Le Bossu — 5e partie
A. Dürr (p. 47-65).


IV

— Gascon et Normand. —


Ceci fut dit d’un ton allègre et gai. Ce diable de bossu semblait avoir le privilège de régler le diapason de l’humeur générale. Les roués qui entouraient Gonzague et Gonzague lui-même, tout à l’heure si sérieux, se prirent incontinent à rire.

— Ah ! ah ! fit le prince, le vent soufflait de chez nous ?

— Oui, monseigneur… j’accourus… dès le seuil j’ai senti que j’étais au bon endroit… je ne sais quel parfum a saisi mon cerveau… sans doute le parfum du noble et opulent plaisir… je me suis arrêté pour savourer cela… cela enivre, monseigneur : j’aime cela.

— Il n’est pas dégoûté, le seigneur Ésope ! s’écria Navailles.

— Quel connaisseur ! fit Oriol.

Le bossu le regarda en face.

— Vous qui portez des fardeaux, la nuit, dit-il à voix basse, vous comprendrez qu’on est capable de tout pour satisfaire un désir…

Oriol pâlit. Montaubert s’écria :

— Que veut-il dire ?…

— Expliquez-vous, l’ami ! ordonna Gonzague.

— Monseigneur, répliqua le bossu bonnement ; l’explication ne sera pas longue. Vous savez que j’ai eu l’honneur de quitter le Palais-Royal hier en même temps que vous… J’ai vu deux gentilshommes attelés à une civière ; ce n’est pas la coutume : j’ai pensé qu’ils étaient bien payés pour cela.

— Et sait-il… ? commença Oriol étourdiment :

— Ce qu’il y avait dans la litière ? interrompit le bossu, assurément… il y avait un vieux seigneur ivre à qui j’ai prêté plus tard le secours de mon bras pour regagner son hôtel.

Gonzague baissa les yeux et changea de couleur. Une expression de stupeur profonde se répandit sur tous les visages.

— Et savez-vous aussi ce qu’est devenu M. de Lagardère ? demanda Gonzague à voix basse.

— Gauthier Gendry a bonne lame et bonne poigne, répondit le bossu ; j’étais tout près de lui quand il a frappé… le coup était bien donné, j’y engage ma parole… ceux que vous avez envoyés à la découverte vous apprendront le reste…

— Ils tardent bien !…

— Il faut le temps !… maître Cocardasse et frère Passepoil…

— Vous les connaissez donc ?… interrompit Gonzague abasourdi.

— Monseigneur, je connais un peu tout le monde…

— Palsambleu ! l’ami !… Savez-vous que je n’aime pas beaucoup ceux qui connaissent tant de monde et tant de choses !

— Cela peut être dangereux, monseigneur, j’en conviens, repartit paisiblement le bossu ; mais cela peut servir aussi… Soyons juste… si je n’avais pas connu M. de Lagardère…

— Du diable si je me servirais de cet homme-là ! murmura Navailles derrière Gonzague.

Il croyait n’avoir point été entendu ; mais le bossu répondit :

— Vous auriez tort !

Tout le monde, du reste, partageait l’opinion de Navailles.

Gonzague hésitait. Le bossu poursuivit, comme s’il eût voulu jouer avec son irrésolution :

— Si l’on ne m’eût point interrompu, j’allais répondre d’avance à vos soupçons… Quand je m’arrêtai au seuil de votre maison, monseigneur, j’hésitais, moi aussi, je m’interrogeais, je doutais… C’était là le paradis… le paradis que je voulais… non point celui de l’Église, mais celui de Mahomet… toutes les délices réunies : les belles femmes et le bon vin : les nymphes auréolées de fleurs, le nectar couronné de mousse… Étais-je prêt à tout faire… tout… pour mériter l’entrée de cet éden voluptueux ?… pour abriter mon néant sous le pan de votre manteau de prince ? Avant d’entrer, je me suis demandé cela. Et je suis entré, monseigneur.

— Parce que tu te sentais prêt à tout ? interrogea Gonzague.

— À tout ! répondit le bossu résolûment.

— Vive Dieu ! quel furieux appétit de plaisirs et de noblesse !

— Voici quarante ans que je rêve !… mes désirs couvent sous des cheveux gris.

— Écoute… la noblesse peut s’acheter… demande à Oriol.

— Je ne veux point de la noblesse qui s’achète.

— Demande à Oriol aussi ce que pèse un nom.

