J. Ferenczi & fils (p. 5-14).

Première partie


Chapitre premier

Un singulier client

— Le rasoir va-t-il bien, monsieur ?

— Pas mal, je vous remercie. Continuez. Prenez garde simplement au grain de beauté, là, sous le menton. Vous laisserez le poil qui est dessus. C’est une avantage physique à laquelle je tiens beaucoup pour des raisons morganatiques, personnelles et sentimentales.

Le barbier s’inclina sans répondre. C’était un garçon coiffeur taciturne et neurasthénique. Il ressemblait à un artiste. Il avait fait de vagues études pour entrer au Conservatoire de Musique. Il regrettait le passé et exhalait quelquefois dans le nez de ses clients des soupirs mélancoliques, en songeant que d’autres, plus heureux, connaissaient la popularité, forme artistique et lucrative de la gloire, tandis que lui, dans une vulgaire boutique de la rue de Miromesnil, gagnait, en rasant ses contemporains, des sommes beaucoup moins importantes. Cette injustice du sort l’attristait.

Par contraste, le patient qu’il opérait, sur le fauteuil, devant le lavabo de porcelaine, possédait une physionomie singulièrement réjouissante.

Entourée par les blancheurs des serviettes et du peignoir, sa tête émergeait d’un nuage de lingeries, comme celles d’un de ces angelots, privés de corps, qui peuplent les Assomptions des grands maîtres de la peinture.

À vrai dire, l’individu ressemblait beaucoup plus à un poivrot qu’à un ange. C’était un petit homme d’une cinquantaine d’années, qui paraissait fort alerte et bien portant. Un sourire perpétuel, comme celui d’un secrétaire de l’Académie française, exhibait, sous une courte moustache en brosse, une rangée de dents inégales, un peu noircies par l’usage du tabac et des spiritueux.

il y avait dans les yeux bruns de cet homme une bonne humeur à l’épreuve des pires événements ; une malice sournoise et une gaieté communicative que les glaces de l’établissement se renvoyaient et multipliaient, peuplant ainsi la boutique d’une foule de physionomies hilares, qui égayaient la vulgarité du décor.

— Vinaigre ou alcool ? interrogea de nouveau l’organe monotone du garçon.

— Alcool ! Alcool ! fit l’archange… Ne vous trompez pas. Le vinaigre est contraire à mon tempérament, mais l’alcool m’a toujours réussi. Il y a des gens qui appellent cela un produit nocif parce qu’ils en ignorent les facultés. L’alcool, c’est tout ce qu’il y a de meilleur comme antiseptique et reconstituant hygiénique, à preuve que les médecins prétendaient que j’étais un cas supérieurement curieux d’alcoolique invertébré…

— Invétéré, rectifia doucement le garçon de sa voix anémique.

— Parfaitement, invertébré et récidiviste, destiné à mourir subitement de concussion lente ou de consomption spontanée. On m’avait même entreposé pour cela dans une clinique espécialement consacrée à cet usage destructif. Je pourrai vous donner l’adresse, si vous avez dans votre famille un parent disposé à décéder sous les prescriptions morticoles et à faire son testament en votre faveur. Et vous-même…

— Je ne suis pas alcoolique, fit le garçon.

— Je le regrette, affirma le client. Moi, l’alcool qui devait causer ma mort, m’a tout simplement sauvé la vie[1]. Depuis ce moment, j’en consomme par propension naturelle et par reconnaissance hygiénique…

Il s’interrompit brusquement afin de sucer, sur sa moustache courte, quelques gouttes de liquide échappées au vaporisateur.

— En tous cas, ce n’est jamais celui que vous me versez sur le blair qui pourra servir de carburant national. C’est de la flotte garantie pur jus, que vous employez dans vos bouteilles ?…

— Il y a une lotion supérieure pour les clients qui en désirent, protesta le garçon, un peu vexé. Mais c’est un peu cher et j’ai cru…

Un coup de timbre de la dame caissière rappela vivement au subalterne la politesse et le tact professionnels.

Le client, d’ailleurs, ne semblait nullement mécontent.

— Je ne regarde pas à la dépense aujourd’hui, fit-il, en clignant de l’œil mystérieusement à un gros monsieur tassé sur la banquette, où les patients attendaient leur tour. Donnez-moi ce que vous avez de mieux comme parfum odorigène. J’ai des raisons pour exhaler des odeurs suaves.

Il parlait avec une telle autorité que le garçon s’empressa d’aller choisir, dans la vitrine, une lotion de luxe contenue dans un flacon indéfloré.

Le client, débarrassé de son peignoir et de sa serviette, contemplait avec complaisance, dans une des glaces, son visage rasé de frais et passait l’envers de sa main droite sur ses joues pour en éprouver le velouté.

