Le Bossu — 2e partie
A. Dürr (p. 81-101).


VIII

— La veuve de Nevers. —


Certes, on ne peut pas dire que ce noble hôtel de Lorraine fût prédestiné à devenir un tripot d’agioteurs ; cependant, il faut bien avouer qu’il était admirablement situé et disposé pour cela. Les trois faces du jardin, longeant les rues Quincampoix, Saint-Denis et Aubry-le-Boucher, fournissaient trois entrées précieuses. La première surtout valait en or le pesant des pierres de taille de son portail tout neuf.

Ce champ de foire n’était-il pas bien plus commode que la rue Quincampoix elle-même, toujours boueuse et bordée d’affreux bouges où l’on assassinait volontiers les traitants ?

Les jardins de Gonzague étaient évidemment destinés à détrôner la rue Quincampoix. Tout le monde prédisait cela, et par hasard, tout le monde avait raison.

On avait parlé du défunt bossu, Ésope Ier, pendant vingt-quatre heures. Un ancien soldat aux gardes, nommé Gruel, et surnommé la Baleine, avait essayé de prendre sa place. Mais la Baleine avait dix pieds entre tête et queue : c’était gênant.

La Baleine avait beau se baisser, son dos était toujours trop haut pour faire un pupitre commode.

Seulement, la Baleine avait annoncé franchement qu’elle dévorerait tout Jonas qui lui ferait concurrence. Cette menace arrêtait tous les bossus de la capitale.

La Baleine était de taille et de vigueur à les avaler tous les uns après les autres.

Ce n’était pas un garçon méchant que ce la Baleine, mais il buvait six ou huit pots de vin par jour, et le vin était cher en cette année 1717.

Quand notre bossu, adjudicataire de la niche, vint prendre possession de son domaine, on rit beaucoup dans les jardins de Nevers. Toute la rue Quincampoix vint le voir. On le baptisa du premier coup Ésope II, et son dos à gibbosité parfaitement confortable, eut un succès fou.

Mais la Baleine gronda ; Médor aussi.

La Baleine vit tout de suite dans Ésope II un rival vainqueur. Comme Médor était aussi maltraité que lui, ces deux grandes rancunes s’unirent entre elles ! La Baleine devint le protecteur de Médor, dont les longues dents se montraient de haut en bas, chaque fois qu’il voyait le nouveau possesseur de sa niche.

Tout ceci était gros d’événements tragiques. On ne douta pas un seul instant que le bossu ne fût destiné à devenir la pâture de la Baleine.

En conséquence, pour se conformer aux traditions bibliques, on lui donna le second sobriquet de Jonas.

Personne ne savait son vrai nom. C’était Ésope II, dit Jonas.

Bien des gens, droits sur leur échine, n’ont pas une si longue étiquette.

Il n’y avait pourtant rien de trop. Ésope était bossu ; le cétacé mangea Jonas : Ésope II, dit Jonas, exprimait d’une façon élégante et précise l’idée d’un bossu digéré par une baleine. C’était toute une biographie.

Ésope II ne semblait point s’inquiéter beaucoup du sort affreux qui l’attendait. Il avait pris possession de sa niche et l’avait meublée fort proprement d’un petit banc et d’un coffre. À tout prendre, Diogène, dans son tonneau, qui était une amphore, n’était pas encore si bien logé.

Et Diogène avait cinq pieds six pouces, au dire de tous les historiens.

Ésope II ceignit ses reins d’une corde à laquelle pendait un bon sac de grosse toile. Il acheta une planche, une écritoire et des plumes. Son fonds était monté.

Quand il voyait un marché près de se conclure, il s’approchait discrètement, — tout à fait comme Ésope Ier, son regrettable prédécesseur. Il mouillait d’encre sa plume et attendait.

Le marché conclu, il présentait la planche et l’écritoire ornée de plumes.

On mettait la planche sur sa bosse, les titres sur la planche, et on signait aussi commodément que dans l’échoppe d’un écrivain public.

