Paul Ollendorff (Tome 2p. 36-43).
◄  5
7  ►
Première Partie — 6


Olivier et Christophe regardaient venir le vent. Tous deux avaient de bons yeux. Mais ils ne voyaient pas, de la même façon. Olivier, dont le regard lucide pénétrait malgré lui l’arrière-pensée des gens, était attristé par leur médiocrité ; mais il apercevait la force cachée qui les soulevait ; l’aspect tragique des choses le frappait davantage. Christophe était plus sensible à leur aspect comique. Les hommes l’intéressaient, nullement les idées. Il affectait envers elles une indifférence méprisante. Il se moquait des utopies sociales. Par esprit de contradiction et par réaction instinctive contre l’humanitarisme morbide qui était à l’ordre du jour, il se montrait plus égoïste qu’il n’était ; l’homme qui s’était fait lui-même, le robuste parvenu, fier de ses muscles et de sa volonté, avait un peu trop une tendance à traiter de fainéants ceux qui ne possédaient point sa force. Pauvre et seul, il avait pu vaincre : que les autres fissent de même ! Que parlait-on de question sociale ! Quelle question ? La misère ?

— Je connais cela, disait-il. Mon père, ma mère, et moi, nous avons passé par là. Il n’y a qu’à en sortir.

— Tous ne le peuvent point, disait Olivier. Les malades. Les malchanceux.

— Qu’on les aide, c’est tout simple. Mais de là à les exalter, comme on fait aujourd’hui, il y a loin. Naguère, on alléguait le droit odieux du plus fort. Ma parole, je ne sais pas si le droit du plus faible n’est pas plus odieux encore : il énerve la pensée d’aujourd’hui, il tyrannise et exploite les forts. On dirait que ce soit devenu un mérite d’être maladif, pauvre, inintelligent, vaincu, — un vice d’être fort, bien portant, heureux dans la bataille, aristocrate d’esprit et de sang. Et le plus ridicule, c’est que les forts sont les premiers à le croire… Un beau sujet de comédie, mon ami Olivier !

— J’aime mieux faire rire de moi que faire pleurer les autres.

— Bon garçon ! disait Christophe. Parbleu ! Qui dit le contraire ? Quand je vois un bossu, j’en ai mal dans mon dos… La comédie, c’est nous qui la jouons, ce n’est pas nous qui l’écrirons.

Il ne se laissait pas prendre aux rêves de justice sociale. Son gros bon sens populaire lui faisait croire que ce qui avait été, serait.

— Si on te disait cela, en art, comme tu te récrierais ! observait Olivier.

— Peut-être bien. En tout cas, je ne m’y connais qu’en art. Et toi aussi. Je n’ai pas confiance dans les gens qui parlent de ce qu’ils ne connaissent pas.

Olivier n’avait pas plus confiance. Les deux amis poussaient même un peu loin leur méfiance : ils s’étaient toujours tenus en dehors de la politique. Olivier avouait, non sans un peu de honte, qu’il ne se souvenait pas d’avoir usé de ses droits d’électeur ; depuis dix ans, il n’avait même pas retiré sa carte d’inscription à la mairie.

— Pourquoi m’associer, disait-il, à une comédie que je sais inutile ? Voter ? Pour qui voter ? Je n’ai nulle préférence entre des candidats qui me sont également inconnus, et qui, j’ai trop de raisons de l’attendre, dès le lendemain de l’élection, trahiront également leur profession de foi. Les surveiller ? Les rappeler au devoir ? Ma vie s’y passerait, sans fruit. Je n’ai ni le temps, ni la force, ni les moyens oratoires, ni le manque de scrupules et le cœur cuirassé contre les dégoûts de l’action. Il vaut mieux m’abstenir. Je consens à subir le mal. Du moins, n’y pas souscrire.

Mais malgré sa clairvoyance excessive, cet homme qui répugnait à l’action politique régulière conservait un espoir chimérique dans une révolution. Il le savait chimérique ; mais il ne l’écartait point. C’était une sorte de mysticisme de race. On n’appartient pas impunément au plus grand peuple destructeur et constructeur d’Occident, au peuple qui détruit pour construire et construit pour détruire, — celui qui joue avec les idées et avec la vie, et constamment fait table rase pour mieux recommencer le jeu, et pour enjeu verse son sang.

Christophe ne portait pas en lui ce Messianisme héréditaire. Il était trop germanique pour bien goûter l’idée d’une révolution. Il pensait qu’on ne change pas le monde. Que de théories, que de mots, quel fracas inutile !

— Je n’ai pas besoin, disait-il, de faire une révolution — ou des palabres sur la révolution — pour me prouver ma force. Surtout, je n’ai pas besoin, comme ces braves jeunes gens, de bouleverser l’État pour rétablir un roi ou un Comité de Salut public, qui me défende. Singulière preuve de force ! Je sais me défendre moi-même. Je ne suis pas un anarchiste ; j’aime l’ordre nécessaire, et je vénère les Lois qui gouvernent l’univers. Mais entre elles et moi, je me passe d’intermédiaire. Ma volonté sait commander, et elle sait aussi se soumettre. Vous qui avez la bouche pleine de vos classiques, souvenez-vous de votre Corneille : « Moi seul, et c’est assez. » Votre désir d’un maître déguise votre faiblesse. La force est comme la lumière : aveugle qui la nie. Soyez forts, tranquillement, sans théories, sans violences : comme les plantes vers le jour, toutes les âmes des faibles se tourneront vers vous.

