Le Bouquet des fleurs de Sénèque

Le Bouquet
DES
FLEURS DE SÉNÈQUE,
POÉSIES INÉDITES DE MALHERBE.
CAEN,
CHEZ MANCEL, LIBRAIRE-ÉDITEUR DES MÉMOIRES
DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES DE LA
NORMANDIE, RUE SAINT-JEAN.
1834.




CAEN, IMPRIMERIE DE F. POISSON.
NOTICE
SUR
MALHERBE[1].

En parcourant les anciennes comme les plus modernes éditions des œuvres de Malherbe, on doit croire qu’il ne commença à écrire qu’en 1585 ou 1586, et que retiré alors à Paris, il se borna à composer pour la cour. Ce fut en effet pour Henri III qu’il traduisit de l’Italien les larmes de St.-Pierre ; Henri IV et Louis XIII furent ensuite le sujet de ses chants ; enfin il écrivit pour les ministres et les courtisans de ces princes, et même pour les maîtresses des uns et des autres.

Alors on a peine à concevoir comment Malherbe, né à Caen en 1555, aura vécu sans écrire jusqu’en 1585, c’est-à-dire, qu’il sera parvenu à l’âge de trente ans, sans que son goût pour la poésie se soit manifesté. Cependant il avait eu alors sous les yeux les guerres de religion et leurs suites sanglantes, les massacres de la St.-Barthelemi et leurs horreurs, la fureur des partis, l’ambition des princes étrangers, les troubles de l’état, la division des familles, l’impiété partout triomphante, et sa muse indignée n’aurait pas éclaté contre tant de désordres ! Nous ne l’avons jamais pensé, d’autant plus que nous trouvons qu’il écrivait en vers français, à l’âge de vingt ans (1575), et qu’il nous reste quelques-uns de ses premiers essais à cette époque.

C’était un usage établi à Caen, au XVIe. siècle, de conserver par des chants la mémoire des personnes marquantes de la ville ; ces chants étaient en vers latins, quelquefois en vers grecs et plus souvent en vers français ; souvent on les réunissait et on les publiait sous le nom de Tumulus ou Tombeau de, etc. Il nous reste plusieurs ouvrages de cette espèce, et dans celui de Geneviève Rouxsel, fille du poète latin de ce nom, professeur d’éloquence à Caen, on voit les littérati de la même ville s’empresser de célébrer le mérite et les charmes de la fille d’un confrère ; parmi eux on remarque le célèbre docteur Jacques de Cahagne, qui composa une épitaphe en vers latins ; mais on distingue surtout le jeune Malherbe qui la met en vers français à l’âge de vingt ans (1575). Nous avons l’une et l’autre pièce dans un manuscrit, où Cahagne a transcrit plusieurs de ses propres ouvrages, et on y voit avec plaisir le jeune poète dirigeant ses premiers pas vers le Parnasse, où il occupa dans la suite un rang si distingué. Pour y parvenir, il se livra de bonne heure à l’étude des classiques grecs et latins ; mais les ouvrages de Sénèque le philosophe l’occupèrent principalement ; loin de la cour et de la capitale, c’est dans la solitude qu’il médite et se pénètre de sa morale, en traduisant presque toutes ses épîtres, et sa philosophie le charme tellement quelle inspire bientôt sa muse ; aussi le sujet de ses premières Odes est-il toujours pris dans une sentence du philosophe qui fait ses délices ; et comme par sa naissance et son mérite, il était en rapport avec les familles les plus distinguées de la Normandie, c’est aux personnes les plus marquantes de cette province qu’il adresse ses premières productions. Malherbe les réunit en 1590 et le fit imprimer à Caen sous le titre de Bouquet des fleurs de Sénèque. Cet ouvrage passa absolument inaperçu dans la capitale, alors dominée par la Ligue, et dans les provinces agitées par la guerre civile ; aussi est-il devenu extrêmement rare et absolument inconnu aux premiers comme aux derniers éditeurs des œuvres de Malherbe.

