Le Candidat (éd. Charpentier, 1874)/Acte I

Charpentier (p. 1-56).
Acte II  ►


ACTE PREMIER.


Chez M. Rousselin. — Un jardin. — Pavillon à droite. — Une grille occupant le côté gauche.

Scène première.

MUREL, PIERRE, domestique.
Pierre est debout, en train de lire un journal. — Murel entre, tenant un gros bouquet qu’il donne à Pierre.
Murel.

Pierre, où est M. Rousselin ?

Pierre.

Dans son cabinet, monsieur Murel ; ces dames sont dans le parc avec leur Anglaise et M. Onésime… de Bouvigny !

Murel.

Ah ! cette espèce de [séminariste][1] à moitié gandin. J’attendrai qu’il soit parti, car sa vue seule me déplaît tellement !…

Pierre.

Et à moi donc !

Murel.

À toi aussi ! Pourquoi ?

Pierre.

Un gringalet ! fiérot ! pingre ! Et puis, j’ai idée qu’il vient chez nous… (Mystérieusement.) C’est pour Mademoiselle !

Murel, à demi-voix.

Louise ?

Pierre.

Parbleu ! sans cela les Bouvigny, qui sont des nobles, ne feraient pas tant de salamalecs à nos bourgeois !

Murel, à part.

Ah ! ah ! attention ! (Haut.) N’oublie pas de m’avertir lorsque des messieurs, tout à l’heure, viendront pour parler à ton maître.

Pierre.

Plusieurs ensemble ? Est-ce que ce serait… par rapport aux élections ?… On en cause…

Murel.

Assez ! Écoute-moi ! Tu vas me faire le plaisir d’aller chez Heurtelot le cordonnier, et prie-le de ma part…

Pierre.

Vous, le prier, monsieur Murel !

Murel.

N’importe ! Dis-lui qu’il n’oublie rien !

Pierre.

Entendu !

Murel.

Et qu’il soit exact ! qu’il amène tout son monde !

Pierre.

Suffit, monsieur ! j’y cours ! (Il sort.)



Scène II.

MUREL, GRUCHET.
Murel.

Eh ! c’est monsieur Gruchet, si je ne me trompe ?

Gruchet.

En personne ! Pierre-Antoine pour vous servir.

Murel.

Vous êtes devenu si rare dans la maison !

Gruchet.

Que voulez-vous ? avec le nouveau genre des Rousselin ! Depuis qu’ils fréquentent Bouvigny, — un joli coco encore, celui-là, — ils font des embarras !…

Murel.

Comment ?

Gruchet.

Vous n’avez donc pas remarqué que leur domestique maintenant porte des guêtres ! Madame ne sort plus qu’avec deux chevaux, et dans les dîners qu’ils donnent, — du moins, c’est Félicité, ma servante qui me l’a dit, — on change de couvert à chaque assiette.

Murel.

Tout cela n’empêche pas Rousselin d’être généreux, serviable !

Gruchet.

Oh ! d’accord ! plus bête que méchant ! Et pour surcroît de ridicule, le voilà qui ambitionne la députation ! Il déclame tout seul devant son armoire à glace, et la nuit, il prononce en rêve des mots parlementaires.

Murel, riant.

En effet !

Gruchet.

Ah ! c’est que ce titre-là sonne bien, député !!! Quand on vous annonce : « Monsieur un tel, député. » Alors, on s’incline ! Sur une carte de visite, après le nom « député » ça flatte l’œil ! Et en voyage, dans un théâtre, n’importe où, si une contestation s’élève, qu’un individu soit insolent, ou même qu’un agent de police vous pose la main sur le collet : « Vous ne savez donc pas que je suis député, monsieur ! »

Murel, à part.

Tu ne serais pas fâché de l’être, non plus, mon bonhomme !

Gruchet.

Avec ça, comme c’est malin ! pourvu qu’on ait une maison bien montée, quelques amis, de l’entregent[2] !

Murel.

Eh ! mon Dieu ! quand Rousselin serait nommé !

Gruchet.

Un moment ! S’il se porte, ce ne peut être que candidat juste-milieu ?

Murel, à part.

Qui sait ?

Gruchet.

Et alors, mon cher, nous ne devons pas… Car enfin nous sommes des libéraux ; votre position, naturellement, vous donne sur les ouvriers une influence !… Oh ! vous poussez même à leur égard les bons offices très-loin ! Je suis pour le peuple, moi ! mais pas tant que vous ! Non… non !

Murel.

Bref, en admettant que Rousselin se présente ?…

Gruchet.

Je vote contre lui, c’est réglé !

Murel, à part.

Ah ! j’ai eu raison d’être discret ! (Haut.) Mais avec de pareils sentiments, que venez-vous faire chez lui ?

Gruchet.

C’est pour rendre service… à ce petit Julien.

Murel.

Le rédacteur de l’Impartial ?… Vous, l’ami d’un poëte !

Gruchet.

Nous ne sommes pas amis ! Seulement, comme je le vois de temps à autre au cercle, il m’a prié de l’introduire chez Rousselin.

Murel.

Au lieu de s’adresser à moi, un des actionnaires du journal ! Pourquoi ?

Gruchet.

Je l’ignore !

Murel, à part.

Voilà qui est drôle ! (Haut.) Eh bien, mon cher, vous êtes mal tombé !

Gruchet.

La raison ?

Murel, à part.

Ce Pierre qui ne revient pas ! J’ai toujours peur… (Haut.) La raison ? c’est que Rousselin déteste les bohèmes !

Gruchet.

Celui-là, cependant…

Murel.

Celui-là surtout ! et même depuis huit jours… (Il tire sa montre.)

Gruchet.

Ah çà ! Qui vous démange ? Vous paraissez tout inquiet.

Murel.

Certainement !

Gruchet.

Les affaires, hein ?

Murel.

Oui ! mes affaires !

Gruchet.

Ah ! je vous l’avais bien dit ! ça ne m’étonne pas !…

Murel.

De la morale, maintenant !

Gruchet.

Dame, écoutez donc, chevaux de selle et de cabriolet, chasses, pique-niques, est-ce que je sais, moi ! Que diable ! quand on est simplement le représentant d’une compagnie, on ne vit pas comme si on avait la caisse dans sa poche.

Murel.

Eh ! mon Dieu, je payerai tout !

Gruchet.

En attendant, puisque vous êtes gêné, pourquoi n’empruntez-vous pas à Rousselin ?

Murel.

Impossible !

Gruchet.

Vous m’avez bien emprunté à moi, et je suis moins riche.

Murel.

Oh lui ! c’est autre chose !