Ésope II montra sa bosse d’un geste cynique :

— Un nom pèse-t-il autant que cela ?…

Puis il reprit d’un accent plus sérieux :

— Un nom… une bosse… deux fardeaux qui n’écrasent que les pauvres d’esprit… je suis un trop petit personnage pour être comparé à un financier d’importance comme M. Oriol… si son nom l’écrase, tant pis pour lui !… ma bosse ne me gêne pas… le maréchal de Luxembourg est bossu : l’ennemi a-t-il vu son dos à la bataille de Neerwinden ? le héros des comédies napolitaines, l’homme invincible à qui personne ne résiste, Pulcinella est bossu par derrière et par devant… Tyrtée était boiteux et bossu… bossu et boiteux était Vulcain, le forgeron de la foudre… Ésope, dont vous me donnez le nom glorieux, avait sa bosse qui était la sagesse… La bosse du géant Atlas était le monde… Sans placer la mienne au même niveau que toutes ces illustres bosses, je dis qu’elle vaut, au cours du jour, cinquante mille écus de rente… Que serais-je sans elle ? J’y tiens. Elle est d’or !

— Il y a du moins de l’esprit dedans, l’ami, dit Gonzague ; je te promets que tu seras gentilhomme.

— Grand merci, monseigneur… quand cela ?

— Peste ! fit-on, il est pressé !

— Il faut le temps, dit Gonzague.

— Ils ont dit vrai, répliqua le bossu ; je suis pressé… Monseigneur, excusez-moi… vous venez de me dire que vous n’aimiez pas les services gratuits… cela me met à l’aise pour réclamer mon salaire tout de suite.

— Tout de suite ! se récria le prince, mais c’est impossible !

— Permettez ! il ne s’agit plus de gentilhommerie !

Il se rapprocha, et d’un ton insinuant :

— Pas n’est besoin d’être gentilhomme pour s’asseoir… auprès de M. Oriol par exemple… au petit souper de cette nuit.

Tout le monde éclata de rire, excepté Oriol et le prince.

— Tu sais aussi cela ? dit ce dernier en fronçant le sourcil.

— Deux mots entendus par hasard, monseigneur…, murmura le bossu avec humilité.

Les autres criaient déjà :

— On soupe donc ? on soupe donc ?

— Ah ! prince ! fit le bossu d’un ton pénétré ; c’est le supplice de Tantale que j’endure !… une petite maison ! mais je la devine, avec ses issues dérobées, son jardin ombreux, ses boudoirs où le jour pénètre plus doux à travers les draperies discrètes… il y a des peintures aux plafonds : des nymphes et des Amours, des papillons et des roses… je vois le salon doré ! Je le vois, le salon des fêtes voluptueuses, tout plein de baisers, tout plein de sourires… je vois les girandoles ! Elles m’éblouissent !…

Il mit sa main au devant de ses yeux :

— Je vois des fleurs ; je respire leurs parfums… et qu’est-ce que cela auprès du vin exquis débordant de la coupe, tandis qu’un essaim de femmes adorables…

— Il est ivre déjà, dit Navailles, avant même d’être invité.

— C’est vrai, fit le bossu qui avait le front rouge et les yeux flamboyants comme un satyre, je suis ivre.

— Si monseigneur veut, glissa le gros Oriol à l’oreille de Gonzague, je préviendrai mademoiselle Nivelle.

— Elle est prévenue, répliqua le prince.

Et comme s’il eût voulu exalter encore l’extravagant caprice du bossu :

— Messieurs, ce n’est pas ici un souper comme les autres.

— Qu’y aura-t-il donc ?… Aurons-nous le czar ?

— Devinez ce que nous aurons.

— La comédie ?… M. Law ?… Les singes de la foire Saint-Germain ?

— Mieux que cela, messieurs !… renoncez-vous ?

— Nous renonçons, répondirent-ils tous à la fois.

— Il y aura une noce, dit Gonzague.

Le bossu tressaillit, mais on mit cela sur le compte de sa bonne envie.

— Une noce ! répéta-t-il en effet, les mains jointes et les yeux tournés ; une noce à la fin d’un petit souper !

— Une noce réelle, reprit Gonzague, un vrai mariage en grande cérémonie.

— Et qui marie-t-on ? fit l’assemblée d’une seule voix.

Le bossu retenait son souffle. Au moment où Gonzague allait répondre, Peyrolles parut sur le perron et s’écria :

— Vivat ! vivat ! voici enfin nos hommes !

Cocardasse et Passepoil étaient derrière lui, portant sur leurs visages cette fierté calme qui va bien aux hommes utiles.

