Paul Ollendorff (Tome 2p. 274-286).
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Deuxième Partie — 14


Le soir du même jour — (c’était le mercredi qui précède les jours gras), — Braun fut appelé en consultation, à une vingtaine de kilomètres de la ville : il ne devait revenir que le lendemain matin. Anna ne descendit pas dîner, et resta dans sa chambre. Elle avait choisi cette nuit pour exécuter l’engagement tacite qu’elle avait souscrit. Mais elle avait décidé de l’exécuter seule, sans rien dire à Christophe. Elle le méprisait. Elle pensait :

— Il a promis. Mais il est homme, il est égoïste et menteur, il a son art, il aura vite oublié.

Et puis, il y avait peut-être, dans ce cœur violent qui semblait inaccessible à la bonté, il y avait peut-être place pour un sentiment de pitié, à l’égard de son compagnon. Mais elle était trop rude et trop passionnée pour se l’avouer.

Bäbi dit à Christophe que sa maîtresse la chargeait de l’excuser, qu’elle était un peu souffrante et voulait se reposer. Christophe soupa donc seul, sous la surveillance de Bäbi, qui le fatiguait de son verbiage, tâchait de le faire parler, et protestait pour Anna d’un zèle si outré que Christophe, malgré la facilité qu’il avait à croire dans la bonne foi des gens, fut mis en défiance. Il comptait justement profiter de cette soirée pour avoir avec Anna un entretien décisif. Lui non plus, il ne pouvait différer davantage. Il n’avait pas oublié l’engagement qu’ils avaient pris ensemble, à l’aube de cette triste journée. Il était prêt à le tenir si Anna l’exigeait. Mais il voyait l’absurdité de cette double mort, qui ne résolvait rien, et dont la douleur et le scandale devaient retomber sur Braun. Il pensait que le mieux était qu’ils s’arrachassent l’un à l’autre, qu’il essayât encore une fois de partir, — si du moins il avait la force de rester éloigné d’elle : il en doutait, après l’épreuve inutile qu’il venait de faire ; mais il se disait qu’au cas où il ne pourrait le supporter, il aurait toujours le temps de recourir, seul, sans que personne en sût rien, au suprême moyen.

Il espéra qu’après le souper il pourrait s’échapper un moment pour monter dans la chambre d’Anna. Mais Bäbi ne quittait point ses pas. D’habitude, elle terminait de bonne heure son ouvrage ; ce soir-là, elle n’en finit plus de laver la cuisine ; et lorsque Christophe crut en être délivré, elle inventa de ranger un placard dans le corridor qui menait à la chambre d’Anna. Christophe la trouva solidement installée sur un escabeau ; il comprit qu’elle ne délogerait pas, de toute la soirée. Il sentait une furieuse démangeaison de la jeter en bas avec ses piles d’assiettes ; mais il se contint et la pria d’aller voir comment sa maîtresse se trouvait, et s’il ne pourrait lui souhaiter le bonsoir. Bäbi alla, revint, et dit, en l’observant avec une joie maligne, que Madame allait mieux, qu’elle avait sommeil et demandait que personne n’entrât. Christophe, irrité et nerveux, essaya de lire, ne put, et monta dans sa chambre. Bäbi guetta sa lumière jusqu’à ce qu’elle fût éteinte, et monta à son tour, se promettant de veiller ; elle eut la précaution de laisser sa porte entr’ouverte, afin de pouvoir entendre tous les bruits de la maison. Malheureusement pour elle, elle ne pouvait se mettre au lit sans s’endormir aussitôt, et d’un sommeil si puissant que ni le tonnerre, ni sa curiosité même, n’eussent été capables de l’éveiller, avant qu’il fût jour. Ce sommeil n’était un secret pour personne. L’écho en arrivait jusqu’à l’étage au-dessous.