Nous ne saurions donc manquer de faire une chose agréable à nos lecteurs, en leur offrant les moyens de connaître ces premiers essais de notre compatriote. Nous pensons d’ailleurs que l’on nous saura gré d’offrir ces premières Odes de Malherbe, moins sous le caractère d’une nouvelle édition, que sous celui d’une espèce de fac-similé de la première. Aussi la réimpression de ces pièces est-elle absolument conforme à l’édition qu’en donna Malherbe lui-même : seulement nous avons cru devoir y ajouter quelques notes pour faire connaître les personnes auxquelles ces Odes sont adressées.

SENEQUE.
Consumpsêre se quidam, dum acta regum externorum componunt, quæque passi invicem, ausique sunt populi… Quantò satius est sua mala extinguere, quàm aliéna posteris tradere !… Quantò potiùs Deorum opera celebrare quàm Philippi aut Alexandri latrocinia ?
Ex lib. 121 de quæst. nov.
A L’OMBRE DE SENEQUE.

Chère ame, dors en repos ;
Puissent dessus ta tombe naistre
Mille lauriers, et toujours estre
La terre légère à tes os.
Reçoy ces roses et ces lis,
Que pour toy chez toy je cueillis,
Afin d’honorer ta mémoire ;
Les fleurs de chez toy seulement
Peuvent faire honneur dignement
Aux beaux mérites de ta gloire.


ODE I.

SENEQUE.
Nulla gens est adeo extra leges moresque projecta, ut non aliquos Deos credat. (De l’épistre CXVII.)

Je meur, Groulart[2], d’ouir sortir des hommes
Tant de mépris de la Divinité,
Et ne puis croire, en voyant ta bonté,
Que tu sois fait du limon que nous sommes.

Siecle maudit, où la rage est maîtresse,
Tu fais mentir le saint dire des vieux :
Gent si farouche on ne volt sous les cieux
Qui dens le cueur quelque Dieu ne confesse.

Orc voulant donner tout à nature,
Et ne trouvant à tes raisons de lieu,
Tu dis ainsi : non, il n’est point de Dieu
Ce n’est qu’abus ; tout marche à l’aventure.

Cieux trop bénins à si parjures testes,
Comme oyez vous si long tems depiter
Le Tout-Puissant sans en terre jeter
L’orage épais de cent mile tempestes ?

Et toy, Seigneur, qui tiens ès mains la foudre.
Comme entens-tu ces tigres blasfémer
Ton nom si saint, sans tes mains desarmer
Dessus leurs chefs, et les réduire en poudre ?

Nier un Dieu ! nier sa propre essence !
Se dire fait, et nier son facteur !
Voir l’univers et nier son auteur !
O trop maline et trop lourde impudence !

Méchant athé, tu sçauras bien connoistre
L’œuvre d'un homme au milieu des desers,
Voyant un toit ; et voyant l’univers,
Tu ne sçaurais reconnoistre son maistre !

Lève les yeux, voy cette grande boule
A clouz dorés, brillante tout autour,
Voy ses deux feux pour la nuit et le jour,
Voy comme encor sans repos elle roule.

Baisse les bas, voy la terre, la place,
Auprès du ciel qui n’est qu’un petit point
En l’air pendu, qui ne se bouge point,
Que l’océan tout à l’entour embrasse.

Que veux-tu plus ? curieux considère
Tout ce qui vit souz le feu du soleil ;
Tout t’apprendra qu’un ouvrier nompareil
A fait le monde et le doit redefaire.

Tu connoistras que par sa prévoyance
Les cieux, qui d’eux n’ont aucun mouvement,
A pas nombrez tournent incessamment,
Toujours constans d’une mesme inconstance.

Tu connoistras que ce n’est la fortune
Qui des saisons ordonne les retours,
Qui le soleil allume tous les jours,
Et tous les mois donne forme à la lune.

Elle est volage, et volage comme elle
Ce qu’elle fait. Mais l’ouvrier tout parfait,
Et tout cela que sa parole a fait
Est tout constant ; tout saint et tout fidelle.

C’est cet ouvrier auquel l’œuvre te guide,
Qui voulant faire un petit univers,
Bastit ton corps de ces quatre divers,
Du froid, du chaud, du sec et de l’humide.

