamais rien, par dignité et par prudence. Dans quelque temps, lorsque vous habiterez Paris, comme nous…

Julien.

Mais je n’ai pas le moyen d’y vivre, Madame !

Madame Rousselin.

Qui sait ? avec la souplesse de votre talent, rien n’est difficile ; et vous l’utiliserez pour des personnes qui en marqueront leur gratitude ! Mais il est tard ; au plaisir de vous revoir, monsieur !

Elle remonte.
Julien.

Oh ! restez ! au nom du ciel, je vous en conjure ! Voilà si longtemps que je l’espère cette occasion. Je cherchais des ruses, inutilement, pour arriver jusqu’à vous ! D’ailleurs, je n’ai pas bien compris vos dernières paroles. Vous attendez quelque chose de moi, il me semble ? Est-ce un ordre ? Dites-le ! j’obéirai.

Madame Rousselin.

Quel dévouement !

Julien.

Mais vous occupez ma vie ! Quand, pour respirer plus à l’aise, je monte sur la colline, malgré moi, tout de suite, mes yeux découvrent parmi les autres votre chère maison, blanche dans la verdure de son jardin ; et le spectacle d’un palais ne me donnerait pas autant de convoitise ! Quelquefois vous apparaissez dans la rue, c’est un éblouissement, je m’arrête ; et puis je cours après votre voile, qui flotte derrière vous comme un petit nuage bleu ! Bien souvent je suis venu devant cette grille, pour vous apercevoir et entendre passer au bord des violettes le murmure de votre robe. Si votre voix s’élevait, le moindre mot, la phrase la plus ordinaire, me semblait d’une valeur inintelligible pour les autres ; et j’emportais cela, joyeusement, comme une acquisition ! — Ne me chassez pas ! Pardonnez-moi ! J’ai eu l’audace de vous envoyer des vers. Ils sont perdus, comme les fleurs que je cueille dans la campagne, sans pouvoir vous les offrir, comme les paroles que je vous adresse la nuit et que vous n’entendez pas, car vous êtes mon inspiration, ma muse, le portrait de mon idéal, mes délices, mon tourment !

Madame Rousselin.

Calmez-vous, Monsieur ! Cette exagération…

Julien.

Ah ! c’est que je suis de 1830, moi ! J’ai appris à lire dans Hernani, et j’aurais voulu être Lara ! J’exècre toutes les lâchetés contemporaines, l’ordinaire de l’existence, et l’ignominie des bonheurs faciles ! L’amour qui a fait vibrer la grande lyre des maîtres gonfle mon cœur. Je ne vous sépare pas, dans ma pensée, de tout ce qu’il y a de plus beau ; et le reste du monde, au loin, me paraît une dépendance de votre personne. Ces arbres sont faits pour se balancer sur votre tête, la nuit pour vous recouvrir, les étoiles qui rayonnent doucement comme vos yeux, pour vous regarder !

Madame Rousselin.

La littérature vous emporte, Monsieur ! Quelle confiance une femme peut-elle accorder à un homme qui ne sait pas retenir ses métaphores, ou sa passion ? Je crois la vôtre sincère, pourtant. Mais vous êtes jeune, et vous ignorez trop ce qui est l’indispensable. D’autres, à ma place, auraient pris pour une injure la vivacité de vos sentiments. Il faudrait au moins promettre…

Julien.

Voilà que vous tremblez aussi. Je le savais bien ! On ne repousse pas un tel amour !

Madame Rousselin.

Ma hardiesse à vous écouter m’étonne moi-même. Les gens d’ici sont méchants, Monsieur. La moindre étourderie peut nous perdre !… Le scandale…

Julien.

Ne craignez rien ! Ma bouche se taira, mes yeux se détourneront, j’aurai l’air indifférent ; et si je me présente chez vous…

Madame Rousselin.

Mais, mon mari… Monsieur.

Julien.

Ne me parlez pas de cet homme !

Madame Rousselin.

Je dois le défendre.

Julien.

C’est ce que j’ai fait, — par amour pour vous !

Madame Rousselin.

Il l’apprendra ; et vous n’aurez pas à vous repentir de votre générosité.

Julien.

Laissez-moi me mettre à vos genoux, afin que je vous contemple de plus près. J’exécuterai, Madame, tout ce qu’il vous plaira ! et valeureusement, n’en doutez pas ; me voilà devenu fort ! Je voudrais épandre sur vos jours, avec les ivresses de la terre, tous les enchantements de l’Art, toutes les bénédictions du Ciel…

Miss Arabelle, cachée derrière un arbre.

J’en étais sûre !

Madame Rousselin.

J’attends de vous une preuve immédiate de complaisance, d’affection…

Julien.

Oui, oui !



Scène XIV.

Les Mêmes, Miss ARABELLE, puis MUREL
et GRUCHET, à la fin ROUSSELIN.
Madame Rousselin, remontant.

On vient ! il faut que je rentre.

Julien.

Pas encore !

Gruchet, au fond, poursuivant Murel.

Alors, rendez-moi mon argent !

Murel, continuant à marcher.

Vous m’ennuyez !

Gruchet.

Polisson !

Murel, lui donnant un soufflet.

Voleur !

Rousselin, en entrant, qui a entendu le bruit du soufflet.

Qu’est-ce donc ?

Julien, à Mme  Rousselin.

Oh ! cela seulement !

Il lui applique, sur la main, un baiser sonore.
Miss Arabelle, reconnaît Julien.

Ah !

Rousselin.

Que Se passe-t-il ? (Apercevant miss Arabelle qui s’enfuit.) Arabelle ! Demain je la flanque à la porte !


ACTE TROISIÈME


Au Salon de Flore. L’intérieur d’un bastringue. En face, et occupant tout le fond, une estrade pour l’orchestre. Il y a dans le coin de gauche une contrebasse. Attachés au mur, des instruments de musique ; au milieu du mur, un trophée de drapeaux tricolores. Sur l’estrade une table avec une chaise ; deux autres tables des deux côtés. Une petite estrade plus basse est au milieu, devant l’autre. Toute la scène est remplie de chaises. À une certaine hauteur un balcon, où l’on peut circuler.



Scène première.

ROUSSELIN, seul, à l’avant-scène, puis un Garçon de café.

Si je comparais l’Anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre ? Et le Pouvoir… à un vampire ? Non, c’est prétentieux ! Il faudrait cependant intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent… comme : « fermer l’ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles, virtuellement ; » et beaucoup de mots en isme : « parlementarisme, obscurantisme !… »

Calmons-nous ! un peu d’ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt ; on a constitué le bureau, hier au soir. Le voilà, le bureau ! Ici, la place du Président (Il montre la table, au milieu.) des deux côtés, les deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public !… Mais sur quoi m’appuierai-je ? Il me faudrait une tribune ! Oh ! je l’aurai, la tribune ! En attendant… (Il va prendre une chaise et la pose devant lui, sur la petite estrade.) Bien ! et je placerai le verre d’eau, — car je commence à avoir une soif abominable — je placerai le verre d’eau, là ! (Il prend le verre d’eau qui se trouve sur la table du Président, et le met sur sa chaise.) Aurai-je assez de sucre ? (Regardant le bocal qui en est plein.) Oui !

Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu’un prend la parole. Il m’interpelle pour me demander… par exemple… Mais d’abord qui m’interpelle ? Où est l’individu ? À ma droite, je suppose ! Alors, je tourne la tête, brusquement !… Il doit être moins loin ? (Il va déranger une chaise, puis remonte.) Je conserve mon air tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet… Si j’avais pris mon habit ? C’est plus commode pour le bras ! Une redingote vaut mieux, à cause de la simplicité. Cependant, le peuple, on a beau dire, aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate ? (Il se regarde dans une petite glace à main, qu’il retire de sa poche.) Le col un peu plus bas. Pas trop cependant ; on ressemble à un chanteur de romances. Oh ! ça ira — avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir ! C’est égal ! Voilà une peur qui m’empoigne… et j’éprouve à l’épigastre… (Il boit.) Ce n’est rien ! Tous les grands orateurs ont cela à leurs débuts ! Allons, pas de faiblesses, ventrebleu ! un homme en vaut un autre, et j’en vaux plusieurs ! Il me monte à la tête… comme des bouillons ! et je me sens, ma parole, un toupet infernal !

« Et c’est à moi que ceci s’adresse, monsieur ! » Celui-là est en face ; marquons-le ! (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) « À moi que ceci s’adresse, à moi ! » Avec les deux mains sur la poitrine, en me baissant un peu. « À moi, qui, pendant quarante ans… à moi, dont le patriotisme… à moi que… à moi pour lequel… » puis, tout à coup : « Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur ! » Et on reste sans bouger ! Il réplique : « Vos preuves alors ! donnez vos preuves ! Ah ! prenez garde ! On ne se joue pas de la crédulité publique ! » Il ne trouve rien. « Vous vous taisez ! ce silence vous condamne ! J’en prends acte ! » Un peu d’ironie, maintenant ! On lui lance quelque chose de caustique, avec un rire de supériorité. « Ah ! ah ! » Essayons le rire de supériorité. « Ah ! ah ! ah ! je m’avoue vaincu, effectivement ! Parfait ! » Mais deux autres qui sont là ! — je les reconnaîtrai, — s’écrient que je m’insurge contre nos institutions, ou n’importe quoi. Alors d’un ton furieux : « Mais vous niez le progrès ! » Développement du mot progrès : « Depuis l’astronome avec son télescope qui, pour le hardi nautonnier… jusqu’au modeste villageois baignant de ses sueurs… le prolétaire de nos villes… l’artiste dont l’inspiration… » Et je continue jusqu’à une phrase, où je trouve le moyen d’introduire le mot « bourgeoisie ». Tout de suite : éloge de la bourgeoisie, le tiers État, les cahiers, 89, notre commerce, richesse nationale, développement du bien-être par l’ascension progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier : « Eh bien ! et le peuple, qu’en faites-vous ? » Je pars : « Ah ! le peuple, il est grand » ; et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles ! J’exalte Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquard tisserand, Marceau tailleur ; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les tailleurs sont flattés. Et, après que j’ai tonné contre la corruption des riches, « Que lui reproche-t-on, au peuple ? c’est d’être pauvre ! » Tableau enragé de sa misère ; bravos ! « Ah ! pour qui connaît ses vertus, combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire ! Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main la main calleuse de l’ouvrier ! parce que son étreinte, pour être un peu rude, n’en est que plus sympathique ! parce que toutes les différences de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci ! surannées, et que rien n’est comparable à l’affection d’un homme de cœur !… » Et je me tape sur le cœur ! bravo ! bravo ! bravo !

Un garçon de café.

M. Rousselin, ils arrivent !

Rousselin.

Retirons-nous, que je n’aie pas l’air… Aurai-je le temps d’aller chercher mon habit ?… Oui ! — en courant !

Il sort.



Scène II.

Tous les Électeurs, VOINCHET, MARCHAIS, HOMBOURG, HEURTELOT, ONÉSIME, Le Garde champêtre, BEAUMESNIL, LEDRU, Le Président, puis ROUSSELIN, puis MUREL.
Voinchet.

Ah ! nous sommes nombreux. Ce sera drôle, à ce qu’il paraît.

Ledru.

Pour une réunion politique, on aurait dû choisir un endroit plus convenable que le Salon de Flore.

Beaumesnil.

Puisqu’il n’y en a pas d’autres dans la localité ! Qui est-ce que vous nommerez, M. Marchais ?

Marchais.

Mon Dieu, Rousselin ! C’est encore lui, après tout…

Ledru.

Moi, j’ai résolu de faire un vacarme…

Voinchet.

Tiens ! le fils de Bouvigny.

Beaumesnil.

