Le Brigadier Muscar, histoire du temps des guerres de la révolution

Le Brigadier Muscar, histoire du temps des guerres de la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 380-404).
LE
BRIGADIER MUSCAR

HISTOIRE DU TEMPS DES GUERRES DE LA REVOLUTION

I. Papiers et Correspondance de Muscar. — II. Archives de la guerre. — III. Archives de la ville d’Ostende.

L’histoire que je vais raconter est bien simple : c’est celle d’un brave homme et d’un brave soldat, qui eut une heure de mauvaise renommée et qui sut la racheter par toute une vie d’honneur et de devoir ; c’est la biographie, sans prétention, d’un de ces nombreux enfans du peuple, parvenus à grand’peine au grade de bas officier dans les dernières années de la monarchie et qui se réveillèrent un beau matin, grâce à l’émigration, lieutenant ou capitaines.

L’ancien régime avait ses vieux grognards, comme l’empire eut les siens plus tard, et, peut-être, à leur gloire n’a-t-il manqué qu’un Béranger. Même on trouverait aisément entre les deux types plus d’un trait de ressemblance : sans les premiers, la révolution eût été écrasée dès le début et réduite à capituler devant l’Europe ; sans les seconds, l’épopée impériale se fût terminée dix ans plus tôt, malgré tout le génie de Napoléon, un 1813, c’est au contact de ceux-ci, c’est à leur rude école que se formèrent si vite ces conscrits de seize et dix-sept ans dont les braves petites jambes eurent une si grande part aux prodiges de l’immortelle campagne de France. En 1792, ceux-là se trouvèrent fort à propos pour rétablir dans nos régimens la discipline détruite par trois années de révolution et pour encadrer nos jeunes volontaires.

Mon homme est un de ces vieux de la vieille, un de ces modestes vétérans qui ne brillèrent pas tous, il s’en faut, d’un grand ceint, mais dont la plupart devinrent d’excellens officiers de troupes. Muscar, — on verra pourquoi, — ne s’éleva pas aux grades supérieurs : il mourut simple brigadier, autrement dit colonel, mais, dans les diverses situations qu’il occupa, il eut le mérite de bien faire. Il ne fut pas seulement un vaillant à une époque de vaillance ; il ne mit jamais rien, même un Vendée, dans sa poche. À ce titre seul, il mériterait déjà d’être tiré de l’oubli. Peut-être trouvera-t-on par surcroît dans sa vie quelques traits intéressant pour l’histoire générale.


I
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Né le 1er août 1757 à Bayonne, Arnould Muscar n’avait que dix-sept ans lorsqu’il s’engagea le 13 juin 1774 au régiment de Vivarais. L’avancement n’était pas rapide alors. Le nouveau roi n’aimait pas la guerre et, sauf celle d’Amérique, à laquelle Vivarais n’eût d’ailleurs aucune part, les occasions de se signaler manquaient absolument. Muscar mit sept ans à passer caporal et, quand éclata la révolution, qui le fit sergent-major en 1791, il n’était encore que fourrier en dépit de ses trente-deux printemps et de ses dix-sept ans de service. Ces chiffres ont leur éloquence : mieux que de longs commentaires, ils expliquent l’étal d’esprit particulier de la troupe et des bas officiers à la fin de l’ancien régime. Des gens que la vie traitait aussi durement ne pouvaient manquer d’embrasser les idées nouvelles avec ardeur, et le mouvement de 1789 trouva dans leurs rangs dès le principe ses plus énergiques défenseurs. Dans les journées qui précédèrent le 14 juillet, c’est la résistance des bas officiers qui compromit le succès des mesures prises par le maréchal de Broglie ; à la prise de la Bastille, c’est leur intervention dans le combat qui fit tomber le pont-levis de la vieille forteresse. Aux 5 et 6 octobre, ils étaient encore au nombre des assaillans, — Hoche s’en vantera plus tard, — et s’ils contribuèrent à sauver le roi qui, par parenthèse, eût mieux fait pour sa gloire de se laisser assassiner ce jour-là, il ne parait pas qu’ils aient rien tenté pour arrachera la mort leurs malheureux camarades des gardes du corps, tant il y avait d’effervescence dans les têtes et de haines accumulées dans les cœurs.

Muscar, grâce à Dieu, n’eut pas la main dans ces premières et tristes journées, où la bravoure française ne rougit pas de s’exercer sur un roi sans défense et sur quelques invalides. Mais, plus que personne, sa correspondance le montre, il dut subir l’espèce de vertige qui, de proche en proche, avait gagné comme une contagion les meilleurs esprits et qui éclata presque au même moment dans les plus vieux corps en transports furieux. On sait le rôle que jouèrent les sociétés populaires dans ces mouvemens anarchiques ; il n’en est presque pas un qui n’ait été préparé, sinon dirigé par elles. Dès leur établissement, en 1769 et 1790, ces sociétés, qui s’intitulaient toutes amies de la constitution, avaient eu dans l’armée de nombreux adhérens, et le ministre avait dû, par mesure de police, en interdire la fréquentation. Mais cette interdiction, qui ne devait pas tarder à être levée par l’assemblée nationale, n’avait jamais été strictement observée ; il s’était même formé dans beaucoup de régimens des comités de défense qui correspondaient entre eux et qui formaient de véritables clubs, avec leurs séances régulières et leurs orateurs attitrés. Muscar avait tout en qu’il fallait pour tenir le rôle avec succès : cinq pieds six pouces, une voix de stentor, de la faconde naturelle, l’emphase du temps, quelque esprit et beaucoup de rondeur. Doué de la sorte, il ne pouvait manquer de réussir auprès de ses camarades et de prendre sur eux, le cas échéant, l’autorité que la foule accorde toujours à qui met de solides épaules et de forts poumons à son service. Donc en très peu de temps, il était devenu, comme on dit, une des fortes têtes du régiment ; les mécontens se groupaient autour de lui et lorsque des paroles, au mois de janvier 1790, ils en vinrent aux actes, à l’insubordination, c’est lui naturellement qu’ils mirent en avant et qui fut leur ambassadeur.

La discipline était déjà bien malade alors, elle ne subsistait plus dans beaucoup de régimens que par un reste d’habitude. La mutinerie de Vivarais, — c’était une des premières qui se fut encore produite avec autant d’éclat, — émut pourtant le ministre et provoqua de sa part un acte de juste sévérité. Emprisonné par ordre supérieur, Muscar fut conduit, pour y être jugé par un conseil de guerre, à la citadelle de Verdun, puis bientôt après, sur un changement de garnison du régiment, à Montmédy. Mais La Tour du Pin avait compté sans la municipalité, qui avait pris le parti du prisonnier, et sans Vivarais, qui réclamait l’élargissement de son ambassadeur sous la forme de délibérations adressées, contrairement à toutes les règles hiérarchiques, au comité des rapports de l’assemblée nationale.

Bientôt, en effet, le 6 avril, un premier orage éclatait sur la tête du ministre. Il était dénoncé par un obscur député de Carcassonne, M. Dupré pour avoir fait « enlever clandestinement par la maréchaussée un bon citoyen dont la conduite en d’autres temps eût mérité la couronne civique. » M. Dupré reprochait encore à La Tour du Pin de n’avoir pas tenu compte des réclamations du corps municipal, lequel avait ordonné au procureur de la commune de dénoncer cette infraction uns lois. Un autre député, M. d’André, parlait dans le même sens et, comme conclusion de ce débat, rassemblée décidait que son président, écrirait au roi pour demander la remise de Muscar aux juges qui devaient connaître de son délit, s’il était coupable !

En d’autres termes, le pouvoir législatif prenait parti pour un soldat mutin contre ses chefs.