C’est ce grand peintre, excellent, admirable
Qui ton esprit retira sur le sien,
Et sans travail le retira si bien,
Qu’au sien parfait il le fist tout semblable.

C’est cet agneau, ce père débonnaire
Qui ne craignit la rigeur du trépas
Pour t’en sauver, et tu ne voudrais pas
Le confesser ton sauveur et ton père !

Si le dédain, si l’impudence infâme,
Et si l’orgueil qui te pousse en fureur,
T’ont clos les yeux pour ne voir ton erreur,
A tout le moins prens pitié de ton ame.

Songe à ce jour, jour affreux et terrible
Que Dieu tonnant, ardant et rugissant
Prendra les bons et l’ira maudissant
Avec les siens, de cet arrest horrible :

Sortez dehors de vos tombes poudreuses,
Sortez au jour, les os cousus de nerfs,
Et dévalez pour jamais aux enfers,
Malheureux corps des âmes malheureuses.

Trembles-tu point à la rude menace
De ce grand juge, aux arrests arrestez ?
Si les meilleurs craignent d’estre jetez
Dedens la braize, où trouveras-tu grâce ?

S’un fils ingrat aux bienfaits de son père
Meurt eu langueur immortel dans le feu,
Toy qui jamais ne reconnu de Dieu,
Comment alors fuiras-tu sa colère ?

Baisse les yeux, et retourne en toi-même ;
Pleure en ton cueur, Dieu te fera pardon ;
Il est tout saint, tout bénin et tout bon,
Père à ses fils qui l’aiment et qu’il aime.


ODE II.

SENEQUE.
Tutus est sapiens, nec ullâ affici aut injuriâ aut contumeliâ potest… Exulabis, erras : cùm omnia fecerim patriam meam, transilire non possum. Omnium una est ; exilium loci commutatio est. (Ex variis Senecæ locis.)

Courvaudon[3], ce tout n’est rien :
Les hommes et tout leur bien,
La terre mère commune ,
Tout ce qui vole dans l’air,
Et ce qui nage en la mer
Est sujet à la fortune.

Romme, qui souloit nommer
Le monde sien, et fermer
En ses murs toute la terre,

Sujette aux lois du destin,
A senti le Got enfin
Plus vaillant qu’elle à la guerre.

Ses palais et leur orgueil,
Et l’or, miroir au soleil
De tant de simmes hautaines,
Gisent en bas, passetems
De la fortune et du tems,
Seigneurs des choses humaines.

Fortune tient tout en main ;
Tu vis aujourd’hui, demain
Caron peut-être en sa barque
Te passera chez Pluton,
Où règne encor, ce dit-on ;
Fortune avecque la Parque.

Dessus tout ce que tu vois,
Sur la puissance des Rois
Dame elle a toute-puissance,
Et, si nous croyons les vieux
Nous ferons rouler les Cieux
Dessous son obéissance.

Seulement l’homme vestu
Des armes de la vertu,
La foule ès piez abatue ;
Dieu qui luy grossit le cuour

Le rend sur elle vainqueur
Par sa constance connue.

Il semble un chesne constant
Que deux vens vont souffletant,
Tous deux contraires d’aleime ;
Ferme en terre il se rit d’eux,
Perdant un peu de cheveux
Que le printemps lui rameine.

Soit que le dépit des Rois ,
Ou l’injustice des lois,
Ou l’orage de la guerre,
Ou bien le cueur obstiné
Du vulgaire mutiné
Lui facent changer de terre,

Son cueur ne change pourtant ;
Ains philosophe constant,
Il fait teste à la fortune ;
Le monde à son jugement
N’est qu’un païs seulement,
Nostre demeure commune.

Ce qu’on dit banissement,
Il l’appelle changement,
Qui jamais ne le tourmente ;
Partout il vit sans ennuy,
Car il porte avecque luy
La vertu qui le contente.

Dieu qu’il a dedens le sein
Le fait fort, lui tient la main,
Et de sa grâce l’appuye ;
La foy qui sait endurer,
Lui fait au cueur espérer
Le repos d’une autre vie.