— L’ami, dit Gonzague au bossu ; nous n’avons pas fini tous deux… ne vous éloignez pas.

— Je reste aux ordres de monseigneur, répondit Ésope II qui se dirigea vers sa niche.

Il songeait. Sa tête travaillait. Quand il eut franchi le seuil de sa niche et fermé la porte, il se laissa choir sur son matelas.

— Un mariage, murmura-t-il, un scandale… mais ce ne peut être une inutile parodie… cet homme ne fait rien sans but… qu’y a-t-il sous cette profanation ?… Sa trame m’échappe… et le temps presse…

Sa tête disparut entre ses mains crispées.

— Oh ! qu’il le veuille ou non, reprit-il avec une étrange énergie, je jure Dieu que je serai du souper !

— Eh bien ! eh bien ! quelles nouvelles ? criaient nos courtisans curieux.

Les histoires de Lagardère commençaient à les intéresser personnellement.

— Ces deux braves ne veulent parler qu’à monseigneur, répondit Peyrolles.

Cocardasse et Passepoil, reposés par une bonne journée de sommeil sur la table du cabaret de Venise, étaient frais comme des roses. Ils passèrent fièrement à travers les rangs des roués de bas ordre et vinrent droit à Gonzague qu’ils saluèrent avec la dignité folâtre de véritables maîtres en fait d’armes.

— Voyons, dit le prince, parlez vite.

Cocardasse et Passepoil se tournèrent l’un vers l’autre.

— À toi, mon noble ami, dit le Normand.

— Je n’en ferai rien, mon bon, répliqua le Gascon, à toi.

— Palsambleu, s’écria Gonzague, allez-vous nous tenir en suspens !

Ils commencèrent alors tous deux à la fois, d’une voix haute et avec volubilité.

— Monseigneur, pour mériter l’honorable confiance…

— La paix ! fit le prince étourdi, parlez chacun à votre tour !

Nouveau combat de politesse. Enfin Passepoil reprit :

— Comme étant le plus jeune et le moins élevé en grade, j’obéis à mon noble ami et je prends la parole… J’ai rempli ma mission avec bonheur, je commence par le dire… si j’ai été plus heureux que mon noble ami, cela ne dépend point de mon mérite…

Cocardasse souriait d’un air fier et caressait son énorme moustache.

Nous n’avons point oublié qu’il y avait défi de mensonge entre ces deux aimables coquins.

Avant de les voir lutter d’éloquence comme les Arcadiens de Virgile, nous devons dire qu’ils n’étaient point sans inquiétude. En sortant du cabaret de Venise, ils s’étaient rendus pour la seconde fois à la maison de la rue du Chantre.

Point de nouvelles de Lagardère.

Qu’était-il devenu ? Cocardasse et Passepoil étaient à ce sujet dans la plus complète ignorance.

— Soyez bref ! ordonna Gonzague.

— Concis et précis ! ajouta Navailles.

— Voici la chose en deux mots, dit frère Passepoil ; la vérité n’est jamais longue à exprimer… et ceux qui vont chercher midi à quatorze heures, c’est pour enjôler le monde… tel est mon avis… Si je pense ainsi, c’est que j’en ai sujet. L’expérience… mais ne nous embrouillons pas. Je suis donc sorti ce matin avec les ordres de monseigneur… mon noble ami et moi, nous nous sommes dit : Deux chances valent mieux qu’une, suivons chacun notre piste… En conséquence de quoi nous nous sommes séparés devant le marché des Innocents… Ce qu’a fait mon noble ami, je l’ignore… Moi, je me suis rendu au Palais-Royal où les ouvriers enlevaient déjà les décors de la fête. On ne parlait là que d’une chose. On avait trouvé une mare de sang entre la tente indienne et la petite loge du jardinier-concierge, maître le Bréant… Voilà donc qui est bon : j’étais sûr qu’un coup d’épée avait été donné… Je suis allé inspecter la mare de sang qui m’a paru raisonnable… Puis j’ai suivi une trace… ah ! ah ! il faut des yeux pour cela !… depuis la tente indienne jusqu’à la rue Saint-Honoré, en passant par le vestibule du pavillon de M. le régent… les valets me demandaient : L’ami, qu’as-tu perdu ?… Le portrait de ma maîtresse, répondais-je, et ils riaient comme de plats coquins qu’ils sont… si j’avais fait faire le portrait de toutes mes maîtresses, jarnicoton ! je payerais un fier loyer pour avoir où les mettre.

— Abrége ! dit Gonzague.