La Tour du Pin, si faible qu’il se fût déjà montré dans plus d’une occasion, ne pouvait accepter cet humiliant désaveu. Le lendemain, 17 avril, au début de la séance, il faisait parvenir au président cette réponse polie, mais fort nette : « Il y a plus de six semaines, y était-il dit, que j’ai prévenu les décrets[1] de l’assemblée nationale en ordonnant de surseoir à tous les jugemens militaires. M. Muscar a été le principal moteur de l’insurrection de Vivarais. Lorsque ce régiment a été envoyé à Verdun, M. Muscar a été transféré dans la citadelle de Montmédy. Cet homme, infiniment dangereux, n’a cessé de donner des inquiétudes, et ce court exposé suffira pour vous prouver que je n’ai en d’autre intention que de prévenir des insurrections nouvelles. » Et le ministre ajoutait, pour finir, une réflexion qui ne manquait certes pas d’opportunité : « Permettez, monsieur le président, que, par votre organe, j’observe qu’il y a danger à ce que les municipalités se mêlent de ce qui concerne la discipline militaire et qu’il serait important que l’assemblée rendît un décret sur cet objet. »

La leçon était claire et ne s’adressait pas seulement aux municipalités, elle visait surtout l’assemblée, qui, se sentant dans son tort, ne la releva pas et se déclara satisfaite des explications du ministre. C’était un succès pour ce dernier ; pour une fois qu’il avait su regarder ses adversaires en face et les rappeler à la discipline, il les avait fait reculer. Mais les événemens se précipitaient et l’anarchie, provisoirement vaincue, n’allait pas tarder, sous la pression des clubs et des journaux, à prendre une éclatante revanche. A quelque temps de là, le 16 novembre 1790, elle arrachait au roi la démission de La Tour du Pin et son remplacement par un homme résigné d’avance à toutes les capitulations. L’élargissement de Muscar s’imposait à la nouvelle administration comme une des suites forcées du mouvement qui l’avait portée aux affaires. Où La Tour du Pin avait essayé de résister, il était fatal que Duportail, la créature et l’ami de La Fayette, céderait ; si son honneur de soldat le lui défendait, ses opinions constitutionnelles et son intérêt bien entendu l’y imitaient. Il eut cependant le bon goût de ne se point rendre trop vite, il prit son temps, louvoya, choisit son moment et finalement réussit, dans une certaine mesure, à sauver les apparences, au moyen d’une petite comédie qui se joua devant l’assemblée, le 5 juin 1792. après avoir été concertée dans la coulisse avec le comité des rapports. Ce jour-là, le président de l’assemblée reçut et lut gravement à ses collègues une lettre dans laquelle Duportail rappelait qu’il avait à plusieurs reprises saisi MM. du comité des rapports de l’affaire de Muscar ; que ce comité lui avait paru penser que l’assemblée nationale, en ordonnant un sursis sans décréter aucune autre disposition ultérieur, avait peut-être eu pour but d’ensevelir dans l’oubli des erreurs commises en un moment de fermentation ; que néanmoins il n’avait pas cru devoir prendre sur lui de proposer au roi la mise en liberté de Muscar ; mais qu’il était prêt, dès que l’assemblée nationale aurait prononcé sur le sort de ce sous-officier, à se soumettre aux ordres qui lui seraient transmis.

Aussitôt, le président s’étant rassis, un membre du comité des rapports apparut à la tribune, un papier à la main ; c’était un projet de décret, tout préparé d’avance, et qui fut naturellement adopté à l’unanimité. « L’assemblée nationale décrète que le sieur Muscar, sous-officier au 71e d’infanterie, sera mis en liberté, conservera le grade qu’il avait dans son régiment, et recevra sa paie entière depuis le jour de son arrestation. « Ainsi finit la captivité de Muscar et tel fut le déuoûment d’un incident qui eut, en son temps, grâce aux proportions que les circonstances lui donnèrent, une véritable importance. Muscar pouvait être fier et s’estimer heureux ; s’il avait subi une trop longue détention, il sortait de prison, somme toute, avec les honneurs de la guerre, il avait contribué, pour sa part, à la chute d’un ministre détesté, servi la cause de la liberté, souffert pour elle ; son nom, naguère ignoré. avait maintes fois retenti dans les débats de l’assemblée, à la Société des amis de la constitution de Paris, et dans la plupart de celles des départemens. Il était populaire et pouvait désormais tout prétendre.

La tête, heureusement, chez ce rude Basque, était solide presque à l’égal du roc de ses montagnes ; elle avait pu lui tourner dans un moment d’effervescence, comme à Marceau, comme à Hoche ; elle lui revint très vite, étant de ceux qui ne se laissent pas prendre deux fois au même piège. Les clubs avaient compté sur lui comme sur une proie facile à saisir et lui préparaient déjà des ovations ; il trompa leur attente, et ce fut le plus simplement du monde, sans éclat, sans tambours ni trompettes, qu’il rejoignit Vivarais. Trois mois après, complètement assagi, guéri de l’éloquence et de la popularité, redevenu l’honnête homme et le soldat qu’il avait toujours été dans le fond, sa bonne conduite le faisait nommer sergent-major. La réparation avait été complète ; il était juste que la réhabilitation la suivît de près.


II

En ce temps-là, tous les yeux étaient déjà tournés du côté du Rhin, tous les esprits tendus, dans une patriotique angoisse, vers la guerre. Aux uns elle apparaissait comme le seul moyen d’en finir avec l’anarchie, de relever le roi de l’espèce de déchéance où les empiétemens de l’assemblée l’avaient réduit ; enfin, et surtout, de rétablir la discipline dans l’armée. Telle était en particulier l’opinion de La Fayette et des constitutionnels. D’autres, comme les girondins, poussaient au conflit dans un intérêt d’ambition et de popularité qui se confondait, en leur imagination romanesque, avec le souci de l’honneur français. Quant à la foule, dans son gros bon sens, elle sentait vaguement qu’il faudrait tôt ou tard en venir aux coups de canon, et d’avance il y avait en elle, à l’état rudimentaire et latent, comme une gestation de la Marseillaise qui la travaillait sourdement. Seuls, dans cette effervescence faite de calcul chez quelques-uns, inconsciente et toute d’électricité chez la plupart, quelques rares dissidens, deux surtout : Robespierre et Marat ; l’un jetant du fond de son trou ses cris d’oiseau de mauvais augure ; l’autre, à la tribune des jacobins, semant l’alarme, multipliant les sinistres prophéties, et, de son fiel à flots répandu, éclaboussant tour à tour tous les généraux en vue.

Ce n’est pas ici le lieu de rappeler les incidens qui provoquèrent la chute du ministère Duportail, l’avènement des Girondins et bientôt après la guerre. Il serait non moins superflu, sinon oiseux, de rechercher qui de la législative ou de la coalition eut les premiers torts et fut l’agresseur. Entre la France de 1789 et l’Europe féodale et monarchique, l’état de trêve armée pouvait bien à la rigueur subsister quelque temps ; tout accord sérieux et durable était impossible. La révolution, sous peine de n’être qu’une aventure, devait s’imposer aux puissances par la force ; les puissances, sous peine de voir leurs sujets se lever à leur tour, devaient écraser la révolution. L’occasion, d’ailleurs, était bonne pour s’arrondir aux dépens de la France, comme naguère en Pologne. Quoi qu’il en soit, l’agression, ou, si l’on préfère ce mot, l’initiative vint de Louis XVI ; bon gré, mal gré, sincère ou contraint, ce fut lui qui, dans la séance du 20 avril 1792, déclara solennellement la guerre au roi d’Autriche et de Hongrie et bientôt après au roi de Prusse.

L’armée, toute décimée qu’elle fût par l’émigration, était demeurée très belliqueuse, et la nouvelle de celle rupture fut accueillie par elle avec de véritables transports d’enthousiasme. Sans doute, la lutte promettait d’être rude et longue, et sans prévoir encore le régime affreux de la Terreur avec son cortège odieux de délateurs et d’espions et sa devise sanglante : La victoire ou la mort ! plus d’un parmi les chefs pouvait déjà, d’après ce qu’ils avaient souffert en pleine paix, se faire une idée des cruelles épreuves qui leur étaient réservées. Mais, à côté de cette élite d’officiers aristocrates voués à toutes les souffrances, victimes expiatoires, marqués d’avance en dépit de leur fidélité au drapeau, vraie chair à guillotine, il y avait la masse de la troupe ; des bas-officiers et des officiers de fortune eux-mêmes, devant qui s’ouvrait soudain tout un monde d’espérances et d’ambitions inconnues jusque-là.

Muscar, un des premiers, toucha la terre promise : les hostilités n’étaient pas commencées qu’il recevait, le 26 avril, l’épaulette de sous-lieutenant ; elles l’étaient à peine, en juin, qu’on lui donnait celle de lieutenant ; enfin, le 20 septembre 1792, à Valmy, où Kellermann avait remarqué la belle tenue de sa compagnie, il était fait capitaine-adjudant aux adjudans-généraux, soit, en six mois, trois grades, alors qu’il avait mis quinze ans à conquérir son premier galon de sous-officier. C’est ainsi, pour conclure du particulier au général, que, dès le début de la guerre, le commandement se trouva renouvelé, rajeuni dans tous les anciens corps et qu’il fut possible de l’organiser, du jour au lendemain, dans les bataillons de formation nouvelle sans trop de difficultés.

