Le Buste voilé/Chapitre V

L’Édition populaire (p. 29-36).


V


Comme j’entrais chez moi, le petit Nino, qui jouait devant la boutique de son père, m’aperçut, et courut à moi en poussant des cris de joie. Je l’embrassai, et il me suivit dans mon appartement. La Gazza me dit qu’elle l’avait vu souvent venir frapper à la porte de mon atelier. Pauvre petit chérubin, il ne m’avait pas oublié, lui ! Je lui donnai tous les petits objets qui me tombèrent sous la main, et que je supposai pouvoir lui servir de jouets. Il était comme fou de bonheur, et à chaque instant il me prenait par la main et cherchait à m’entraîner. Je voyais bien qu’il voulait me conduire chez lui. Je profitai habilement de cette disposition qui rendait toute naturelle ma rentrée chez les Falghieri. Je descendis donc bientôt, et me laissant pour ainsi dire mener par lui, je traversai la rue et pénétrai dans la boutique où je ne voyais personne. Nino, me tenant toujours par la main, poussait ses petits cris d’appel.

Bientôt Pia parut à la porte de la pièce qui faisait suite à la boutique. En me voyant elle poussa une exclamation et s’arrêta. Elle ne pouvait plus avancer. Je la vis fermer les yeux, et, comme une personne qui va défaillir, elle chercha un appui contre le mur. Je me précipitai, et entourant sa taille d’un de mes bras, je la soutins. Elle fit un effort, se dégagea et vint s’asseoir à sa place ordinaire.

Pauvre Pia ! comme elle était changée ! À ce teint fleuri de la jeunesse et de la santé, qu’elle avait quelques mois auparavant, avait succédé une pâleur extrême. Ses joues étaient amaigries : ses yeux n’vaient plus ni la vivacité ni la douceur de leurs regards ; ils étaient languissants et ternes, ses lèvres purpurines, d’où le sang semblait autrefois toujours prêt à jaillir, étaient décolorées et exsangues. Comme je la regardais avec un sentiment de tendresse mêlé de stupeur, elle me dit :

— Avouez que si vous m’aviez rencontrée ailleurs que chez moi, vous auriez eu de la peine à me reconnaître ?

— Si mes yeux avaient pu se tromper, mon cœur m’aurait crié : voilà Pia.

— Oh ! tenez, cette parole me fait du bien, me dit-elle en essuyant une larme d’attendrissement.

— Mais, mon Dieu, qu’avez-vous eu ?

— Hélas ! je ne sais ; mais c’est comme si « la mal’aria » avait passé sur moi. Je ne croyais pas qu’on pût tant souffrir et ne pas mourir. Et vous ? Vous vous êtes toujours bien porté ; cela se voit, tant mieux ! Comme vous avez été longtemps absent !

Alors, me gardant bien de lui dire mes luttes et mes combats avant mon départ, je lui fis connaître comment j’avais été forcé de me rendre à Montepulciano.

— Je ne vous demande aucune explication ; ce que vous avez fait vous avez dû le faire sans doute. Mais, si vous aviez pensé que quelqu’un pût souffrir de votre absence, vous ne seriez pas parti sans lui dire un mot d’adieu.

Ce reproche, tout vague et tout impersonnel qu’il était, me toucha vivement, et j’allais essayer d’y répondre tant bien que mal quand le signor et la signora Falghieri apparurent conduits par Nino : le cher enfant croyait sans doute que mon arrivée devait être une fête pour tout le monde. Les époux Falghieri semblèrent heureux de me revoir. On causa pendant une demi-heure, et je pus m’apercevoir plusieurs fois pendant la conversation que Pia avait comme de doux afflux de sang au visage. Elle souriait volontiers, et Nino, assis auprès d’elle, recevait de soudaines et brusques caresses dont il était loin de se plaindre, mais dont il avait l’air de chercher l’explication. Moi, je comprenais que tant de bonheur ne lui venait qu’en ricochet.