ODE III.

SENEQUE.
Pecuniam perdidi. — Fortasse te illa perdidisset… Ægroto, — venit tempus quo experimentum meî caperem… Malè de te loquuntur homines, — sed mali… malè de te loquuntur, — benè nesciunt loqui… Morieris ; — ista hominis natura est… Morieris ; — hâc conditione intravi ut exirem. (De plusieurs lieux.)

Couronne[4], je veux estre encontre la fortune
Un roc pareil à ceux
Qui dépitent l’orgueil des vagues de Neptune,
Resolus paresseux.

Si mes parens sont morts, ils ont paye la dette
Qu’on doit en ce séjour,

L’homme vit tout ainsi qu’une fleur vermeillette
Qui vit le cours d’un jour.

Si fortune m’ostoit si peu que je tiens d’elle,
Il le faudrait souffrir ;
Il vaut mieux voir périr une chose mortelle
Que par elle périr.

Si je devien malade, il faudra que je pense
Que Dieu veut m’éprouver.
La médecine aux maux, la douce patience
Est facile à trouver.
 
Si le meschant me blasme en cherchant à me nuire.
Il m’apporte du bien.
Et comment cettuy là qui ne sçait que médire
Pourrait-il dire bien ?

Quand tu voudras enfin, ô Seigneur, que je meure,
Donne moi le trépas.
Je sçais qu’il faut mourir et que rien ne demeure
Eternel ici bas.

La mort suit les mortels comme étant leur nature,
Non leur punition ;
L’Eternel mist au naistre à chaque créature
Cette condition.



ODE IV.

SENEQUE.

Sic vive cum hominibus, tanquam Deus videat..... Sic loquere cum Deo, tanquam homines audiant. (De l’épistre X.)

Je hay le mignon médisant,
Qui sert aux princes de plaisant,
Qui fait l’entendu de la teste,
Et sçait bien qu’il n’est qu’une beste.

Je hay tous ces doctes esprits,
Qui font trafiq de leurs écrits,
Pipez de la vaine richesse
D’une miserable largesse.

Je hay cettui là qui sçait bien
Faire quelque chose de bien,
Et fait les neuf muses pucelles
Des feux de Vénus maquerelles.

Je hay le rimeur éhonlé,
Corneille au plumage empninlé,

Qui n’a vu n’Athencs ni Romme,
Et si veut faire l’habile homme.

Mais je hay plus que tous ceux ci
Nos atheïstes sans soucy,
Pourceaux croupissans en l’ordure
Des sales plaisirs d’Epicure.

Vilains pourceaux par trop ingras,
Vous amassez le glan a bas,
Sans reconnoistre en nule sorte
L’arbre libéral qui l’apporte.

J’aime, La Place[5], seulement
L’homme qui parle rondement,
Qui croit en Dieu, qui le révère
Comme un fils révère son père.

J’aime celui qui parle à luy
Comme devant tous, et celuy
Qui vit ça bas humble, et s’asseure
Que Dieu le regarde à toute heure.

J’aime un bon cueur, j’aime sa foy,
J’aime un bel esprit comme toi,
Toujours actif qui dans un livre
Cherche après la mort à revivre.

Las ! elle nous suit pas à pas,
Et rien ne fuira le trépas,
Sinon nos âmes immortelles
Et les enfans qui naissent d’elles.

Heureux ! si je puis vivre ainsi,
Passant mon âge sans souci,
Ferme rocher contre l’envie
Jalouse de l’heur de ma vie.

Je n’aurai soin de ce butin,
Qu’on va quérir souz le matin,
Ni de tout le bien misérable
De la fortune variable.

Un ruisselet , argentelet,
Au bord moussolet doucelet
Me sera plus doux et fidèle
Que le fumeux fils de Sémèle.

Je vivray sans nécessité,
Certain de la fidélité
De mon petit champ que nature
Me fera rendre avec usure.

Malheureux l’homme ambitieux,
Malheureux l’avaricieux ,
Ausquels l’ame brûle sans cesse
Après l’honneur et la richesse.

ODE V.

SENEQUE.