Certes, dans ce mouvement inouï de bas officiers improvisés capitaines et d’officiers particuliers passant d’emblée au premier rang, il se glissa bien des erreurs et trop souvent l’impéritie bruyante, la jactance, le civisme, eurent le pas sur le mérite et le courage modeste. Mais, à côté de ces fautes inévitables, quelle bonne fortune et quelle précieuse ressource pour la révolution d’avoir trouvé dans l’héritage de la monarchie ces vieux cadres tout faits pour former sa jeune armée, lui donner confiance en elle-même et la discipliner ! Longtemps, par un sentiment de chauvinisme étroit et borné, l’honneur d’avoir sauvé la France de l’invasion a été rapporté tout entier aux volontaires de 1792, et, de nos jours même, en dépit des textes les plus décisifs, cette opinion prévaut encore. L’exemple de Muscar est bien peu de chose auprès de la belle démonstration de M. Camille Rousset ; mais n’y ajoutât-il qu’un trait qu’il aurait encore, à ce qu’il semble, son utilité, sinon pour la foule, au moins pour le trop petit nombre de gens que n’égare pas la haine de l’ancien régime et qui n’abdiquent pas en face de la révolution toute liberté de pensée.

III

Après Valmy, par suite du nouveau plan adopté pour la fin de la campagne, de grands changemens étaient intervenus dans la disposition des troupes échelonnées, tout le long de la frontière, de Dunkerque à Strasbourg. Pendant qu’avec le gros de l’armée Dumouriez pénétrait en Belgique, que Kellermann, avec une division, menaçait Coblentz, Custine prenait une rigoureuse offensive et s’avançait, par une pointe hardie jusqu’à la témérité, sur la route de Francfort. Dans cette nouvelle répartition des forces, Muscat se trouva placé sous le commandement de ce dernier. La fortune, cette fois, ne le favorisait guère. Brave, incontestablement Custine l’était, entreprenant plus encore ; quant à conduire avec suite et méthode une grande opération de guerre et quant à combiner ses propres mouvemens avec ceux des autres armées, il en était parfaitement incapable. Ayant longtemps servi dans les dragons, il eût peut-être fait un excellent commandant d’avant-garde et de cavalerie ; ce n’était pas un général en chef. Avec cela fort personnel, envieux, violent, hâbleur et mal embouché, traitant volontiers ses inférieurs comme des nègres, ses égaux comme des imbéciles, et son ministre, — il est vrai que c’était Pache, — comme le dernier des barbouilleurs de papier. Tel était l’homme sous les ordres duquel Muscar allait faire ses secondes armes. Au point de vue de son éducation professionnelle, l’école de Kellermann, moins brillante, mais plus sage et plus circonspecte, comptant moins sur la fortune, lui eût été bien meilleure. Il ne perdit pourtant pas tout à fait son temps au cours de cette campagne. Parmi tous ses défauts, Custine avait une qualité essentielle à la guerre : il était intraitable sous le rapport de la discipline. Dès la constituante, à l’époque des premiers troubles qui éclatèrent dans l’armée, il prônait publiquement l’exemple du maréchal Laudon, « qui n’avait pas craint, un jour de sédition, de casser de sa propre main la tête à deux de ses soldats. » A Spire, Muscar apprit de lui comme quoi rien ne vaut, au début d’une campagne, quelques bonnes exécutions sommaires pour ramener les voleurs et les pillards.

Il put voir aussi de quel élan, quand il est vigoureusement enlevé, le soldat français est capable dans l’attaque, et cette leçon, pas plus que l’autre, ne sera perdue pour lui. Au point de vue stratégique, la pointe de Custine sur Francfort avec 16,000 hommes de troupes seulement, quand les Prussiens, maîtres de Coblentz, pouvaient à tout moment lui jeter dans le flanc des forces doubles, était bien la plus folle entreprise qui se pût concevoir. Mais quel entrain et quel brio dans l’exécution ! Quelle série de succès ! Spire et Worms enlevés en moins de quinze jours, Mayence ouvrant à première sommation ses portes ; Francfort lui-même, la capitale politique et commerciale de l’Allemagne, tombant à son tour avec ses richesses entre nos mains ! Jamais la furia francesa n’avait accompli plus belles prouesses, jamais coup d’audace n’avait été couronné d’un plus facile et d’un plus brillant résultat. Danton pouvait être fier : c’était sa flamme qui brûlait, son souffle puissant qui avait passé dans la poitrine de l’ex-comte de Custine et qui, par une inspiration du génie révolutionnaire, l’avait ainsi, d’un bond, porté jusqu’au cœur de l’empire.

À l’aller, dans cette course rapide, Muscar n’eut pas trop l’occasion de se distinguer, l’ennemi fuyant toujours ou se dérobant, comme à Mayence, En revanche, au retour, il fut de ceux qui, dans le désordre d’une retraite précipitée, contribuèrent le plus efficacement à maintenir le calme et à sauver l’armée de la panique. Sa ferme contenance, son sang-froid, l’habitude qu’il avait du commandement, imposèrent à la troupe et l’empêchèrent plus d’une fois de se débander. Un tel service, en pareil moment, valait toutes les actions d’éclat, et Custine, en le récompensant par le grade supérieur, n’en paya pas trop le prix. Le 20 avril 1793, une lettre datée de Sarrebruck et signée du général en chef, apportait à Muscar, accompagnée des considérans les plus flatteurs, sa nomination à la place d’adjudant à l’état-major de l’armée, qu’il échangea presque aussitôt pour celle de commandant élu du 8e bataillon du Bas-Rhin.


IV

Le 8e du Bas-Rhin, composé tout entier de volontaires, était destiné pour la Vendée.

D’après l’état dressé par le commissaire des guerres, son effectif ne comptait que 421 sous-officiers et soldats et 30 officiers, formant huit compagnies de forces assez inégales. À l’état-major, 5 officiers seulement. C’était peu, mais dans le nombre figurait un excellent militaire, qui avait déjà fait ses preuves et sur qui Muscar pouvait se reposer en toute sécurité : Hugo (Brutus)[2], comme s’appelait alors le futur comte et général de l’empire. Le hasard avait en la main singulièrement heureuse en rapprochant ces deux hommes ; partis du même point, animés de la même ardeur et des mêmes passions, dévoués corps et âme à la révolution, également braves et loyaux, ils semblaient faits pour s’entendre et se compléter l’un l’autre, et bientôt allait se former entre eux une de ces belles amitiés de régiment qui se scellent un jour de bataille et qui, purifiées au feu de l’ennemi, deviennent indestructibles.

La situation dans l’Ouest n’était plus à beaucoup prés, lorsque Muscar y fut avec son bataillon, aussi grave que dans les derniers mois de 1793. La grande armée vendéenne était déjà détruite et l’insurrection générale, qui avait un instant menacé la convention, réduite aux proportions d’une guerre de partisans. Mais quelle triste et pénible guerre : toujours en l’air, harcelés dans leurs cantonnemens, dans leurs marches, de jour et de nuit, par un ennemi qui n’acceptait jamais le combat que contraint et forcé, qu’il fallait surprendre dans un pays coupé de fossés et de haies, ou couvert de forêts impénétrables, les détachemens républicains s’épuisaient sans succès en mouvemens incessans ! A peine signalait-on sur un point la présence d’un parti qu’il était déjà trois ou quatre lieues plus loin. Croyait-on l’ennemi devant, il se montrait derrière ; au nord, il était au sud.

Ajoutez à ces difficultés celles qui résultaient de l’abominable plan de destruction imaginé par la convention. Le décret du 1er août 1793, ce monument d’ivresse sanguinaire et de barbarie, était encore en pleine vigueur, et c’était à qui des généraux y tiendrait la main avec le plus de rigueur. Turreau venait pour son compte. en moins de trois mois, d’expédier plus de 15,000 brigands, ce qui n’empêchait pas le comité de l’accuser de lenteur[3] et Bouchotte de stimuler son zèle[4].

