Le Bonheur (Sully Prudhomme)/La Curiosité
VIII
LA CURIOSITÉ
Entends-tu ces enfants jouer dans la vallée ?
Ils ont pris dès l’aurore, en chantant, leur volée.
Écoute dans l’air rose et subtil du matin
Jusqu’à nous vibrer l’or de leur rire lointain.
Sur terre à leur insu pleures, c’est par le rire
Que les enfants ici font tous accueil au jour ;
Chacun d’eux épelant le bonheur à son tour
Sait lire dans les yeux et dans les cœurs écrire,
Sans maîtres, le poème éternel de l’amour !
Que ce soit leur unique et parfaite science !
Que, d’aimer, d’être aimés seulement curieux,
Ils laissent, dans leur humble et sage insouciance,
L’œuvre des éléments rester mystérieux !
Le monde a, tout entier, pour floraison la vie ;
Vivre, c’est échanger sans cesse avec autrui ;
L’amour est le suprême échange : c’est donc lui
Qui donne un sens au monde et qui le justifie !
A quoi bon, le regard péniblement tendu
Et le front consumé par de stériles fièvres,
Soumettre au froid scalpel le cher tissu des lèvres,
Quand le baiser donné nous est deux fois rendu ?
A quoi bon mesurer par des chiffres moroses
Le temps que met l’étoile à resplendir pour nous,
Quand nous la contemplons, les paupières mi-closes,
La tête pour coussins ayant deux chers genoux ?
Qu’une aveugle vibration.
Quand on a banni du rayon
Sa magie aux yeux coutumière ;
Pourquoi décolorer le ciel ?
Pourquoi ravir à la matière
Son mirage immatériel ?
Encore si l’esprit avide.
Déchirant le rideau d’azur.
Mais il n’y saisit que le vide,
Et, dans l’infini décevant,
De la cause l’appât perfide
L’égaré toujours plus avant.
Laissons l’Être voilé se teindre
Des illusions du regard ;
Ne touchons pas au léger fard
Dont nous le parons sans l’atteindre.
Il nous est donné d’être bons :
Tout aimer suffit pour éteindre
La soif de tout savoir : aimons !
Ah ! que cette parole à mon oreille est douce !
Ton génie avait affronté
Le mystère éternel qui toujours nous repousse,
Mais il s’est reconnu dompté.
Désormais tu remis à ton cœur ta pensée,
Et dupe, mais pour mieux sentir,
A l’aube qui sourit, par tes yeux nuancée,
Tu permis enfin de mentir,
Au parfum des gazons qui nous servent de couche
De mentir aussi pour ton bien,
Au cristal de ma voix, au velours de ma bouche,
De ne jamais t’enseigner rien !
Pardonne-moi, Stella ! (j’en ai porté la peine)
Mon oubli passager de la beauté sereine
Et des plaisirs exquis, du bonheur tendre et fin,
Tant rêvés sur la terre, et savourés enfin !
Pardonne cet oubli, nuage sans durée.
Ma joie est maintenant sans mélange, épurée
Des vestiges derniers de mon plus grand souci,
Le seul qui m’ait hanté, vivace encore, ici.
Quand, tiré de la tombe aux affreuses ténèbres,
Je quittai, radieux, mes vêtements funèbres,
Tout à l’enivrement de mes sens enchantés,
J’abandonnai mon âme entière aux voluptés,
A la surprise étrange et vague de renaître,
A la paix, qui d’abord inondèrent mon être.
Et surtout, dans tes bras, au bonheur sans rival
De posséder réel mon plus cher idéal !
La Nature à sentir m’occupait sans partage,
Et je n’exigeais d’elle, alors, pas davantage !
Mais l’homme avait en moi gardé le vieux levain
Du désir de savoir qu’elle amusait en vain :
J’interrogeai bientôt la coupe enchanteresse.
Le breuvage et la source où je puisais l’ivresse.
Tu sondais ton fatal problème,
L’œil fixe, errant seul, ayant l’air
D’un spectre rôdeur au fond blême.
