Le Buste voilé/Chapitre IV

L’Édition populaire (p. 22-28).


IV


J’étais installé depuis quelques jours dans l’atelier que M. Palmer avait mis à ma disposition dans une partie des dépendances de la villa, et je travaillas avec ardeur, lorsque, une après-midi vers cinq heures, je vis entrer, accompagnée d’un jeune homme de vingt-cinq ans environ, une jeune fille qui paraissait en avoir de dix-huit à vingt. Aux traits du gentleman je reconnus sans peine le fils de M. Palmer dont la prochaine arrivée ainsi que celle de sa sœur avait été annoncée. Il était grand, et d’une apparence robuste comme son père. Il portait les cheveux courts et la barbe longue. Cheveux et barbe étaient d’un blond tirant sur le roux. Il était roide comme un chevalier du moyen âge sous son armure de fer, et semblait porter le poids d’un immense ennui. Quant à la jeune fille, aucun des traits de son visage ne rappelait ceux de son père. Presque petite, mais souple et souverainement gracieuse dans tous les mouvements de son corps, elle avait une tête pleine de mobilité et de grâce mutine. Ses cheveux châtains d’une nuance charmante étaient partagés sur le milieu de la tête, et retombaient tressés en deux nattes épaisses jusque bien au-dessous de la ceinture. Sous son front intelligent, ses grands yeux bruns lançaient des éclairs de malice, et ne semblaient pourtant pas dépourvus de douceur. Elle avait un « nez à la Roxelane », et sa bouche s’entr’ouvrait aux plus délicieux sourires. L’ensemble de sa physionomie annonçait les riantes pensées, les gais propos, les audacieuses entreprises. Enfin on voyait que miss Palmer était une de ces natures qui se livrent tout entières au bonheur de vivre, et qui ont besoin d’épancher au dehors le trop-plein de leur âme.

Ils arrivaient tous deux de Paris, où ils avaient fait un séjour de quelques mois. Ils avaient la prétention de parler le français et l’italien, mais ils l’écorchaient de manière à faire pousser des cris de douleur à des Auvergnats et à des Lucquois. Cependant miss Margaret Palmer donnait à certains mots italiens des inflexions si inattendues et si bizarres qu’on ne pouvait s’empêcher d’en sourire, et d’y trouver parfois une saveur et un piquant qui n’étaient pas sans charmes.

Cette première visite ne dura pas longtemps ; mais elle suffit pour me donner la preuve que miss Margaret avait un esprit très cultivé et qu’elle possédait sur l’art en général des notions que bien des artistes de profession auraient pu envier. Elles me fit des remarques fort judicieuses, et se permit même de me donner quelques conseils. Ils étaient excellents, et j’eus la franchise de le lui avouer, ce qui flatta beaucoup son amour-propre, et me valut immédiatement ses sympathies.

Autant le désir exprimé par la jeune fille d’avoir son buste m’avait flatté, autant l’indifférence du jeune frère me froissait. Mais je ne laissai percer ni l’un ni l’autre de ces sentiments. Je n’étais pas fâché, d’ailleurs, qu’ils ignorassent que je savais assez d’anglais pour pouvoir les comprendre.

Bientôt miss Margaret devint une visiteuse assidue de mon atelier. Son frère venait quelquefois avec elle ; mais le plus souvent elle était seule ; ce qui n’a rien de surprenant pour ceux qui connaissent de quelle liberté jouissent les jeunes filles anglaises et américaines. Elle abordait, à l’occasion, et sans que rien vint altérer l’étonnante sérénité de son front, des questions qui auraient effarouché la plupart des jeunes Françaises de sa condition et de son âge. Elle parlait indifféremment de philosophie et de religion, d’art et de littérature, d’amour et de mariage. Sur ces deux derniers points elle avait des idées si nettes et si précises, que j’en ressentais parfois comme des épouvantements. En la voyant rire et plaisanter si légèrement des choses du cœur, je doutais qu’elle pût être susceptible de ces sentiments de tendresse qui sont le fond de la nature des femmes, et qui nous les rendent si chères. Elle m’apparaissait alors comme un petit monstre en qui le sens de l’amour manquait, et je me sentais pris pour elle d’une soudaine horreur.

Un jour où ses railleries à propos de l’amour m’avaient presque exaspéré, je lui dis sans ménagement et sans prudence :

— Je plains l’homme qui, attiré par les charmes de votre personne, viendra heurter à la porte de votre cœur.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que… Je balbutiai ; je n’osai pas achever.

— Parce qu’il est de marbre, ou peut-être même que je n’en ai pas. C’est cela, n’est-il pas vrai ? Ayez le courage d’achever.

— Non, Miss. Je n’ai pas voulu dire cela.

— Mais quoi donc ? Parlez, je le veux. Pourquoi le plaignez-vous ?

