Paris, Maisonneuve et Ch. Leclerc (p. 14-21).


CHAPITRE DEUXIÈME
jô-jitsou-shû. — Secte satya-sidddhi-çâstra.
I. Doctrine de cette secte

Le livre principal de cette secte est intitulé le Satya-sidddhi-çâstra. (Jô-jitsou-ron), littéralement « livre de la perfection de la vérité ».

Ce livre contient un choix d’interprétations de la doctrine orthodoxe tirées des Trois Corbeilles (Tripiṭaka ; San-zô) de la doctrine Hinayâna prêchée par le Tathâgata. Il fut composé par un Indien nommé Harivarman (Ka-ri-batsou-ma) disciple de Kumârila-bhaṭṭa (Kou-ma-rada) de l’école Sarvâstivâda (Ou-bu). Harivarman vivait environ neuf siècles après le Bouddha ; mécontent de l’interprétation étroite de son maître, il choisit des interprétations les plus larges et les plus admissibles données dans les différentes écoles du Hînayâna. Cependant on ne voit pas à quelle école se rattache son système, qui paraît donc original. Pourtant quelques-uns considèrent Harivarman comme un adepte des Bahuçrutikas (Tamon-bu) ; d’autres, des Sautrântikas (Kyô-bu) ; d’autres encore, des Dharmaguptas (Don-mou-tokou-bu), ou Mahîçâsakas (Ké-ji-bu), mais sans pouvoir en donner la preuve.

Ainsi il faut donc considérer le livre comme indépendant et comme une tentative éclectique qui chercha à unir tout ce qu’il y avait de meilleur dans chacune des écoles du Hînayâna. Ten-daï, Ka-jô et Kumârajîva (Ra-jû) s’accordent tous trois à rattacher le Çâstra de cette secte au Hînayâna ; Hô-oun, Thi-zô et Mon-bin qui sont appelés les trois grands maîtres et qui vivaient sous la dynastie des Ryô (502-557) le rattachent au Mahâyâna. Ces opinions pèchent peut-être l’une et l’autre par excès. Le grand maître de l’école Vinaya, Nan-zan, dit que la doctrine du Çâstra est le Hînayâna ; mais que ses interprétations sont aussi applicables au Mahâyâna. Cette critique semble juste. La science de l’auteur du Çastra était si claire qu’il était capable d’expliquer l’idée profonde du Tripitaka et d’exprimer le caractère faux de toute connaissance humaine.

Parmi les théories de toutes les écoles du Hînayâna renfermées dans le Satya-siddhi-Çâstra, la meilleure est celle des deux espèces de néant ou non-réalité et des deux espèces de méditation pour comprendre les deux néants. La première méditation sur le néant du moi consiste à se dire : « Comme une bouteille vide ne renferme rien, de même il n’y a pas dans les agrégats[1] (Skandhas) d’être appelé le moi (Âtman). » Voilà la méditation sur le néant ou non-réalité du moi.

La seconde est la Méditation sur le néant des Dharmas : « Comme la substance de la bouteille elle-même n’existe pas en soi, de même les Dharmas nommés cinq skandhas n’existent que de nom » ; voilà la Méditation sur les Dharmas.

Telles sont les deux espèces de néant exposées par ce Çastra ; aucune autre école du Hînayâna n’en a donné une meilleure interprétation. Pour parvenir à une intelligence exacte des deux néants, il n’est pas besoin d’écarter les obstacles connus sous le nom technique de Shothi-sho (Jneyâvaraṇa), c’est-à-dire « voile de ce qu’il faut connaître ». Il suffit, pour comprendre les deux néants, d’écarter les obstacles connus sous le nom de Bon-nô-sho (Kleçâvaraṇa), c’est-à-dire « obstacles causés par les passions », et qui proviennent de la vue et de la pensée. C’est là que réside la différence entre le Mahâyâna et le Hînayâna.

Dans l’école Sarvâstivâda (Ou-bu) seul le moi est illusoire ; mais les Dharmas sont réels ; par conséquent la doctrine de cette école enseigne que trois états de l’existence (passé, présent, futur) sont réels, et que la nature des Dharmas existe constamment. Mais la doctrine du Satya-siddhi-Çâstra enseigne le néant du moi et des Dharmas.

Elle affirme que le passé et l’avenir ne sont point réels et que l’état présent des choses existe seul, comme s’il était réel ; chaque chose à la fois est et n’est pas ; car l’état véritable des choses change constamment, étant détruit aussitôt que produit par chaque instant (Kshaṇa ; Setsou-na). L’état des choses ressemble au cercle de feu qui se produit quand on fait tourner rapidement un bout de corde allumée ; on l’appelle le « phénomène continuel » (So-zokou-ké). Celles qui sont produites par certaines causes et combinaisons de circonstances, on les appelle des « phénomènes contingents » (In-jô-ké). Les noms de choses sont fondés sur le rapport de ceci et cela ; c’est ce qu’on appelle le « phénomène relatif » (So-daï-ké). Toutes les choses sont phénoménales et illusoires, de même que les bulles sont vides et fugitives.

Ce qu’on appelle le « néant de l’être », c’est cette conception, à savoir : l’être vivant est néant, en raison des trois espèces de phénoménalités que nous avons énumérées ci-dessus ; mais il n’en est pas de même sur ce sujet de l’opinion de l’école Abhidharma, parce que dans cette école, le « moi » n’est nié que relativement aux Skandhas. Les gens ignorants et hérétiques qui ne connaissent pas ces deux espèces de néant : celui du moi et celui des Dharmas, et qui ont l’idée fausse de la vue et de la pensée, souffrent la misère de la transmigration. Si l’on comprend bien la conception des deux espèces de néant, et qu’on pratique la méditation sur l’une et l’autre, toutes les passions seront guéries.