Cela fait, Ésope II reprenait son écritoire d’une main, sa planche de l’autre. — La planche servait de sébile et recevait l’offrande, qui, finalement, s’en allait dans le sac de grosse toile.

Il n’y avait point de tarif. Ésope II, à l’exemple de son modèle, recevait tout, excepté la monnaie de cuivre. — Mais connaissait-on le cuivre, rue Quincampoix ?

Le cuivre, en ce temps bienheureux, ne servait plus qu’à faire du vert-de-gris pour empoisonner les oncles riches.

Ésope II était là depuis dix heures du matin. Vers une heure après midi, il appela un des nombreux marchands de viande froide qui allaient et venaient dans cette foire au papier. Il acheta un bon pain à la croûte dorée, une poularde qui faisait plaisir à voir et une bouteille de Chambertin.

Que voulez-vous ! Il voyait que le métier marchait. — Son devancier n’aurait pas fait cela.

Ésope II s’assit sur son petit banc, étala ses vivres sur son coffre et dîna magistralement à la face des spectateurs qui attendaient son bon plaisir.

Les pupitres vivants ont ce désavantage : c’est qu’ils dînent.

Mais voyez l’engouement ! on fit queue à la porte de la niche et personne ne s’avisa d’emprunter le grand dos de la Baleine. Le géant, obligé de boire à crédit, buvait double. Il poussait des rugissements, et Médor, son affidé, grinçait des dents avec rage.

— Holà ! Jonas ! criait-on de toutes parts ; — as-tu bientôt fini de dîner ?

Jonas était bon prince ; il renvoyait à la Baleine. Mais on voulait Jonas.

C’était plaisir que de signer sur sa bosse. On eût signé pour signer, tant Jonas y mettait de bonne grâce.

Et puis, il n’avait pas la langue dans sa poche. Ces bossus, vous savez, ont tant d’esprit ! On citait déjà ses bons mots.

Aussi, la Baleine le guettait.

Quand il eut fini de dîner, il cria de sa petite voix aigrelette :

— Soldat, mon ami, veux-tu de mon poulet ?

La Baleine avait faim, mais la jalousie le tenait.

— Petit maraud, s’écria-t-il, tandis que Médor poussait des hurlements, — me prends-tu pour un mangeur de restes ?

— Alors envoie ton chien, soldat, repartit paisiblement Ésope II, et ne me dis pas d’injures.

— Ah ! tu veux mon chien ! rugit la Baleine, tu vas l’avoir ! tu vas l’avoir !

Il siffla et dit :

— Pille, Médor ! Pille !

Il y avait déjà cinq ou six jours que la Baleine exerçait dans les jardins de Nevers. D’ailleurs, il est de ces sympathies qui naissent à première vue. Médor et la Baleine s’entendaient.

Médor poussa un hurlement rauque et s’élança.

— Gare-toi, bossu ! crièrent les agioteurs.

Ésope II attendit le chien de pied ferme. Au moment où Médor allait rentrer dans son ancienne niche comme en pays conquis, Ésope II, saisissant son poulet par les deux pattes, lui en appliqua un maître coup sur le mufle.

Ô prodige ! Médor, au lieu de se fâcher, se mit à se lécher les babines. Sa langue allait de ci de là, cherchant les bribes de volaille qui restaient attachées à son poil.

Un large éclat de rire accueillit ce beau stratagème de guerre.

Cent voix crièrent à la fois :

— Bravo ! bossu, bravo !

— Médor ! gredin ! pille ! pille ! faisait de son côté le géant.

Mais le lâche Médor trahissait définitivement. Ésope II venait de l’acheter au prix d’une cuisse de son poulet, offerte à la volée.

Ce que voyant, le géant ne mit plus de bornes à sa fureur. Il se rua à son tour vers la niche.

— Ah ! Jonas ! pauvre Jonas ! cria le chœur des marchands.

Jonas sortit de sa niche et se mit en face de la Baleine qu’il regarda en riant.

La Baleine le prit par la nuque et l’enleva de terre. Jonas riait toujours.

Au moment où la Baleine allait le rejeter à terre, on vit Jonas se roidir, poser la pointe du pied sur le genou du colosse et rebondir comme un chat.