Gruchet.

Comment, autre chose ? un homme si généreux, serviable ! Vous avez un intérêt, mon gaillard, à ne pas vous déprécier dans la maison.

Murel.

Pourquoi ?

Gruchet.

Vous faites la cour à la jeune fille, espérant qu’un bon mariage…

Murel.

Diable d’homme, va !… Oui, je l’adore. Mme Rousselin ! Au nom du ciel, pas d’allusion !

Gruchet, à part.

Oh ! oh ! tu l’adores. Je crois que tu adores surtout sa dot !



Scène III.

MUREL, GRUCHET, MADAME ROUSSELIN, ONÉSIME, LOUISE, MISS ARABELLE, un livre à la main.
Murel, présentant son bouquet à madame Rousselin.

Permettez-moi, madame, de vous offrir…

Madame Rousselin, jetant le bouquet sur le guéridon, à gauche.

Merci, monsieur !

Miss Arabelle.

Oh ! les splendides gardénias !… et où peut-on trouver des fleurs aussi rares ?

Murel.

Chez moi, miss Arabelle, dans ma serre !

Onésime, avec impertinence.

Monsieur possède une serre ?

Murel.

Chaude ! oui, monsieur !

Louise.

Et rien ne lui coûte pour être agréable à ses amis !

Madame Rousselin.

Si ce n’est, peut-être, d’oublier ses préférences politiques.

Murel, à Louise, à demi-voix.

Votre mère aujourd’hui est d’une froideur !…

Louise, de même, comme pour l’apaiser.

Oh !

Madame Rousselin, à droite, assise devant une petite table.

Ici, près de moi, cher vicomte ! Approchez monsieur Gruchet ! Eh bien, a-t-on fini par découvrir un candidat ? Que dit-on ?

Gruchet.

Une foule de choses, madame. Les uns…

Onésime, lui coupant la parole.

Mon père affirme que M. Rousselin n’aurait qu’à se présenter…

Madame Rousselin, vivement.

Vraiment ! c’est son avis ?

Onésime.

Sans doute ! Et tous nos paysans qui savent que leur intérêt bien entendu s’accorde avec ses idées…

Gruchet.

Cependant, elles diffèrent un peu des principes de 89 !

Onésime, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! Les immortels principes de 89 !

Gruchet.

De quoi riez-vous ?

Onésime.

Mon père rit toujours quand il entend ce mot-là.

Gruchet.

Eh ! sans 89, il n’y aurait pas de députés !

Miss Arabelle.

Vous avez raison, monsieur Gruchet, de défendre le Parlement. Lorsqu’un gentleman est là, il peut faire beaucoup de bien !

Gruchet.

D’abord on habite Paris, pendant l’hiver.

Madame Rousselin.

Et c’est quelque chose ! Louise, rapproche-toi donc ! Car le séjour de la province, n’est-ce pas monsieur Murel, à la longue, fatigue ?

Murel, vivement.

Oui, madame ! (bas à Louise.) On y peut cependant trouver le bonheur !

Gruchet.

Comme si cette pauvre province ne contenait que des sots !

Miss Arabelle, avec exaltation.

Oh ! non ! non ! Des cœurs nobles palpitent à l’ombre de nos vieux bois ; la rêverie se déroule plus largement sur les plaines ; dans des coins obscurs, peut-être, il y a des talents ignorés, un génie qui rayonnera ! (Elle s’assied.)

Madame Rousselin.

Quelle tirade, ma chère ! Vous êtes plus que jamais en veine poétique !

Onésime.

Mademoiselle, en effet, sauf un léger accent, nous a détaillé tout à l’heure, le Lac de M. de Lamartine… d’une façon…

Madame Rousselin.

Mais vous connaissiez la pièce ?

Onésime.

On ne m’a pas encore permis de lire cet auteur.

Madame Rousselin.

Je comprends ! une éducation… sérieuse ! (Lui passant sur les poignets un écheveau de laine à dévider.) Auriez-vous l’obligeance ?… Les bras toujours étendus ! fort bien !

Onésime.

Oh ! je sais ! Et même, je suis pour quelque chose dans ce paysage en perles que vous a donné ma sœur Élisabeth !

Madame Rousselin.

Un ouvrage charmant ; il est suspendu dans ma chambre ! Louise, quand tu auras fini de regarder l’Illustration

Murel, à part.

On se méfie de moi ; c’est clair !

Madame Rousselin.

J’ai admiré, du reste, les talents de vos autres sœurs, la dernière fois que nous avons été au château de Bouvigny.

Onésime.

[Ma mère y recevra prochainement la visite de mon grand-oncle, l’évêque de Saint-Giraud.

Madame Rousselin.

Monseigneur de Saint-Giraud votre oncle !

Onésime.

Oui ! le parrain de mon père.

Madame Rousselin.

Il nous oublie, le cher Comte, c’est un ingrat][3] !

Onésime.

Oh ! non ! car il a demandé pour tantôt un rendez-vous à M. Rousselin !

Madame Rousselin, l’air satisfait.

Ah !

Onésime.

Il veut l’entretenir d’une chose… Et je crois même que j’ai vu entrer, tout à l’heure, maître Dodart.

Murel, à part.

Le notaire ! Est-ce que déjà ?…

Miss Arabelle.

En effet ! Et après est venu Marchais, l’épicier, puis M. Bondois, M. Liégeard, d’autres encore.

Murel, à part.

Diable ! qu’est-ce que cela veut dire ?



Scène IV.

LES MÊMES, ROUSSELIN.
Louise.

Ah ! papa !

Rousselin, le sourire aux lèvres.

Regarde-le, mon enfant ! Tu peux en être fière ! (Embrassant sa femme.) Bonjour, ma chérie !

Madame Rousselin.

Que se passe-t-il ? cet air rayonnant…

Rousselin, apercevant Murel.

Vous ici, mon bon Murel ! Vous savez déjà… et vous avez voulu être le premier !

Murel.

Quoi donc ?

Rousselin, apercevant Gruchet.

Gruchet aussi ! ah ! mes amis ! C’est bien ! Je suis touché ! Vraiment, tous mes concitoyens !…

Gruchet.

Nous ne savons rien !

Murel.

Nous ignorons complètement…

Rousselin.

Mais ils sont là !… ils me pressent !

Tous.

Qui donc ?

Rousselin.

[Tout un comité][4] qui me propose la candidature de l’arrondissement.

Murel, à part.

Sapristi ! on m’a devancé !

Madame Rousselin.

Quel bonheur !

Gruchet.

Et vous allez accepter peut-être ?

Rousselin.