Mais tout en protestant qu’il n’avait pas de temps à perdre aux discussions politiques, il en était moins détaché qu’il ne voulait le paraître. Il souffrait, comme artiste, du malaise social. Dans sa disette momentanée de fortes passions, il lui arrivait de regarder autour de lui et de se demander pour qui il écrivait. Alors il voyait la triste clientèle de l’art contemporain, cette élite fatiguée, ces bourgeois dilettantes ; et il pensait :

— Quel intérêt y a-t-il à travailler pour ces gens-là ?

Certes, il ne manquait point, parmi eux d’esprits distingués, instruits, sensibles au métier, et qui n’étaient même pas incapables de goûter la nouveauté ou — (c’est tout comme) — l’archaïsme de sentiments raffinés. Mais ils étaient blasés, trop intellectuels, trop peu vivants pour croire à la réalité de l’art ; ils ne s’intéressaient qu’au jeu, — jeu des sonorités ou jeu des idées ; la plupart étaient distraits par d’autres intérêts mondains, habitués à se disperser entre des occupations multiples, dont aucune n’était « nécessaire ». Il leur était à peu près impossible de pénétrer sous l’écorce de l’art, de sentir son cœur caché ; l’art n’était pas pour eux de la chair et du sang : c’était de la littérature. Leurs critiques érigeaient en théorie, d’ailleurs intolérante, leur impuissance à sortir du dilettantisme. Quand par hasard quelques-uns étaient assez vibrants pour résonner à la voix de l’art, ils n’avaient pas la force de le supporter, ils en restaient détraqués et névrosés pour la vie. Des malades ou des morts. Qu’est-ce que l’art venait faire dans cet hôpital ? — Et cependant, il ne pouvait, dans la société moderne, se passer de ces estropiés ; car ils avaient l’argent et la presse ; eux seuls pouvaient assurer à l’artiste les moyens de vivre. Il fallait donc se prêter à cette humiliation : un art intime et douloureux, une musique où l’on a mis le secret de sa vie intérieure, offerts comme divertissement — comme désennui plutôt, ou comme ennui nouveau — dans des représentations ou des soirées mondaines, à un public de snobs et d’intellectuels fatigués.

Christophe cherchait le vrai public, celui qui croit aux émotions de l’art comme à celles de la vie, et qui les sent avec une âme vierge. Et il était obscurément attiré par le monde nouveau promis, — le peuple. Les souvenirs de son enfance, de Gottfried et des humbles, qui lui avaient révélé la vie profonde de l’art, ou qui avaient partagé avec lui le pain sacré de la musique, l’inclinaient à croire que ses véritables amis étaient de ce côté. Comme beaucoup d’autres jeunes hommes généreux et naïfs, il caressait de grands projets d’art populaire, de concerts et de théâtre du peuple, qu’il eût été bien embarrassé pour définir. Il attendait d’une révolution la possibilité d’un renouvellement artistique, et il prétendait que c’était pour lui le seul intérêt du mouvement social. Mais il se donnait le change : il était trop vivant pour ne pas être attiré, aspiré par le spectacle de l’action la plus vivante qui fût alors.

Ce qui l’intéressait le moins dans le spectacle, c’étaient les théoriciens bourgeois. Les fruits que portent ces arbres-là sont trop souvent des fruits secs ; tout le suc de la vie s’est figé en idées. Entre ces idées, Christophe ne distinguait pas. Il n’avait pas de préférence même pour les siennes, quand il les retrouvait, congelées en systèmes. Avec un mépris bonhomme, il restait en dehors des théoriciens de la force, comme de ceux de la faiblesse. Dans toute comédie, le rôle ingrat est celui du raisonneur. Le public lui préfère non seulement les personnages sympathiques, mais les antipathiques. Christophe était public en cela. Les raisonneurs de la question sociale lui semblaient fastidieux. Mais il s’amusait à observer les autres, les naïfs, les convaincus, ceux qui croyaient et ceux qui voulaient croire, ceux qui étaient dupes et ceux qui cherchaient à l’être, voire les bons forbans qui font leur métier de rapaces, et les moutons qui sont faits pour être tondus. Sa sympathie était indulgente aux braves gens un peu ridicules, comme le gros Canet. Leur médiocrité ne le choquait pas autant qu’Olivier. Il les regardait tous, avec un intérêt affectueux et moqueur ; il se croyait dégagé de la pièce qu’ils jouaient ; et il ne s’apercevait pas que peu à peu il s’y laissait prendre. Il pensait n’être qu’un spectateur, qui voit passer le vent. Déjà le vent l’avait touché et l’entraînait dans son remous de poussière.