Personne n’aurait trop su dire comment cela se fit, tant le mouvement fut rapide. La chose certaine, c’est que Jonas était à califourchon sur le gros dos de la Baleine, — et qu’il riait encore.

Il y eut dans la foule un long murmure de satisfaction.

Ésope II dit tranquillement :

— Soldat, demande grâce ou je vais t’étrangler !

Le géant rugissant, écumant, ruant, faisait des efforts insensés pour dégager son cou. Ésope II, voyant qu’on ne lui demandait point grâce, serra les genoux. Le géant tira la langue. On le vit devenir écarlate, puis bleuir : il paraît que ce bossu avait de vigoureux muscles.

Au bout de quelques secondes, la Baleine vomit un dernier blasphème et cria grâce d’une voix étranglée. — La foule trépigna.

Jonas lâcha prise aussitôt, sauta à terre lestement, jeta une pièce d’or sur les genoux du vaincu et courut chercher sa planche, ses plumes, son écritoire en disant gaiement :

— Allons, pratiques ! à la besogne !

Aurore de Caylus, veuve du duc de Nevers, femme du prince de Gonzague, était assise dans un haut fauteuil à dossier droit, en bois d’ébène comme l’ameublement entier de son oratoire. Elle portait le deuil sur elle et autour d’elle.

Son costume, simple jusqu’à l’austérité, allait bien à l’austère simplicité de sa retraite.

C’était une chambre à voûte carrée, dont les quatre pans encadraient un médaillon central, peint par Eustache Lesueur dans cette manière ascétique qui marque la deuxième époque de sa vie.

Les boiseries de chêne noir, sans dorures, avaient au centre de leurs panneaux de belles tapisseries représentant des sujets de piété.

Entre les deux croisées, un autel était dressé. — L’autel était en deuil, comme si le dernier office qu’on y avait célébré eût été la messe des morts.

Vis-à-vis de l’autel, était un portrait en pied du duc Philippe de Nevers à l’âge de vingt ans. Le portrait était signé Mignard. Le duc y avait son costume de colonel de hussards-Carignan. Autour du cadre se drapait un crêpe noir.

C’était un peu la retraite d’une veuve païenne, malgré les pieux emblèmes qui s’y montraient de toutes parts. Artémise, baptisée, eût rendu un culte moins éclatant au souvenir du roi Mausole. Le christianisme veut dans la douleur plus de résignation et moins d’emphase.

Mais il est si rare qu’on soit obligé d’adresser pareil reproche aux veuves ! — D’ailleurs, il ne faut pas perdre de vue la position particulière de la princesse qui avait cédé à la force en épousant M. de Gonzague. Ce deuil était comme un drapeau de séparation et de résistance.

Il y avait dix-huit ans qu’Aurore de Caylus était la femme de Gonzague. On peut dire qu’elle ne le connaissait pas. Elle n’avait jamais voulu ni le voir ni l’entendre.

Gonzague avait fait tout au monde pour obtenir un rapprochement. Il est certain que Gonzague l’avait aimée : peut-être l’aimait-il encore, à sa manière. Il avait grande opinion de lui-même et avec raison. Il pensait, tant il était sûr de son éloquence, que si une fois la princesse consentait à l’écouter, il sortirait vainqueur de l’épreuve.

Mais la princesse, inflexible dans son désespoir, ne voulait point être consolée.

Elle était seule dans la vie. Elle se complaisait en cet abandon. Elle n’avait pas un ami, ni une confidente, — et le directeur de sa conscience lui-même n’avait que le secret de ses péchés.

C’était une femme fière et endurcie à souffrir. Un seul sentiment restait vivant dans ce cœur engourdi : l’amour maternel.

Elle aimait uniquement, passionnément le souvenir de sa fille.

La mémoire de Nevers était pour elle comme une religion. — La pensée de sa fille la ressuscitait et lui rendait de vagues rêves d’avenir.