Mon baiser ne pouvait bannir
Ta rêverie inquiétante ;
Et vaine, un soir, fut mon attente :
Je ne te vis point revenir.
Jusqu’à l’heure où notre ombre en s’effaçant s’allonge,
Au hasard devant moi j’avais tout droit marché
Du pas distrait d’un homme enfoncé dans le songe,
Sans voir poindre et blanchir le vrai longtemps cherché.
Dans ma mémoire obscure où gisait péle-méle
Des terrestres penseurs le peuple enseveli,
Évoquant les éclairs que leur œuvre recèle,
J’en consultais, de loin, le souvenir pâli.
Mais chacun d’eux dressait, ou superbe ou grossière,
Pour guider ma recherche une nouvelle tour,
Phare tremblant, amas de nue ou de poussière,
Que je voyais s’éteindre et crouler à son tour.
Le vent que fait chaque âge en sa fuite sonore
Dispersait sous mes yeux l’édifice léger ;
Après chaque lueur la nuit plus noire encore
Assombrissait l'abîme où je voulais plonger ;
Par ma sonde, pourtant si courte et si tôt lasse,
Je me flattais d’atteindre assez profondément
Pour toucher, sous les flots dont la figure passe,
L’inébranlable lit témoin de leur tourment.
Se fait chair pour souffrir et pour courber le dos,
Ne pouvais-tu goûter le céleste repos.
Libre, heureux, pur comme un archange ?
Je suis homme !… Tu sais comment me fut rendu
Ce repos que j’avais, en t’oubliant, perdu.
La brise fraîchissait, je relevai la tète.
L’astre qui règle ici le jour et la saison
Empourprait seulement le fil de l’horizon ;
Hn haut, inaugurant leur solennelle fête,
Les étoiles déjà scintillaient à foison.
J’étais au bord d’un lac dont l’eau plane et limpide
M’offrait dans son miroir ces sublimes foyers
Renversés et dans l’ombre à l’infini noyés,
Et je crus voir, du centre où la cause réside,
L’univers s’arrondir sur mon front, sous mes pieds.
Pendant que mon esprit, de l’un à l’autre pôle,
Pour arracher au ciel un cri révélateur,
Du sphinx éblouissant étreignait la grandeur,
Une main se posa sans bruit sur mon épaule.
La surprise rompit mon héroïque ardeur :
« Tu fais de ta pensée un téméraire usage.
Va ! le combat entre elle et Dieu n’est pas égal. »
Et, dans le mol éclat du jour zodiacal,
Q.Lii baignait de blancheur son buste et son visage,
Je reconnus, debout à mon côté, Pascal !
J’ai mille fois béni, je bénirai sans cesse
L’inespéré sauveur, le divin messager
Qui plaignait ta folie et t’en sut corriger,
Lui qui sait fuir l’orgueil non moins que la bassesse.
Aux secrets éternels sans révolte étranger.
Garde-toi d’usurper le lieu
D’où plonge, sans borne ni trêve
Et partout, le regard de Dieu.
Reporte le tien sur les roses ;
Sa lutte avec l’immensité,
L’origine et la fin des choses
N’aboutit qu’à la cécité.
« J’appliquais avant toi, jaloux de Dieu moi-même,
Ta misérable toise à tous les infinis,
Mais j’ai dû refermer sur l’Inconnu suprême
Mes yeux hallucinés, par le gouffre punis.
« Moins ténébreux que l’homme et moins contradictoire,
Le mystère chrétien ne m’a pas répugné,
Et dans le cœur saignant du Christ, avec ma gloire,
J’ai, tremblant, enfoui mon front mal résigné.
« Mais lorsque, ayant franchi la mort qui rassérène,
Pénétré de l’azur où je me ranimais,
J’eus très haut recouvré, dans la paix souveraine,
La native candeur de mon âme à jamais,
« Je ne ressentis plus la terrestre indigence
Qui l’affamait naguère et la décourageait ;
Ma calme volonté, ma saine intelligence
Ne poursuivirent plus l’inaccessible objet.