Le père est plus finaud, il ne vient pas.

Le Président.

En séance !

Le Garde champêtre.

En séance !

Le Président.

Messieurs ! nous avons à discuter les mérites de nos deux candidats pour les élections de dimanche. Aujourd’hui, vous vous occuperez de l’honorable M. Rousselin, et demain soir, de l’honorable M. Gruchet. La séance est ouverte.

Rousselin, en habit noir, sort d’une petite porte derrière le président, fait des salutations, et reste debout au milieu de l’estrade.
Voinchet.

Je demande que le candidat nous parle des chemins de fer.

Rousselin, après avoir toussé, et pris un verre d’eau.

Si on avait dit du temps de Charlemagne ou même de Louis XIV, qu’un jour viendrait, où, en trois heures, il serait possible d’aller…

Voinchet.

Ce n’est pas ça ! Êtes-vous d’avis qu’on donne une allocation au chemin de fer qui doit passer par Saint-Mathieu, ou bien à un autre qui couperait Bonneval — idée cent fois meilleure ?

Un Électeur.

Saint-Mathieu est plus à l’avantage des habitants ! Déclarez-vous pour celui-là, monsieur Rousselin !

Rousselin.

Comment ne serais-je pas pour le développement de ces gigantesques entreprises qui remuent des capitaux, prouvent le génie de l’homme, apportent le bien-être au sein des populations !…

Hombourg.

Pas vrai, elles les ruinent !

Rousselin.

Vous niez donc le progrès, Monsieur ? le progrès, qui depuis l’astronome…

Hombourg.

Mais les voyageurs ?…

Rousselin.

Avec son télescope…

Hombourg.

Ah ! si vous m’empêchez !…

Le Président.

La parole est à l’interpellant.

Hombourg.

Les voyageurs ne s’arrêteront plus dans nos pays.

Voinchet.

C’est parce qu’il tient une auberge !

Hombourg.

Elle est bonne, mon auberge !

Tous.

Assez ! assez !

Le Président.

Pas de violence, messieurs !

Le Garde champêtre.

Silence !

Hombourg.

Voilà comme vous défendez nos intérêts !

Rousselin.

J’affirme !…

Hombourg.

Mais vous perdez le roulage !

Un Électeur.

Il soutiendra le libre échange !

Rousselin.

Sans doute ! Par la transmission des marchandises, un jour la fraternité des peuples…

Un Électeur.

Il faut admettre les laines anglaises ! Proclamez l’affranchissement de la bonneterie !

Rousselin.

Et tous les affranchissements !

Les Électeurs.

(Côté droit.) Oui ! oui ! (côté gauche :) Non ! non ! à bas !

Rousselin.

Plût au ciel que nous puissions recevoir en abondance les céréales, les bestiaux !

Un Agriculteur, en blouse.

Eh bien, vous êtes gentil pour l’agriculture !…

Rousselin.

Tout à l’heure je répondrai sur le chapitre de l’agriculture !

Il se verse un verre d’eau. — Silence.
Heurtelot, apparaissant en haut, au balcon.

Qu’est-ce que vous pensez des hannetons ?

Tous, riant.

Ah ! ah ! ah !

Le Président.

En peu de gravité, messieurs !

Le Garde champêtre.

Pas de désordre ! Au nom de la Loi, assis !

Marchais.

M. Rousselin, nous voudrions savoir votre idée sur les impôts.

Rousselin.

Les impôts, mon Dieu… certainement, sont pénibles… mais indispensables… C’est une pompe, — si je puis m’exprimer ainsi, — qui aspire du sein de la terre un élément fertilisateur pour le répandre sur le sol. Reste à savoir si les moyens répondent au but… et si, en exagérant… on n’arriverait pas quelquefois à tarir…

Le Président, se penchant vers lui.

Charmante comparaison !

Voinchet.

La propriété foncière est surchargée !

Heurtelot.

On paye plus de trente sous de droits pour un litre de cognac !

Ledru.

La flotte nous dévore !

Beaumesnil.

Est-ce qu’on a besoin d’un Jardin des Plantes ?

Rousselin.

Sans doute ! sans doute ! sans doute ! Il faudrait apporter d’immenses, d’immenses économies !

Tous.

Très bien !

Rousselin.

D’autre part, le Gouvernement lésine, tandis qu’il devrait…

Beaumesnil.

Élever les enfants pour rien !

Marchais.

Protéger le commerce !

L’Agriculteur.

Encourager l’agriculture !

Rousselin.

Bien sûr !

Beaumesnil.

Fournir l’eau et la lumière gratuitement dans chaque maison !

Rousselin.

Peut-être, oui !

Hombourg.

Vous oubliez le roulage dans tout ça !

Rousselin.

Oh ! non, non pas ! Et permettez-moi de résumer en un seul corps de doctrine, de prendre en faisceau…

Ledru.

On connaît votre manière d’enguirlander le monde ! Mais si vous aviez devant vous Gruchet…

Rousselin.

C’est à moi que vous comparez Gruchet ! à moi !… qu’on a vu pendant quarante ans… à moi dont le patriotisme… — Ah ! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur !

Ledru.

Oui, je le compare à vous !

Rousselin.

Ce Catilina de village !

Heurtelot, au balcon

Qu’est-ce que c’est, Catilina ?

Rousselin.

C’était un célèbre conspirateur qui, à Rome…

Ledru.

Mais Gruchet ne conspire pas !

Heurtelot.

Êtes-vous de la police ?

Tous, à droite.
Ensemble, confusément.

Il en est ! il en est !

Tous, à gauche, de même.

Non, il n’en est pas ! (Vacarme.)

Rousselin.

Citoyens ! de grâce ! Citoyens ! Je vous en prie ! de grâce ! écoutez-moi !

Marchais.

Nous écoutons !

Rousselin cherche à dire quelque chose, et reste muet.
Rires de la foule.
Tous, riant.

Ah ! ah ! ah !

Le Garde champêtre.

Silence !

Heurtelot.

Il faut qu’il s’explique sur le droit au travail.

Tous.

Oui ! oui ! le droit au travail !

Rousselin.

On a écrit là-dessus des masses de livres. (Murmures.) Ah ! vous m’accorderez qu’on a écrit, à ce propos, énormément de livres. Les avez-vous lus ?

Heurtelot.

Non !

Rousselin.

Je les sais par cœur ! Et si comme moi, vous aviez passé vos nuits dans le silence du cabinet, à…

Heurtelot.

Assez causé de vous ! Le droit au travail !

Tous.

Oui, oui, le droit au travail !

Rousselin.

Sans doute, on doit travailler !

Heurtelot.

Et commander de l’ouvrage !

Marchais.

Mais si on n’en a pas besoin ?

Rousselin.

N’importe !

Marchais.

Vous attaquez la propriété !

Rousselin.

Et quand même ?

Marchais, se précipitant sur l’estrade.

Ah ! vous me faites sortir de mon caractère.

Électeurs, de droite.

Descendez ! descendez !

Électeurs, de gauche.

Non ! qu’il y reste !

Rousselin.

Oui ! qu’il demeure ! J’admets toutes les contradictions ! Je suis pour la liberté ! (Applaudissements à droite. Murmures à gauche ; il se retourne vers Marchais.) Le mot vous choque, Monsieur ? c’est que vous n’en comprenez point le sens économique, la valeur… humanitaire ! La presse l’a élucidée pourtant ! et la presse, — rappelons-le, citoyens, — est un flambeau, une sentinelle qui…

Beaumesnil.

À la question !

Marchais.

Oui, la propriété !…

Rousselin.

Eh bien ! je l’aime comme vous ; je suis propriétaire. Vous voyez donc que nous sommes d’accord !

Marchais, embarrassé.

Cependant… hum !… cependant…

Ledru.

Ah ! l’épicier ! (Tout le monde rit.)

Rousselin.

Encore un mot ! je vais le convaincre ! (À Marchais.) On doit, — n’est-il pas vrai, — on doit, autant que possible, démocratiser l’argent, républicaniser le numéraire. Plus il circule, plus il en tombe dans la poche du peuple, et par conséquent dans la vôtre. Pour cela, on a imaginé le crédit.

Marchais.

Il ne faut pas trop de crédit !

Rousselin.

Parfait ! Oh ! très bien !

Ledru.

Comment ! pas de crédit ?

Rousselin, à Ledru.

Vous avez raison ; car si l’on ôte le crédit, plus d’argent ! et d’autre part, c’est l’argent qui fait la base du crédit ; les deux termes sont corrélatifs ! (Secouant fortement Marchais.) Comprenez-vous que les deux termes soient corrélatifs ? Vous vous taisez ? ce silence vous condamne, j’en prends acte !

Tous.

Assez ! assez !

Marchais regagne sa place.
Rousselin.

Ainsi se trouve résolue, Citoyens, l’immense question du travail ! En effet, sans propriété, pas de travail ! Vous faites travailler parce que vous êtes riche, et sans travail, pas de propriété. Vous travaillez, non seulement pour devenir propriétaires, mais parce que vous l’êtes ! Vos œuvres font du capital, vous êtes capitalistes.

L’Agriculteur.

Drôles de capitalistes !

Marchais.

Vous embrouillez tout !

Ledru.

C’est se ficher du monde !

Tous.

Oui ! la clôture ! à la porte ! la clôture !

Le Président.

Cela devient intolérable ! on ne peut plus…

Le Garde champêtre.

Je vais faire évacuer la salle !

Rousselin, à part, apercevant Murel qui entre.

Murel !

Ledru.

Que le candidat justifie les éloges qu’il a donnés devant moi aux opinions du sieur Bouvigny ! (Aux ouvriers.) Vous y étiez, vous autres !

Rousselin.

Mais… je… je…

Ledru.

Il est perdu !

Heurtelot.

Tendez la gaffe !

Voinchet.

Un médecin !

Rire général.
Murel.

J’étais là aussi, moi ! L’honorable M. Rousselin a paru condescendre aux idées de Bouvigny ! Il ne s’en cache pas ! Il s’en vante !

Rousselin, fièrement.

Ah !

Murel.

Et c’était précisément à cause des électeurs qui l’entouraient, pour affermir leurs convictions, en leur faisant voir jusqu’à quel point peut aller dans la tête de certaines personnes…

Rousselin.

L’obscurantisme !

Murel.

Effectivement ! C’était, dis-je, un procédé de tactique parlementaire, une ruse… bien légitime, passez-moi l’expression, pour le faire tomber dans le panneau.

Heurtelot.

Oh ! oh ! trop malin !

Ledru.

Alors, il s’est conduit en saltimbanque.

Murel.

Mais je…

Heurtelot.

Ne le défendez plus !

Ledru.

Et voilà l’homme qui avait promis d’aller calotter le préfet !

Rousselin.

Pourquoi pas ?

Le Garde champêtre, le frappant légèrement sur l’épaule.

Doucement, monsieur Rousselin !

Tous.

Assez ! assez ! la clôture ! la clôture !

Tout le monde se lève. Rousselin fait un geste désespéré,
puis se retourne vers le président qui sort.
Le Président.

Une séance peu favorable, cher monsieur ; espérons qu’une autre fois…

Rousselin, observant Murel.

Murel qui s’en va ! (À Marchais qui passe devant lui.) Marchais ! ah ! c’est mal ! c’est mal !

Marchais.

Que voulez-vous, avec vos opinions !…



Scène III.

ROUSSELIN, ONÉSIME, Le Garçon de café.
Rousselin, redescendant.