Dès que Christophe entendit ce bruit familier, il alla chez Anna. Il fallait qu’il lui parlât. Une inquiétude le travaillait. Il arriva à la porte, il tourna le bouton : la porte était fermée. Il frappa doucement : point de réponse. Il colla sa bouche contre la serrure, supplia à voix basse, puis avec insistance : nul mouvement, nul bruit. Il avait beau se dire qu’Anna dormait, une angoisse le prit. Et comme, tâchant vainement d’entendre, il appuyait sa joue contre la porte, une odeur le frappa, qui semblait sortir du seuil ; il se pencha, et il la reconnut : c’était l’odeur du gaz. Son sang se glaça. Il secoua la porte, sans penser qu’il pouvait réveiller Bäbi : la porte ne céda pas… Il avait compris : Anna avait, dans le cabinet de toilette attenant à sa chambre, un petit poêle à gaz ; elle l’avait ouvert. Il fallait défoncer la porte ; mais dans son trouble, Christophe garda assez de raison pour se rappeler qu’à aucun prix Bäbi ne devait entendre. Il pesa sur un des battants, d’une énorme poussée, en silence. La porte, solide et bien close, craqua sur ses gonds, mais ne bougea point. Une autre porte donnait accès de la chambre d’Anna au cabinet de Braun. Il y courut. Elle était également fermée ; mais ici, la serrure était en dehors. Il entreprit de l’arracher. Ce n’était pas aisé. Il devait enlever les quatre grosses vis, encastrées dans le bois. Il n’avait que son couteau ; et il ne voyait rien : car il n’osait pas allumer une bougie ; il eût risqué de faire sauter l’appartement. En tâtonnant, il réussit à introduire son couteau dans la tête d’une vis, puis d’une autre, cassant les lames, se coupant ; il lui semblait que les vis étaient d’une longueur diabolique, qu’il ne finirait jamais de les arracher ; et en même temps, dans sa précipitation fébrile qui lui inondait le corps d’une sueur glacée, un souvenir d’enfance lui revenait à l’esprit : il se revoyait, à dix ans, enfermé par punition dans le cabinet noir ; il avait enlevé la serrure et fui de la maison… La dernière vis céda. La serrure sortit, avec un grésillement de sciure de bois. Christophe se précipita dans la chambre, courut à la fenêtre, l’ouvrit. Une nappe d’air froid entra. Christophe, trébuchant aux meubles, dans l’obscurité trouva le lit, tâtonna, rencontra le corps d’Anna, de ses mains frémissantes palpa à travers les draps les jambes immobiles, remonta jusqu’à la taille : Anna était assise sur son lit, et tremblait. Elle n’avait pas eu le temps d’éprouver les premiers effets de l’asphyxie : la chambre était haute de plafond ; l’air circulait par les fentes de la fenêtre et des portes mal jointes. Christophe la prit dans ses bras. Elle se dégagea avec fureur, criant :

— Allez-vous-en !… Ah ! qu’est-ce que vous avez fait ?

Elle leva les bras pour le frapper ; mais elle était brisée d’émotion : elle retomba sur l’oreiller ; elle sanglotait :

— Ho ! ho ! tout est à recommencer !

Christophe lui prit les mains, l’embrassant, la grondant, lui disant des paroles tendres et rudes :

— Mourir ! Et mourir seule, sans moi !

— Oh ! toi ! dit-elle amèrement.

Son ton disait assez :

— Toi, tu veux vivre.

Il la rudoya, il voulut violenter sa volonté.

— Folle ! dit-il, tu ne sais donc pas que tu pouvais faire sauter la maison !

— C’était ce que je voulais, fit-elle avec rage.

Il tâcha de réveiller ses craintes religieuses : c’était la corde juste. À peine y eut-il touché qu’elle commença à crier, à le supplier de se taire. Il persista sans pitié, pensant que c’était le seul moyen de ramener en elle la volonté de vivre. Elle ne disait plus rien, elle avait des hoquets convulsifs. Quand il eut fini, elle lui dit, d’un ton de haine concentrée :

— Tu es content maintenant ? Tu as bien travaillé ? Tu as achevé de me désespérer. Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ?