Pourquoi pas ? Je suis conservateur, moi !

Madame Rousselin.

Tu leur as répondu ?

Rousselin.

Rien encore ! Je voulais avoir ton avis.

Madame Rousselin.

Accepte !

Louise.

Sans doute !

Rousselin.

Ainsi, vous ne voyez pas d’inconvénient ?

Tous.

Aucun. — Au contraire. — Va donc !

Rousselin.

Franchement, vous pensez que je ferais bien ?

Madame Rousselin.

Oui ! oui !

Rousselin.

Au moins, je pourrai dire que vous m’avez forcé ! (Fausse sortie.)

Murel, l’arrêtant.

Doucement ! un peu de prudence.

Rousselin, stupéfait.

Pourquoi ?

Murel.

Une pareille candidature n’est pas sérieuse !

Rousselin.

Comment cela ?



Scène V.

Les Mêmes, MARCHAIS, puis MAÎTRE DODART.
Marchais.

Serviteur à la compagnie ! Mesdames, faites excuse ! Les messieurs qui sont là m’ont dit d’aller voir ce que faisait M. Rousselin, et qu’il faut qu’il vienne ! et qu’il réponde oui !

Rousselin.

Certainement !

Marchais.

Parce que vous êtes une bonne pratique, et que vous ferez un bon député !

Rousselin, avec enivrement.

Député !

Dodart, entrant.

Eh ! mon cher, on s’impatiente, à la fin !

Gruchet, à part.

Dodart ! encore un tartufe celui-là !

Dodart, à Onésime.

Monsieur votre père qui est dans la cour désire vous parler.

Murel.

Ah ! son père est là ?

Gruchet, à Murel.

Il vient avec les autres. L’œil au guet, Murel !

Murel.

Pardon, maître Dodart. (À Rousselin.) Imaginez un prétexte… (À Marchais.) Dites que M. Rousselin se trouve indisposé, et qu’il donnera sa réponse… tantôt. Vivement ! (Marchais sort.)

Rousselin.

Voilà qui est trop fort, par exemple !

Murel.

Eh ! on n’accepte pas une candidature, comme cela, à l’improviste !

Rousselin.

Depuis trois ans je ne fais que d’y penser !

Murel.

Mais vous allez commettre une bévue ! Demandez à Dodart, homme plein de sagesse, et qui connaît la localité, s’il peut répondre de votre élection.

Dodart.

En répondre, non ! J’y crois, cependant ! Dans ces affaires-là, après tout, on n’est jamais sûr de rien. D’autant plus que nous ne savons pas si nos adversaires…

Gruchet.

Et ils sont nombreux, les adversaires !

Rousselin.

Ils sont nombreux ?

Murel.

Immensément ! (À Dodart.) Vous excuserez donc notre ami qui désire un peu de réflexion. (À Rousselin.) Ah ! si vous voulez risquer tout !

Rousselin.

Il n’a peut-être pas tort ? (À Dodart.) Oui, priez-les…

Dodart.

Eh bien, monsieur Onésime ? Allons !

Murel.

Allons ! il faut obéir à papa !

Rousselin, à Murel.

Comment, vous partez aussi ? Pourquoi ?

Murel.

Cela est mon secret ! Tenez-vous tranquille ! vous verrez !



Scène VI.

ROUSSELIN, MADAME ROUSSELIN, MISS ARABELLE, GRUCHET.
Rousselin.

Que va-t-il faire ?

Gruchet.

Je n’en sais rien !

Madame Rousselin.

Quelque extravagance !

Gruchet.

Oui ; c’est un drôle de jeune homme ! J’étais venu pour avoir la permission de vous en présenter un autre.

Rousselin.

Amenez-le !

Gruchet.

Oh ! il peut fort bien ne pas vous convenir. Vous avez quelquefois des préventions. En deux mots, il se nomme M. Julien Duprat.

Rousselin.

Ah ! non ! non !

Gruchet.

Quelle idée !

Rousselin.

Qu’on ne m’en parle pas, entendez-vous ! (Apercevant sur le guéridon, un journal.) J’avais pourtant défendu chez moi l’admission de ce papier ! Mais je ne suis pas le maître, apparemment ! (Examinant la feuille.) Oui ! encore des vers !

Gruchet.

Parbleu, puisque c’est un poëte !

Rousselin.

Je n’aime pas les poëtes ! de pareils galopins…

Miss Arabelle.

Je vous assure, monsieur, que je lui ai parlé, une fois, à la promenade, sous les quinconces ; et il est… très-bien !

Gruchet.

Quand vous le recevriez !

Rousselin.

Moins que jamais ! (À Louise.) moins que jamais, ma fille !

Louise.

Oh ! je ne le défends pas !

Rousselin.

Je l’espère bien… un misérable !

Miss Arabelle, violemment.

Ah !

Gruchet.

Mais pourquoi ?

Rousselin.

Parce que… Pardon, miss Arabelle ! (À sa femme montrant Louise.) Oui, emmène-la ! J’ai besoin de m’expliquer avec Gruchet.



Scène VII.

ROUSSELIN, GRUCHET.
Gruchet, assis sur le banc, à gauche.

Je vous écoute.

Rousselin, prenant le journal.

Le feuilleton est intitulé : « Encore à Elle ! »

« Les vieux sphinx accroupis qui sont de pierre dure,
« Gémiraient, sous la peine horrible qu’on endure
« Lorsque… »

Eh ! je me fiche bien de tes sphinx !

Gruchet.

Moi aussi ; mais je ne comprends pas.

Rousselin.

C’est la suite de la correspondance… indirecte.

Gruchet.

Si vous vouliez vous expliquer plus clairement ?

Rousselin.

Figurez-vous donc qu’il y a eu mardi huit jours, en me promenant dans mon jardin, le matin, de très-bonne heure ; — je suis agité maintenant, je ne dors plus ; — voilà que je distingue, contre le mur de l’espalier, sur le treillage…

Gruchet.

Un homme ?

Rousselin.

Non, une lettre, une grande enveloppe ; ça avait l’air d’une pétition, et qui portait pour adresse simplement : « À Elle ! » Je l’ai ouverte, comme vous pensez ; et j’ai lu… une déclaration d’amour en vers, mon ami !… quelque chose de brûlant… tout ce que la passion…

Gruchet.

Et pas de signature, naturellement ? Aucun indice ?

Rousselin.

Permettez ! La première chose à faire était de connaître la personne qui inspirait ce délire, et comme elle se trouvait décrite dans cette poésie même, car on y parlait de cheveux noirs, mon soupçon d’abord s’est porté sur Arabelle, notre institutrice, d’autant plus…

Gruchet.