Oh ! mes rêves !… — je n’ai plus qu’à m’enfuir, ou à me jeter à l’eau, maintenant ! On va faire des gorges chaudes, me blaguer ! (Considérant les chaises.) Ils étaient là !… oui ! et au lieu de cette foule en délire dont j’écoutais d’avance les trépignements… (Le garçon de café entre, pour ranger les chaises.) Ah ! fatale ambition, pernicieuse aux rois comme aux particuliers !… et pas moyen de faire un discours ! tous mes mots ont raté ! Comme je souffre ! comme je souffre ! (Au garçon de café.) Ah ! vous pouvez les prendre ! je n’en ai plus besoin ! (À part.) Leur vue me tape sur les nerfs, maintenant !

Le Garçon de café, à Onésime, sur l’estrade, et qui se trouve caché par la contrebasse.

Restez-vous là ?

Onésime, timidement.

Monsieur Rousselin !

Rousselin.

Ah ! Onésime !

Onésime, s’avançant.

Je voudrais trouver quelque chose de convenable… pour vous dire que je participe aux désagréments…

Rousselin.

Merci ! merci ! Car tout le monde m’abandonne !… jusqu’à Murel !

Onésime.

Il vient de sortir avec le clerc de Me  Dodart !

Rousselin.

Si j’allais le trouver ? (Regardant dehors.) Il y a encore trop de monde sur la place ; et le peuple est capable de se porter sur moi à des excès !…

Onésime.

Je ne crois pas !

Rousselin.

Cela s’est vu ! On peut être outragé, déchiré ! Ah ! la populace ! je comprends Néron !

Onésime.

Quand mon père a reçu cette lettre du préfet qui lui enlevait tout espoir, il a été comme vous, bien triste ! Cependant il a repris le dessus, à force de philosophie !

Rousselin.

Dites-moi, vous qui êtes excellent, vous n’allez pas me tromper ?

Onésime.

Oh !

Rousselin.

Est-ce que M. votre père… (Se retournant vers le garçon qui remue les chaises.) Il est irritant, ce garçon-là ! Laissez-nous tranquilles ! (Le garçon sort.) Est-ce que votre père avait autant de voix qu’on le soutient ? Il m’a défilé une liste de communes !…

Onésime.

Il est toujours sûr de soixante-quatre laboureurs. J’ai vu leurs noms !

Rousselin, à part.

C’est un chiffre, cela !

Onésime.

Mais… j’ai quelque chose pour vous. Une vieille femme, que je ne connais pas, m’a dit comme j’entrais à la séance : « Faites-moi le plaisir de remettre ce billet à M. Rousselin. » (Il le lui donne.)

Rousselin.

Une drôle de lettre ! Voyons un peu ! (Lisant.) « Une personne qui s’intéresse à vous, croit de son devoir de vous prévenir que Mme Rousselin…

Il s’arrête bouleversé.
Onésime.

Dois-je porter la réponse ?

Rousselin, ricanant convulsivement.

La… la… la réponse ?

Onésime.

Oui ! laquelle ?

Rousselin, furieux.

C’est un coup de pied pour l’imbécile qui fait de pareilles commissions !

Onésime s’enfuit.

Une lettre anonyme, après tout, je suis bien sot de m’en tourmenter ! (Il la froisse et la jette.) La haine de mes ennemis n’aura donc pas de bornes ! Voilà une machination qui dépasse toutes les autres ! C’est pour me distraire de la vie politique, pour me gêner dans ma candidature ; et on m’attaque jusqu’au fond de l’honneur ! Cette infamie-là doit venir de Gruchet ?… Sa bonne est sans cesse à rôder autour de la maison… (Il ramasse la lettre, et lisant.) « Que votre femme a un amant ! » On n’est pas l’amant de ma femme ! — Quels sont les hommes qui peuvent être son amant ?…

Est-ce assez bête !… Cependant l’autre soir, sous les quinconces, j’ai entendu un soufflet, presque aussitôt un baiser ! J’ai bien vu miss Arabelle ! mais sûrement elle n’était pas seule, puisque d’autre part, un soufflet ?… Est-ce qu’un insolent se serait permis envers Mme Rousselin ?… Oh ! elle me l’aurait dit ? Et puis, le baiser dans ce cas-là eût précédé le soufflet, tandis que j’ai fort bien entendu un soufflet d’abord, et un baiser, ensuite ! Bah ! n’y pensons plus ! j’ai bien d’autres choses ! Non ! non ! tout à mon affaire !

Il va pour sortir.



Scène IV.

ROUSSELIN, GRUCHET.
Gruchet.

Il n’est pas là, M. Murel ?

Rousselin.

Vous venez me narguer, sans doute ? jouir de ma défaite, ajouter vos persiflages…

Gruchet.

Pas du tout !

Rousselin.

Au moins, faut-il se servir d’armes loyales, Monsieur !

Gruchet.

Le droit est de mon côté !

Rousselin.

Je sais bien qu’en politique…

Gruchet.

Ce n’est pas la politique qui me fait agir, mais des intérêts plus humbles. M. Murel…

Rousselin.

Et je me moque de Murel !

Gruchet.

Voilà huit jours qu’il m’échappe, malgré ses promesses. Et il se conduit d’une manière abominable ! Non content de s’être livré sur moi à des violences, — je pouvais le traduire en justice ; je n’ai pas voulu, par respect du monde et considération pour l’industrie.

Rousselin.

Plus vite, je vous prie !

Gruchet.

M. Murel s’est engagé, en arrivant ici, dans des opérations de Bourse, qui furent d’abord heureuses ; et il a si bien fait… que… une première fois, je lui ai prêté dix mille francs. Oh ! il me les a rendus, et même avec des bénéfices ! Deux mois plus tard, autre prêt de cinq mille ! Mais la chance avait tourné. Une troisième fois…

Rousselin.

Est-ce que ça me regarde ?

Gruchet.

Bref, il me doit actuellement trente mille deux cent vingt-six francs, et quinze centimes !

Rousselin, à part.

Ah ! c’est bon à savoir !

Gruchet.

Ce jeune homme a abusé de ma candeur ! Il me leurrait avec la perspective d’une belle affaire, un riche mariage.

Rousselin, à part.

Coquin !

Gruchet.

Par sa faute, je me trouve sans argent. Depuis quelque temps, j’en ai tellement dépensé ! (Il soupire.) Et, puisque vous êtes son ami, arrangez-vous, priez-le, pour qu’il me rende ce qui m’appartient.

Rousselin.

Me demander cela, vous, mon rival !

Gruchet.

Je n’ai pas fait le serment de l’être toujours ! J’ai du cœur, monsieur Rousselin ; je sais reconnaître les bons offices !

Rousselin.

Comment ! lorsque je possède une reconnaissance de six mille francs, prêtés autrefois pour commencer vos affaires, et dont les intérêts, depuis l’époque, montent à plus de vingt mille !

Gruchet.

C’est même où je voulais en venir. Donnant, donnant !

Rousselin.

Je n’y suis plus du tout !

Gruchet.

Songez donc que beaucoup de personnes dépendent de moi, et que j’ai, sans qu’il y paraisse, pas mal d’influence ! Si vous me remettiez le papier en question, on pourrait s’entendre.

Rousselin.

Sur quoi ?

Gruchet.

Je lâcherais les électeurs.

Rousselin.

Et si je ne suis pas nommé ?… Je perds mon argent !

Gruchet.

Vous êtes trop modeste !

Rousselin.

Hein ?

Gruchet.

À votre guise ! Jusqu’à la dernière minute, il sera temps ! Mais je vous répète que vous avez tort !

Il se dirige vers la gauche.
Rousselin.

Où allez-vous donc par là ?

Gruchet.

Dans ce cabinet, où mon ami Julien doit être à travailler sur le procès-verbal de la séance. Je vous assure que vous avez tort !

Il sort.



Scène V.

ROUSSELIN, puis MUREL.
Rousselin.

Est-ce un piège, ou serait-ce la vérité ? Quant à Murel, c’est un sauteur qui faisait tout bonnement une spéculation. Oh ! je m’en doutais un peu ! Mais à présent, je ne vois pas pourquoi je me gênerais ; il a perdu son crédit sur le peuple, et ma foi…

Murel, entre joyeux.

Pardon de vous avoir quitté si vite ! Je viens de chez Dodart. Quel événement, mon cher ! Un bonheur !…

Rousselin.

Ah ! vous en faites de belles ! Je suis obligé de recevoir vos créanciers. Gruchet exige trente mille francs !

Murel.

La semaine prochaine, il les aura !

Rousselin.

Encore vos forfanteries ! Jamais vous ne doutez de rien !… De même pour ma candidature ! On n’est pas en vérité moins habile ; et vous auriez dû plutôt…

Murel.

Soutenir Gruchet, n’est-ce pas ?

Rousselin.

C’est tout comme ! L’Impartial, depuis huit jours, n’a rien fait.

Murel.

J’étais en voyage ; et je suis revenu sans même attendre…

Rousselin.

Mauvaise excuse !

Murel.

La réclamation de Gruchet est une vengeance. Je me perds à cause de vous ; heureusement que…

Rousselin.

Quoi donc !

Murel.

Vous m’avez, en quelque sorte, promis la main de votre fille…

Rousselin.

Oh ! oh ! entendons-nous !

Murel.

Mais vous ne savez donc pas que je viens d’hériter !

Rousselin.

De votre tante, peut-être ?

Murel.

Certainement !

Rousselin.

La plaisanterie est rebattue.

Murel.

Je vous jure que ma tante est morte !

Rousselin.

Eh bien ! enterrez-la, et ne me bernez pas avec vos histoires d’héritage.

Murel.

Rien de plus vrai ! Seulement, comme la pauvre femme a trépassé depuis mon départ, on cherche si quelquefois un autre testament…

Rousselin.

Ah ! il y a des si ! Eh bien, mon cher, moi, j’aime les gens sûrs des choses qu’ils disent et entreprennent.

Murel.

Monsieur Rousselin, vous oubliez trop ce que je puis faire pour vous !

Rousselin.

Pas grand’chose ! Les ouvriers ne vous écoutent plus !

Murel.

Vraiment ! Parce qu’il y a cinq ou six braillards peut-être… des hommes que j’avais renvoyés de ma fabrique… Mais tous les autres !

Rousselin.

Pourquoi ne sont-ils pas venus ?

Murel.

Comment les amener, étant absent ?

Rousselin, à part.

Cela, c’est une raison.

Murel.

Vous ne connaissez pas leur humeur ; et je parie que d’ici à dimanche prochain, si je voulais, j’aurais le temps… Mais non, je ne m’en mêle plus… et… je recommanderai Gruchet !

Rousselin, à part.

Il me fait des menaces !… Est-ce que j’aurais encore des chances ? (Haut.) Ainsi, vous croyez… que l’effet de la réunion… n’a pas été absolument mauvais ?

Murel.

Ah ! vous avez blessé le peuple !

Rousselin.

Mais j’en suis du peuple ! Mon père était un modeste travailleur. Voilà ce qu’il faut leur dire, mon bon Murel, et que j’ai souffert pour eux, car le Gouvernement a mis la main sur moi, là, tout à l’heure ! Retournez à la filature.

Murel.

Mais écoutez !… j’apporte… — on n’attend plus que le certificat de décès de mon cousin… —

Rousselin.

Faites-leur comprendre !…

Murel.

Premièrement, une ferme.



Scène VI.

Les Mêmes, MADAME ROUSSELIN, LOUISE.
Madame Rousselin, à la cantonade.

Louise, suis-moi donc ! Qu’as-tu à regarder partout ? (À son mari.) Ah ! je te trouve enfin ; j’étais inquiète. S’il y a du bon sens !

Rousselin.

Je ne pouvais pas…

Louise, apercevant Murel.

Mon ami !

Murel.

Louise !

Madame Rousselin, scandalisée.

Que signifie ? Est-ce une tenue pour une jeune personne ? Et vous-même, monsieur, une pareille familiarité !…

Murel.