« J’avais compris, Faustus, que toute créature
A son partage utile et clair de vérité,
Mais qu’aux natures sœurs de sa propre nature
Le champ de son savoir est toujours limité.
« Comme la force aveugle ignore ce qui pense,
Comme la masse inerte ignore ce qui meut,
L’homme ignore à son tour la plus sublime essence,
Dieu, plus riche que lui, pouvant ce qu’il ne peut.
« Son cerveau pour domaine a les faits qui l’entourent
Il en devine l’ordre et les fidèles nœuds,
Il décrit les chemins que les astres parcourent,
Étant force lui-même et matière comme eux ;
« Mais ce domaine, l’Être infini le déborde,
Car il embrasse tout d’une étreinte qui fuit.
Sa profondeur échappe à l’ancre dont la corde
S’épuise, et qui sans mordre oscille dans la nuit.
« La Cause où la Nature entière est contenue
Outrepasse la sphère où l’homme est circonscrit ;
Elle est l’inabordable et dernière inconnue
Du problème imposé par le monde à l’esprit.
« L’homme, né pauvre et nu sur une terre avare,
Fut armé d’un génie apte à la féconder.
Mais cet humble génie à scruter Dieu s’égare
Et méconnaît sa tâche en le voulant sonder.
« Retourne auprès de ton amie,
Confie au berceau de ses bras
Ta raison malade endormie,
Et l’important, tu l’apprendras :
Le seul bien qui nous intéresse,
Crois-m’en, car je l’ai médité,
C’est le trésor de la tendresse,
Plus humain que la vérité. »
Ainsi parlait le maître, et l’ironie austère
Qiii parfois acérait ses lèvres sur la terre
En avait disparu, n’ayant plus à sévir.
Et mon esprit au sien se laissait asservir.
Était peu dur, car son clément dompteur
Le condamnait à lire un seul mot qui s’épelle
Dans un livre enchanteur.
Et m’abandonnant de son rôle
La douce part que j’exerce aujourd’hui.
Renvoyait simplement ton front à mon épaule
Comme au plus sur appui.
Certes, disciple ému de sa grande parole,
Je renonçai sur l’heure à l’entreprise folle,
Car cette tâche à l’homme est un trop lourd fardeau
De percer jusqu’à Dieu l’épaisseur du rideau :
Je respectai la cause éternelle et secrète ;
Mais, si chère que fût à mon cœur la retraite
Offerte à ma pensée au fond du tien, Stella,
Ma fîère ambition lentement s’immola.
Je cédai par raison, mais non par défaillance,
Disputant pied à pied mes droits à la science,
Comme un héros blessé s’éloigne à reculons
Pour mourir sans montrer au vainqueur les talons,
Et lui résiste encore et tâche à le pourfendre,
Et défend du terrain ce qu’il en peut défendre.
« Tes derniers mots m’ont fait sentir
O maitre, répondis-je, une morsure intime.
Le vif et soudain repentir
D’avoir de mon orgueil rendu l’amour victime.
« Je suivrai ton prudent conseil.
Mais apprends-moi, car l’âme a soif de sa lumière
Comme l’œil a soif de soleil.
Ce que tu sais, sinon la vérité première !
« Je me soumets sans murmurer
A l’ombre inéluctable, à la nuit nécessaire,
Ne laisse pas pour moi durer
Celle que ton génie écarte et qui m’enserre.
« Ternissant tout ce que je vois,
L’ignorance me pose une taie aux prunelles ;
Dévoile à ma raison les lois
Qui sont de l’Univers les beautés éternelles !
« Afin qu’au plein jour des sommets
Plus clairvoyant, sans brume et de haut, je contemple
Ma seule idole désormais,
Ma Stella, d’un regard plus profond et plus ample !… »
O sophiste ! A quoi bon, pour lire en l’être aimé,
D’autres rayons que ceux où l’amour vrai s’allume
Et dont le pur éclat dissipe toute brume,
Rayonnement du cœur dans les yeux exprimé ?