— À la bonne heure, fit-il. Vous avez la main légère. Je n’ai connu simplement dans ma vie qu’un merlan capable de raser les gens aussi près. Il est vrai que c’était un merlan politique, entraîné à cet exercice de corps par la fréquentation de ses victimes, qui étaient tous sénateurs inamovibles. Vous avez peut-être entendu parler de lui. Il se nommait Pyrogène Tocksin et avait sa boutique rue de Tournon.

Sans remarquer le geste de dénégation du garçon, il continua :

— C’était un homme supérieurement bien élevé, qui connaissait les usages élégants encore mieux que la baronne Taf, qui a inventé la politesse et reconstitué le savoir-vivre détérioré par les Américains, si vous l’auriez vu, en smokinge, quand il se rendait à l’Élysée couper les cheveux à Doumergue…

Il s’arrêta une seconde pour se considérer de profil, et ajouta :

— On dit que je lui ressemble.

— À qui ? murmura le garçon neurasthénique.

— À Doumergue. Vous avez peut-être vu son portrait ? Eh bien, j’ai été pris pour lui pendant une chasse à Rambouillet, où j’avais été convoqué personnellement à cause de mes fonctions officielles[2].

Cette fois, le gros monsieur, sur la banquette, leva un œil effaré sur le singulier client dont les révélations imprévues éclataient, dans le silence de la paisible boutique, comme des pétards dans la sacristie d’une église.

La caissière, elle-même, abandonna le calcul mental des points de sa tapisserie pour considérer le narrateur, qui lui adressa un sourire.

— Ma vie est un roman, fit-il en s’efforçant de s’accouder, avec un geste supérieurement littéraire, sur le dossier du fauteuil d’opération.

Le dossier céda sous la pression et s’enfonça brusquement. Cela détruisit un instant l’équilibre de l’orateur, sans désarçonner son éloquence.

— J’ai eu une existence mouvementée, des altitudes, des dépressions, des vicissitudes et des anormalies comme le chemin de fer de Luna-Park. Je pourrais écrire mes mémoires comme Cagliostro ou Madame de Sévigné. Mes péripéties suffiraient à remplir des volumes et si je vous racontais mes inventaires…

— Avatars, souffla encore le garçon, dans un jet de vaporisateur.

— Je préfère demeurer homonyme et inconnu, à cause des gens que cela pourrait compromettre, continua le remuant personnage. Cependant, j’ai connu tour à tour la paille humide des prisons et la moleskine des ministères ; j’ai été inculpé d’assassinat…

— Hein ? sursauta la caissière, abasourdie.

— Oui, et cela m’aurait rendu célèbre, acheva avec philosophie le singulier petit homme. Un crime, c’est un moyen de publicité plus épatant qu’un service rendu à l’humanité. Mais j’ai été malheureusement convaincu d’innocence et relaché avant d’être guillotiné. Cela a interrompu ma notoriété. Et pourtant j’ai occupé, néanmoins, des situations honorablement équivoques dans la société des hommes d’État. La politique n’a plus de secrets pour moi.

Il soupira avec mélancolie et affirma :

— Trois passions ont occupé ma vie : Mes courses, les bistros…

Il s’arrêta, comme un ténor qui escompte un effet scénique

— Et les femmes ! fit-il aimablement, en enveloppant la Junon du Comptoir d’un irrésistible sourire.

La Junon du Comptoir rougit un peu. L’œil du singulier client la détaillait avec une insistance à laquelle les abonnés du magasin ne l’avaient point habituée. Cette muette flatterie fouetta son apathique somnolence.

— Donnez donc un coup de brosse à monsieur, dit-elle au garçon mélancolique. C’est sept francs soixante-quinze, à cause de la friction, monsieur.

— Je ne les regrette pas, dit le Don Juan en posant sur le comptoir un billet de cent francs fort crasseux. Les femmes, sauf la mienne, qui n’avait de sa corporation que les attributs extérieurs…

— Vous êtes marié ? demanda avec intérêt la préposée à la comptabilité.

— Oui et non, fit avec mélancolie le romanesque personnage. Ugénie est partie il y a trois mois pour un monde meilleur.

— Ah ! mon Dieu !

— Ne vous en faites pas pour elle ! Elle n’est pas morte ! Elle possède une santé trop supérieurement constituée pour se décider à me débarrasser des embêtements que sa présence m’a toujours causés. D’ailleurs, elle est immortelle et imperturbable comme M. Paul Bourget, M. Henri Bordeaux et un tas d’autres protubérances de même sesque… Ugénie est de plus membre perpétuel de l’Académie française des Concierges, accusa-t-il d’un air détaché.

Cette fois, le garçon neurasthénique s’intéressa à la Conversation.

— Votre femme est donc homme de lettres ? fit-il.