Mon Dieu, Madame, M. Rousselin pourra vous dire…

Madame Rousselin.

Je suis curieuse, en effet, de voir par quelles raisons, ma fille…

Rousselin.

Ma chérie, d’abord tu comprendras…

Louise, à Murel, à part.

C’est moi qui ai poussé ma mère à venir ; je vous savais ici ; pas d’autre moyen !…

Murel, de même.

Il faut brusquer tout ; je vous dirai pourquoi. (S’avançant vers M. et Mme Rousselin.) Madame, bien qu’on ait l’habitude d’employer pour de telles démarches des intermédiaires, je m’en passe forcément, et je vous prie de m’accorder en mariage Mlle Louise.

Madame Rousselin.

Monsieur, mais Monsieur, on ne prend pas les gens…

Murel, vite.

Ma nouvelle position de fortune me permet…

Rousselin.

Ah ! il faut voir !

Madame Rousselin.

Cela est si en dehors des procédés ordinaires…

Louise, souriant.

Oh ! maman !

Madame Rousselin.

Et cette inconvenance, dans un endroit public !

Julien entre par la porte de gauche.



Scène VII.

Les mêmes, JULIEN.
Julien, à Rousselin.

Je viens, Monsieur, me mettre à votre disposition.

Rousselin.

Vous ?

Julien.

Oui, moi, absolument !

Murel, à part.

Qui l’amène ?

Julien.

Mon journal ayant une autorité de vieille date dans le pays, je peux vous être utile.

Rousselin, ébahi.

Mais Murel ?

Julien.

J’ai entendu à travers cette cloison tout ce qui s’est passé à la séance ; et il m’est facile d’en faire un compte rendu favorable (désignant Murel), avec la permission, toutefois, de mon chef.

Murel.

Parbleu ! depuis assez longtemps !…

Rousselin.

Comment vous exprimer…

Madame Rousselin, bas à son mari.

Tu vois que j’ai réussi, hein ? (Bas à Julien.) Je vous remercie.

Julien, de même.

Vos yeux me soutenaient ! c’est fait !

Rousselin, à sa femme.

Il est charmant ! Défendu par vous, qui êtes un polémiste !…

Murel.

Un talent flexible, clair, pittoresque !

Rousselin.

Je crois bien !

Murel.

Et d’une violence quand il veut s’en donner la peine ! (Bas, à Julien.) Dites que l’idée vient de moi ; vous m’obligerez.

Julien.

Malgré les arguments de notre ami Murel, — car il vous prône avec une ardeur !… — je demeurais dans mon obstination (regardant Mme Rousselin), mais tout à coup, comme éclairé par une lumière, et obéissant à une voix, j’ai vu, j’ai compris.

Rousselin.

Ah ! cher monsieur, je suis pénétré de reconnaissance !

Julien, bas, à Mme Rousselin.

Quand vous reverrai-je ?

Madame Rousselin, de même.

Je vous le ferai savoir.

Rousselin, à Julien.

Par exemple, je ne sais pas comment vous vous y prendrez !

Julien, gaiement.

Ceci est mon affaire !

Madame Rousselin, à sa femme.

Prie donc M. Julien de venir ce soir dîner chez nous, en famille.

Madame Rousselin, faisant une révérence.

Mais certainement, avec le plus grand plaisir.

Julien, saluant.

Madame !


ACTE QUATRIÈME


Le cabinet de Rousselin. Au fond, une large ouverture avec la compagne à l’horizon. Plusieurs portes. À gauche, un bureau sur lequel se trouve une pendule.



Scène première.

PIERRE, puis le Garde champêtre,
puis FÉLICITÉ.
Pierre, à la cantonade, d’une voix très haute.

François, allez prendre dans le char à bancs huit messieurs à Saint-Léonard, et vous ne refermerez pas la grille ! — Il faut qu’Élisabeth porte encore des bulletins. — Vous n’oublierez pas, en revenant, le papetier pour les cartes de visite.

Entre un commissionnaire qui halète sous un ballot de journaux.

C’est lourd, hein ? mon brave… Mettez-cela ici : bon ! (L’homme dépose son ballot par terre, près d’un autre beaucoup plus grand.) Et descendez vous rafraîchir à la cuisine. On y boit du champagne dans des pots à confitures : rien ne coûte, vu la circonstance !

Ce soir l’élection, et la semaine prochaine, Paris ! Voilà assez longtemps que j’en rêve le séjour, principalement pour les huîtres et le bal de l’Opéra ! (Considérant les deux tas de journaux.) L’article de M. Julien, encore ! À qui en distribuer ? Tout le monde en a, sans exagération, au moins trois exemplaires ! Et il nous en reste !… N’importe ! à l’ouvrage !

Il commence à diviser le tas par petits paquets.
Entre le garde champêtre.

Ah ! père Morin, aujourd’hui vous êtes en retard !

Le Garde champêtre.

C’est qu’il y a eu, chez M. Murel, une espèce d’émeute ; les ouvriers maintenant sont contre lui ; [on parle même de faire venir de la troupe[7]]. Ah ! ça ne va pas ! ça ne va pas !

Il se met à aider Pierre. Entre Félicité.
Pierre.

Tiens, Félicité ! Bonjour, madame Gruchet.

Félicité.

Malhonnête !

Pierre.

Je vous croyais fâchée depuis que votre maître nous fait concurrence ?

Félicité, sèchement.

Ça ne me regarde pas !… J’ai une commission pour le vôtre.

Pierre.

Il est sorti.

Félicité.

Mais il rentrera pour déjeuner ?

Pierre.

Est-ce qu’on déjeune ! Est-ce qu’on a le temps ! Monsieur, du matin au soir n’arrête pas, Madame porte des secours à domicile, et Mademoiselle, avec un grand tablier, distribue des potages aux pauvres !

Félicité.

Et l’institutrice ?

Pierre.

Oh ! plus gnian-gnian que jamais ! (Au garde champêtre.) Non ! comme cela ! (Pliant un journal.) C’est Monsieur qui m’a appris, de manière à ce que l’on voie, du premier coup d’œil, l’article.

Le Garde champêtre.

Il cause dans l’arrondissement une agitation !…

Pierre.

Pour être tapé, il l’est.

Félicité.

En attendant, n’y aurait-il pas moyen de lui dire un mot, à votre Anglaise ?

Pierre, désignant la porte de gauche.

Sa chambre est par là, au fond du corridor, à droite.

Félicité.

Oh ! je sais.

Elle se dirige vers la porte.
Pierre.

Notre patron !



Scène II.

Les Mêmes, ROUSSELIN.
Rousselin, en entrant, presse chaleureusement la main de Pierre.

Mon cher ami…

Pierre, étonné.

Mais, Monsieur ?…

Rousselin.

Une distraction, c’est vrai ! L’habitude de donner au premier venu des poignées de main est plus forte que moi… J’en ai la paume enflée. (Au garde champêtre.) Ah ! très-bien ! {Lui glissant de l’argent d’une manière discrète.) Merci !… et… ne craignez pas… si jamais vous aviez besoin…

Le Garde champêtre, avec un geste pour le rassurer.

Oh !

Il sort avec Pierre qui l’aide à porter les journaux.
Rousselin.

Il enfonce toutes les objections, l’article ! — démontrant fort bien qu’il est absurde d’avoir des opinions arrêtées d’avance, et que ma conduite par là est plus sage et plus loyale. Il vante mes lumières administratives, il dit même que j’ai fait mon droit. — J’ai poussé jusqu’au premier examen, — et avec des tournures de style !… — C’est pourtant à ma femme que je dois cela !

Félicité, s’avançant, et lui remettant une lettre.

De la part de M. Gruchet !

Rousselin.

Ah ! (Lisant.) « La quittance, et je me désiste. Vous pouvez la confier à ma bonne. »

Diable ! Voilà ce qu’on appelle vous mettre le couteau sur la gorge !

Mais, s’il se retire, pas d’autre concurrent, et je suis nommé ! Mon Dieu, oui ! C’est bien clair ! La somme est lourde, cependant, et je n’aurai plus contre lui aucun moyen ?… Eh ! quand il sera élu, belle avance ! Pour six mille francs, dont je ne parlais pas, que j’avais oubliés… À quoi me serviraient-ils ? Bah ! on n’a rien sans sacrifice ! (Il ouvre son bureau.) Tenez ! (Donnant un petit papier à Félicité.) Dépêchez-vous ! votre maître attend !

Félicité.

Merci, Monsieur !

Elle sort.
Rousselin.

La démission est tardive ! Bah ! le scrutin ne fait que d’ouvrir, et quand j’y perdrais quelques voix…



Scène III.

ROUSSELIN, MUREL, DODART.
Murel.

Ah ! maintenant vous me croirez. Je vous amène le notaire, avec toutes ses preuves.

Dodart.

Voici Les actes de l’état civil, et l’extrait d’inventaire établissant les droits et qualités de mon client à la succession de Mme veuve Murel, de Montélimart, sa tante.

Rousselin.

Mes compliments !

Murel.

Ainsi, rien ne s’oppose plus à ce que…

Rousselin.

Quoi ? qu’est-ce que vous dites ?

Murel.

Mon mariage ?

Rousselin.

Et comment voulez-vous que dans un jour pareil !

Murel.

Sans doute ! Cependant, sans rien décider, on pourrait convenir…

Rousselin, à Dodart.

Savez-vous quelque chose de nouveau ? On ne vous a pas dit, par hasard, que Gruchet…

Murel.

Mon cher, il me semble que vous pourriez accorder plus d’attention…

Rousselin.

Non ! pas de bavardage ! Vous feriez mieux de ne pas quitter vos hommes ; le bruit court même qu’ils se disposent…

Murel.

Mais j’ai amené exprès Dodart !

Rousselin.

Allez vous-en ! Nous causerons ensemble de votre affaire !

Murel.

Vous consentez, alors ? c’est bien sûr ?

Rousselin.

Oui ! mais ne perdez pas de temps !

Murel, sortant vivement.

Ah ! comptez sur moi ! Quand je devrais leur donner de ma bourse une augmentation !…

Il sort.



Scène IV.

ROUSSELIN, DODART, puis MARCHAIS, puis PIERRE, puis ARABELLE
Rousselin.

Un bon enfant, ce Murel !

Dodart.

Néanmoins, il se trompe ! Les ouvriers maintenant se moquent de lui ! Quant à sa fortune, par exemple…

Marchais.

Serviteur ! M. de Bouvigny m’envoie chercher votre réponse.

Rousselin.

Comment ?

Marchais.

La réponse à la chose que M. Dodart vous a communiquée ?

Dodart, se frappant le front.

Quelle étourderie ! la première, peut-être, qui m’arrive dans la carrière du notariat !

Marchais, à Rousselin.

Et il demande un mot d’écrit.

Rousselin.

Mais ?…

Dodart, à Rousselin.

Je vais vous dire. (À Marchais.) Patientez quelques minutes dans la cour, n’est-ce pas ? (Marchais sort.) M. de Bouvigny est donc venu, il y a trois jours, m’affirmer encore une fois qu’il tenait à votre alliance…

Rousselin.

Je le sais.

Dodart.

Et que si vous vouliez, — dame ! on se sert des moyens que l’on a, on utilise les armes que l’on possède ! Ce n’est peut-être pas toujours extrêmement bien… mais…

Rousselin.

Ah ! vous avez une façon de parler !…

Dodart.

Sans l’affaire de Murel, qui est tombée dans mon étude, et qui a pris tous mes instants, je serais vite accouru.

Rousselin.

Au fait, je vous en prie !

Dodart.

Si vous accordez votre fille à son fils, il est sûr, entendez-vous, le comte m’a dit qu’il était sûr de vous faire élire, ne serait-ce qu’en amenant aux urnes soixante-quatre laboureurs.