— Monseigneur, je fais de mon mieux… Voilà donc qui est bon… Dans la rue Saint-Honoré il passe tant de chevaux et de carrosses que la trace était effacée… je poussai droit à l’eau.

— Par où ? interrompit le prince.

— Par la rue de l’Oratoire, répondit Passepoil.

Gonzague et ses affidés échangèrent un regard. Si Passepoil eût parlé de la rue Pierre-Lescot, la folle aventure d’Oriol et de Montaubert étant désormais connue, il aurait perdu du coup toute créance.

Mais Lagardère avait bien pu descendre par la rue de l’Oratoire.

Frère Passepoil reprit ingénument :

— Je vous parle comme à mon confesseur, illustre prince… Les traces recommençaient rue de l’Oratoire, et je les ai pu suivre jusqu’à la rive du fleuve… Là, plus rien… cependant, il y avait des mariniers qui causaient… je me suis approché… l’un d’eux qui avait l’accent picard disait : Ils étaient trois ; le gentilhomme était blessé ; après lui avoir coupé sa bourse, ils l’ont jeté du haut de la berge du Louvre. Mes maîtres, ai-je demandé, s’il vous plaît, l’avez-vous vu ce gentilhomme ?… à quoi ils n’ont voulu répondre, pensant d’abord que j’étais une mouche de M. le lieutenant. Mais j’ai ajouté : Je suis de la maison de ce gentilhomme, qui se nomme M. de Saint-Saurin, natif de Brie et bon chrétien. Dieu ait son âme ! ont-ils fait alors : nous l’avons vu… — Comment était-il costumé, mes vrais amis ? — Il avait un masque noir sur la figure, et sur le corps un pourpoint de satin blanc.

Il y eut un murmure. On échangea des signes. Gonzague secoua la tête d’un air approbatif.

Maître Cocardasse junior conservait seul son sourire sceptique.

Il se disait :

— La caillou est un fin Normand, sandiéou !… mais as pas pur ! as pas pur ! notre tour va venir !

— Voilà donc qui est bon ! poursuivit Passepoil, encouragé par le succès de son conte ; si je ne m’exprime pas comme un homme de plume : mon métier est de tenir l’épée… et puis la présence de monseigneur m’intimide : je suis trop franc pour le cacher… mais enfin, la vérité est la vérité… fais ton devoir et moque-toi du qu’en dira-t-on !… Je descends le long du Louvre, je passe entre la rivière et les Tuileries jusqu’à la porte de la Conférence… Je suis le cours la Reine, la route de Billy, le halage de Passy ; je passe devant le Point-du-Jour et devant Sèvres… j’avais mon idée, vous allez voir… J’arrivai au pont de Saint-Cloud…

— Les filets !… murmura Oriol.

— Les filets, répéta Passepoil en clignant de l’œil ; monsieur a mis le doigt dessus.

— Pas mal ! pas mal ! se disait maître Cocardasse ; et nous finirons par faire quelque chose de c’ta couquin de Passepoil !

— Et qu’as tu trouvé dans les filets ? demanda Gonzague qui fronça le sourcil d’un air de doute.

Frère Passepoil déboutonna son justaucorps. — Cocardasse ouvrait de grands yeux. — Il ne s’attendait pas à cela.

Ce que Passepoil tira de son justaucorps, ce n’était pas dans les filets de Saint-Cloud qu’il l’avait trouvé. Il n’avait jamais vu les filets de Saint-Cloud. Alors, comme aujourd’hui, les filets de Saint-Cloud étaient peut-être une erreur populaire.

Ce que Passepoil tira de son pourpoint, il l’avait trouvé dans l’appartement particulier de Lagardère, lors de sa première visite, le matin de ce jour. Il avait pris cela sans aucun dessein arrêté, uniquement par la bonne habitude qu’il avait de ne rien laisser traîner.

Cocardasse ne s’en était seulement pas aperçu.

Ce n’était rien moins que le pourpoint de satin blanc, porté par Lagardère au bal du régent.

Passepoil l’avait trempé dans un seau d’eau, au cabaret de Venise

Il le tendit au prince de Gonzague, qui recula avec un mouvement d’horreur.

Chacun éprouva quelque chose de ce sentiment, car on reconnaissait parfaitement la dépouille de Lagardère.

— Monseigneur, dit Passepoil avec modestie, — le cadavre était trop lourd ; — je n’ai rapporté que cela !…

— Ah ! Capédébiou ! pensa Cocardasse, je n’ai qu’à me bien tenir !

— Et tu as vu le cadavre ? demanda M. de Peyrolles.