Huché, dit le boucher de la convention[5], Grignon, Commaire, Duquesnoy, les deux Cordellier, Carpentier, parcouraient la Vendée, devenue par un sinistre jeu de mots le département vengé et rivalisaient d’horreurs, massacrant, incendiant, pillant, n’épargnant même pas les femmes et les enfans. Et le comité de salut public, et les représentans en mission d’applaudir à ces atrocités ! « Vivent les mesures rigoureuses et les hommes qui ont des c.. ! s’écriait Garrau dans une lettre à Carnot. Qu’on me guillotine et que la Vendée soit détruite ! » « J’applaudis à ton activité, écrivait Francastel à Grignon. Tu feras trembler ainsi tous les brigands, auxquels il ne faut pas faire quartier. Nos prisons en regorgent. Des prisonniers en Vendée ! .. L’ordre générale été donné d’incendier tous les fours et les moulins, d’abord, puis toutes les maisons isolées, surtout les châteaux ; enfin d’achever la transformation du pays en désert, après avoir soutiré les richesses qu’il renferme… C’est à quoi il faut s’attacher par ordre du comité de salut public. » (Archives de la guerre.) De telles instructions, on le comprend, n’étaient pas pour faciliter la tâche des chefs de corps : d’une part, elles avaient achevé d’exaspérer les rebelles et les portaient, par voie de représailles, à beaucoup d’excès. D’autre part, elles avaient eu pour effet d’aggraver encore l’indiscipline. Les troupes employées en Vendée n’avaient été, sauf les Mayençais, de première qualité. Dès le début, tout ce que l’armée comptait d’intrigans et d’aventuriers s’étaient, à la suite des Westermann et dus Ronsin, abattus sur ce malheureux pays, comme sur une proie. Les premiers, les volontaires parisiens et la trop fameuse légion germanique, avaient donné l’exemple du brigandage ; le reste avait suivi.

Après le décret du 1er août, c’avait été bien pire ; quand la convention elle-même ordonnait à ses généraux de brûler à blanc tout le pays, quelle autorité pouvait bien rester à ces mêmes généraux pour prévenir ou réprimer le pillage, et comment, quand toutes les lois de la guerre étaient violées, le code militaire eût-il été respecté ? Il n’y avait qu’un remède à cette démoralisation croissante : c’était de donner beaucoup d’occupation à la troupe et de régler tous ses mouvemens de façon que, sans être surmenée, elle fût le plus possible en activité. Muscar, dans son expérience de vieux troupier, avait de premier coup jugé la situation.

A peine arrivé, son bataillon lui avait donné de l’inquiétude : un commencement de mutinerie s’y était même déclaré, Pour réagir contre ces mauvaises dispositions, il eut soin, désormais, au lieu de le laisser dans ses cantonnemens, de lui faire battre constamment la campagne. Son commandement comprenait tout l’arrondissement du château d’O ; en quelques semaines, par une série de marches concertées avec les chefs des arrondissemens voisins, il eut balayé le pays, rétabli les communications interceptées, et dans plusieurs rencontres habilement choisies familiarisé ses hommes avec le feu.

Cependant, quelque effort qu’il fit pour se donner, comme on dit, de l’air, le cercle à peine rompu se reformait aussitôt autour de lui. Pour le briser une bonne fois, il fallait saisir l’occasion d’un rassemblement ennemi, se jeter vivement sur lui et le prendre ou le détruire. Muscar n’était pas seul à penser cela : c’était aussi l’opinion du général Haxo, son chef immédiat, qui avait fait la grande guerre en 1793, avec Kléber et Marceau, et qui enrageait à présent d’en être réduit à des opérations de police et de gendarmerie. Mais les chouans se gardaient bien, grâce à la complicité des habitans, et l’occasion si désirée ne se présentait pas. Un jour pourtant, au commencement de 1794, il parut qu’elle était arrivée : le général s’étant avancé jusqu’à Machecoul, avec son état-major, apprit que les brigands, au nombre de 3,000, occupaient La Chevrolière, près Nantes. Aussitôt le commandant du 8e est prévenu par un courrier et reçoit l’ordre de se porter sur eux. Ils tenaient d’assez fortes positions en avant du village et leur supériorité numérique était énorme, n’y ayant du côté des bleus qu’un bataillon et une centaine de cavaliers. Cependant Muscar n’hésite pas : après une courte canonnade, il enlève ses hommes, se met à leur tête et se jette intrépidement sur le front de l’ennemi, pendant que ses dragons l’abordent de flanc. Devant cette double attaque, les chouans lâchent pied et, comme à leur accoutumé, s’enfuient dans la direction des bois. Muscar, sans perdre un moment, se lance à leur poursuite. Il va les atteindre, il est déjà sur eux, quand un coup de feu lui traverse le corps, le jette à terre et lui arrache au dernier moment sa proie. C’était encore un beau succès pour le 8e et pour son chef ; car les chouans, malgré leur retraite précipitée, laissaient nombre d’entre eux sur le carreau. Mais il s’en fallait que le but de l’expédition fût atteint ; le rassemblement n’était que dispersé, nullement détruit et il n’allait pas tarder à se reformer. Effectivement, à peine guéri, Muscar eut derechef affaire à lui du côté de Chinon et n’y fut pas plus heureux, une balle lui avant fracassé le bras droit, et l’ennemi lui ayant, cette fois encore, échappé.

Dans ces deux rencontres, Muscar avait fait plus que déployer beaucoup de bravoure personnelle, il avait montré du coup d’œil et de réelles aptitudes d’homme de guerre. Mais quels que fussent ses talens et son activité, il était impossible qu’il se soutint longtemps avec quelques centaines d’hommes, épuisés de fatigue et mal nourris, contre un adversaire toujours en mouvement et dont les forces, au lieu de diminuer, s’augmentaient incessamment. Chaque jour l’un ou l’autre de ses postes était attaqué et perdait du monde, chaque jour, au contraire, l’exaspération croissante des paysans contre la maraude et les excès des bleus amenait à Cœur-de-Lion de nouvelles recrues. Déjà ce hardi chef de bandes avait failli surprendre Châteaubriant et, pour ravitailler la malheureuse garnison de cette petite ville, étroitement bloquée, réduite à deux cartouches par hommes et mourant de faim, Muscat avait en « des peines incroyables » Il lui avait fallu faire filer ses voitures « attelée de bœufs peu formés aux charrois et conduits par des hommes pleins de mauvaise volonté, par des chemins impraticables où dix fois les gens du pays avaient essayé de le perdre. Encore pour ce coup de main, son nouveau chef, le général Tuncq, lui avait-il envoyé quelque renfort, qu’il s’était, d’ailleurs, empressé de lui retirer. Manifestement, la situation devenait intolérable, et c’est une angoissante lecture, encore aujourd’hui, que la correspondance de Muscar à cette époque. Elle n’éclaire, sans doute qu’un très petit coin de la Vendée mais quelle vive lumière elle y projette, et comme elle en étale crûment la laideur et les misères ! Quel tableau : d’un côté, la faiblesse du commandement, l’insouciance des administrations, le dénûment des troupes, leur indiscipline et leurs brigandages ; de l’autre, un obscur soldat, livré pour ainsi dire lui-même, cerné de toutes parts, environné de traîtres et d’espions sans approvisionnement presque sans pain et trouvant, néanmoins, dans le sentiment du devoir, la résignation et la force nécessaires pour triompher de tant d’obstacles.

Ecoute, cette plainte ; « je fais part au général Tuncq des détails de l’expédition de Châteaubriant… A chaque instant les différens postes de mon commandement se fusillent avec nos féroces ennemis, et tous ces postes sont trop faibles et deviennent de jour en jour plus dangereux. Si le poste de Derval était forcé d’évacuer adieu toute communication, plus de correspondance ! Hélas ! mon général, je ne l’appréhende que trop, il est temps qu’on secoure nos troupes par ici. Leurs fatigues les tuent et elles ne sont pas assez nourries. Aussi chaque jour je suis désolé par les plaintes de pillage. Je fais mes efforts pour en détruire les funestes habitudes, mais la crainte de la commission militaire n’opère rien. Je ne vois d’autre moyen pour empêcher les progrès de ce fléau dévastateur que de faire des exemples terribles à la tête des corps : là seul (sic) ils produiront un bon effet et empêcheront le mal. Si l’on ne se hâte de donner aux chefs des moyens répressifs, les pillards rendront tout le monde chouan[6].