Les huit jours qui suivirent mon retour à Prato ne furent qu’une succession non interrompue de joies et d’enchantements. Pia était la première personne que je voyais chaque matin. Avec quel bonheur je constatais chaque fois une amélioration dans l’état de sa santé ! On aurait dit que la nuit, comme un génie bienfaisant, s’était plu à rendre à mon pauvre diamant terni une de ses brillantes facettes. C’était une régénération progressive, et j’assistais, plein d’émotion et de reconnaissance, à ce spectacle de la jeunesse reprenant ses forces, et de la beauté retrouvant une à une toutes ses splendeurs. Au bout d’une semaine, un véritable miracle s’était accompli. J’avais devant moi Pia redevenue belle, que dis-je ? plus belle cent fois qu’elle ne l’avait jamais été, car la certitude qu’elle avait d’être aimée donnait à tous ses traits un rayonnement céleste.

Sans y songer le moins du monde, j’étais arrivé à Prato vers le temps de sa fête patronale. Quand je vis les préparatifs qui se faisaient, j’en éprouvai un certain plaisir ; car j’espérais que le jour de la fête me fournirait un moyen d’entretenir Pia seul à seule et plus longuement que je n’avais pu le faire. Tout alla selon mes souhaits. Le dimanche, vers les quatre heures de l’après-midi, tandis que tout le monde se livrait au plaisir, et que chacun, occupé de ce qui le touche de plus près, n’a ni le temps ni la pensée de s’inquiéter des autres, je rencontrai ma belle et chère Pia, accompagnée de Nino. Sans être trop empressé près d’elle, afin de n’attirer les regards de personne, je la suivis dans sa promenade à travers le champ de la fête, et puis, peu à peu, nous sortîmes de la ville. Nous primes à gauche par un chemin creux, bordé d’aveliniers, qui, en se croisant au-dessus de nos têtes, formaient un berceau de verdure impénétrable aux rayons du soleil. La nature était et surtout nous paraissait d’autant plus calme que la ville en fête était plus agitée et plus bruyante. La solitude et le silence régnaient autour de nous. Moi, qui, un instant auparavant, au milieu de la foule, désirais ardemment avoir un tête-à-tête avec Pia, pour pouvoir lui exprimer les sentiments que je sentais bouillonner en mon âme, je ne trouvais pas une parole ; ma langue s’attachait à mon palais, et mon cœur battait à briser ma poitrine. Faisant enfin un effort, je prononçai ces mots : « Pia, ma chère Pia !… » et je m’arrêtai tremblant, ayant froid, et sentant pourtant la sueur inonder mon visage.

Elle me regarda longuement ; et il y avait tant de joie, tant de tendresse, tant d’encouragement dans son regard que je m’écriai :

— Mon cœur est trop plein, un mot l’étouffe, il faut que je te le dise : Je t’aime, Pia ! Je t’aime !

Elle me tendit sa main que je serrai entre les miennes et je l’entendis me dire cette phrase, assez banale chez nous, et qui, si elle n’est pas l’aveu complet de l’amour, en est du moins comme l’annonce et l’espérance :

— « Ed io anche vi voglio molto bene, Carlo ».

Puis elle continua :

— Ah ! J’avais besoin de votre retour pour me rattacher à la vie. Loin de vous et sans nouvelles de vous, j’avais été prise d’un mal qui me consumait. Je n’avais plus de forces, je n’avais plus de goût à rien. Je dépérissais à vue d’œil ; ma sœur et mon beau-frère s’efforçaient en vain de relever mon courage. Ils me demandaient la cause de mon mal, et se désolaient quand je leur répondais que je n’avais rien, que je ne souffrais pas. Chaque personne qui me voyait donnait un conseil ou indiquait un remède. Mais conseils et remèdes ne pouvaient rien. J’étais une pauvre plante qui ne sentait plus sa racine en bonne terre. Je voyais bien que je me mourais, et je n’avais pas la force de lutter contre cette mort qui venait à grands pas. Un jour, deux vieilles femmes vinrent acheter du pain ; l’une d’elles me regarda avec une si grande pitié, qu’elle me troubla. Je l’entendis qui disait à sa compagne, en s’éloignant : « Avant un mois, cette pauvre fille dormira dans le cimetière. »

Cette idée de la mort ainsi présentée me bouleversa. Je crus à l’instant même me sentir enveloppée du suaire, me heurter aux parois de ma bière, et chercher à soulever le poids immense de la terre glacée jetée sur mon corps. Non, me dis-je, non, non je ne veux pas mourir encore. Je veux le revoir, et si je dois mourir quand même, je veux qu’il connaisse le secret de mon âme.