— Vivre, dit-il.

— Vivre ! cria-t-elle, mais tu ne sais donc pas que c’est impossible ! Tu ne sais rien ! Tu ne sais rien !

Il demanda :

— Qu’y a-t-il ?

Elle haussa les épaules :

— Écoute.

Elle lui raconta, en phrases brèves, hachées, tout ce qu’elle lui avait caché jusqu’à présent : l’espionnage de Bäbi, les cendres, la scène avec Sami, le carnaval, l’affront imminent. Elle ne distinguait plus, en racontant, ce que sa crainte avait forgé de ce qu’elle avait raison de craindre. Il écoutait, consterné, plus incapable qu’elle encore de discerner, dans le récit, le danger réel de l’imaginaire. Il était à mille lieues de soupçonner la chasse qu’on leur faisait. Il cherchait à comprendre ; il ne pouvait rien dire : contre de tels ennemis il était désarmé. Il sentait seulement une fureur aveugle, le désir de frapper. Il dit :

— Pourquoi n’as-tu pas chassé Bäbi ?

Elle dédaigna de répondre. Bäbi chassée eût été plus venimeuse encore que Bäbi tolérée ; et Christophe comprit le non-sens de sa question. Ses pensées se heurtaient ; il cherchait un parti à prendre, une action immédiate. Il dit, les poings crispés :

— Je les tuerai.

— Qui ? fit-elle, méprisante pour ces mots inutiles.

Sa force tomba. Il se sentit perdu dans ce réseau de trahisons obscures, où l’on ne pouvait rien saisir, où tous étaient complices. Il se débattait.

— Lâches ! cria-t-il, accablé.

Il s’effondra, à genoux devant le lit, son visage pressé contre le corps d’Anna. — Ils se turent. Elle éprouvait un mélange de mépris et de pitié pour cet homme qui ne savait ni la défendre, ni se défendre. Il sentait contre sa joue trembler de froid les jambes d’Anna. La fenêtre était restée ouverte, et dehors il gelait : on voyait, dans le ciel lisse comme un miroir, frissonner les étoiles glacées.

Quand elle eut savouré l’amère jouissance de le voir brisé comme elle, elle dit, d’un ton dur et lassé :

— Allumez une bougie.

Il alluma. Anna claquait des dents, ramassée sur elle-même, les bras serrés contre les seins, les genoux repliés sous le menton Il ferma la fenêtre. Il s’assit sur le lit. Il prit dans ses mains les pieds d’Anna, d’un froid de glace, il les réchauffa avec sa bouche, avec ses mains. Elle fut attendrie.

— Christophe ! dit-elle.

Elle avait des yeux lamentables.

— Anna ! dit-il.

— Qu’allons-nous faire ?

Il la regarda, et dit :

— Mourir.

Elle eut un cri de joie :

— Oh ! tu veux bien ? tu veux aussi ?… Je ne serai pas seule !

Elle l’embrassait.

— Croyais-tu donc que j’allais te laisser ?

Elle répondit, à voix basse :

— Oui.

Il sentit ce qu’elle avait dû souffrir.

Après quelques instants, il l’interrogea du regard. Elle comprit :

— Dans le bureau, dit-elle. À droite. Le tiroir du bas.

Il alla et chercha. Tout au fond, il vit un revolver. Braun l’avait acheté, quand il était étudiant. Il ne s’en était jamais servi. Dans une boîte crevée, Christophe trouva quelques cartouches. Il les rapporta vers le lit. Anna regarda, et détourna aussitôt les yeux vers la ruelle. Christophe attendit, puis il demanda :

— Tu ne veux plus ?

Anna se retourna vivement :

— Je veux… Vite !

Elle pensait :

— Rien ne peut plus me sauver maintenant de l’abîme éternel. Un peu plus, un peu moins, ce sera toujours de même.