Mais elle est blonde !

Rousselin.

Qu’est-ce que ça fait ? en vers, quelquefois, à cause de la rime, on met un mot pour un autre. Cependant, par délicatesse, vous comprenez, les Anglaises… je n’ai pas osé lui faire de questions.

Gruchet.

Mais votre femme ?

Rousselin.

Elle a haussé les épaules, en me disant : « Ne t’occupe donc pas de tout ça ! »

Gruchet.

Et Julien là-dedans ?

Rousselin.

Nous y voici ! Je vous prie de noter que la susdite poésie, commençait par ces mots :

Quand j’aperçois ta robe entre les orangers !


et que je possède deux orangers, un de chaque côté de ma grille ; — il n’y en a pas d’autres aux environs ; — c’est donc bien à quelqu’un de chez moi que la déclaration en vers est faite ! À qui ? à ma fille, évidemment, à Louise ! et par qui ? par le seul homme du pays qui compose des vers, Julien ! De plus, si on compare l’écriture de la poésie avec l’écriture qui se trouve tous les jours sur la bande du journal, on reconnaît facilement que c’est la même.

Gruchet, à part.

Maladroit, va !

Rousselin.

Le voilà, votre protégé ! que voulait-il ? séduire Mlle Rousselin ?

Gruchet.

Oh !

Rousselin.

L’épouser, peut-être ?

Gruchet.

Ça vaudrait mieux !

Rousselin.

Je crois bien ! Maintenant, ma parole d’honneur, on ne respecte plus personne ! L’insolent ! Est-ce que je lui demande quelque chose, moi ? Est-ce que je me mêle de ses affaires ! Qu’il écrivaille ses articles ! qu’il ameute le peuple contre nous ! qu’il fasse l’apologie des bousingots de son espèce ! Va, va, mon petit journaliste, cours après les héritières !

Gruchet.

Il y en a d’autres qui ne sont pas journalistes, et qui recherchent votre fille pour son argent !

Rousselin.

Hein ?

Gruchet.

Cela saute aux yeux ! — On vit à la campagne, où l’on cultive les terres de ses ancêtres soi-même, par économie et fort mal. Du reste, elles sont mauvaises et grevées d’hypothèques. Huit enfants, dont cinq filles, une bossue ; impossible de voir les autres pendant la semaine, à cause de leurs toilettes. L’aîné des garçons, qui a voulu spéculer sur les bois, s’abrutit à Mostaganem avec de l’absinthe. Ses besoins d’argent sont fréquents. Le cadet, Dieu merci [sera prêtre][5] ; le dernier, vous le connaissez, il tapisse. Si bien que l’existence n’est pas drôle dans le castel, où la pluie vous tombe sur la nuque par les trous du plafond. Mais on fait des projets, et de temps à autre, — les beaux jours, ceux-là, — on s’encaque dans la petite voiture de famille disloquée, que le papa conduit lui-même, pour venir se refaire à l’excellente table de ce bon M. Rousselin, trop heureux de la fréquentation.

Rousselin.

Ah ! vous allez loin ; cet acharnement…

Gruchet.

C’est que je ne comprends pas tant de respect pour eux, à moins que, par suite de votre ancienne dépendance…

Rousselin, avec douleur.

Gruchet, pas un mot de cela, mon ami ! pas un mot ; ce souvenir…

Gruchet.

Soyez sans crainte ; ils ne divulgueront rien, et pour cause !

Rousselin.

Alors ?

Gruchet.

Mais vous ne voyez donc pas que ces gens-là nous méprisent parce que nous sommes des plébéiens, des parvenus ! et qu’ils vous jalousent, vous, parce que vous êtes riche ! L’offre de la candidature qu’on vient de vous faire, — due, je n’en doute pas, aux manœuvres de Bouvigny, et dont il se targuera, — est une amorce pour happer la fortune de votre fille. Mais comme vous pouvez très-bien ne pas être élu…

Rousselin.

Pas élu ?

Gruchet.

Certainement ! Et elle n’en sera pas moins la femme d’un idiot, qui rougira de son beau-père.

Rousselin.

Oh ! je leur crois des sentiments…

Gruchet.

Si je vous apprenais qu’ils en font déjà des gorges chaudes ?

Rousselin.

Qui vous l’a dit ?

Gruchet.

Félicité, ma bonne. Les domestiques, entre eux, vous savez, se racontent les propos de leurs maîtres.

Rousselin.

Quel propos ? lequel ?

Gruchet.

Leur cuisinière les a entendus qui causaient de ce mariage, mystérieusement ; et, comme la comtesse avait des craintes, le comte a répondu, en parlant de vous : « Bah ! il en sera trop honoré ! »

Rousselin.

Ah ! ils m’honorent !

Gruchet.

Ils croient la chose presque arrangée !

Rousselin.

Ah ! non, Dieu merci !

Gruchet.

Ils sont même tellement sûrs de leur fait, que tout à l’heure, devant ces dames, Onésime prenait un petit air fat !

Rousselin.

Voyez-vous !

Gruchet.

Un peu plus, j’ai cru qu’il allait la tutoyer !

Pierre, annonçant.

M. le comte de Bouvigny !

Gruchet.

Ah ! — Je me retire ! Adieu, Rousselin ! N’oubliez pas ce que je vous ai dit ! (Il passe devant Bouvigny, le chapeau sur la tête, puis lui montre le poing par derrière.) Je te réserve un plat de mon métier, à toi !



Scène VIII.

ROUSSELIN, LE COMTE DE BOUVIGNY.
Bouvigny, d’un ton dégagé.

L’entretien que j’ai réclamé de vous, cher monsieur, avait pour but…

Rousselin, d’un geste, l’invite à s’asseoir.

Monsieur le comte…

Bouvigny, s’asseyant.

Entre nous, n’est-ce pas, la cérémonie est inutile ? Je viens donc, presque certain d’avance du succès, vous demander la main de mademoiselle votre fille Louise, pour mon fils le vicomte Onésime-Gaspard-Olivier de Bouvigny ! (Silence de Rousselin.) Hein ! vous dites ?

Rousselin.

Rien jusqu’à présent, monsieur.

Bouvigny, vivement.

J’oubliais ! Il y a de grandes espérances, pas directes à la vérité !… et comme dot… une pension ;… du reste Me  Dodart, détenteur des titres, (Baissant la voix.) ne manquera pas… (Même silence.) J’attends.

Rousselin.

Monsieur… c’est beaucoup d’honneur pour moi, mais…

Bouvigny.

Comment ? mais !…

Rousselin.