— Je vous prie, répondit frère Passepoil en se redressant, quels troupeaux avons-nous gardés ensemble ?… Je ne vous tutoie point… mettez de côté cette familiarité malséante… sauf le bon plaisir de monseigneur.

— Réponds à la question, dit Gonzague.

— L’eau est trouble et profonde, répliqua Passepoil ; à Dieu ne plaise que j’affirme un fait quand je n’ai point une complète certitude.

— Eh donc ! s’écria Cocardasse, je t’attendais là !… Si mon cousin avait menti, sandiéou ! je ne l’aurais revu de ma vie.

Il s’approcha du Normand et lui donna l’accolade chevaleresque en ajoutant :

— Mais tu n’as pas menti, ma Caillou !… Dieu va !… comment le cadavre serait-il aux filets de Saint-Cloud, puisque je viens de le voir à deux bonnes lieues de là, en terre ferme !

Passepoil baissa les yeux. — Tous les regards se tournèrent vers Cocardasse.

— Mon bon, reprit ce dernier en s’adressant toujours à son compagnon, monseigneur va me permettre de rendre un éclatant hommage à ta sincérité… les hommes tels que toi sont rares… et je suis fier de t’avoir pour frère d’armes…

— Laissez ! dit Gonzague en l’interrompant, je veux adresser une question à cet homme.

Il montrait Passepoil qui était debout devant lui, l’innocence et la candeur peintes sur le visage.

— Et ces deux hommes ? demanda le prince — les défenseurs de la jeune femme en domino rose ?…

— J’avoue, monseigneur, repartit Passepoil, que j’ai donné tout mon temps à l’autre affaire.

As pas pur ! fit Cocardasse junior en haussant légèrement les épaules, ne demandez pas à un bon garçon plus qu’il ne peut vous donner !… mon camarade Passepoil a fait ce qu’il a pu, eh donc, entends-tu, Passepoil ?… Je t’approuve hautement !… je suis content de toi, ma caillou !… mais je ne prétends pas dire que tu sois à ma hauteur !

— Vous avez fait mieux ? demanda Gonzague d’un air de défiance.

Oun’per poc ! monseigneur, comme disent ceux de Florence !… quand Cocardasse se mêle de chercher, sandiéou ! il trouve autre chose que des guenilles au fond de l’eau !…

— Voyons ce que tu as fait…

— D’abord, primo, j’ai causé avec les deux couquins, comme j’ai l’avantage de causer avec vous en ce moment… Secondo, deuxièmement, j’ai vu le corps…

— Tu en es sûr ? ne put s’empêcher de dire Gonzague.

— En vérité ! parlez ! — Parlez ! ajoutèrent les autres.

Cocardasse mit le poing sur la hanche.

— Procédons par ordre, dit-il ; j’ai l’amour de mon état… et ceux qui croient que le premier venu peut réussir dans notre partie, sont des écervelés… on peut être dans les bons comme le cousin Passepoil sans atteindre à mon niveau… il faut des dispositions naturelles, en plus de l’acquis et des connaissances spéciales ! de l’instinct, morbioux !… du coup d’œil !… du flair et l’oreille fine… bon pied, bon bras, cœur solide ! as pas pur ! nous avons tout cela, Dieu merci !… En quittant mon cher camarade au marché des Innocents, je me suis dit : Eh donc ! Cocardasse, mon trésor, réfléchis un peu, je te prie… où trouve-t-on les traîneurs de brette ?… À la taverne… Bien !… Je cherchais deux traîneurs de brette ; j’ai été de porte en porte… j’ai mis le nez partout… Connaissez-vous la Tête Noire, là-bas, rue Saint-Thomas ?… C’est toujours plein de ferraille… Vers deux heures, mes deux couquins sont sortis de la Tête Noire… Adieu, pays, j’ai dit… Eh ! bonjour, Cocardasse !… je les connais tous comme père et mère… Va bien !… je les ai menés sur la berge, de l’autre côté de Saint-Germain-l’Auxerrois, dans l’ancien fossé de l’abbaye… Nous avons causé oun’per poc en tierce et en quarte… Diou bon ! Ceux-là ne défendront plus personne, ni la nuit ni le jour !…

— Vous les avez mis hors de combat ? dit Gonzague qui ne comprenait point.

Cocardasse se fendit deux fois, faisant mine de détacher deux bottes à fond coup sur coup.

Puis il reprit sa posture grave et fière.

— Voilà ! dit-il effrontément ; ils n’étaient que deux… j’en ai, capédébiou ! avalé bien d’autres.