Pascal me répondit : « J’ai fait l’expérience.
Autrefois, de servir l’amour et la science,
Mais j’alternai d’abord ces deux cultes divers :
« De la beauté, ma séductrice,
Humble serf, je baisais les fers,
Et j’oubliais pour son caprice
Toutes les lois de l’Univers.
« Je ne consacrais pas ma veille,
Par un hommage injurieux,
A raisonner sur la merveille
De la grâce pour l’aimer mieux.
« Je n’imposais point à l’ovale
D’un jeune visage adoré
L’exacte ellipse pour rivale :
Le contour qui charme est sacré !
« Puis, quand j’enfonçais ma pensée
Dans un problème ténébreux,
La Vérité, ma fiancée,
M’avait seule pour amoureux,
« Et, toute à son œuvre jalouse,
La science chassait l’amour,
Car c’est l’esprit seul qu’elle épouse.
J’aimais et pensais tour à tour.
« Mais j’ai bientôt souffert de diviser mon âme.
A la fin j’ai voulu régénérer en moi
Le feu sacré du Beau, du Vrai, dans une flamme
Qui fût ensemble ardente et claire, dans la Foi !
« Alors, sacrifiant la chair idolâtrée
Au pain de la divine essence revêtu,
La création vaine à l’Éternel qui crée,
Mon génie au Credo, mes sens à la vertu,
« J’ai désespérément précipité mon doute
Dans ce brasier profond, brûlant et radieux,
Comme Empédocle osa, pour abréger la route,
Par un gouffre embrasé fuir au-devant des dieux !
« Mon génie est sorti de sa grande aventure
Renouvelé, serein, mesurant bien ici
Sa force et sa limite, oubliant la torture
De ce doute orageux qui l’avait obscurci.
« Il ne s’arrête plus sur l’essence divine,
Mais par un sage instinct s’y dérobe, pareil
A l’œil baigné de jour qui dans l’éther devine
Et ne regarde pas la face du soleil ;
« Averti désormais qu’il ne fait prisonnière
Que la vérité proche, éparse autour de lui,
Il en a recueilli la diffuse lumière
En un seul rayon blanc que je t’offre aujourd’hui.
« Mais ce présent ici n’est plus qu’un don futile
Et pour ton âme avide est d’un menteur attrait.
Ah ! le moindre cristal t’y serait plus utile :
Le jour en l’irisant du moins t’égayerait ;
« Tu pourrais y verser le vin que tu préfères
Et l’en remplir encore après l’avoir tout bu.
La vérité n’a pas l’éclat joyeux des verres,
Et l’esprit qu’elle inonde est à jamais repu.
« Tu verras s’écouler, procession rampante,
Les accidents poussés par le guide éternel,
Comme un fleuve qu’entraîne entre ses bords sa pente
Et dont l’eau vient du ciel, passe, et retourne au ciel,
« Et devant ce spectacle (oiseux et monotone,
Car tu n’as plus besoin, pour vivre, d’inventer
Ni d’apprendre, et plus rien de ce qu’on sait n’étonne)
Tu ne tarderas pas à t’en désenchanter.
« Ton cœur sans nul profit s’avoùra qu’il se prive,
Et ton front languira, désormais sans emploi ;
Tu laisseras ton être aller à la dérive,
Mêlé lui-même aux flots esclaves de leur loi ;
« Vers le grand réservoir qui les rend à leur source,
Roulant comme une paille au hasard de leur pli,
Tu laisseras glisser, au milieu de ta course,
Ton savoir dans le rêve et bientôt dans l’oubli. »
Le Maître a pour jamais scellé notre alliance :
Je lui dois ton entier retour !
Il avait éprouvé ce que vaut la science
Et ce que vaut l’amour,
Et qu’il n’est point en nous de souvenir qui reste
S’il ne peut au cœur s’imprimer,
Et que rien n’est dans l’homme entièrement céleste
Hors le pouvoir d’aimer.
Il voulait, en donnant à ma tendresse immense
Ton âme profonde à remplir,
L’ouvrir au seul bonheur qui toujours recommence
Pour toujours s’accomplir.