On a pu, monsieur le comte, vous exagérer ma fortune ?

Bouvigny.

Croyez-vous qu’un pareil calcul ?… et que les Bouvigny !…

Rousselin.

Loin de moi cette idée ! Mais je ne suis pas aussi riche qu’on se l’imagine !

Bouvigny, gracieux.

La disproportion en sera moins grande !

Rousselin.

Cependant, malgré des revenus… raisonnables, c’est vrai, nous vivons, sans nous gêner. Ma femme a des goûts… élégants. J’aime à recevoir, à répandre le bien-être autour de moi. J’ai réparé, à mes frais, la route de Bugueux à Faverville. J’ai établi une école, et fondé, à l’hospice, une salle de quatre lits qui portera mon nom.

Bouvigny.

On le sait, monsieur, on le sait !

Rousselin.

Tout cela pour vous convaincre que je ne suis pas, — bien que fils de banquier et l’ayant été moi-même, — ce qu’on appelle un homme d’argent. Et la position de M. Onésime ne saurait être un obstacle, mais il y en a un autre. Votre fils n’a pas de métier ?

Bouvigny, fièrement.

Monsieur, un gentilhomme ne connaît que celui des armes !

Rousselin.

Mais il n’est pas soldat ?

Bouvigny.

Il attend, pour servir son pays, que le gouvernement ait changé.

Rousselin.

Et en attendant ?…

Bouvigny.

Il vivra dans son domaine, comme moi, monsieur !

Rousselin.

À user des souliers de chasse, fort bien ! Mais moi, monsieur, j’aimerais mieux donner ma fille à quelqu’un dont la fortune — pardon du mot, — serait encore moindre.

Bouvigny.

La sienne est assurée !

Rousselin.

À un homme qui n’aurait même rien du tout, pourvu…

Bouvigny.

Oh ! rien du tout !…

Rousselin, se levant.

Oui, monsieur, à un simple travailleur, à un prolétaire.

Bouvigny, se levant.

C’est mépriser la naissance !

Rousselin.

Soit ! Je suis un enfant de la Révolution, moi !

Bouvigny.

Vos manières le prouvent, monsieur !

Rousselin.

Et je ne me laisse pas éblouir par l’éclat des titres !

Bouvigny.

Ni moi par celui de l’or… croyez-le !

Rousselin.

Dieu merci, on ne se courbe plus devant les seigneurs, comme autrefois !

Bouvigny.

En effet, votre grand-père a été domestique dans ma maison !

Rousselin.

Ah ! vous voulez me déshonorer ? Sortez, monsieur ! La considération est aujourd’hui un privilège tout personnel. La mienne se trouve au-dessus de vos calomnies ! Ne serait-ce que ces notables qui sont venus tout à l’heure m’offrir la candidature…

Bouvigny.

On aurait pu me l’offrir aussi, à moi ! et je l’ai, je l’aurais refusée par égard pour vous. Mais devant une pareille indélicatesse, après la déclaration de vos principes, et du moment que vous êtes un démocrate, un suppôt de l’anarchie…

Rousselin.

Pas du tout !

Bouvigny.

Un organe du désordre, moi aussi, je me déclare candidat ! Candidat conservateur, entendez-vous ! et nous verrons bien lequel des deux… Je suis même le camarade du préfet qui vient d’être nommé ! Je ne m’en cache pas ! et il me soutiendra ! Bonsoir ! (Il sort.)



Scène IX.

ROUSSELIN, seul.

Mais ce furieux-là est capable de me démolir dans l’opinion, de me faire passer pour un jacobin ! J’ai peut-être eu tort de le blesser. Cependant, vu la fortune des Bouvigny, il m’était bien impossible… N’importe, c’est fâcheux ! Murel et Gruchet déjà ne m’avaient pas l’air si rassurés ; et il faudrait découvrir un moyen de persuader aux conservateurs… que je suis… le plus conservateur des hommes… hein ? qu’est-ce donc ?



Scène X.

ROUSSELIN, MUREL, avec une foule d’électeurs, HEURTELOT, BEAUMESNIL, VOINCHET, HOMBOURG, LEDRU, puis GRUCHET.
Murel.

Mon cher concitoyen, les électeurs ici présents viennent vous offrir, par ma voix, la candidature du parti libéral de l’arrondissement.

Rousselin.

Mais… messieurs…

Murel.

Vous aurez entièrement pour vous les communes de Faverville, Harolle, Lahoussaye, Sannevas, Bonneval, Hautot, Saint-Mathieu.

Rousselin.

Ah ! ah !

Murel.

Randou, Manerville, la Coudrette ! Enfin nous comptons sur une majorité qui dépassera quinze cents voix, et votre élection est certaine.

Rousselin.

Ah ! citoyens ! (Bas à Murel.) Je ne sais que dire.

Murel.

Permettez-moi de vous présenter quelques-uns de vos amis politiques : d’abord, le plus ardent de tous, un véritable patriote, M. Heurtelot… fabricant…

Heurtelot.

Oh ! dites cordonnier, ça ne me fait rien !

Murel.

M. Hombourg, maître de l’hôtel du Lion d’or et entrepreneur de roulage, M. Voinchet, pépiniériste, M. Beaumesnil, sans profession, le brave capitaine Ledru, retraité.

Rousselin, avec enthousiasme.

Ali ! les militaires !

Murel.

Et tous nous sommes convaincus que vous remplirez hautement cette noble mission ! (Bas à Rousselin.) Parlez donc !

Rousselin.

Messieurs !… non, citoyens ! Mes principes sont les vôtres ! et… certainement que… je suis l’enfant du pays, comme vous ! On ne m’a jamais vu dire du mal de la liberté, au contraire ! Vous trouverez en moi… un interprète… dévoué à vos intérêts, le défenseur… une digue contre les envahissements du Pouvoir !

Murel, lui prenant la main.

Très-bien, mon ami, très-bien ! Et n’ayez aucun doute sur le résultat de votre candidature ! D’abord, elle sera soutenue par l’Impartial !

Rousselin.

L’Impartial pour moi ?

Gruchet, sortant de la foule.

Mais tout à fait pour vous ! J’arrive de la rédaction. Julien est d’une ardeur ! (Bas à Murel, étonné de le voir.) Il m’a donné des raisons. Je vous expliquerai. (Aux électeurs.) Vous permettez, n’est-ce pas ? (À Rousselin.) Maintenant, c’est bien le moins que je vous l’amène ?

Rousselin.

Qui ? pardon ! car j’ai la tête…

Gruchet.

Que je vous amène Julien ? il a envie de venir.