Et plus loin cet appel, ce cri désespéré : « Il est temps général, il est grand temps d’ouvrir les yeux sur cette guerre qui commence à déployer un terrible caractère. Il est temps de nous envoyer des troupes, ou ce pays est à jamais perdu. Les chouans commencent à faire ce qu’ils auraient pu faire avantageusement depuis longtemps : ce ne sont plus des bandits épars, ils se réunissent en grande masse, ils égorgent en détail les faibles détachemens disséminés au milieu d’un pays qui n’offre de ressources qu’à nos ennemis ; ils finiront bientôt, à moins qu’on ne s’avise de moyens énergiques, par tout envahir, tout saccager et tout inonder de leurs fureurs. Des secours ! des secours ! ou les chouans nous exterminent et avec nous tout ce pays, et avec ce pays la république et avec la république… Je frémis d’horreur[7] ! » Cependant, sur ces instances répétées Tuncq, à la fin, se décide, il arrive, en personne, à la tête d’une forte colonne au secours de son lieutenant, mais, au lieu de le dégager, il se contente d’une vaine démonstration et repart aussitôt, laissant derrière soi le pays plus exaspéré que jamais. Écoutons encore ici Muscar ; cette fois, c’est à Hoche qu’il s’adresse :

« J’ai des vérités affligeantes à vous dire, mon général, lui écrit-il à la date du 23 vendémiaire. Le général Tuncq est venu ici dans l’intention de me secourir, avec une colonne suffisante pour écraser dans peu de jours tous les chouans de ce pays et pour leur enlever les grands magasins qu’ils établissent et qui bientôt échapperont à nos recherches. Quel fut l’effet de son expédition ? Je tremble de vous le dire, général, et je me tairais, si, en ne révélant que la vérité sans aucune passion, je pouvais passer à vos yeux pour un délateur. La colonne de Tuncq a répandu dans le pays la consternation et le désespoir ; elle a doublé par le désordre de sa marche, et par le plus infâme brigandage, le nombre de nos ennemis ; voilà tout ce qu’elle a fait, voilà tout ce qu’elle pouvait faire d’après les dispositions qui la dirigeaient. Sa trace dans le pays, au lieu d’être marquée du sang des brigands, l’est par les larmes des malheureux et par le sang des patriotes. Je crois le général Tuncq assez sincère pour ne pas vous faire ces résultats désastreux de son expédition, et vous jugerez, d’après son rapport même, si son apparition dans le pays lui a été salutaire ou funeste. Mon âme se rouvrait à l’espoir quand, au fort des périls qui me menaçaient, j’ai vu arriver une colonne auxiliatrice. Que je me suis cruellement trompé ! On m’abandonne au milieu de la crise la plus alarmante ; Tuncq qui m’avait juré de revenir en deux jours, reçoit l’ordre en route de se rendre à Nantes. Me voilà donc isolé entre Nantes et Bain, distans de dix-huit lieues, avec deux cent quatre-vingt-dix fusiliers, entouré de milliers de brigands que Tuncq lui-même paraît avoir redoutés avec sa forte colonne. Me voilà réduit à une défensive tout au moins critique, à une inaction déshonorante, à une inutilité absolue. Je ne pourrai fournir aucune escorte aux voitures nationales et aux courriers ni jusqu’à Nantes, ni jusqu’à Bain, parce qu’il faudrait découcher. La seule ressource qui me reste est de me laisser égorger inutilement. La perspective est consolante ! »

Elle n’était pas heureusement si prochaine que le pensait Muscar. Tout au rebours, dans le temps même qu’il écrivait ces lettres désespérées, d’importantes négociations se poursuivaient avec les principaux chefs de la chouannerie et, de ce côté déjà, bien qu’il n’y eût encore rien de signé, les opérations s’étaient sensiblement ralenties. Il arrive toujours un moment dans les guerres civiles où l’oubli s’impose aux belligérans par une commune lassitude. Après le 9 thermidor, il s’était fait un grand apaisement dans les esprits. L’exaltation révolutionnaire avait perdu beaucoup de sa force ; les idées avaient pris une direction nouvelle, le ton, les manières, le langage même s’étaient modifiés. L’odieux tutoiement républicain disparu et la modération était redevenue, comme on disait, à l’ordre de jour.

Un des premiers actes du nouveau comité de salut public, élu sous le coup de la mort de Robespierre, avait été de rappeler les généraux et les représentans les plus compromis par leurs excès dans l’Ouest, et de proposer à la convention, qui s’était empressée de la voter, une loi d’amnistie pour tous les insurgés qui déposeraient les armes et se soumettraient aux lois de la république. En même temps, pour assurer l’exécution de ces décrets, quinze nouveaux représentans s’étaient vus investis des pouvoirs les plus étendus.

C’étaient là de sages et bonnes mesures et qui ne pouvaient manquer de porter leurs fruits, en l’état de fatigue et de dénûment où se trouvait, elle aussi, la chouannerie. Dans le courant de février 1795, étant à Châteaubriant, Muscar eut la joie d’apprendre la signature de la paix de La Jaunaye, entre les principaux chefs vendéens. Cormatin, Charette, Sapinaud et les mandataires de la convention. Pour la première fois depuis trois ans, après tant d’épreuves et de tribulations, il allait enfin pouvoir goûter un peu de repos, et certes il l’avait bien gagné.


V

Le printemps de 1795 fut pour la révolution une heureuse époque ; en même temps que la Vendée posait les armes, des trois grandes puissances continentales engagées dans la coalition, l’une, la Prusse, s’en retirait ; l’autre, l’Espagne, était sur le point d’en faire autant. Quant à l’Autriche, affaiblie par vingt défaites, trahie par ses alliés, elle commençait à se lasser d’une lutte dont le poids allait désormais retomber sur elle seule. Victorieuse sur toutes ses frontières, et bien au-delà, maîtresse de la Belgique, de la Hollande et du Palatinat, solidement établie sur le Rhin, la république semblait désormais invulnérable, il y avait cependant plus d’une ombre à ce tableau : ni l’Angleterre n’était d’humeur à reculer, ni la Vendée n’avait encore dit son dernier mot ; Effectivement, si les chefs vendéens et bretons s’étaient soumis, ce n’était pas seulement par lassitude, ni surtout qu’ils fussent ralliés à la république, c’était qu’ils en avaient reçu l’ordre du prétendant. Il entrait pour l’instant dans les vues du comte de Provence que ses partisans désarmassent, sauf à reprendre l’offensive un peu plus tard pour appuyer le mouvement qui se préparait sur un autre théâtre et par d’autres moyens. En attendant, ils continuaient d’intriguer et de tout disposer en vue d’un nouveau soulèvement.

Un seul peut-être, le vicomte de Scépeaux, faisait exception et semble bien, d’après les lettres autographes que j’ai sous les yeux, avoir été d’une absolue bonne foi. « Nous venons d’apprendre avec la plus vive douleur ; écrivait-il à Muscar le 18 mars 1795, l’acte infâme que quatre de nos soldats ont commis. Qu’il est heureux que ces coquins n’aient pas fait périr de braves gens que nous estimons sans avoir l’honneur de les connaître : Que de regrets nous leur témoignerions si nous pouvions les joindre ! En attendant que nous puissions le faire, nous vous renvoyons les chevaux, les sabres et les manteaux. L’exemple rigoureux que nous allons faire, et que vous apprendrez, vous convaincra que nous ne trempons nullement dans la conduite que tiennent quelques-uns de nos soldats. Si vous voyez ces quatre messieurs, qui ont été si maltraités, daignez leur témoigner nos sent mens et soyez plus que persuadés que nous travaillons avec zèle au rétablissement de l’ordre et de la tranquillité.

« Signé : SCEPEAUX ET COUSIN, dIt COEUR-DE-LION. »

Muscar était trop ¨honnête et trop français pour ne pas se réjouir de trouver chez ses adversaires de la veille autant de loyauté, et c’est dans les termes les plus courtois qu’il leur répondit. Même « pour leur témoigner l’excès de sa sensibilité, » il eût bien voulu leur faire accepter « un repas fraternel, où il eût achevé de les convaincre combien leurs cœurs et leurs opinions étaient prêtes à sympathiser. » Scépeaux s’excusa : pour ma part, je le regrette. Il eût été piquant de voir assis à la même table, et choquant leur verre, l’ex-sergent à Vivarais et le noble vicomte breton. Les guerres de Vendée n’eurent malheureusement pas beaucoup de traits semblables ; dans cette lutte antinationale, les plus précieuses qualités du caractère et de l’esprit français s’étaient singulièrement altérées. Avec l’humanité la Terreur avait banni des armées toute politesse et toute chevalerie. En les retrouvant après une si longue et douloureuse éclipse, on éprouve une sensation de soulagement, ou respire mieux : il semble qu’un revienne de chez les sauvages et que l’un remette enfin les pieds en terre civilisée.