Rousselin.

Cet envoi de Marchais est une sommation ?

Dodart.

Absolument.

Rousselin.

Eh bien ?… et Murel !

Dodart.

En effet, vous venez de lui promettre.

Rousselin.

Lui ai-je promis ?…

Dodart.

Oh ! légèrement !

Rousselin.

Pour ainsi dire, presque pas !… Cependant… Enfin que me conseillez-vous ?

Dodart.

C’est grave ! très grave ! Des liens d’amitié, des rapports d’intérêt même m’attachent à M. de Bouvigny, et je serais enchanté pour moi… D’autre part, je ne vous cache pas que M. Murel maintenant… (À part.) Un contrat ! (Haut.) C’est à vous de réfléchir, de voir, de peser les considérations ! D’un côté le nom, de l’autre la fortune. Certainement, Murel devient un parti. Cependant le jeune Onésime…

Rousselin.

Que faire ?… Eh ! ma femme que j’oubliais ! D’ailleurs je ne peux pas agir sans sa volonté. (Il sonne.) Tout le monde est donc mort aujourd’hui ! (Il crie.) Ma femme ! Pierre ! (À Pierre qui entre.) Dites à Madame que j’ai besoin d’elle !

Pierre.

Madame n’est pas dans la maison !

Rousselin.

Voyez au jardin ! (Pierre sort.) Elle découvrira un expédient ; elle est quelquefois d’un tact…

Dodart.

En de certaines circonstances, je consulte, comme vous, mon épouse ; et je dois lui rendre cette justice…

Pierre, rentre.

Monsieur, je n’ai pas vu Madame !

Rousselin.

N’importe ! trouvez-la !

Pierre.

La cuisinière suppose que Madame est sortie depuis longtemps.

Rousselin.

Pour où aller ?

Pierre.

Elle ne l’a pas dit !

Rousselin.

Vous en êtes sûr ?

Pierre.

Oh !

Il sort.
Rousselin.

C’est extraordinaire ! jamais de sa vie !…

Arabelle, entrant fort émue.

Monsieur ! Monsieur ! il faut que je vous parle ! écoutez-moi ! une chose importante ! oh ! très sérieuse, Monsieur !

Dodart.

Dois-je me retirer, Mademoiselle ?

Signe affirmatif d’Arabelle ; il sort.



Scène V.

ROUSSELIN, MISS ARABELLE.
Rousselin.

Que me voulez-vous ? dépêchons !

Miss Arabelle.

Mon Dieu, Monsieur, pardonnez-moi si j’ose… c’est dans votre intérêt ! L’absence de Madame paraît vous… contrarier ? et je crois pouvoir…

Rousselin.

Est-ce que par hasard ?…

Miss Arabelle.

Oui, monsieur, le hasard précisément ! — Votre femme est avec M. Julien !

Rousselin, abasourdi.

Comment ?… (Puis tout à coup.) Sans doute ! pour mon élection !

Miss Arabelle.

Je ne crois pas ! car je les ai rencontrés à la Croix bleue, entrant dans le petit pavillon, — vous savez, le rendez-vous de chasse, — et j’ai entendu cette phrase de M. Julien, — sans la comprendre peut-être, malgré l’explication que cherchait à m’en donner M. Gruchet, à qui j’en parlais tout à l’heure, et qui, lui, avait l’air de comprendre mieux que moi : « J’en sortirai avant vous, et pour vous faire connaître si vous pouvez rentrer sans crainte, j’agiterai derrière moi, mon mouchoir ! »

Rousselin.

Impossible !!… des preuves, miss Arabelle ! J’exige des preuves !



Scène VI.

Les Mêmes, DODART, puis LOUISE.
Dodart, entre vivement.

Marchais ne veut plus attendre ! Du haut de votre vignot dans le parc, il croit même apercevoir M. de Bouvigny qui descend la côte, au milieu d’une grande foule !

Rousselin.

Les soixante-quatre laboureurs !

Dodart.

Le comte peut les faire voter pour Gruchet !

Rousselin.

Eh ! non ! puisque Gruchet… après tout, ce misérable-là !… on ne sait pas !

Dodart.

Ou mettre des bulletins blancs !

Rousselin.

C’est assez pour me perdre !

Dodart.

Et l’heure avance !

Rousselin, regardant la pendule.

D’un quart sur la Mairie, heureusement ! Que Marchais retourne vers le comte, le supplier, pour qu’il m’accorde au moins… Où est Louise ? Miss Arabelle, appelez Louise ! (Arabelle sort.) Comment la convaincre ?

Dodart.

Si vous pensez que mon intervention…

Rousselin.

Non ! ça la blesserait ! Tenez-vous en bas, et dès que j’aurai son consentement… Mais Bouvigny demande une lettre ! Est-ce que je pourrai jamais…

Dodart.

La parole d’honneur suffira. Et puis, je reviendrai vous dire…

Rousselin.

Eh ! vous n’aurez pas le temps ! À 4 heures, le scrutin ferme. Courez vite !

Dodart.

Alors, j’irai tout de suite à la Mairie…

Rousselin.

Que je voudrais y être, pour savoir plus tôt…

Dodart.

Ce sera vite fait !

Rousselin.

Eh ! avec votre lenteur…

Dodart.

En cas de succès, je vous ferai de loin un signal.

Rousselin.

Convenu !

Louise, entrant.

Tu m’as fait demander ?

Rousselin.

Oui, mon enfant ! (À Dodart.) Allez vite, cher ami !

Dodart, indiquant Louise.

Il faut bien que j’attende la décision de Mademoiselle !

Rousselin.

Ah ! c’est vrai !

Dodart sort.



Scène VII.

ROUSSELIN, LOUISE.
Rousselin.

Louise ! tu aimes ton père, n’est-ce pas ?

Louise.

Oh ! cette question !

Rousselin.

Et tu ferais pour lui…

Louise.

Tout ce qu’on voudrait !

Rousselin.

Eh bien ! écoute-moi. Dans les existences les plus tranquilles, des catastrophes surviennent. Un honnête homme quelquefois se laisse aller à des égarements. Supposons, par exemple, — c’est une supposition, pas autre chose, — que j’aie commis une de ces actions, et que pour me tirer de là…

Louise.

Mais vous me faites peur !

Rousselin.

N’aie pas peur, ma mignonne ! C’est moins grave ! Enfin, si on te demandait un sacrifice, tu te résignerais !… ce n’est pas un sacrifice que je demande, une concession, seulement ! Elle te sera facile ! Les rapports entre vous sont nouveaux ! il faudrait donc, ma pauvre chérie, ne plus songer à Murel !

Louise.

Mais je l’aime !

Rousselin.

Comment ! Tu t’es laissé prendre à ses manières, à tous les embarras qu’il fait ?

Louise.

Moi ! je lui trouve très bon genre !

Rousselin.

Et puis, je ne peux pas te donner de détails, mais, entre nous, il a des mœurs !…

Louise.

Ce n’est pas vrai !

Rousselin.

Cousu de dettes ! Au premier jour, on le verra décamper !

Louise.

Pourquoi ? Maintenant il est riche !

Rousselin.

Ah ! si tu tiens à la fortune, je n’ai rien à dire. Je te croyais des sentiments plus nobles !

Louise.

Mais le premier jour, je l’ai aimé !

Rousselin.

Tu as ton petit amour-propre aussi, toi ! avoue-le ! Tu ne dédaignes pas le flafla, tout ce qui brille, les titres ; et tu serais bien aise, à Paris, — quand je vais être député, — de faire partie du grand monde, de fréquenter le faubourg Saint-Germain… Veux-tu être comtesse ?

Louise.

Moi ?

Rousselin.

Oui, en épousant Onésime.

Louise[8].

Jamais de la vie ! un sot qui ne fait que regarder la pointe de ses bottines, dont on ne voudrait pas pour valet de chambre ! incapable de dire deux mots ! Et j’aurai de charmantes belles-sœurs ! Elles ne savent pas l’orthographe ! et un joli beau-père ! qui ressemble à un fermier. Avec tout cela un orgueil, et une manière de s’habiller ! elles portent des gants de bourre de soie !

Rousselin.

Tu es bien injuste ! Onésime, au fond, a beaucoup plus d’instruction que tu ne penses. Il a été élevé par un ecclésiastique éminent, et la famille remonte au XXIIe siècle. Tu peux voir dans le vestibule un arbre généalogique. Pour ces dames, parbleu, ce ne sont pas des lionnes… mais enfin !… et quant à M. de Bouvigny, on n’a pas plus de loyauté, de…

Louise.

Mais vous le déchiriez depuis la candidature ; et il vous le rendait ! Ce n’est pas comme Murel qui vous a défendu, celui-là ! Il vous défend encore ! Et c’est lui que vous me dites d’oublier ! Je n’y comprends rien ! Qu’est-ce qu’il y a ?

Rousselin.

Je ne peux pas t’expliquer ; mais pourquoi voudrais-je ton malheur ? Doutes-tu de ma tendresse, de mon bon sens, de mon esprit ? Je connais le monde, va ! Je sais ce qui te convient ! Tu ne nous quitteras pas ! Vous vivrez chez nous ! Rien ne sera changé ! Je t’en prie, ma Louise chérie ! tâche !

Louise.

Ah ! vous me torturez !

Rousselin.

Ce n’est pas un ordre, mais une supplication ! (Il se met à genoux.) Sauve-moi !

Louise, la main sur son cœur.

Non ! je ne peux pas !

Rousselin, avec désespoir.

Tu te reprocheras, bientôt, d’avoir tué ton père !

Louise, se levant.

Ali ! faites comme vous voudrez, mon Dieu ! (Elle sort.)

Rousselin, courant au fond.

Dodart ! ma parole d’honneur ! vivement ! (Il redescend.) — Voilà de ces choses qui sont pénibles ! Pauvre petite ! Après tout, pourquoi n’aimerait-elle pas ce mari-là ? Il est aussi bien qu’un autre ! Il sera même plus facile à conduire que Murel. Non, je n’ai pas mal fait, tout le monde sera content, car il plaît à ma femme !… Ma femme ! Ah ! encore ! C’est ce serpent d’Arabelle avec ses inventions !… Malgré moi… je…



Scène VIII.

ROUSSELIN, et successivement, VOINCHET,
HOMBOURG, BEAUMESNIL, LEDRU.
Rousselin, apercevant Voincbet.

Vous n’êtes pas à voter, vous ?

Voinchet.

Tout à l’heure ! Nous sommes quinze de Bonneval qui s’attendent au Café Français, pour aller de là tous ensemble à la Mairie !

Rousselin, d’un air gracieux.

En quoi puis-je vous être utile ?

Voinchet.

L’ingénieur vient de m’apprendre que le chemin de fer passera décidément par Saint-Mathieu ! J’avais donc acheté, tout exprès, un terrain ; et pour en avoir une indemnité plus forte, j’avais même créé une pépinière ! Si bien que me voilà dans l’embarras. Je veux changer d’industrie ; et comment me défaire tout de suite, d’environ cinq cents bergamottes, huit cents passe-colmar, trois cents empereurs de la Chine, plus de cent soixante pigeons ?

Rousselin.

Je n’y peux rien !

Voinchet.

Pardon ! Comme vous avez derrière votre parc un sol excellent, — rien que du terreau, — à raison de trente sous l’un dans l’autre, je vous céderais avec facilité…

Rousselin, le reconduisant.

Bien ! bien ! Nous verrons plus tard !

Voinchet.

Le marché est fait, n’est-ce pas ? Vous recevrez demain la première voiture ! Oh ! ça ira ! Je vais rejoindre les amis ! (Il sort par le fond.)