— C’est une femme susceptible de tout, continua le singulier client. C’est pourquoi l’Amérique, qui est une nation essentiellement pratique et commerciale, lui a offert une situation photogénique à Los-Angelès, qui est la capitale des phénomènes.

— Vous auriez pu l’accompagner, insinua la caissière.

— En Amérique ! Une nation qui à institué la Prostitution des Alcools ! Vous n’y songez pas. Je suis un produit essentiellement français, et si je m’exporte à l’étranger, ce ne sera pas dans un pays sec. La France me suffit jusqu’à présent. Je l’ai défendue pendant la guerre et administrée pendant la paix. J’y ai été aimé par une colonelle de spahis et par une débitante de tabacs. C’est des souvenirs qu’on n’emporte pas avec la semelle de ses souliers… et puis j’ai des raisons pour demeurer à Paname !

Il soupira avec une expression sentimentale. Depuis quelques instants, il semblait chercher quelque chose dans la boutique. Ce n’était point son chapeau de paille, qu’il avait remis sur sa tête, ni sa monnaie, qu’il avait réintégrée dans sa poche. C’était un objet moins prosaïque.

— Mes fleurs ? Où sont passées mes fleurs ? murmurait-il.

— Vous avez égaré un paquet ? demanda la Caissière, qui poussa l’amabilité jusqu’à se lever à moitié hors de son comptoir.

— Oui ! J’avais déposé sur une chaise trois œillets roses et une branche de lilas blanc. La chaise est encore à sa place, mais les fleurs rares ont disparu… Oh !

— Quoi ! fit le garçon perruquier.

— Il y a monsieur qui est assis dessus, continua le singulier petit homme avec une expansion d’horreur. je me demande comment on peut engraisser de la sorte pour posséder un fond de culotte qui envahit les objets d’art. Quand on a besoin de deux chaises pour y déposer son excédent, on paie un supplément avant de s’asseoir. Je vous prie de vous lever… paquet !

— Hein ? fit le gros homme, ahuri.

— Ne faites pas l’idiot, hurla le singulier client. Lorsqu’on est atteint d’obscénité et de corpulence abusive, on prend garde aux endroits où l’on dépose son derrière. Des pneumatiques comme les vôtres, c’est pas fait pour couver des fleurs. Rendez-moi mon bouquet, s’il en reste.

Tous les naturalistes assurent que le rugissement du tigre laisse indifférent l’éléphant, mais que l’aboiement d’un roquet suffit à effarer la grosse bête. L’homme corpulent ne fit pas exception à la règle et se leva avec tout l’empressement que lui permettait son ampleur.

— Je vous demande mille fois pardon, monsieur.

— C’est du propre ! grogne le roquet en exhibant, comme pièce justificative, un paquet oblong, enveloppé dans un journal et lamentablement aplati par le poids du rouleau compresseur qui l’avait opprimé vingt minutes.

— Quel dommage ! fit la caissière. De si jolies fleurs !

Le garçon aidait de son mieux la victime à réparer le désastre.

Le lilas blanc n’avait pas résisté, mais les œillets étaient encore présentables.

— Monsieur, déclara l’auteur de l’accident, si je pouvais personnellement remplacer…

— Remplacer du lilas blanc ? Vous ne vous êtes pas regardé. Et si vous croyez qu’un ballot de votre catégorie est un cadeau à offrir à une poule, c’est que vous avez des visions.

Le mot piqua au vif le gros monsieur, qui se congestionna beaucoup.

— Mais, parvint-il à articuler après quelques efforts convulsifs, je… vous m’insultez… et pourtant je ne vous connais pas. J’ignore totalement qui vous êtes.

— Évidemment, ricana le singulier client, en offrant ses fleurs écrasées au vaporisateur du garçon, afin de tâcher de leur restituer le parfum qu’elles avaient perdu. Vous ignorez mon état civil, parce que j’ai la modestie du vrai mérite et que je n’aime pas m’exhiber tout nu sur les murs, comme votre frère le Bébé Cadum. Cependant, si vous désirez m’adresser le montant de mes fleurs par mandat ou chèque postal, voici mon adresse et mon nom.

Il avait tiré une carte de visite fort sale de la poche de son gilet. Il la tendit au garçon coiffeur, salua la caissière et sortit.

Sur sa banquette, le gros homme avait repris son attitude de Bouddha somnolent.

Mais la dame comptable et le garçon se précipitaient sur la carte du singulier client et lisaient avec étonnement :

Alfred Bicard,
Dit le Bouif,
Ex Limonadier du Palais-Bourbon,
Ancien Ministre
.
  1. Voir : La Résurrection du Bouif (Ferenczi, éditeurs).
  2. Voir : Le Bistro de la Chambre (Ferenczi, éditeurs).