Cum crescimus, vita decressit…. Ne crastino quidem dominamur… Omnia etiam felicibus dubia Sunt… Nil sibi quisquam de futuro debet promittere…. Nil cuiquam, nisi mors, certum.

Chamgoubert[6], ce n’est rien de cette povre vie,
Le matin nous l’avons, le soir elle est ravie :
Le ber est le tombeau, la tombe est le berceau ;
Ou bien si nous durons quelque peu davantage ,
Nous semblons des nochers que tourmente l’orage
Battus incessamment et du ciel et de l’eau.
 
Nous naissons en pleurant, comme si la lumière
Qui fait voir l’Eternel à nos yeux la première,
Nous épeuroit des maux que nous devons souffrir ;

Comme croissent noz ans, noz misères accroissent ;
Comme avance le temps, noz plus beaux jours décroissent
Ainsi ne naissons-nous que pour après mourir.

A peine un blond cotton faisoit homme ton frère,
Quand la mort se faschant de me voir sans misère
Vint racler tout-à-coup de ses ans la beauté.
Ainsi voit-on la rose au matin épanie,
Sans plus d’honneur au soir en sa beauté fanie,
Quand le soleil allume un beau jour en esté.

Laisse tes fols plaisirs , misérable Epicure,
Domte les appetis de ta brute nature ,
Réveille tes esprits. Que sçais tu si Caron
Au milieu de tes jeux dont se moque la Parque,
Maîtresse de tes jours, avance point sa barque,
Pour te faire passer ès rives d’Achéron ?

Qui vit au lendemain ne vit en assurance,
Et l’homme est abusé d’une folle espérance,
Qui s’attend que cent ans soient la borne à ses jours ;
Il n’a rien d’asseuré que la fosse bien seure.
Sage qui seulement en J. C. s’asseure,
Et qui s’attend mourir pour vivre après toujours.

ODE VI.

SENEQUE.

Omnis dies, omnis hora quàm nihil sinnus ostendit… Quàm stultum est ætatem disponere !… O quanta dementia est spes longas inchoantium !… Emam, ædificabo, credam, exigam, honores geram ; tum demum lassam et plenam senectutem in otium referam… Propera vivere, et singulos dies singulas vitas puta.

Il n’est heure dans le jour,
Il n’est jour dans l’année
Qui ne nons montre toujour
La fin de notre journée,
Comme le monde n’est rien
Qu’un passage misérable
Où l’homme sert pour du bien
A la fortune muable.

O dessein mal asseuré
De mettre en ordre sa vie ;

J’aquerray, je bastiray
J’amasseray sans envie
Du los et des biens aussi,
Mérites de ma jeunesse,
Puis à la fin sans souci
Je passeray ma vieillesse.

L’homme en cette seureté
N’a rien de certain au monde ;
Le monde en légèreté
Semble à la face de l’onde :
Tantôt Neptune la fera
De cent tempestes marrie,
Tantôt il apaisera
En moins de rien sa furie.

Vivon, du Torp[7], résolus
À ces effets variables ;
Pour un renouveau sans plus,
Nos beaux âges sont durables ;
Noz jeunesses employons
De mille peines suivies,
Et les jours que nous voyons
Penson les autant de vies.

ODE VII.

SENEQUE.

Illud mirare, ibi extolli aliquem, ubi omnes deprimuntur ; ibi stare, ubi omnes jacent. (De l’Espitre 71. )

Retourne au monde avecque ta chandelle,
Refay, grand homme, une queste nouvelle
Justement dépité ;
Cherche partout en cet âge ou nous sommes,
Je ne dis point un hommes entre les hommes,
Mais de l’humanité.

Tu ne verras que des tigres en armes,
Nouveaux Thebains, forcenans aux alarmes,
Vainqueurs et déconfis,
Le frère armé contre son propre frère,
Le fils meurtrier se souillant en son père,
Et le père en son fils.

Piteux regard ! tous les bois d’Hyrcanie
Ne sont affreux en tant de félonie,

La terreur des humains,
Que pour mourir, sans mourir en sa peine,
La France loge, à soi mesme inhumaine,
Des monstres inhumains.