Personne n’ignore l’influence profonde exercée sur notre être par les objets matériels. La princesse de Gonzague, toujours seule avec ses femmes qui avaient défense de lui parler, toujours entourée de tableaux muets et lugubres, était amoindrie dans son intelligence et dans sa sensibilité.

Elle disait parfois au prêtre qui la confessait :

— Je suis une morte.

C’était vrai ! La pauvre femme restait dans la vie comme un fantôme. Son existence ressemblait à un douloureux sommeil.

Le matin, quand elle se levait, ses femmes silencieuses procédaient à sa lugubre toilette, — puis sa lectrice ouvrait un livre de piété.

À neuf heures, le chapelain venait dire la messe des morts.

Tout le reste de la journée, elle restait assise, immobile, froide, seule !

Elle n’était pas sortie de l’hôtel une seule fois depuis son mariage.

Le monde l’avait crue folle. Peu s’en était fallu que la cour ne dressât un autel à Gonzague pour son dévouement conjugal. — Jamais, en effet, une plainte n’était tombée de la bouche de Gonzague.

Une fois la princesse dit à son confesseur qui lui voyait les yeux rougis par les larmes :

— J’ai rêvé que je revoyais ma fille… Elle n’était plus digne de s’appeler mademoiselle de Nevers.

— Et qu’avez-vous fait dans votre rêve ? demanda le prêtre.

La princesse, plus pâle qu’une morte et oppressée, répondit :

— J’ai fait ce que je ferais en réalité… Je l’ai chassée !

Elle fut plus triste et plus morne depuis ce moment, cette idée la poursuivait sans cesse.

Elle n’avait jamais cessé, cependant, de faire les plus actives recherches en France et à l’étranger. Gonzague avait toujours caisse ouverte pour les désirs de sa femme. Seulement, il s’arrangeait de manière que tout le monde fût dans le secret de ses générosités.

Au commencement, la princesse avait cédé plus d’une fois au besoin de s’épancher. On n’arrive pas tout de suite à cet austère courage qu’il faut pour pratiquer l’isolement complet. La princesse était trahie. Gonzague achetait à prix d’argent tout ce qui l’entourait.

Depuis des années, elle n’avait plus confiance qu’en Dieu.

Au commencement de la saison, son confesseur avait pourtant placé près d’elle une femme de son âge, veuve comme elle, qui lui inspirait de l’intérêt. Cette femme se nommait Madeleine Giraud. Elle était douce et dévouée.

La princesse avait fait choix d’elle pour l’attacher plus particulièrement à sa personne.

C’était Madeleine Giraud qui répondait maintenant à M. de Peyrolles, chargé deux fois par jour de venir chercher des nouvelles de la princesse, demander pour Gonzague la faveur de présenter ses hommages et annoncer que le couvert de madame la princesse était mis.

Nous connaissons la réponse quotidienne et uniforme de Madeleine :

— Madame la princesse remercie M. de Gonzague ; elle ne reçoit pas ; elle est trop souffrante pour se mettre à table.

Ce matin, Madeleine avait eu beaucoup d’ouvrage. Contre l’ordinaire, de nombreux visiteurs s’étaient présentés, demandant à être introduits auprès de la princesse. C’étaient tous gens graves et considérables : M. de Lamoignon, le chancelier d’Aguesseau, le cardinal de Lorraine, — MM. les ducs de Poix et de Montmorency Luxembourg, ses cousins, le prince de Monaco avec Valentinois son fils et bien d’autres.

Ils venaient tous la voir à l’occasion de ce solennel conseil de famille qui devait avoir lieu aujourd’hui même et dont ils étaient membres.

Sans s’être donné le mot, ils désiraient s’éclairer sur la situation présente de madame la princesse et savoir si elle n’avait point quelque grief secret contre le prince son époux.

La princesse refusa de les recevoir.

Un seul fut introduit, ce fut le vieux cardinal de Lorraine qui venait de la part du régent.

Philippe d’Orléans faisait dire à sa noble cousine que le souvenir de Nevers vivait toujours en lui. Tout ce qui pourrait être fait en faveur de la veuve de Nevers serait fait.