Il s’en fallait toutefois que ce retour à des sentimens plus humains fût général, et Muscar n’allait pas tarder lui-même à en rabattre. Quand il connut les menées de Cormatin, nul plus que lui n’en fut indigné et, dès que les hostilités recommencèrent, il s’y jeta tête baissée et s’y montra cette fois implacable : tuant tout ce qui lui tombait entre les mains, enlevant l’argent, les grains, les fourrages, prenant dans chaque commune des otages, et ne les rendant qu’après entier désarmement. Vainement les municipalités tentent de le fléchir, vainement Cœur-de-Lion, qui s’était remis en campagne et qu’il bat dans plusieurs rencontres, essaie de renouer. Il faut voir de quel ton il repousse ses avances. « Quand on m’annonça hier une lettre de votre part, monsieur, j’ai dû m’imaginer que vous veniez m’annoncer votre reddition et celle de vos hordes vaincues. Mon étonnement à sa lecture et l’indignation dont elle me souleva furent aussi grands que votre ton est audacieux et révoltant. Quoi ! monsieur, vous osez tenir encore le langage qui ne pouvait être toléré qu’à l’époque funeste de la pacification ? Des négociations ! avec qui, grand Dieu ! Avec les plus lâches et les plus féroces assassins, avec le rebut de tous les bandits de l’Europe, avec l’écume du crime et de la scélératesse ! .. »

Et la lettre se poursuit de ce style pendant plus de deux pages. Singulière époque et singuliers personnages, faits d’impulsions, de heurts et de mouvemens si divers ! Nous étions tout à l’heure à Fontenoy, nous voilà replongés en pleine barbarie. Manifestement, tous ces gens-là manquent d’équilibre. Ils vont un peu comme le sang les pousse, sans souci des nuances et de la mesure, plus sensibles aux mouvemens de la nature qu’à ceux de la réflexion, capables, comme sont les primitifs, des choses les plus extrêmes, en bien comme en mal, héroïques sans effort, à la façon des personnages d’Homère, mais aussi d’une rudesse qui va parfois jusqu’à la cruauté.

« Les Anglo-émigrés chouans sont, ainsi que des rats, renfermés dans Quiberon, » écrivait Hoche vers la même époque, et l’idée de faire subir à trois ou quatre mille de ses compatriotes le sort de rats pris au piège lui paraissait fort divertissante : tel chef, tel lieutenant. Muscar n’était pas à Quiberon, mais, pas plus que Hoche, il ne se piquait de générosité et, pas plus que lui, s’il avait tenu Sombreuil, il ne l’eût épargné. Il présida l’une des commissions militaires établies pour juger les émigrés et l’histoire ne dit pas qu’il en soit réchappé beaucoup.

Ce qu’on peut dire, en revanche, à son honneur et ce qui achèvera de peindre l’homme, c’est sa rare intégrité. Si, comme beaucoup de ses contemporains nourris de rhétorique humanitaire, il manquait de sensibilité vraie, s’il fut dur aux chouans, impitoyable aux émigrés, Muscar ne l’était pas moins aux voleurs, et Dieu sait s’ils pullulaient en Vendée !

Il y en avait de toutes sortes et de toutes catégories ; de petits et de grands, de maigres et de repus. Les états-majors eux-mêmes en étaient infestés et donnaient l’exemple, rivalisant avec les fournisseurs, vivant dans le luxe et faisant, à qui mieux mieux, leurs mains sur le pays. De répression, naturellement, pas l’ombre ; le brigandage était trop général et trop en haut pour que les conseils militaires pussent ou osassent y atteindre. Quant aux autorités civiles, tout ce qu’elles pouvaient, c’était, quand on les écorchait par trop, de se plaindre à la convention.

« Vos généraux, lui mandait la société populaire de Nantes, ont fait de cette guerre une spéculation de commerce. La Vendée a été pour eux ce que fut jadis le Mexique pour les Espagnols. » — « Surtout, écrivaient d’autres, envoyez-nous des généraux qui aient déjà fait fortune et qui désirent la fin de la guerre. » (Archives de la guerre.)

El ainsi de suite ; de 1793 à 1796, la correspondance est pleine de ces doléances, auxquelles ni les ministres, tant qu’il y en eut, ni la convention, ni le directoire, ne purent jamais rien. Il eût fallu frapper trop de têtes, et surtout trop à la tête. Muscar, lui, n’était pas homme à se laisser arrêter par des considérations de cette sorte ; sa nature de sanglier le poussait droit à l’obstacle, quel qu’il fût ; une fois lancé, rien ne l’arrêtait. Tel nous venons de le voir avec Cœur-de-Lion, tel nous le retrouvons, un peu plus tard, en lutte avec un de ses chefs à propos d’un incident qui montre bien à quel degré de démoralisation étaient tombées les armées de la république à l’intérieur.

De tous les généraux employés dans l’Ouest, nul peut-être, après Hoche, n’avait rendu plus de services qu’Humbert, et, de nos jours encore, aucune réputation n’est demeurée plus populaire et plus intacte. L’histoire a reporté sur ce beau jeune homme un peu de la tendresse qu’elle a toujours eue pour son chef, et quand, pour l’idéaliser encore, la poésie s’est emparée de sa figure, elle ne lui a trouvé dans toute la création qu’une seule ressemblance, celle du roi des animaux. Qui n’a retenu les beaux vers du Lion amoureux, de Ponsard :


Ah ! si je m’en souviens de la vieille tour sombre
Et des droits féodaux embusqués dans son ombre !
Je m’en souviens ! De là sur nos toits ruinés
S’abattaient comme autant de corbeaux acharnés,
Dérobant la moisson au bras qui la cultive,
Et dîmes et corvées et mainmorte et censive
Tout ce qu’ont entassé d’humiliations
De pillages, de vols, mille ans d’oppression.


Et plus loin :


Ainsi cette Circé qui nous prend tous les nôtres
A su t’ensorceler, Hoche, comme les autres,
Madame Tallien t’invite à ses banquets
Toi, républicain pur qu’on façonne au bon ton,
Tu mets ta noble main dans les mains scélérates
Des fripons enrichis et des aristocrates !


Il y a loin malheureusement de ce puritain de théâtre à l’original, et ce n’est pas précisément sous les traits d’une si rare vertu que nous apparaît Humbert dans ses rapports avec Muscar. Amoureux, sans doute, il l’était car il traînait toujours quelque femme à sa suite. Mais lion ! qu’on en juge :

Un jour, — c’était le 10 pluviôse an IV, — il arrive à Châteaubriant avec une colonne de 1,300 hommes, se dirigeant sur Moidon. Muscar, bien que n’étant pas sous ses ordres, se fait un devoir de l’accompagner « pour le bien de la chose publique. » Mais quel n’est pas son étonnement de s’apercevoir qu’au lieu de s’occuper de la rentrée des contributions, Humbert n’est venu dans son arrondissement que pour y faire une razzia de grains et de fers ! et que, cyniquement, celui-ci ne rougit pas de lui avouer qu’il s’est rendu acquéreur de ces marchandises à vil prix et « qu’il compte bien gagner dessus 50,000 francs en numéraire ! »

En effet, à quelque temps de là, n’ayant pu tout enlever d’un seul coup, le général revient et se met en devoir de reprendre le cours de ses opérations. Indigné, ne voulant pas, nous dit-il, se prêter plus longtemps à ce commerce honteux, Muscar lui refuse l’aide de sa colonne et de ses voitures. Là-dessus, grande colère d’Humbert, qui enjoint à son subordonné de se rendre immédiatement aux arrêts ; relus de celui-ci, ordre à la gendarmerie de l’empoigner, résistance de Muscar, qui fait assembler ses hommes et se retire avec eux au château : bref, un gros scandale et le plus déplorable conflit.

Qu’allait faire Hoche ? Le cas était embarrassant. Étouffer l’affaire ? Avec tout autre que Muscar, peut-être eût-ce été possible ; mais avec ce diable d’homme, adoré de ses soldats, soutenu par la municipalité, qui avait dressé procès-verbal contre Humbert et qui demandait, elle aussi, justice, il fallait, coûte que coûte, une solution. Muscar la réclamait bruyamment dans des lettres enflammées, presque éloquentes qu’il adressait à ses divers chefs et qu’il communiquait ensuite à ses camarades. J’en extrairai seulement ce passage : « Je suis républicain, et à ce titre, j’aurai toujours le courage de dire la vérité, même à la face des tyrans. Pourquoi ne la dirais-je pas à des chefs républicains comme vous ? La conduite de Humbert indigne tout ce qu’il y a de patriotes. Un général, disposer des forces que la république lui confie pour bâtir l’édifice de sa fortune ! quelle monstrueuse iniquité ! Serions-nous donc encore à ces temps malheureux où le pouvoir n’était que la puissance de s’engraisser impunément de la fortune publique ? Non, non, ces temps sont passés. Point de généraux commerçans ! point de spéculateurs ! La république serait bien périclitante si elle avait beaucoup de Humbert[8]. » Devant cette attitude énergique, Hoche, après quelques hésitations, fut bien obligé de sacrifier son lieutenant : « J’approuve fort, écrivit-il à Muscar, votre conduite envers le général Humbert. J’envoie copie de votre lettre au ministre, en le priant de nous débarrasser (sic) de cet agioteur[9]. »

L’exécution était complète ; et, pour une fois, par hasard, justice était faite et bien faite. Humbert, il est vrai, n’en fut pas autrement incommodé, tant son cas était commun ! Le directoire ne pouvait pas être plus sévère pour cet agioteur qu’il ne l’était pour lui-même et, lors de l’expédition d’Irlande, il n’hésita pas à le pourvoir d’un commandement important ; quant à Muscar, il ne devait pas tarder à connaître à ses dépens comme quoi, pour avancer, en république, il ne faut pas commencer par se mettre à dos les loups-cerviers. Justement, le commandement de la place d’Ostende vint à vaquer ; on l’y appela dans son grade. C’était une retraite déguisée, presque les invalides, pour ce vaillant homme, encore dans toute la force de l’âge et du sang.