Rousselin.

Est-ce… véritablement nécessaire ?…

Gruchet.

Oh ! indispensable !

Rousselin.

Eh bien, alors… oui, comme vous voudrez. (Gruchet sort.)

Heurtelot.

Ce n’est pas tout ça, citoyen ! mais la première chose quand vous serez là-bas, c’est d’abolir l’impôt des boissons !

Rousselin.

Les boissons ? sans doute !

Heurtelot.

Les autres font toujours des promesses ; et puis, va te promener ! Moi, je vous crois un brave ; et tapez là-dedans ! (Il lui tend la main.)

Rousselin, avec hésitation.

Volontiers, citoyen, volontiers !

Heurtelot.

À la bonne heure ! et il faut que ça finisse ! Voilà trop longtemps que nous souffrons !

Hombourg.

Parbleu ! on ne fait rien pour le Roulage ! l’avoine est hors de prix !

Rousselin.

C’est vrai ! l’Agriculture…

Hombourg.

Je ne parle pas de l’Agriculture ! Je dis le Roulage !

Murel.

Il n’y a que cela ! mais, grâce à lui, le Gouvernement…

Ledru.

Ah ! le Gouvernement ! il décore un tas de freluquets !

Voinchet.

Et leur tracé du chemin de fer, qui passera par Saint-Mathieu, est d’une bêtise !…

Beaumesnil.

On ne peut plus élever ses enfants !

Rousselin.

Je vous promets…

Hombourg.

D’abord, les droits de la poste !…

Rousselin.

Oh ! oui !

Ledru.

Quand ce ne serait que dans l’intérêt de la discipline !…

Rousselin.

Parbleu !

Voinchet.

Au lieu que si on avait pris par Bonneval…

Rousselin.

Assurément !

Beaumesnil.

Moi, j’en ai un qui a des dispositions…

Rousselin.

Je vous crois !

Hombourg, Ledru, Voinchet, Beaumesnil, tous à la fois.

Hombourg. — Ainsi, pour louer un cabriolet…

Ledru. — Je ne demande rien ; cependant…

Voinchet. — Ma propriété qui se trouve…

Beaumesnil. — Car enfin, puisqu’il y a des collèges…

Murel, élevant la voix plus haut.

Citoyens, pardon, un mot ! Citoyens, dans cette circonstance où notre cher compatriote, avec une simplicité de langage que j’ose dire antique, a si bien confirmé notre espoir, je suis heureux d’avoir été votre intermédiaire… ; — et afin de célébrer cet événement, d’où sortiront pour le canton, — et peut-être pour la France, — de nouvelles destinées, permettez-moi de vous offrir, lundi prochain, un punch, à ma fabrique.

Les électeurs.

Lundi, oui, lundi !

Murel.

Mous n’avons plus qu’à nous retirer, je crois ?

Tous, en s’en allant.

Adieu, monsieur Rousselin ! À bientôt ! ça ira ! vous verrez !

Rousselin, donnant des poignées de main.

Mes amis ! Ah ! je suis touché, je vous assure ! Adieu ! Tout à vous ! (Les électeurs s’éloignent.)

Murel, à Rousselin.

Soignez Heurtelot ; c’est un meneur ! (Il va retrouver au fond, les électeurs.)

Rousselin, appelant.

Heurtelot !

Heurtelot.

De quoi ?

Rousselin.

Vous ne pourriez pas me faire quinze paires de bottes ?

Heurtelot.

Quinze paires ?

Rousselin.

Oui ! et autant de souliers. Ce n’est pas que j’aille en voyage, mais je tiens à avoir une forte provision de chaussures.

Heurtelot.

On va s’y mettre tout de suite, monsieur ! À vos ordres ! (Il va rejoindre les électeurs.)

Hombourg.

Monsieur Rousselin, il m’est arrivé dernièrement une paire d’alezans, qui seraient des bijoux à votre calèche ! Voulez-vous les voir ?

Rousselin.

Oui, un de ces jours !

Voinchet.

Je vous donnerai une petite note, vous savez, sur le tracé du nouveau chemin de fer, de façon à ce que, prenant mon terrain par le milieu…

Rousselin.

Très-bien !

Beaumesnil.

Je vous amènerai mon fils ; et vous conviendrez qu’il serait déplorable de laisser un pareil enfant sans éducation.

Rousselin.

À la rentrée des clauses, soyez sûr !…

Heurtelot.

Voilà un homme celui-là ! Vive Rousselin !

Tous.

Vive Rousselin ! (Tous les électeurs sortent.)



Scène XI.

ROUSSELIN, MUREL.
Rousselin, se précipite sur Murel, et l’embrassant.

Ah ! mon ami ! mon ami ! mon ami !

Murel.

Trouvez-vous la chose bien conduite ?

Rousselin.

C’est-à-dire que je ne peux pas vous exprimer…

Murel.

Vous en aviez envie, avouez-le ?

Rousselin.

J’en serais mort ! Au bout d’un an que je m’étais retiré ici, à la campagne, j’ai senti peu à peu comme une langueur. Je devenais lourd. Je m’endormais le soir, après le dîner ; et le médecin a dit à ma femme : « Il faut que votre mari s’occupe ! » Alors j’ai cherché en moi-même ce que je pourrais bien faire.

Murel.

Et vous avez pensé à la députation ?

Rousselin.

Naturellement ! Du reste, j’arrivais à l’âge où l’on se doit ça. J’ai donc acheté une bibliothèque. J’ai pris un abonnement au Moniteur.

Murel.

Vous vous êtes mis à travailler, enfin !

Rousselin.

Je me suis fait, premièrement, admettre dans une société d’archéologie, et j’ai commencé à recevoir, par la poste, des brochures. Puis, j’ai été du conseil municipal, du conseil d’arrondissement, enfin du conseil général ; et dans toutes les questions importantes, de peur de me compromettre… je souriais. Oh ! le sourire, quelquefois, est d’une ressource !

Murel.

Mais le public n’était pas fixé sur vos opinions, et il a fallu — vous ne savez peut-être pas…

Rousselin.

Oui ! je sais… c’est vous, vous seul !

Murel.

Non, vous ne savez pas !

Rousselin.

Si fait ! ah ! quel diplomate !

Murel, à part.

Il y mord ! (Haut.) Les ouvriers de ma fabrique étaient hostiles au début. Des hommes redoutables, mon ami ! À présent, tous dans votre main !

Rousselin.

Vous valez votre pesant d’or !

Murel, à part.

Je n’en demande pas tant !

Rousselin, le contemplant.

Tenez ! vous êtes pour moi… plus qu’un frère !… comme mon enfant !