L’Ambition, la grand beste de Lerne,
Et la Discorde, engeance de l’Averne,
Nourrissent leur fierté.
L’une en attente aux grans donne l’empire,
L’autre aux sujets, afin de les séduire,
Promet la liberté.

Heureux qui vit comme toy, Galeville[8],
Contre l’effort de la rage civile
Renforcé des vertus,
Le cueur lui croit ou les cueurs affoiblissent,
Il se tient ferme où les autres languissent
Contre terre abbatus.

ODE VIII

SENEQUE

Fata rata et fixa sunt ; atque magnâ et æternâ necessitate ducuntur. (de l’Epistre 77°.)

Desprez[9], laisson là Bellone
Forcener en tous ses faits.
Dieu , qui là haut tout ordonne
Nous soit bénin , et nous donne
Bientost une bonne paix.

Nous petiz que sous la terre
Les Muses tiennent cachez,
Vivou bien sans nons enquerre
Du monde, et pour toute guerre
Faison la guerre aux pechez

Sans nous donner tant de peine,
Vivon chacun bien pourveu
D’une conscience saine :
Puis vienne la mort soudaine
Nous surprendre à l’impourveu.

Que nous servira de craindre
Ce qui nous suit en tous lieux ?
Mouron contens sans nous plaindre
L’homme ne sçaurait enfraindre
La loy qu’ordonnent les cieux.
 
Cela que tu vois descendre
Sous terre, sans plus de vois,
Naguère sçavait entendre :
Ce n’est plus qu’un peu de cendre,
Fardeau léger à cinq dois.

Le corps perd, l’ame regagne
Sa première liberté ;
Le sçavoir qui l’accompagne
Plus parfait, la fait compagne
De la sainte éternité.

FIN. AU LECTEUR.

Lecteur, si tu crains Dieu, je ne crains point ta censure pour mon intention. Tu la trouveras sainte et bonne , comme tendant à l’honneur de Dieu aujourd’huy tant deprisé par les grans du monde, et voulant montrer à tous ceux qui blasment le train de vie cpie je suy , que ma solitude me plait bien, et fuyant ici les compagnies, que j’aime trop mieux -vivre en mon particulier, povre et en paix, qu’avec les autres riches et sans repos , et toujours avec quelque doute en ma conscience. Pour les vers je les abandonne à ta lime ; j’apprendray de toy leurs manquemens et leurs déformitez que je ne scaurois pas peut-être si bien appercevoir comme tu pourras faire, pour raison du fol amour qui ordinairement nous aveugle au jugement de nos enfans. Je seray Apelle cependant, derrière le rideau , attendant ou ta faveur qui m’encourage , ou ta censure qui m’apprenne une autre fois à faire mieux.

ADIEU.

  1. C’est au savant historien des Trouvères normands (M. l’abbé De La Rue), que nous empruntons ces vers inédits ou peu connus de Malherbe, et la Notice qui les précède, pour les joindre aux diverses éditions de ce poète. Nous avons cru rendre un service aux admirateurs de Malherbe en leur fournissant le moyen de compléter les œuvres de cet homme célèbre.
    (Note de l'Éditeur.)
  2. M. Groulart étoit premier président du parlement de Rouen et conseiller au grand conseil. Nous avons de lui une traduction de l’orateur Lysias.
  3. M. de Courvaudon étoit François Anzeray, président au Parlement de Rouen et seigneur de Courvaudon.
  4. M. de Couronne étoit Pierre de Bonshoms, sieur de Couronne, président à la chambre des comptes de Rouen.
  5. Daniel de la Place, conseiller au parlement de Rouen, et
    Seigneur de Fumechon.
  6. Nicolas de Troismonts, Seigneur de Chamgoubert.
  7. M. du Torp était Nicolas de Morel, comte d’Aubigny et Seigneur du Torp.
  8. M. de Galeville était conseiller clerc au parlement de Rouen.
  9. Nicolas Michel, sieur Desprez, professeur royal d’éloquence
    et recteur de l’Université de Caen en 1579. Nous avons
    de lui plusieurs ouvrages.