Christophe chargea maladroitement le revolver.

— Anna, dit-il d’une voix tremblante, l’un des deux verra mourir l’autre.

Elle lui arracha l’arme des mains, et dit avec égoïsme :

— Moi, d’abord.

Ils se regardèrent encore… Hélas ! dans ce moment même où ils allaient mourir l’un pour l’autre, ils se sentaient si loin l’un de l’autre !… Chacun pensait, avec terreur :

— Mais qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je fais ?

Et chacun le lisait dans les yeux de l’autre. L’absurdité de l’acte frappait surtout Christophe. Toute sa vie, inutile ; inutiles, ses luttes ; inutiles, ses souffrances ; inutiles, ses espoirs ; tout gâché, jeté au vent ; un geste médiocre allait tout effacer… Dans son état normal, il eût arraché le revolver des mains d’Anna, il l’eût jeté par la fenêtre, il eût crié :

— Non ! non ! Je ne veux pas.

Mais huit mois de souffrances, de doutes et de deuil torturants, et par là-dessus cette rafale de passion démente, avaient ruiné ses forces, brisé sa volonté ; il sentait qu’il n’y pouvait plus rien, il n’était plus le maître… Ah ! qu’importe, après tout ?

Anna, sûre de la mort éternelle, tendait son être dans la possession de cette dernière minute de vie : la figure douloureuse de Christophe, éclairée par la bougie vacillante, les ombres sur le mur, un bruit de pas dans la rue, le contact de l’acier qu’elle tenait dans sa main… Elle s’accrochait à ces sensations, comme un naufragé à l’épave qui s’enfonce avec lui. Après, tout était terreur. Pourquoi ne pas prolonger l’attente ? Mais elle se répéta :

— Il faut…

Elle dit adieu à Christophe, sans tendresse, avec la hâte d’un voyageur pressé qui craint de manquer le train ; elle ouvrit sa chemise, tâta le cœur, et y appuya le canon du revolver. Christophe, agenouillé, se cachait la figure dans les draps. Au moment de tirer, elle posa sa main gauche sur la main de Christophe. Le geste d’un enfant qui a peur de marcher dans la nuit…

Alors s’écoulèrent quelques secondes effroyables… Anna ne tirait pas. Christophe voulait relever la tête, il voulait lui saisir le bras ; et il craignait que son mouvement même ne la décidât à tirer. Il n’entendait plus rien, il perdait connaissance… Un gémissement d’Anna lui traversa le cœur. Il se redressa. Il vit Anna, le visage décomposé de terreur. Le revolver était tombé sur le lit, devant elle. Elle répétait plaintivement :

— Christophe !… Le coup n’est pas parti !…

Il prit l’arme ; le long oubli où elle était restée l’avait rouillée ; mais le fonctionnement était bon. Peut-être la cartouche avait-elle été détériorée par l’air. — Anna tendit la main vers le revolver.

— Assez ! supplia-t-il.

Elle ordonna :

— Les cartouches !

Il les lui remit. Elle les examina, en prit une, chargea sans cesser de trembler, appuya de nouveau l’arme sur son sein, et tira. — Le coup rata encore.

Anna jeta le revolver dans la chambre.

— Ah ! c’est trop ! c’est trop ! cria-t-elle. Il ne veut pas que je meure !

Elle se tordait dans ses draps ; elle était comme folle. Il voulut l’approcher ; elle le repoussa, avec des cris. Enfin, elle eut une attaque de nerfs. Christophe resta près d’elle, jusqu’au matin. Elle finit par se calmer ; mais elle était sans souffle, les yeux fermés, les os du front et les pommettes tendant la peau livide : elle semblait une morte.

Christophe refit le lit bouleversé, ramassa le revolver, remit la serrure arrachée, rangea tout dans la chambre, et partit : car il était sept heures, et Bäbi allait venir.