Murel, avec lenteur.

Mais… je pourrais… l’être.

Rousselin.

Sans doute ! en admettant que je sois plus vieux.

Murel, avec un rire forcé.

Ou moi… en devenant votre gendre. Voudriez-vous ?

Rousselin, avec le même rire.

Farceur !… vous ne voudriez pas vous-même !

Murel.

Parbleu ! oui !

Rousselin.

Allons donc ! avec vos habitudes parisiennes !

Murel.

Je vis en province !

Rousselin.

Eh ! on ne se marie pas à votre âge !

Murel.

Trente-quatre ans, c’est l’époque !

Rousselin.

Quand on a, devant soi, un avenir comme le vôtre !

Murel.

Eh ! mon avenir s’en trouverait singulièrement…

Rousselin.

Raisonnons ; vous êtes tout simplement le directeur de la filature de Bugneaux, représentant la compagnie flamande. Appointements : vingt mille.

Murel.

Plus une part considérable dans les bénéfices !

Rousselin.

Mais l’année où on n’en fait pas ? Et puis, on peut très bien vous mettre à la porte.

Murel.

J’irai ailleurs, où je trouverai…

Rousselin.

Mais vous avez des dettes ! des billets en souffrance ! on vous harcèle !

Murel.

Et ma fortune, à moi ! sans compter que plus tard…

Rousselin.

Vous allez me parler de l’héritage de votre tante ? Vous n’y comptez pas vous-même. Elle habite à deux cents lieues d’ici, et vous êtes fâchés !

Murel, à part.

Il sait tout, cet animal-là !

Rousselin.

Bref, mon cher, et quoique je ne doute nullement de votre intelligence ni de votre activité, j’aimerais mieux donner ma fille… à un homme…

Murel.

Qui n’aurait rien du tout, et qui serait bête !

Rousselin.

Non ! mais dont la fortune, quoique minime, serait certaine !

Murel.

Ah ! par exemple !

Rousselin.

Oui, monsieur, à un modeste rentier, à un petit propriétaire de campagne.

Murel.

Voilà le cas que vous faites du travail !

Rousselin.

Écoutez donc ! l’industrie, ça n’est pas sûr ; et un bon père de famille doit y regarder à deux fois.

Murel.

Enfin, vous me refusez votre fille ?

Rousselin.

Forcément ! et en bonne conscience, ce n’est pas ma faute ! sans rancune, n’est-ce pas ? (Appelant.) Pierre ! mon buvard, et un encrier ! Asseyez-vous là ! Vous allez préparer ma profession de foi aux électeurs.

(Pierre apporte ce que Rousselin a demandé, et le dépose sur la petite table, à droite.)

Murel.

Moi ! que je…

Rousselin.

Nous la reverrons ensemble ! Mais commencez d’abord. Avec votre verve, je ne suis pas inquiet ! Ah ! vous m’avez donné tout à l’heure un bon coup d’épaule, pour mon discours ! Je ne vous tiens pas quitte ! Est-il gentil ! — Je vous laisse ! Moi, je vais à mes petites affaires ! Quelque chose d’enlevé, n’est-ce pas ? — du feu ! (Il sort.)



Scène XII.

MUREL, seul.

Imbécile ! Me voilà bien avancé, maintenant ! (À la cantonade.) Mais, vieille bête, tu ne trouveras jamais quelqu’un pour la chérir comme moi ! De quelle façon me venger ? ou plutôt si je lui faisais peur ? C’est un homme à sacrifier tout pour être élu. Donc, il faudrait lui découvrir un concurrent ! Mais lequel ? (Entre Gruchet.) Ah !



Scène XIII.

MUREL, GRUCHET.
Gruchet.

Qu’est-ce qui vous prend ?

Murel.

Un remords ! J’ai commis une sottise, et vous aussi.

Gruchet.

En quoi ?

Murel.

Vous étiez tout à l’heure avec ceux qui portent Rousselin à la candidature ? Vous l’avez vu !

Gruchet.

Et même que j’ai été chercher Julien ; il va venir.

Murel.

Il ne s’agit pas de lui, mais de Rousselin ! Ce Rousselin, c’est un âne ! Il ne sait pas dire quatre mots ! et nous aurons le plus pitoyable député !

Gruchet.

L’initiative n’est pas de moi !

Murel.

Il s’est toujours montré on ne peut plus médiocre.

Gruchet.

Certainement !

Murel.

Ce qui ne l’empêche pas d’avoir une considération !… tandis que vous…

Gruchet, vexé.

Moi, eh bien ?

Murel.

Je ne veux pas vous offenser, mais vous ne jouissez pas, dans le pays, de l’espèce d’éclat qui entoure la maison Rousselin.

Gruchet.

Oh ! si je voulais ! (Silence.)

Murel, le regardant en face.

Gruchet, seriez-vous capable de vous livrer à une assez forte dépense ?

Gruchet.

Ce n’est pas trop dans mon caractère ; cependant…

Murel.

Si on vous disait : « Moyennant quelques mille francs, tu prendras sa place, tu seras député ! »

Gruchet.

Moi, dé…

Murel.

Mais songez-donc que là-bas, à Paris, on est à la source des affaires ! on connaît un tas de monde ! on va soi-même chez les ministres ! Les adjudications de fournitures, les primes sur les sociétés nouvelles, les grands travaux, la Bourse ! on a tout ! Quelle influence ! mon ami, que d’occasions !

Gruchet.

Comment voulez-vous que ça m’arrive ? Rousselin est presque élu !

Murel.

Pas encore ! Il a manqué de franchise dans la déclaration de ses principes ; et là-dessus la chicane est facile ! Quelques électeurs n’étaient pas contents. Heurtelot grommelait.

Gruchet.

Le cordonnier ? J’ai contre lui une saisie pour après-demain !

Murel.

Épargnez-le ; il est fort ! Quant aux autres, on verra. Je m’arrangerai pour que la chose commence par les ouvriers de ma fabrique… puis, s’il faut se déclarer pour vous, je me déclarerai, M. Rousselin n’ayant pas le patriotisme nécessaire ; je serai forcé de le reconnaître ; d’ailleurs, je le reconnais, c’est une ganache.

Gruchet, rêvant.

Tiens ! tiens !

Murel.

Qui vous arrête ? Vous êtes pour la gauche ? Eh bien, on vous pousse à la Chambre de ce côté-là ; et quand même vous n’iriez pas, votre candidature seule, en ôtant des voix à Rousselin, l’empêche d’y parvenir.

Gruchet.

Comme ça le ferait bisquer !

Murel.