Hombourg, entrant par la gauche.

Il n’y a pas à dire, monsieur Rousselin ! il faut que vous me preniez…

Rousselin.

Mais je les ai, vos alezans ! Depuis trois jours, ils sont dans mon écurie !

Hombourg.

C’est leur place ! Mais pour les charrois, les gros ouvrages, M. Bouvigny (vous le battrez toujours, celui-là) m’avait refusé une forte jument ! qui n’est pas une affaire, — quarante pistoles !

Rousselin.

Vous voulez que je l’achète ?

Hombourg.

Ça me ferait plaisir.

Rousselin.

Eh bien, soit !

Hombourg.

Faites excuse, M. Rousselin, mais… est-ce trop vous demander que… un petit acompte sur les alezans, ou le reste, à votre idée ?…

Rousselin.

Non ! (Il ouvre son bureau, et en tirant à lui un des tiroirs.) À la Mairie, où en sommes-nous ?

Hombourg.

Oh ! ça va bien !

Rousselin.

Vous y avez été ?

Hombourg.

Parbleu !

Rousselin, à part, en repoussant le tiroir.

Alors, rien ne presse !

Hombourg, qui a vu le mouvement.

C’est-à-dire que j’y ai été… pour prendre ma carte. J’ai même le temps tout juste ! (Rousselin ouvre de nouveau son tiroir et donne de l’argent.) Merci de votre obligeance ! (Fausse sortie.) Vous devriez faire un coup, monsieur Rousselin ; j’ai un bidet cauchois…

Rousselin.

Oh ! assez !

Hombourg.

Étant un peu rafraîchi, ça ferait un poney pour Mademoiselle.

Rousselin, à part.

Pauvre Louise !

Hombourg.

Quelque chose de coquet, enfin, une distraction !

Rousselin, soupirant.

Oui ! Je prendrai le poney !

Hombourg sort par la gauche.
Beaumesnil, sur le seuil de la porte, à droite.

Deux mots seulement ; je vous amène mon fils.

Rousselin.

Pourquoi faire ?

Beaumesnil.

Il est dans la cour, où il s’amuse avec le chien. Voulez-vous le voir ? C’est celui dont je vous avais parlé, relativement à une bourse. Nous l’espérons, d’ici à peu.

Rousselin.

Je ferai tout mon possible, certainement !

Beaumesnil.

Ces marmots-là coûtent si cher ! Et j’en ai sept, Monsieur, forts comme des Turcs !

Rousselin, à part.

Oh !

Beaumesnil.

À preuve que son maître de pension me réclame deux trimestres ;… et bien que la démarche… soit humiliante, si vous pouviez m’avancer…

Rousselin, ouvrant le tiroir.

Combien les trimestres ?

Beaumesnil, exhibe un long papier.

Voilà ! (Il en donne un autre.) Il y a, de plus, quelques fournitures ! (Rousselin donne de l’argent.) Je cours vite rapporter chez moi cette bonne nouvelle. Franchement, j’étais venu exprès.

Rousselin.

Comment ! et mon élection ?

Beaumesnil.

Je croyais que c’était pour demain. Je vis tellement renfermé dans ma famille, dans mon petit cercle ! Mais je me rends à mes devoirs, tout de suite ! tout de suite !

Il sort par la droite.
Ledru, entrant par le fond.

Fameux ! C’est comme si vous étiez nommé !

Rousselin.

Ah !

Ledru.

Gruchet se retire. On le sait depuis deux heures. Il a raison, c’est prudent ! Pour dire le vrai, je l’ai, en dessous, pas mal démoli ; et vous devriez reconnaître mon amitié, en tâchant de me faire avoir…

Il montre sa boutonnière.
Rousselin, bas.

Le ruban ?

Ledru, très haut.

Si je ne le méritais pas, je ne dirais rien ! mais nom d’un nom !… Ah ! je vous trouve assez froid, monsieur Rousselin.

Rousselin.

Mais, cher ami, je ne suis pas encore ministre !

Ledru.

N’importe ! J’ai derrière moi vingt-cinq hommes, des gaillards, — Heurtelot en tête, avec des ouvriers de Murel, — qui sont maintenant sous les halles à faire une partie de bouchon. Je leur ai dit que j’allais vous proposer un accommodement, et ils m’attendent pour se décider. Or je vous préviens que si vous ne me jurez pas de m’obtenir la croix d’honneur !…

Rousselin.

Eh ! je vous en achèterai quatre d’étrangères !

Ledru.

Au pas de course, alors !

Il sort vivement.



Scène IX.

ROUSSELIN, seul, regardant au fond.

Il aura le temps ! on a encore cinq minutes ! Dans cinq minutes le scrutin ferme, et alors ?…

Je ne rêve donc pas ! C’est bien vrai ! je pourrais le devenir ! Oh ! circuler dans les bureaux, se dire membre d’une commission, être choisi quelquefois comme rapporteur, ne parler toujours que budget, amendements, sous-amendements, et à participer à un tas de choses… d’une conséquence infinie ! Et chaque matin je verrai mon nom imprimé dans tous les journaux, même dans ceux dont je ne connais pas la langue !

Le jeu ! la chasse ! les femmes ! est-ce qu’on aime quelque chose comme ça ? Mais pour l’obtenir, je donnerais ma fortune, mon sang, tout ! Oui ! j’ai bien donné ma fille ! ma pauvre fille ! (Il pleure.) J’ai des remords maintenant ; car je ne saurai jamais si Bouvigny a tenu parole. On ne signe pas les votes !

Quatre heures sonnent.

C’est fait ! On dépouille le scrutin ; ce sera vite fini ! À quoi vais-je m’occuper pendant ce temps-là ? Quelques intimes, quand ce ne serait que Murel qui est si actif, devraient être ici pour m’apprendre les premiers bulletins !

Oh ! les hommes ! dévouez-vous donc pour eux ! Si le pays ne me nomme pas… Eh ! bien, tant pis ! qu’il en trouve d’autres ! J’aurai fait mon devoir ! (Il trépigne.) Mais arrivez donc ! arrivez donc ! Ils sont tous contre moi, les misérables ! C’est à en mourir ! Ma tête se prend, je n’y tiens plus ! J’ai envie de casser mes meubles !



Scène X.

ROUSSELIN, Un Mendiant aveugle, qui joue de la vielle.
Rousselin.

Ah ! ce n’est pas un électeur, celui-là ? On peut le bousculer ! Qui vous a permis…

Le Mendiant.

La maison est ouverte ; et des camarades m’ont dit qu’on y faisait du bien à tout le monde, mon cher monsieur Rousselin du bon Dieu ! On ne parle que de vous ! Donnez-moi quelque chose ! Ça vous portera bonheur !

Rousselin, à lui-même.

Ça me portera bonheur ! (Il met deux doigts dans la poche de son gilet ; rêvant.) L’aumône, faite en des circonstances suprêmes, a peut-être une puissance que l’on ne sait pas ? et j’aurais dû, ce matin, entrer dans une église !…

Le Mendiant, faisant aller la vielle.

La charité, s’il vous plaît !

Rousselin, ayant palpé ses poches.

Eh ! je n’ai plus d’argent sur moi !

Le Mendiant, jouant toujours.

Quelque chose, s’il vous plaît ?

Rousselin, fouillant les tiroirs de son bureau.

Non ! pas un sou ! pas un liard ! J’ai tant donné depuis ce matin ! Cet instrument m’agace ! Ah ! je trouverai bien un peu de monnaie qui traîne.

Le Mendiant.

La charité, s’il vous plaît ! Vous qu’on dit si riche ! C’est pour avoir du pain ? Ah ! que je suis faible !

Près de tomber, il se soutient à la porte.
Rousselin, découragé.

Je ne peux pas battre un aveugle !

Le Mendiant.

La moindre des choses ! je prierai le bon Dieu pour vous !

Rousselin, arrachant sa montre de son gousset.

Eh bien, prenez ça ! et le ciel sans doute aura pitié de moi ! (Le mendiant décampe vite, Rousselin regarde la pendule.) On ne vient pas ! Il y a quelque malheur ! personne n’ose me le dire ! J’irais bien, mais les jambes… Ah ! c’est trop !… tout me semble tourner ! Je vais m’évanouir !

Il s’affaisse sur le canapé.



Scène XI.

ROUSSELIN, Miss ARABELLE.
Miss Arabelle, le touchant à l’épaule.

Regardez ! (Du doigt elle indique l’horizon ; Rousselin se penche pour voir.) Au bas du sentier, en face l’école, au-dessus de la haie.

Rousselin.

Quelque chose de blanc qui s’agite ?

Miss Arabelle.

Le mouchoir !…

Rousselin.

Mais… je ne distingue pas !… (Puis, tout à coup, poussant un cri.) Ah ! que je suis bête ! c’est Dodart ! Victoire ! Oui, ma bonne Arabelle. Bien sûr ! tenez ! on accourt par ici !

Miss Arabelle.

Du monde sur les portes ! des hommes avec des fusils !

Coups de feu.
Rousselin.

C’est pour me célébrer ! Bon ! encore ! toujours ! Pif ! paf ! (Silence.) Écoutez donc, mon Dieu !

Bruit de pas rapides.



Scène XII.

Les Mêmes, GRUCHET, puis tout le monde.
Rousselin, se précipitant vers Gruchet.

Gruchet ! quoi ? parlez ! Eh bien ? — Je le suis ?

Gruchet, le regarde des pieds à la tête, puis éclate de rire.

Ah ! je vous en réponds !

Tous, entrant à la fois, par tous les côtés.

Vive notre député ! Vive notre député !


NOTES.


LE CANDIDAT.

Le Candidat, représenté sur le théâtre du Vaudeville du 11 au 14 mars 1874, parut quelque temps après en librairie (1 vol. petit in-12, Charpentier, éd.). C’est en écrivant le Sexe faible d’après le scénario de Louis Bouilhet, que Flaubert eut l’idée d’écrire cette comédie. Carvalho, directeur du Vaudeville, qui en connaissait le plan, pressa Flaubert de le développer, désirant jouer le Candidat avant le Sexe faible. L’art dramatique répugnait à Flaubert. Il amassait alors la documentation de Bouvard et Pécuchet ; et en deux mois il écrivit le Candidat, pour se livrer ensuite tout entier à son roman. « Et puis le style théâtral commence à m’agacer. Ces petites phrases courtes, ce pétillement continu m’irrite à la manière de l’eau de Seltz, qui d’abord fait plaisir et qui ne tarde pas à vous sembler de l’eau pourrie. D’ici au mois de janvier, je vais donc dialoguer le mieux possible, après quoi, bonsoir ! je reviens à des choses sérieuses. » (Correspondance, IV, p. 183.) Le 11 décembre 1873, Flaubert lisait sa comédie aux interprètes. L’impression fut excellente ; quelques remaniements furent demandés à l’auteur (voir Correspondance, IV, p. 189) ; la pièce entra en répétition. « Quant au Candidat, il sera joué, je pense, du 20 au 25 de ce mois (février). Comme cette pièce m’a coûté très peu d’efforts et que je n’y attache pas grande importance, je suis calme sur le résultat. » (Lettre à George Sand, Correspondance, IV, p. 193.) Et quelques jours après il écrit à la même : « Si je n’étais harcelé par des gens qui me demandent des places, j’oublierais absolument que je vais bientôt comparaître sur les planches, et me livrer, malgré mon grand âge, aux risées de la populace. » Néanmoins Flaubert comptait sur un réel succès.