— Eh bien ! je le plains, parce qu’il souffrira.

Elle partit d’un bruyant éclat de rire. Je restai confondu.

— Je suis sûre que vous aimez, signor Rinaldi, reprit-elle un instant après, d’un ton de componction souverainement moqueuse.

— Oui, je n’ai pas honte de l’avouer ; mais celle que j’aime…

— A, sans aucun doute, toutes les tendresses du cœur, le seul mot d’amour la fait rougir, elle tremble à votre seule approche. Ce n’est pas vous qu’on doit plaindre.

— J’ignore si je suis à plaindre ou à envier ; ce que je sais, c’est que si je lui portais jamais mes vœux, je n’aurais pas la douleur de la voir rire d’un sentiment qui doit faire la joie et l’orgueil de la femme.

— Oh ! ceci me paraît tant soit peu prétentieux de la part des hommes.

— Eh quoi ! l’amour n’est-il pas le but suprême de la femme ? et ne doit-elle pas se sentir heureuse et fière d’avoir su mériter les hommages d’un homme, d’avoir conquis ses affections, son amour ?

— À mon sens, la femme a le droit autant que l’homme d’exiger ces sentiments dans celui qu’elle a su remarquer et à qui elle a daigné le faire comprendre.

— Je vous l’accorde.

— C’est heureux. Allons, je vois que vous n’aimez pas qu’on rie des choses sérieuses. Je tâcherai de me corriger de ce vilain défaut. Êtes-vous content ?

— Miss, je suis confus de la vivacité de mes paroles. Excusez-moi.

Quand elle se fut éloignée, ma pensée s’envola vers ma chère Pia, que rien ne pouvait me faire oublier, et en la comparant à miss Margaret, je me sentais l’aimer davantage ; je me reprochais de l’avoir quittée sans lui rien dire, et je me promettais d’aller prochainement la revoir. Vous voyez que tous mes beaux projets s’étaient évanouis. Je l’aimais plus que je ne l’avais cru.

Depuis notre petite altercation, miss Margaret n’était plus la même femme. Son caractère perdait peu à peu de sa brusquerie, et je n’y remarquais plus de ces aspérités qui me choquaient. Il y avait des intonations caressantes dans sa voix ; ses yeux, quand elle me regardait, avaient quelque chose d’humide et de voilé qui m’étonnait. Tout son corps avait des mouvements moelleux et câlins qui la faisaient ressembler à une chatte qu’on a grondée et qui voulant se faire pardonner se met à jouer avec son maître en dissimulant ses griffes. Quand je m’aperçus de ce manège, je ne pus m’empêcher d’éprouver un sentiment de satisfaction vaniteuse. Mais bientôt après je me sentis mal à l’aise. Sa perspicacité de femme ne lui permit pas de se tromper sur la cause de mon trouble, et elle continua de m’envelopper comme dans un réseau de séductions d’autant plus dangereuses qu’elles étaient plus inattendues.

Tout ce que l’art de la « flirtation » peut fournir à une femme de ressources, elle l’employa, et je fus un jour sur le point de succomber aux enchantements de cette Circé. La tête perdue, les sens en délire, j’allais me jeter à ses pieds. Tout à coup je crus voir ma belle et douce Pia se placer entre elle et moi. Son nom vint comme un cri de remords sur mes lèvres. Miss Margaret, qui posait en ce moment pour son buste, quitta sa place, froide et dédaigneuse, en me disant :

— Vous n’êtes pas en bonnes dispositions pour travailler aujourd’hui monsieur.

— C’est vrai, me contentai-je de lui répondre.

— Demain, je vous donnerai une séance, voulez-vous ?

— Je serai à vos ordres, mademoiselle.

Elle sortit de l’atelier. Je fus quelques minutes à me remettre. J’avais beau me dire que je ne l’aimerais jamais, et me rappeler l’image de Pia, je sentais que cette jeune fille troublait ma raison. Je résolus de demander l’autorisation à M. Palmer d’aller passer quelques jours à Prato. Mais je voulais terminer auparavant le modèle du buste de miss Margaret. Dès le lendemain je me remis à l’œuvre, et au bout d’une semaine le plâtre était moulé. Je pouvais partir. M. Palmer m’accorda une quinzaine. Au moment du départ sir Edwards voulut m’accompagner. Je ne pouvais m’y opposer ; et nous nous mimes en route. Mon compagnon de voyage s’arrêta à Florence et me dit qu’il viendrait me rejoindre à Prato.

Me sentant débarrassé de sa présence, qui pouvait m’être fort incommode, j’arrivai à Prato le cœur palpitant des plus douces émotions. Comme j’allais me dédommager de ce que j’avais souffert pendant cette longue absence ! Et Pia, de quels yeux allait-elle me revoir ? J’espérais, je tremblais.