VI.

À quelque chose, heureusement, disgrâce est quelquefois bonne : une surprise attendait Muscar dans son nouveau poste. S’il n’eut pas, comme beaucoup de ses camarades, qui avaient suivi Hoche sur le Rhin, la joie de porter à la coalition les derniers coups, il lui était réservé, la paix faite avec le continent, d’infliger à l’amour-propre britannique un des plus cuisans échecs qu’il eût encore éprouvés.

Ni Toulon, ni Quiberon n’avaient pu guérir les Anglais de leur goût pour les débarquemens, et l’Amirauté poursuivait toujours avec la même opiniâtreté ses projets contre nos ports. Le 30 floréal an VI (19 mai 1798), une vingtaine de vaisseaux[10], montés par 2 à 3,000 hommes de troupes, se montraient tout à coup devant Ostende. L’amiral Popham, qui les commandait, avait pour instructions de faire sauter les écluses du canal de Bruges, « afin de détruire la navigation intérieure entre la Hollande et la Flandre, » puis de s’emparer, s’il le pouvait, de la ville, après l’avoir bombardée. L’entreprise, encore que téméraire, eut d’abord un plein succès : la flotte, qui avait mouillé vers une heure du matin, ne fut aperçue de la place qu’à quatre heures moins le quart, après avoir en le temps de jeter à terre presque tout le corps de débarquement « avec son artillerie, ses mineurs et ses pétards. » A six heures, le général Coote se mettait en mouvement sans être inquiété, et vers dis heures et demie, une forte explosion apprenait à l’amiral le succès du premier acte de ses opérations.

Cependant un duel très vif s’était engagé entre les vaisseaux les plus rapprochés de la place et celle-ci. Trois frégates et deux bombardes tiraient à boulets rouges sur le port et la ville. Muscar n’avait que 300 hommes de garnison pour faire face à l’ennemi, à l’incendie et aux habitans, les uns déjà fort ébranlés, les autres qui n’étaient même pas sûrs. N’importe ! il connaît son devoir, et lorsque le général Coote, très au courant de sa situation, le somme de se rendre, c’est dans les termes les plus énergiques qu’il lui répond. Le feu redouble alors ; et, déjà, sur plusieurs points, la ville brûlait quand un auxiliaire inattendu, le veut, devenu tout à coup très violent, se met de la partie. Aussitôt l’amiral est obligé de gagner le large avec tous ses vaisseaux avant d’avoir pu rembarquer son monde, et voilà nos Anglais pris comme à Quiberon, entre les forts et la mer démontée, sans une embarcation à portée. Sur ces entrefaites, la nuit était venue ; mais avec elle aussi quelques renforts avaient eu le temps d’arriver. Le commandant de Bruges, prévenu dès le matin, s’avançait avec 500 hommes, les garnisons de Nieuwport et de Gand étaient en route. De tous côtés, enfin, le cercle se rétrécissait autour des assiégeans devenus à leur tour assiégés. Mais il ne convenait pas à Muscar de laisser à d’autres l’honneur de les réduire ; dès la pointe du jour, il s’élance par la ville avec ses 300 hommes et, donnant la main à son collègue de Bruges, se jette à la baïonnette sur les retranchemens improvisés par les anglais dans les dunes et les enlève après un court combat. L’ennemi n’avait perdu qu’une soixantaine d’hommes dans ce choc et ses forces étaient encore très supérieures ; mais telle avait été la vivacité de l’attaque qu’il croit avoir affaire à 3 ou 4,000 hommes[11] et que le général Coote ordonne d’arborer le drapeau blanc. 1,424 hommes, dont un général et plusieurs officiers supérieurs, avec huit pièces de canon et 2 obusiers, mettant bas les armes devant quelques centaines de Français, commandés par un simple chef de bataillon, c’était là de quoi toucher le patriotisme français au point le plus sensible, dans la plus légitime et la plus profonde de ses haines. La victoire d’Ostende eut, en effet, un grand retentissement et, tour à tour, Merlin, au nom du directoire, Marie-Joseph Chénier, au nom du conseil des Cinq-Cents, retrouvèrent, pour la célébrer, les accens un peu démodés des fameuses carmagnoles de Barère. On compara Muscar à Léonidas, ses 300 fusiliers aux Spartiates, les dunes aux Thermopyles et les Anglais (ces satellites d’un gouvernement odieux) aux lâches soldats de Xerxès. Marie-Joseph alla même jusqu’à donner la préférence à Muscar sur le héros lacédémonien. Un autre orateur, après cet ingénieux parallèle, fit remarquer combien les victoires de la liberté l’emportaient sur celles de la tyrannie. Enfin, le conseil déclara, comme aux grands jours de la Convention, que les vainqueurs d’Ostende avaient bien mérité de la patrie.

Muscar n’avait jamais été à pareille fête : comme en 1790, son nom retentissait dans les gazettes, mais quelle différence entre la bouffée de mauvaise et basse popularité qui lui avait alors un moment tourné la tête et la bonne et franche odeur de juste célébrité qu’il respirait maintenant ! De tous côtés, les lettres de félicitations pleuvaient sur lui et c’était à qui, du directoire, des ministres, des représentans en mission et de ses camarades ou compatriotes l’exalterait davantage. « Gloire à toi, gloire à les intrépides compagnons ! lui écrivait le représentant Dornier (de la Haute-Saône). Vous avez buriné pour l’histoire une de ces actions dont on ne retrouve d’exemple que dans l’ancienne Grèce, ou la France moderne : heureux présage des brillans succès que la victoire doit encore au nom français sur les tyrans des mers ! Oui, le genre humain touche au moment[12] que le génie de la liberté prépare pour le délivrer d’une peuplade de forbans. Le perfide Anglais va trouver sa ruine sous les coups de nos magnanimes guerriers. »

Ne souriez pas ; c’est à ce ton que les âmes étaient montées alors, et s’il y a quelque emphase ici dans les mots, c’est qu’elle est aussi dans les cœurs et qu’elle les soulève[13]. N’est pas emphatique qui veut, l’est qui peut. Toute cette phraséologie révolutionnaire nous choque aujourd’hui ; notre modération, notre goût, en sont déconcertés et, de fait, elle est souvent insupportable en de certaines bouches : Robespierre, en particulier, y était odieux. Mais comme elle émeut encore, après tout, quand elle est sincère et sans apprêt, quand on sent qu’elle coule de source, quand au lieu d’être la parodie du patriotisme, elle n’en est que l’hyperbole ! Heureuses les nations hyperboliques en ce point ! La France a cru longtemps qu’elle possédait seule des guerriers « magnanimes » et qu’elle était le premier peuple du monde. C’est peut-être pour cela qu’elle l’a été si longtemps, et par la cause contraire qu’elle a cessé de l’être.

Cependant tout à une fin, même et surtout la gloire, elle s’en va plus souvent qu’elle ne vient, sur des ailes. Muscar fut bien vite ; oublié. Qui le connaît aujourd’hui. Il y a quelques mois, lorsqu’une pensée touchante voulut me confier ses papiers, j’ignorais jusqu’au nom de ce vaillant homme qui fit battre un instant la poitrine de nos pères. De son vivant même, Léonidas reçut plus d’eau bénite de cour que d’avancement et d’honneurs. On ne pouvait, après tant d’éclat, lui refuser une demi-brigade : Barras, qui n’aimait pas les gens trop vertueux, la lui donna, mais en lui laissant le commandement d’Ostende, et ce n’est que beaucoup plus tard, en 1811, qu’il eut la satisfaction de voir briller sur sa poitrine l’étoile des braves. Vraisemblablement, l’empereur avait gardé rancune à l’ex-bas-officier de Vivarais.