La première représentation eut lieu le 11 mars 1874. Elle fut accueillie par des rires ironiques. Flaubert, après la 4e représentation, la retira de l’affiche ; il en annonce ainsi l’insuccès à George Sand (Correspondance, IV, p. 198) :

« Pour être un four, c’en est un ! Ceux qui veulent me flatter prétendent que la pièce remontera devant le vrai public, mais je n’en crois rien. Mieux que personne je connais les défauts de ma pièce. Si Carvalho ne m’avait point, durant un mois, blasé dessus avec des corrections que j’ai enlevées, j’aurais fait des retouches ou peut-être les changements qui eussent peut-être modifié l’issue finale. Mais j’en étais tellement écœuré que pour un million je n’aurais pas changé une ligne. Bref, je suis enfoncé.

« Il faut dire aussi que la salle était détestable, tous gandins et boursiers qui ne comprenaient pas le sens matériel des mots. On a pris en blague des choses poétiques. Un poète dit : « C’est que je suis de 1830, j’ai appris à lire dans Hernani et j’aurais voulu être Lara. » La-dessus, une salve de rires ironiques, etc.

« Et puis, j’ai dupé le public à cause du titre. Il s’attendait à un autre Rabagas ! Les conservateurs ont été fâchés de ce que je n’attaquais pas les républicains. De même, les communards eussent souhaité quelques injures aux légitimistes

« Mes acteurs ont supérieurement joué, Saint-Germain entre autres. Delannoy, qui porte toute la pièce, est désolé et je ne sais comment faire pour adoucir sa douleur. Quant à Cruchard, il est calme, très calme ! Il avait très bien dîné avant la représentation, et après il a encore mieux soupé. Menu : deux douzaines d’ostende, une bouteille de champagne frappé, trois tranches de roastbeef, une salade de truffes, café et pousse-café. La religion et l’estomac soutiennent Cruchard.

« J’avoue qu’il m’eût été agréable de gagner quelque argent, mais comme ma chute n’est ni une affaire d’art ni une affaire de sentiment, je m’en bats l’œil profondément.

« Je me dis : « Enfin, c’est fini ! » et j’éprouve comme un sentiment de délivrance.

« Quand on a prononcé mon nom, à la fin, il y a eu des applaudissements (pour l’homme, mais non pour l’œuvre) avec accompagnement de deux jolis coups de sifflet partant du paradis. Voilà la vérité. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Merci de votre longue lettre sur le Candidat. Voici maintenant les critiques que j’ajoute aux vôtres : Il fallait : 1o baisser le rideau après la réunion électorale et mettre au commencement du quatrième acte toute la moitié du troisième ; 2o enlever la lettre anonyme qui fait double emploi, puisque Arabelle apprend à Rousselin que sa femme a un amant ; 3o intervertir l’ordre des scènes du quatrième acte, c’est-à-dire commencer par l’annonce du rendez-vous de Mme Rousselin avec Julien et faire Rousselin un peu plus jaloux. Les soins de son élection le détournent de son envie d’aller pincer sa femme. Les exploiteurs ne sont pas assez développés. Il en faudrait dix au lieu de trois. Puis, il donne sa fille. C’était là la fin, et, au moment où il s’aperçoit de la canaillerie, il est nommé. Alors son rêve est accompli, mais il n’en ressent aucune joie. De cette façon-là, il y aurait eu progression de moralité.

« Je crois, quoi que vous en disiez, que le sujet était bon, mais je l’ai raté. Pas un des critiques ne m’a montré en quoi. Moi, je le sais, et cela me console. Que dites-vous de La Rounat, qui dans son feuilleton m’engage, « au nom de notre vieille amitié », à ne pas faire imprimer ma pièce, tant il la trouve « bête et mal écrite ! » Suit un parallèle entre moi et Gondinet.

« Une des choses les plus comiques de ce temps, c’est l’arcane théâtral. On dirait que l’art du théâtre dépasse les bornes de l’intelligence humaine, et que c’est un mystère réservé à ceux qui écrivent comme les cochers de fiacre. La question du succès immédiat prime toutes les autres. C’est l’école de la démoralisation. Si ma pièce avait été soutenue par la direction, elle aurait pu faire de l’argent comme une autre. En eût-elle été meilleure ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Comme il aurait fallu lutter, et que Cruchard a en horreur l’action, j’ai retiré ma pièce sur 5,000 francs de location ; tant pis ! Je ne veux pas qu’on siffle mes acteurs. Le soir de la seconde, quand j’ai vu Delannoy rentrer dans la coulisse avec les yeux humides, je me suis trouvé criminel et me suis dit : « Assez ! ». (Trois personnes m’attendrissent : Delannoy, Tourgueneff et mon domestique.) Bref, c’est fini. J’imprime ma pièce…

« Tous les partis m’éreintent ! le Figaro et le Rappel, c’est complet ! Des gens que j’ai obligés de ma bourse ou de mes démarches me traitant de crétin…

« Mais j’avoue que je regrette les milles francs que j’aurais pu gagner. Mon pot au lait est brisé. Je voulais renouveler le mobilier de Croisset, bernique !

« Ma répétition générale a été funeste. Tous les reporters de Paris ! On a pris tout en blague ! Je vous soulignerai dans votre exemplaire les passages que l’on a empoignés. Avant-hier et hier, on ne les empoignait plus. Tant pis ! il est trop tard. La superbe de Cruchard l’a peut-être emporté. »

George Sand, émue d’un échec aussi complet, écrivit à Flaubert :

Samedi.

J’ai passé environ vingt-cinq fois par l’épreuve, la pire est l’écœurement dont tu parles. On ne voit jamais sa pièce, on ne l’entend pas, on ne la connaît plus, elle vous devient indifférente ; de là vient la philosophie avec laquelle les auteurs, qui, par hasard, sont artistes, acceptent le verdict quel qu’il soit. Je sais déjà des nouvelles de la représentation, le public n’était pas bon, le sujet avait trop d’actualité pour plaire, on n’aime pas se voir tel qu’on est ; il n’y a plus de milieu au théâtre entre l’idéal et la polissonnerie, il y a un public pour les deux extrêmes ; l’étude des mœurs choque les mauvaises mœurs, et comme il n’y en a eut-être plus d’autres, on appelle ennuyeux ce qui est désagréable. Enfin, tu ne t’affliges pas et c’est ce qu’il faut, jusqu’à la revanche. Je ne sais rien de ta pièce, sinon qu’elle était pleine de talent supérieur, c’est Saint-germain qui m’écrivait ça dernièrement, mais qu’il n’espérait pas qu’elle fût au goût du moment. Tu me l’enverras imprimée, et je te dirai si c’est Cruchard ou le public qui se trompait à la seconde et la troisième. Sache si les diverses couches du public ont des différences d’appréciations dont tu puisses te rendre compte. Pour les billets donnés à tout le monde excepté à l’auteur, c’est toujours comme ça pour moi ; nous sommes trop débonnaires, et pour les amis qui trahissent c’est comme ça pour tout le monde. Je t’embrasse, je t’aime, prends vite ta revanche ; je ne suis pas en peine de l’avenir. Tendresses de nous tous. Dis à ton larbin qu’il a raison et qu’il est un brave garçon. Les petites vont mieux, je travaille.

G. Sand.
3 avril 1874.

Nous avons lu le Candidat et nous allons relire Saint Antoine. Pour celui-ci, je n’en suis pas en peine, c’est un chef-d’œuvre. Je suis moins contente du Candidat ; ce n’est pas vu par toi, spectateur, assistant à une action et voulant y prendre intérêt. Le sujet est écœurant, trop réel pour la scène et traité avec trop d’amour de la réalité. Le théâtre est une optique où un rosier réel ne fait point d’effet, il y faut un rosier peint ; et encore, un beau rosier de maître n’y ferait pas plus d’effet ; il faut la peinture à la colle, une espèce de tricherie. Et de même pour la pièce. À la lecture, la pièce n’est pas gaie, elle est triste au contraire ; c’est si vrai que ça ne fait pas rire, et comme on ne s’intéresse à aucun des personnages, on ne s’intéresse pas à l’action. Ce n’est pas à dire que tu ne puisses pas et ne doives pas faire du théâtre, je crois au contraire que tu en feras et très bien. C’est difficile, bien plus difficile que la littérature à lire. Sur vingt essais, à moins d’être Molière et d’avoir un milieu bien net à peindre, on en rate dix-huit. Ça ne fait rien, on est philosophe, tu en as fait l’épreuve, on s’habitue vite à ce combat à bout portant, et on continue jusqu’à ce qu’on ait touché l’adversaire, le public, la bête. Si c’était aisé, si on réussissait à tout coup, il n’y aurait pas de mérite à accepter cette lutte diabolique d’un seul contre tous.

Tu vois, mon chéri, je te dis ce que le pense ; tu peux être sûr de ma candeur quand je t’approuve sans restriction ; je n’ai pas lu les journaux qui parlent de toi ; ce qu’ils pensent m’est égal pour toi comme pour moi-même ; les jugements individuels ne prouvent rien, l’épreuve du théâtre est faite sur l’être collectif, et pour lire ta pièce, je me suis mise dans la peau de tous. Tu aurais eu un succès, j’aurais été contente du succès, mais pas de la pièce. Certes, elle a, au point de vue de la façon, le talent qui ne peut pas ne pas y être ; mais c’est de la belle bâtisse employée à faire une maison qui ne pose pas sur le terrain où tu la mets, l’architecte s’est trompé de place ; le sujet est possible en charge, M. Prud’homme, ou en tragique, Richard d’Arlington ; tu le fais exact, l’art du théâtre disparaît. C’est cela qui est de la photographie, n’en fait pas qui veut dans la perfection, mais ce n’est plus de l’art. Et toi, si artiste ! Recommençons et fons mieux, comme dit le paysan.

Je fais une pièce en ce moment et je la trouve excellente ; elle ne sera pas plus tôt devant le quinquet de la répétition qu’elle me paraîtra détestable, et il y a autant de chances pour sa valeur que pour sa nullité. On ne sait jamais soi-même ce qu’on fait et ce qu’on vaut, nos meilleurs amis ne le savent pas non plus ; empoignés à la lecture, ils sont désempoignés à la représentation. Ils ne trahissent pas pour cela, ils sont surpris par un effet nouveau, ils veulent applaudir et leurs mains retombent ; l’électricité n’est plus, l’auteur s’est trompé, eux aussi. Qu’est-ce que ça fait ? quand l’auteur est un artiste, et un artiste comme toi, il éprouve le désir de recommencer et il s’éclaire de son expérience. J’aimerais mieux te voir recommencer tout de suite que de te voir fourré dans tes deux bons hommes ; je crains, d’après ce que tu m’as dit du sujet, que ce soit encore du trop vrai, du trop bien observé et du trop bien rendu. Tu as ces qualités-là au premier chef, et tu en as d’autres, des facultés d’intuition, de grande vision, de vraie puissance, qui sont bien autrement supérieures. Tu as, je le remarque, travaillé tantôt avec les unes, tantôt avec les autres, étonnant le public par ce contraste extraordinaire ; il s’agirait de mêler le réel et le poétique, le vrai et le fictif. Est-ce que l’art complet n’est pas le mélange de ces deux ordres de manifestation ? Tu as deux publics, un pour Madame Bovary, un pour Salammbô, mets-les donc ensemble dans une salle et force-les à être contents l’un et l’autre.

Bonsoir, mon troubadour, je t’aime et je t’embrasse ; nous t’embrassons tous.

G. Sand.

Puis chacun, ressentant le profond découragement de Flaubert, le consola de son mieux :

14 mars.

Je félicite le théâtre qui a l’insigne honneur de jouer votre première œuvre dramatique et je vous envoie, mon cher confrère, mon applaudissement cordial.

Victor Hugo.

Ne t’embête pas trop, mon pauvre grand homme, tout ça, c’est des bêtises.