Ce néant de deux espèces est, à proprement parler, analytique, car il se fonde sur la doctrine des trois phénoménalités qui réduit le moi et les Dharmas à un infiniment petit. Il s’oppose ainsi au néant pour ainsi dire synthétique du Mahâyâna, où la chose contingente est elle-même le néant.

Il est exposé dans le Çâstra que l’on peut obtenir l’illumination par une seule vérité (Satya ; Taï), à savoir : la « destruction des souffrances » (Nirodha ; Metsou) ; c’est la troisième des quatre vérités sacrées[2] (Aryasatyâni ; Shi-sô-taï). Cette doctrine diffère de celle de l’école Abhidharma, qui dit que les trois Yânas ou véhicules : Çrâvakas, Pratyekabuddhas et Bodhisattvas voient la vérité de la même manière, et qu’ils atteignent le grand chemin par l’intelligence des quatre vérités.

Ainsi il y a deux manières de définir le titre du Satya-siddhi-Çâstra (Jô-jitsou-ron), c’est-à-dire « livre de la perfection de la vérité ». Il est appelé ainsi :

1o  Ou bien parce qu’il expose parfaitement l’idée principale des deux espèces de néant ;

2o  Ou bien parce qu’il explique la réalité des quatre vérités.

C’est là une simple esquisse de la doctrine.

II. Histoire de la secte.

D’après le Kai-gen-roku, catalogue des livres bouddhiques, compilé à l’époque de Kai-gen en 730, Kumârajîva traduisit le Çâstra de cette école sous la dynastie des Shin de la famille de Yô, 411-412. Mais l’autre catalogue, nommé Naï-den-roku, composé environ en 667, avance la date de la traduction de cinq ans, 406. Le Çâstra est divisé en seize livres de deux cent deux chapitres. Quand la traduction en fut faite, Kumârajîva ordonna à son disciple Sô-eï de le lire ; tous ses disciples, au nombre de trois mille, l’étudièrent et l’expliquèrent partout. Sous la dynastie de , 420-479, Sô-dô et Dô-kû composèrent l’un et l’autre un commentaire sur ce Çâstra, et les trois grands maîtres déjà cités plus haut enseignèrent la doctrine de cette école sous la dynastie de Ryô, 502-337. Hô-keï composa un autre commentaire sur ce Çâstra en vingt livres, sous la dynastie de Thin, 337-389. Cette doctrine fut florissante sous la dynastie des Zui, 589-618, dans la première période de la dynastie des , 618-907. Mais après le retour en Chine de Hiouen-Thsang, qui venait de faire son fameux voyage aux Indes, 629-643, la doctrine de l’école de Koucha et Hossô devint plus florissante en Chine.

Le Bouddhisme fut pour la première fois introduit de Corée au Japon en 552. Trente ans après naquit le prince impérial Shô-tokau, qui, à l’âge de raison, devint un grand propagateur du Bouddhisme. Il étudia la doctrine des écoles de San-ron et de Jô-jitsou, sous les prêtres coréens E-ji, Esô et Kwan-roku.

Dans ses commentaires sur les trois Sûtras Saddharma-puṇḍarîka (Hok-ké) Çrîmâlâ (Shô-man) et Vimala-kîrti-nirdeça (Yui-ma), le prince impérial suivit les explications de Kô-taku, qui était un maître de l’école de Jô-jitsou et aussi un propagateur de la doctrine du Mahâyâna. En 625, E-kwan vint de Corée au Japon. Comme Kwan-roku qui l’avait précédé d’un an au Japon, c’était un savant de l’école San-ron. Avant de partir de son pays pour le Japon, il était allé en Chine et y était devenu l’élève de Ka-jô, le fondateur de cette école.

La doctrine de l’école de Jô-jitsou fut ainsi apportée au Japon en même temps que celle de San-ron par Kwan-roku et E-kwan. C’est pour cette raison que l’école Jô-jitsou fut depuis considérée comme une branche du San-ron. Les disciples de cette école se servirent toujours d’un grand commentaire sur ce çâstra en seize livres, composé par le prêtre coréen Dô-zô. En outre, il y a deux autres commentaires : le Jô-jitsou-gui-shô en vingt-trois livres et le Jô-jitsou-gui-rin en deux livres. Les disciples du San-ron étudiaient spécialement le Jôjitsou-ron, parce que Kâ-jô, le fondateur de l’école de San-ron, réfute constamment la doctrine du Çâstra de Jô-jitsou dans ses ouvrages, afin de bien éclaircir l’idée du Mahâyâna sur le néant ou non-réalité.

Les deux écoles Kou-cha et Jô-jitsou ne sont jamais devenues indépendantes, celle-là étant une branche du Hossô et celle-ci du San-ron. Kou-kaï, Kau-bau Daï-shi, de la secte de Shin-gon, dit dans ses instructions testamentaires que ses successeurs doivent étudier les doctrines Hossô et San-ron. S’ils le firent, ils durent aussi connaître la doctrine Jô-jitsou. Alors qu’à présent l’école San-ron est presque éteinte, celle du Jô-jitsou ne pouvait continuer d’exister. Nous espérons qu’il y aura quelque personne qui se redonnera tout entière à cette étude, afin de comprendre plus clairement la distinction du Mahâyâna et du Hînayâna.


  1. Ceux qui constituent dans l’homme ce que nous appellerons le domaine de la connaissance de l’esprit.
  2. Ce sont : 1o  L’existence de la douleur (Duḥkha) ; 2o  la cause de la douleur (Samudaya) ; 3o  la cessation de la douleur (Nirodha) ; 4o  la voie qui conduit à cette suppression (Mârga).