Toutefois, ces dernières années d’activité s’écoulèrent le plus heureusement du monde pour Muscar. Il s’était marié, — mieux vaut tard que jamais, — avec une fort belle personne qu’il adorait et qui le lui rendait. Il avait conservé quelques vieilles et solides amitiés, de celles que l’intérêt n’a pas nouées et que l’intérêt ne dénoue pas. Son fidèle Hugo, qui ne signait déjà plus Brutus et qui signera bientôt, le comte Léopold-Sigisbert, lui écrivait souvent des lettres pleines de belle humeur et de bonne santé. Ah ! les heureuses gens ! Braves au lit comme au feu, la guerre et l’amour, Mars et Vénus, alternativement, quand ce n’était pas ensemble. Aussi, comme ils aimaient leur métier, j’allais dire comme ils le chantaient, car il était aussi poète à ses heures, entre deux batailles, Hugo le père ! A l’armée les fils ! à l’armée les frères, à l’armée toute la famille Hugo ! « J’ai trois enfans, mon cher Muscar, ce sont des garçons. Mon état est l’état des garçons. Qu’ils marchent sur mes traces, je serai satisfait. Qu’ils fassent mieux que je n’ai pu faire, je bénirai le jour de leur naissance comme j’adore la mère qui me les a donnés. » — Une autre fois : « Mon frère est arrivé ici le 15 ; c’est un beau garçon de cinq pieds six pouces qui a fait toute la guerre, comme grenadier, à l’armée de Sambre-et-Meuse… Je l’ai fait faire sous-lieutenant dans la 110e demi-brigade de ligne.

« Il m’en reste un, que le général Favereau m’avait promis de placer dans l’artillerie de la marine, et, depuis deux ans, il ne m’a plus répondu. Il est trop âgé maintenant, puisqu’il a vingt ans, pour être reçu, quoiqu’il ait Joseph Bonaparte pour protecteur. Je suis bien embarrassé de le placer, et cependant, c’est un joli sujet. Il a fait de bonnes études et est auteur d’une tragédie qui n’est pas sans mérite… Il est décidé à s’engager dans une demi-brigade. »

N’est-ce pas touchant l’amour du métier poussé jusqu’à ce point, et comme il y aurait là, pour un philosophe, un curieux cas de sélection intellectuelle à déterminer ! Par quelle mystérieuse élaboration de puissantes natures comme Sigisbert Hugo, comme le général Alexandre Dumas, cet autre colosse, qui, nouvel Horatius Coclès, un jour, au pont de Brixen, arrêtait à lui seul toute une compagnie de uhlans ; par quel singulier travail d’affinement, ces rudes soldats de la révolution et du premier empire ont-ils fait souche de poètes et de lettrés, au lieu d’enfanter de francs-lurons à leur image ? Explique qui voudra, par des raisons purement physiologiques, ce curieux phénomène. Pour moi, j’y vois simplement ceci : c’est que la guerre n’est pas seulement la source et l’aliment des plus hautes vertus, la condition même du patriotisme et de l’honneur, mais encore et surtout qu’elle a je ne sais quelle secrète et fécondante influence sur le génie même des nations. Et j’en conclus qu’au lieu de la représenter comme un mal nécessaire, il faut l’aimer comme le plus puissant agent de développement intellectuel et de civilisation qui soit.

Mais retournons à nos deux amis. Voici venir à présent, comme autant d’évocations, les souvenirs d’antan, les périls partagés, les balles affrontées en commun, sur le Rhin, en Vendée : « Il a osé dire que je n’avais pas fait la guerre[14], qu’on ne m’avait vu nulle part ! Le brigand m’a jugé par lui-même. Le général Moreau m’a pourtant vu à ses côtés à quatre batailles dans huit jours ; c’est sur le champ même de ces victoires qu’il m’a promu au grade que j’occupe. Je devais celui d’adjudant-major à l’amitié de Muscar, Muscar réputé parmi les braves. Quand six balles lui passèrent au travers des flancs, n’étais-je pas à ses côtés, ne fus-je pas un de ses vengeurs ? Quand la ligne enfoncée, à Vihiers, se retirait, n’étais-je pas encore, avec une huitaine de braves, au milieu de la fumée des ennemis ? Tu ralliais les bataillons, toi, et tu me vis repasser traîné sur l’affût d’un canon. »

Quelle verve et quelle héroïque fanfare ! On dirait le hennissement d’un cheval d’armes. Mais tout à coup le ton change, la voix se radoucit, le guerrier revient à ses pipeaux, et c’est dans la langue de Florian qu’il soupire un galant épithalame en l’honneur du jeune ménage :

« Bientôt, cher Muscar, n’ayant plus à cueillir de lauriers dans la redoutable forteresse, tu folâtreras avec les amours ; Mars désarmé s’unit à l’objet qu’il adore. Que de gens heureux jusque-là trouvent l’infortune sous des liens qu’ils croyaient de fleurs ! Mus-car, toujours invincible, toujours fortuné, jouit de l’hymen en amant enivré : il aime, il est aimé, adoré ! Dans d’autres temps, Muscar, je n’aurais pas vu ton bonheur sans essayer ma lire (sic). Mais depuis longtemps je dis comme toi :


Hélas ! mes pipeaux sont cassés !
Et si ma triste cornemuse…


Louise est toujours la compagne fidèle de l’adjudant divisionnaire Hugo ; elle ne jouit qu’en me parlant de mes amis, de toi surtout. Je la presse souvent sur mon cœur, et je sens, à travers deux jolies sphères… » Arrêtons-nous ici ; nous tomberions de la galanterie dans la licence, de Florian en Paul de Kock.

C’est ainsi que le brigadier Muscar se consolait dans sa retraite d’Ostende, partageant ses loisirs entre sa femme et quelques vieux de la vieille, comme lui, plus jeune que bien des jeunes gens d’aujourd’hui, la main dans celle de sa mie, réchauffant son cœur au souvenir de ses anciennes prouesses, et le sentant bondir encore au récit des exploits de ses successeurs dans la carrière. Et c’est ainsi qu’il vécut encore de longues années, tantôt jasant avec les voisins des choses d’autrefois, tantôt racontant ses batailles aux enfans, ou leur apprenant l’exercice, n’ayant qu’un regret : que ses jambes ne fussent plus assez bonnes pour suivre son empereur, devenu son dieu, dans sa course folle à travers les royaumes culbutés, et, pour se venger de n’en pas être, chaque soir avant de rentrer chez lui s’en allant, du haut de la jetée, montrer le poing à la perfide Albion,


ALBERT DURUY.

  1. Ces décrets avaient suspendu tous les effets des anciennes ordonnances sur la discipline, jusqu’à l’organisation des nouveaux tribunaux militaires.
  2. Le père de Victor Hugo.
  3. Turreau à Bouchotte. (Archives de la guerre.)
  4. Bouchotte A Turreau (13 février 1794). « Attaque en masse, attaque sans relâche ; détruis tous les endroits propres à servir de retraite et de défense aux rebelles : voilà ce que le comité te prescrit. »
  5. Celui-là valait presque Carrier : pour tirer des aveux des paysans qu’il rencontrait, il se donnait à eux pour un chef de chouans ; après quoi, il se jetait sur eux comme une bête fauve et les sabrait, hommes et enfans, de sa propre main. (Voir aux archives de la guerre une lettre du commissaire Pilley.) Un jour, il entre dans une maison où ses soldats venaient d’assassiner un paysan ; il s’attable et dit à la fille de ce malheureux d’aller lui chercher de la salade dans le jardin où se trouvait le cadavre de ton père encore tout chaud. Comme elle hésitait : « Dépêche-toi b.., lui dit-il, ou je te prends, je le f… sur le cadavre et je le tue ensuite. » (Archives de la guerre, 6 octobre 1794.)
  6. Lettre au général Chamberlin du 30 fructidor an II.
  7. Lettre au général Tuncq du 13 vendémiaire.
  8. Lettre aux généraux Hoche, Noël et Rey, en date du 9 ventôse an IV.
  9. Lettre autographe du 18 Ventôse an IV.
  10. Vingt et un d’après le rapport officiel de l’amiral Popham, trente à quarante d’après les documens français. Il est probable que dans ce dernier chiffre figurent les cutters qui accompagnaient la flotte anglaise et lui servaient d’éclaireurs.
  11. C’est le chiffre que donne le rapport officiel anglais.
  12. Allusion à la descente projetée de Bonaparte en Angleterre.
  13. A l’époque où le représentant Dornier écrivait cette lettre à Muscar, son fils âgé de seize ans seulement et qu’on appelle encore aujourd’hui Dornier l’Anglais dans la Haute-Saône, était sur les pontons anglais d’odieuse mémoire.
  14. Il s’agit ici d’un certain Guestard qui avait accusé Hugo d’intriguer pour lui faire perdre sa pince.