La vie est une stupide chose ; j’aurais voulu aller vous voir, mais j’ai trop de besogne.

Je viens d’envoyer ma copie à l’Officiel ; si elle passe, vous serez content ; en tout cas, j’ai fait de mon mieux.

Avec vous toujours et de tout cœur.

Alphonse Daudet.

Un jour que vous irez chez Charpentier, poussez donc jusqu’au Marais ; c’est plein d’amis à vous, y compris mon fils.

Paris, 12 mars 1874.
Cher Maître,

Une bonne et grosse poignée de main avant que j’aille vous voir. Aujourd’hui, j’ai eu peur de tomber au milieu de toutes vos fatigues.

Vous avez mis dans le Candidat plus d’observation puissante et de comique vrai qu’il n’en faudrait pour faire vivre un faiseur pendant dix ans. Merci pour tout ce que vous venez d’oser.

À vous tout entier.

Émile Zola.

Voici mon jugement sur votre pièce : elle est gaie, mordante et vraie sans méchanceté, et a été très bien jouée.

Sur ce, je vous serre la main et suis tellement enrhumée que je n’y vois plus clair.

Je vous serre la main.

Mathilde[9].
2 mars.
28, rue Barbet-de-Jouy.

Je crois, mon cher Flaubert, que le Candidat sera encore plus goûté à la lecture qu’à la représentation ; il y a tant de choses et si significatives que le lecteur les verra mieux que l’auditoire. C’est une pièce de caractères avec des traits profonds et des effets dans le genre de Shakespeare (par exemple la scène de l’aveugle à la fin) ; il y a des types peu visibles à la scène et qui sont complets au sens psychologique (la gouvernante, le gentilhomme et son fils). Mais je crois qu’aujourd’hui et devant un auditoire français, Shakespeare, nouveau venu, ne serait pas compris d’abord ; il a trop d’idées, il ne développe pas, il a parfois l’air de se remuer en place, il n’est pas rectiligne et coordonné d’après notre optique théâtrale. Toujours la disproportion de l’artiste et du public. Vous ne vous en étonnez pas et vous êtes de force à l’accepter.

Encore merci et à vous de cœur.

H. Taine.
Étretat, le 3 mai 1874.

Je crois vraiment, mon cher Gustave, que j’ai laissé passer tout un grand mois sans te remercier de tes livres, sans te dire à quel point ils ont été les bien venus dans ma maison. Je te devrais peut-être des excuses, mais ma conscience est si tranquille que je me dispenserai de cette formalité ; je ne parlerai même pas de ma santé, toujours assez chancelante cependant… je me bornerai à rejeter la faute sur les vrais coupables : Saint Antoine et le Candidat.

Avant d’écrire, j’ai voulu faire intime connaissance avec ces personnages qui occupaient ma pensée depuis longtemps déjà ; j’ai lu, j’ai relu, puis j’ai encore relu ; j’ai suivi le vieux saint dans ces régions du rêve, où l’éblouissement succède à l’épouvante, où le charme de la couleur le dispute à la profondeur de la pensée. Te dire combien ces voyages prodigieux m’ont attachée, captivée, je ne le pourrais pas ; mais je te serre les deux mains bien fort, en reconnaissance des heures enchantées que tu m’as fait passer..

Puis, j’ai pu regagner la terre, et trouver encore un vrai plaisir à suivre l’analyse, hélas ! bien vieille, de scènes que nous avons tous contemplées, plus ou moins, depuis quelques années. Comme ils sont vivants, comme ils sont de chair et d’os, tes personnages du Candidat ! Qu’il y ait des gens qui n’aiment pas à voir cela, je le conçois sans peine ; leurs photographies leur paraissent trop ressemblantes.

Pendant les quelques jours que Guy a passés à Étretat, nous avons bien parlé de toi, mon vieux Gustave, et je sais combien tu te montres toujours excellent pour mon fils. Aussi comme on t’aime, comme on croit en toi, comme le disciple appartient au maître !

J’espère bien que tu nous donneras quelques jours cet été, et que tu viendras voir notre chère petite vallée. Il faudra t’entendre avec Guy et profiter d’un des congés du pauvre garçon. Il ne saurait se consoler de n’être point ici pour te faire les honneurs de nos rochers, et son chagrin me gâterait la joie que je me promets de ta bonne visite. Quant à dire non, tu n’y peux penser, car il te faudrait un cœur bien féroce. Adieu, mon vieux, mon cher camarade, je t’embrasse bien cordialement et Hervé te prie de ne pas oublier tout à fait l’écolier qui est en train de devenir un homme. En attendant, c’est toujours un bon et gentil garçon et j’espère que tu l’aimeras aussi.

Encore une bonne poignée de main de ton amie d’enfance.

Laure Le P. de Maupassant.

OPINION DE LA PRESSE.


Moniteur universel, 16 mars 1874. (Paul de Saint-Victor.)

L’échec est complet, il est mérité ; les périphrases entassées sur les euphémismes n’amortiraient pas la chute du Candidat de M. Flaubert. La pièce est fausse et commune, ennuyeuse et froide, sans mouvement et sans invention, pauvre d’observation et lourde d’esprit ; elle montre des marionnettes et non des figures. Mais ce qu’il faut dire pour être à l’aise en la critiquant, c’est que cet échec n’amoindrit pas d’une ligne l’auteur de Madame Bovary et de Salammbô. L’art du théâtre lui est si évidemment étranger que son talent sort irresponsable et intact de cette tentative avortée. Un grand peintre ne serait point atteint dans sa renommée s’il s’avisait de commettre une mauvaise partition d’opérette bouffe : l’artiste fort jusqu’à l’âpreté, puissant et concentré jusqu’à l’amertume, qui a écrit un des plus grands romans de ce siècle, n’est pas plus diminué par cette caricature dramatique crayonnée dans un mauvais jour. On ne peut ménager la vérité à un écrivain de sa trempe, mais l’admiration reste entière. Le Candidat n’est qu’un accident et ne peut compter pour une œuvre dans la carrière littéraire de M. Flaubert.

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Le Figaro, 14 mars 1874. (Auguste Vitu.)

Je n’aurai pas la naïveté de demander à M. G. Flaubert quels peuvent avoir été ses desseins en écrivant le Candidat. Lorsqu’un enfant a commis quelque sottise, et qu’on l’en gronde, il répond invariablement : « Je ne l’ai pas fait exprès ». C’est là son unique excuse. Or M. G. flaubert n’est plus un enfant et il l’a fait exprès. Donc pas de circonstances atténuantes.

Et d’honneur, le crime est vraiment exceptionnel. Jamais l’ennui, de mémoire d’homme, n’avait été poussé à un tel degré d’intensité. Peut-on siffler quand on bâille ? demandait un critique du dernier siècle. Hier soir on ne bâillait même plus, on dormait. Que dis-je ! ce n’était pas du sommeil, mais un engourdissement torpide analogue aux effets du pavot, pris à haute dose, avec étourdissements, et crampes nerveuses dans les extrémités.

Ainsi s’explique la mansuétude du public qui s’est laissé infliger la torture pendant trois longues heures, non pas sans murmurer, mais sans se mettre définitivement en colère et sans faire baisser le rideau pour couper court à cette enfilade de scènes maussades, absurdes et attristantes.

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Il est évident, pour ceux qui ont assisté à la représentation d’hier, que M. G. Flaubert ne connaît pas le théâtre et ne possède pas le don naturel qui, chez quelques prédestinés, supplée à l’expérience.

Mais son erreur est plus complète et plus générale. Il voit le monde non pas en noir, mais en laid ; élus, éligibles, électeurs, leurs épouses et leurs petits, sont d’ignobles et plats gueux, à peine dignes d’être menés à coups de triques par les chaouchs au Grand Turc. C’est à l’opinion de faire le cas qu’il convient de ces peintures désobligeantes et absolument fausses dans leur injuste généralité. Je reste dans le devoir de la critique en signalant à M. Flaubert l’impossibilité de faire réussir au théâtre une œuvre qui prétend se passer d’un ou de plusieurs personnages intéressants, vers lesquels puissent se porter les sympathies du spectateur.

Au point de vue de l’exécution, la comédie de M. Flaubert est lourde, banale et sans esprit. Ses caricatures sont dessinées et peintes avec de grosses couleurs plates, criardes et discordantes, comme les images d’un sou qui se vendent dans les foires.

Comment expliquer une pareille méprise de la part d’un écrivain laborieux et consciencieux, que des succès en d’autres genres ont rendu presque célèbre ? C’est un mystère psychologique que je ne me charge pas de percer ; je constate seulement, parce que c’est l’exercice d’une charge qui me semblait bien pénible hier au soir, que jamais on ne vit une pièce mieux faite pour éprouver la patience du public, ni une patience capable de résister avec une telle énergie au défi sans précédent qui lui était porté.

16 mars 1874. (Francisque Sarcey.)

Nous n’étions pas sans inquiétude sur la nouvelle œuvre de M. Flaubert.

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Nos fâcheuses prévisions ont été dépassées encore, nous n’eussions jamais imaginé qu’un homme, qui a fait preuve d’un talent hors ligne, ou peut-être même de génie dans le roman, témoignât une aussi prodigieuse impuissance à manier les passions de la comédie ou du drame. Jamais le mot cruel des peintres n’a été mieux justifié que par le Candidat de M. G. Flaubert : « Cela n’existe pas ».

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S’il y a de la difficulté pour la critique à attaquer cette pièce, c’est que nous ne savons pas où la prendre ; elle n’offre ni saillie ni relief, c’est le vide.

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Nous comptions au moins que M. G. Flaubert nous dédommagerait de l’absence de situations dramatiques par une peinture de mœurs réelles.

Nous nous attendions à trouver dans sa pièce, à défaut de qualités dramatiques, des coins de vérités bien étudiés et bien rendus.

Mais, pour faire vrai au théâtre, il faut connaître les conditions d’optique particulières à ce milieu qu’éclaire la rampe. Tout est faux dans l’œuvre nouvelle, tout du moins paraît tel…

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Le Candidat fut repris à l’Odéon le 30 avril 1910, sous la direction de M. Antoine, et n’eut qu’une représentation.

Nous extrayons de Comœdia la critique suivante :

« Certes le Candidat ne méritait que de médiocres éloges lors de sa création (et depuis, en vieillissant, il ne s’est point bonifié), mais son auteur était de ceux auxquels le respect doit rester dû, même au plus fort de leurs erreurs. Et puis, je le dis et je ne crains pas de le répéter, si la comédie de Flaubert est manquée, elle est loin d’être exempte de qualités. Les spectateurs des samedis odéoniens l’ont constaté et j’espérais que ceux de demain mardi pourraient également s’en rendre compte, mais M. Antoine a renoncé à afficher le Candidat une fois de plus.

« Maxime Roll. »



  1. Pour la Censure, il a fallu mettre cagot.
  2. Il y avait dans le texte de l’intrigue. La Censure a préféré de l’entregent.
  3. La Censure ne permettant pas le mot évêque ni le mot monseigneur, Mme Rousselin :… Au château de Bouvigny, mais votre père nous oublie. C’est un ingrat.
  4. Il y avait dans le texte : Un comité ministériel me propose. La Censure a enlevé ministériel !!!
  5. La Censure a biffé le mot prêtre sur mon manuscrit. J’ai mis : Le cadet, Dieu merci, a disparu.
  6. Nous ferons répandre que c’est un légitimiste déguisé ; biffé par La Censure.
  7. Enlevé par la Censure.
  8. La Censure a enlevé dans cette page les mots suivants :
    Dont on ne voudrait pas pour valet de chambre.
    Elles ne savent pas l’orthographe.
    Par un ecclésiastique éminent ; on a dit à la place parfaitement.
  9. La princesse Mathilde.