— Parlez, madame, acheva le cardinal ; — M. le régent vous appartient… Que voulez-vous ?

— Je ne veux rien, répondit Aurore de Caylus.

Le cardinal essaya de la sonder. Il provoqua ses confidences ou même ses plaintes. — Elle garda le silence obstinément.

Le cardinal sortit avec cette impression qu’il venait de voir une pauvre femme à demi folle.

Certes, ce Gonzague avait bien du mérite !

Le cardinal venait de prendre congé au moment où nous entrons dans l’oratoire de la princesse. Elle était immobile et morne, suivant son habitude. Ses yeux fixes n’avaient point de pensée. Vous eussiez dit une image de marbre.

Madeleine Giraud traversa la chambre sans qu’elle y prit garde.

Madeleine s’approcha du prie-Dieu qui était auprès de la princesse et y déposa un livre d’heures qu’elle tenait caché sous sa mante.

Puis elle vint se mettre devant sa maîtresse, les bras croisés sur sa poitrine, attendant une parole ou un ordre.

La princesse leva sur elle son regard et dit :

— D’où venez-vous, Madeleine ?

— De ma chambre, répondit celle-ci.

Les yeux de la princesse se baissèrent. — Elle s’était levée tout à l’heure pour saluer le cardinal. Par la fenêtre, elle avait vu Madeleine dans le jardin de l’hôtel, au milieu de la foule des agioteurs.

Madeleine, cependant, avait quelque chose à dire et n’osait point. C’était une bonne âme qui s’était prise d’une sincère et respectueuse pitié pour cette grande douleur.

— Madame la princesse, murmura-t-elle, — veut-elle me permettre de lui parler ?

Aurore de Caylus eut un souvenir amer et pensa :

— Encore une qu’on a payée pour me mentir !

Elle avait été trompée, si souvent !

— Parlez, ajouta-t-elle tout haut.

— Madame la princesse, reprit Madeleine ; — j’ai un enfant… c’est ma vie… je donnerais tout ce que je possède au monde, excepté mon fils, pour que vous soyez une heureuse mère comme moi.

La veuve de Nevers ne répondit point.

— Je suis bien pauvre, poursuivit Madeleine, — et avant les bontés de madame la princesse, mon petit Charles manquait souvent du nécessaire… Ah ! si je pouvais payer madame la princesse de tout ce qu’elle a fait pour moi !…

— Avez-vous besoin de quelque chose, Madeleine ?

— Non ! oh ! non ! s’écria celle-ci ; — il s’agit de vous, madame… rien que de vous !… Ce tribunal de famille…

— Je vous défends de me parler de cela, Madeleine.

— Madame ! s’écria celle-ci ; — ma chère maîtresse… quand vous devriez me chasser…

— Je vous chasserais, Madeleine !

— J’aurais fait mon devoir, madame… je vous aurai dit : — Ne voulez-vous point retrouver votre enfant ?

La princesse, tremblante et plus pâle, mit ses deux mains sur les bras de son fauteuil.

Elle se leva à demi. — Dans ce mouvement, son mouchoir tomba.

Madeleine se baissa rapidement pour le lui rendre. — La poche de son tablier rendit un son argentin.

La princesse fixa sur elle son regard froid et dur.

— Vous avez de l’or ! murmura-t-elle.

Puis, d’un geste qui n’appartenait ni à sa haute naissance, ni à la fierté réelle de son caractère, d’un geste de femme soupçonneuse qui veut savoir, elle plongea sa main vivement dans la poche de Madeleine.

Celle-ci joignit les mains en pleurant.

La princesse retira une poignée d’or : dix ou douze quadruples d’Espagne.

— M. de Gonzague arrive d’Espagne ! murmura-t-elle encore.

Madeleine se jeta à genoux.

— Madame ! madame ! s’écria-t-elle en pleurant ; — mon petit Charles étudiera grâce à cet or… celui qui me l’a donné vient aussi d’Espagne… Au nom de Dieu ! madame, ne me renvoyez qu’après m’avoir écoutée !

— Sortez ! ordonna la princesse.