Un essai ne coûte rien ; peut-être quelques centaines de francs dans les cabarets.

Gruchet, vivement.

Pas plus, vous croyez ?

Murel.

Et je vais remuer tout l’arrondissement[6], et vous serez nommé, et Rousselin sera enfoncé ! Et beaucoup de ceux qui font semblant de ne pas vous connaître s’inclineront très-bas en vous disant : « Monsieur le député, j’ai bien l’honneur de vous offrir mes hommages. »



Scène XIV.

Les Mêmes, JULIEN.
Gruchet.

Mon petit Duprat, vous ne verrez pas M. Rousselin !

Julien.

Je ne pourrai pas voir…

Murel.

Non ! Nous sommes brouillés… sur la politique.

Julien.

Je ne comprends pas ! Tantôt vous êtes venu chez moi me démontrer qu’il fallait soutenir M. Rousselin, en me donnant une foule de raisons…, que j’ai été redire à M. Gruchet. Il les a, de suite, acceptées, d’autant plus qu’il désire…

Gruchet.

Ceci entre nous, mon cher ! C’est une autre question, qui ne concerne pas Rousselin.

Julien.

Pourquoi n’en veut-on plus ?

Murel.

Je vous le répète, ce n’est pas l’homme de notre parti.

Gruchet, avec fatuité.

Et on en trouvera un autre !

Murel.

Vous saurez lequel. Allons nous-en ! On ne conspire pas chez l’ennemi.

Julien.

L’ennemi ? Rousselin !

Murel.

Sans doute ; et vous aurez l’obligeance de l’attaquer dans l’Impartial, vigoureusement !

Julien.

Pourquoi cela ? Je ne vois pas de mal à en dire.

Gruchet.

Avec de l’imagination, on en trouve.

Julien.

Je ne suis pas fait pour ce métier !

Gruchet.

Écoutez donc ! Vous êtes venu à moi le premier m’offrir vos services, et sachant que j’étais l’ami de Rousselin, vous m’avez prié, — c’est le mot, — de vous introduire chez lui.

Julien.

À peine y suis-je que vous m’en arrachez !

Gruchet.

Ce n’est pas ma faute si les choses ont pris, tout à coup, une autre direction.

Julien.

Est-ce la mienne ?

Gruchet.

Mais comme il était bien convenu entre nous deux que vous entameriez une polémique contre la société des Tourbières de Grumesnil-les-Arbois, président le comte de Bouvigny, en démontrant l’incapacité financière du dit sieur, — une affaire superbe dont ce gredin de Dodart m’a exclu !…

Murel, à part.

Ah ! voilà le motif de leur alliance !

Gruchet.

Jusqu’à présent, vous n’en avez rien fait ; donc, c’est bien le moins, cette fois, que vous vous exécutiez ! Ce qu’on vous demande, d’ailleurs, n’est pas tellement difficile…

Julien.

N’importe ! je refuse.

Murel.

Julien, vous oubliez qu’aux termes de notre engagement…

Julien.

Oui, je sais ! Vous m’avez pris pour faire des découpures dans les autres feuilles, écrire toutes les histoires de chiens perdus, noyades, incendies, accidents quelconques et rapetisser à la mesure de l’esprit local les articles des confrères parisiens, en style plat ; c’est une exigence, chaque métaphore enlève un abonnement. Je dois aller aux informations, écouter les réclamations, recevoir toutes les visites, exécuter un travail de forçat, mener une vie d’idiot, et n’avoir, en quoi que ce soit, jamais d’initiative ! Eh bien, une fois par hasard, je demande grâce !

Murel.

Tant pis pour vous !

Gruchet.

Alors, il ne fallait pas prendre cette place !

Julien.

Si j’en avais une autre !

Gruchet.

Quand on n’a pas de quoi vivre, c’est pourtant bien joli !

Julien, s’éloignant.

Ah ! la misère !

Murel.

Laissons-le bouder ! Asseyons-nous, pour que j’écrive votre profession de foi.

Gruchet.

Très-volontiers ! (Ils s’assoient.)

Julien, un peu remonté au fond.

Comme je m’enfuirais à la grâce de Dieu, n’importe où, si tu n’étais pas là, mon pauvre amour ! (Regardant la maison de Rousselin.) Oh ! je ne veux pas que dans ta maison aucune douleur, fût-ce la moindre, survienne à cause de moi ! Que les murs qui t’abritent soient bénis ! Mais… sous les acacias, il me semble… qu’une robe ?… Disparue ! Plus rien ! Adieu. (Il s’éloigne.)

Gruchet, le rappelant.

Restez donc ; nous avons quelque chose à vous montrer !

Julien.

Ah ! j’en ai assez de vos sales besognes ! (Il sort.)

Murel, tendant le papier à Gruchet.

Qu’en pensez-vous ?

Gruchet.

C’est très-bien ; merci !… Cependant…

Murel.

Qu’avez-vous ?

Gruchet.

Rousselin m’inquiète !

Murel.

En homme sans conséquence !

Gruchet.

Eh ! vous ne savez pas de quoi il est capable — au fond ! Et puis, le jeune Duprat ne m’a pas l’air extrêmement chaud ?

Murel.

Son entêtement à ménager Rousselin doit avoir une cause ?

Gruchet.

Eh ! il est amoureux de Louise !

Murel.

Qui vous l’a dit ?

Gruchet.

Rousselin lui-même !

Murel, à part.

Un autre rival ! Bah ! j’en ai roulé de plus solides ! Écoutez-moi : je vais le rejoindre pour le catéchiser ; vous, pendant ce temps-là, faites imprimer la profession de foi ; voyez tous vos amis, et trouvez-vous ici dans deux heures.

Gruchet.

Convenu ! (Il sort.)

Murel.

Et maintenant, M. Rousselin, c’est vous qui m’offrirez votre fille ! (Il sort.)

FIN DU PREMIER ACTE.



  1. Pour LA CENSURE, il a fallu mettre cagot.
  2. Il y avait dans le texte de l’intrigue. LA CENSURE a préféré de l’entregent.
  3. LA CENSURE ne permettant pas le mot évêque ni le mot monseigneur, Mme Rousselin :… Au château de Bouvigny, mais votre père nous oublie. C’est un ingrat.
  4. Il y avait dans le texte : Un comité ministériel me propose. LA CENSURE a enlevé ministériel !!!
  5. LA CENSURE a biffé le mot prêtre sur mon manuscrit. J’ai mis : Le cadet, Dieu merci, a disparu.
  6. Nous ferons répandre que c’est un légitimiste déguisé ; biffé par LA CENSURE.