— Chère Pia, comme vous avez dû souffrir ?

— Oh ! oui, me répondit-elle. C’est que, voyez-vous, c’est bien triste de s’en aller pour toujours avec une affection au cœur. Il me semble que c’est mourir deux fois. Je crois qu’il est moins dur de voir repousser son amour que de ne pouvoir l’avouer à qui l’a fait naître. Voulant donc à tout prix guérir de ce mal que nul n’avait deviné, je résolus d’aller toute seule consulter un célèbre médecin de Florence. Mon amie que vous avez déjà vue avec moi s’en vint, d’après un accord fait entre nous, me trouver à Prato et demanda à ma sœur l’autorisation de m’emmener à Florence. Ma sœur la donna d’autant plus volontiers qu’elle crut s’apercevoir que l’idée de ce petit voyage me souriait ; elle espérait que j’y trouverais une heureuse diversion à ma tristesse.

À la porte de la ville je voulus que mon amie me laissât seule et m’attendît à l’église de Santa Maria Novella. Les quelques centaines de pas que j’eus à faire pour arriver chez le docteur furent pour moi « la via dolorosa ». Je dus m’arrêter au moins dix fois, mes jambes refusaient de me porter. Je m’appuyais à chaque instant aux murs des palais pour ne pas tomber. Si parfois un passant étonné me regardait, je sentais comme le rouge de la honte me monter au front, et je n’osais plus avancer. Enfin j’arrivai brisée et à moitié mourante. Ajoutez à cela que j’éprouvais une terreur semblable à celle que doit avoir une personne qui se présente chez le médecin et qui craint d’être devinée. Quand ce fut mon tour de paraître devant le docteur, je lui dis tout naïvement :

— Je ne sais ce que j’ai ; mais je viens près de vous pour que vous me guérissiez.

— Mon enfant, me dit-il d’une voix pleine de commisération, les malades comme vous, je ne puis les guérir.

— C’est donc vrai que je suis condamnée ? repris-je tristement.

— La seule chose que je puisse vous conseiller c’est de prier Dieu de venir à votre aide. Combattez vos pensées, prenez des distractions, oubliez.

Oublier ! Je ne le pouvais pas. Il me fallait donc mourir. Je quittai le bon docteur, et je revins auprès de mon amie. Elle me fit question sur question, mais je ne répondis à aucune d’une manière satisfaisante. De retour à Prato, j’essayai pendant deux ou trois jours de paraître plus gaie. On se fit illusion sur mon état. Bientôt le mal reprit le dessus, et la prédiction de la vieille femme se serait bientôt accomplie si vous n’étiez revenu.

— Oui, je suis revenu pour vous dire que je vous aime et que ma vie vous appartient.

— La mienne aussi vous appartient ; vous en êtes le maître. D’ailleurs, j’allais mourir et vous m’avez fait renaître. Si vous saviez quel bonheur j’ai ressenti en vous voyant ! Mais c’est surtout quand votre bras a cherché à me soutenir que j’ai été heureuse ! Dieu aurait dû choisir ce moment pour m’appeler à lui, s’il est dans ma destinée de vous perdre.

Un cri d’effroi se fît entendre ; Nino, tout effaré, vint se jeter contre nous, et il nous montrait du doigt le milieu du chemin. C’était une couleuvre dérangée par lui qui s’enfuyait tortueusement et en sifflant. Pia eut un frisson d’horreur, et saisissant l’enfant par la main, elle me dit : « Partons, partons. Ah ! pourquoi ai-je vu cette horrible bête ? »