Madeleine voulut supplier encore.

La princesse lui montra la porte d’un geste impérieux et répéta :

— Sortez !

Quand elle eut obéi, la princesse se laissa tomber sur son fauteuil. Ses deux mains blanches et maigres couvrirent son visage.

— J’allais aimer cette femme ! murmura-t-elle avec un frémissement d’effroi.

— Oh !… se reprit-elle, tandis que son visage exprimait l’angoisse profonde de l’isolement — personne !… personne !… faites, ô mon Dieu, que je ne me fie à personne !

Elle resta un instant ainsi, la figure couverte de ses mains, puis un sanglot souleva sa poitrine.

— Ma fille ! ma fille ! dit-elle d’un accent déchirant ; — sainte Vierge, je souhaite qu’elle soit morte… Au moins, près de vous, je la retrouverai.

Les accès violents étaient rares chez cette nature éteinte. Quand ils venaient, la pauvre femme restait longtemps brisée. Elle fut quelques minutes avant de pouvoir modérer ses sanglots.

Quand elle recouvra la voix, ce fut pour dire :

— La mort, mon Sauveur, donnez-moi la mort.

Puis, regardant le crucifix sur son autel :

— Seigneur Dieu ! n’ai-je pas assez souffert !… Combien de temps durera encore ce martyre ?…

Elle étendit les bras et de toute l’aspiration de son âme torturée :

— La mort ! Seigneur Jésus ! répéta-t-elle ; Christ saint, par vos plaies et par votre passion sur la croix… Vierge mère, par vos larmes !… La mort ! la mort ! la mort !

Ses bras lui tombèrent : ses paupières se fermèrent et elle tomba renversée sur le dossier de son fauteuil.

Un instant, on eût pu croire que le ciel clément l’avait exaucée, mais bientôt des tressaillements faibles agitèrent tout son corps. Ses mains crispées remuèrent.

Elle rouvrit les yeux et regarda le portrait de Nevers. Ses yeux restèrent secs et reprirent cette immobile fixité qui avait quelque chose d’effrayant.

Il y avait dans ce livre d’heures que Madeleine Giraud venait de poser sur le coin du prie-Dieu, une page où le volume s’ouvrait tout seul, tant l’habitude avait fatigué la reliure.

Cette page contenait la traduction française du psaume : Miserere mei, Domine. — La princesse de Gonzague le récitait plusieurs fois chaque jour.

Au bout d’un quart d’heure, elle étendit la main pour prendre le livre d’heures.

Le livre s’ouvrit à la page qui contenait le psaume.

Durant un instant, les yeux fatigués de la princesse regardèrent sans voir. — Mais tout à coup, elle tressaillit et poussa un cri.

Elle se frotta les yeux. — Elle promena son regard tout autour d’elle pour se bien convaincre qu’elle ne rêvait point.

— Le livre n’a pas bougé de là ! murmura-t-elle.

Si elle l’avait vu entre les mains de Madeleine, elle aurait cessé de croire au miracle.

Là elle crut à un miracle. — Sa riche taille se redressa de toute sa hauteur. L’éclair de ses yeux se ralluma. Elle fut belle comme aux jours de sa jeunesse.

Belle et fière, et forte !

Elle se mit à genoux devant le prie-Dieu.

Le livre ouvert était sous ses yeux. — Elle lut, pour la dixième fois, en marge du psaume, ces lignes tracées par une main inconnue, et faisant une sorte de réponse au premier verset qui dit :

« Ayez pitié de moi, Seigneur… »

L’écriture inconnue répondait :

« Dieu aura pitié, si vous avez foi… Ayez du courage pour défendre votre fille… Rendez vous au tribunal de famille, fussiez-vous malade et mourante… et souvenez-vous du signal convenu autrefois entre vous et Nevers ! »

— Sa devise !… balbutia Aurore de Caylus ; j’y suis.

— Mon enfant ! reprit-elle, les larmes aux yeux ; — ma fille !…

Puis avec éclat :

— Du courage !… pour la défendre… J’ai du courage… et je la défendrai !