Il l’a tranquillisée. Ah ! que Dieu le lui rende !
Qu’en la paix d’un songe adouci
La sienne ait une sœur assez belle, assez grande
Pour la combler aussi !
« Si peu qu’à l’avenir la vérité m’importe,
Aujourd’hui de son temple entr’ouvre-moi la porte,
Lui répondis-je, après je la refermerai,
Mais je soupire au seuil de l’inconnu sacré.
Mes sens, mon cœur ont eu leur joie entière et pure ;
A son tour mon esprit réclame sa pâture :
Ouvre de ce beau temple à ses regards ravis.
Sinon le sanctuaire, au moins tout le parvis ! »
— « Par son ordre éternel la Nature est divine,
Reprit-il, c’est pourquoi la science confine
Par ses deux bouts au dogme aveugle, et c’est pourquoi
Euclide, malgré lui, fait des actes de foi.
La science à la nuit arrache par poignées
Des lois, confusément par les faits témoignées,
Puis, livrant leur mêlée au labeur du cerveau,
Par un examen lent, incessamment nouveau,
Les débrouille d’abord, les dégage de l’ombre,
Les éprouve, et réduit patiemment leur nombre.
Il n’en restera qu’une, objet simple et dernier,
Où le front du savant aspire à s’appuyer ;
Mais cet appui suppose une autre assise encore,
Le réel fondement qu’on sent et qu’on ignore,
L’Être qui par soi-même existe et se soutient,
Qui seul dure, à qui seul la puissance appartient.
Le connaître serait saisir la cause même,
Non la loi seulement, mais la raison suprême,
Non le plus haut rapport, mais l’Absolu, mais Dieu.
L’dme à travers le corps ne voit du jour qu’un peu,
Et ce peu, l’œil de chair ne le laisse, ici même,
Qu’effleurer le rideau du souverain problème.
Ah ! peut-être plus tard, plus haut encore… Mais
Le savoir accessible au monde où tu renais
T’est seul permis : écoute. » — Et je tendis l’oreille
Avec une ferveur anxieuse, pareille
A celle d’un amant dont l’espoir épirait
Sur des lèvres de vierge un hésitant arrêt.
Il t’a dit cette loi qui règle, universelle,
Même le vol du papillon,
Qui régit la matière en sa moindre parcelle,
La force en sa moindre action,
Qui prescrit leur caprice aux souffles de la vie
Comme aux masses leur choc fatal.
Et qui tient chaque chose, ame ou corps, asservie
Au ciel par son astre natal.
Il te l’a révélée, et maintenant à peine
Si tu t’en souviens dans mes bras.
Et comme ce duvet chassé par mon haleine.
Demain, Faustus, tu l’oubliras.
Mais je n’oublirai pas mon extase éphémère
Quand j’ai vu d’un seul nœud tous les effets s’unir,
Et, comme un océan que son poids seul tempère,
Sous une même loi tous leurs flots s’aplanir ;
Quand j’ai vu le concert durer dans ce qui change,
L’harmonie imposer un visage au chaos,
Quand la première fois j’ai joui sans mélange
De la beauté du monde absous de ses fléaux ;
Quand il me fut donné d’admirer l’art docile
Des atomes mêlés venant de toutes parts,
Choisis par l’Idéal, composer une argile
Qui devait sous ta forme enchanter mes regards !
Ils ne m’accuseront d’aucune ingratitude,
Mais leur oeuvre les a supplantés dans mon cœur
Heureux, j’en ai percé le secret sans étude,
Sans trouble j’en subis en toi l’attrait vainqueur.
Qui pour te vaincre est ma seule arme
Et que mon aveugle abandon
Te laisse goûter sans alarme.
C’est toi-même qui m’en fais don !
Ma beauté n’est que l’exemplaire
Du type, assorti pour te plaire,
Et ton propre regard m’éclaire
Du jour qui pour toi m’embellit ;
Je ne dois qu’à ton goût mes grâces.
Le long temps qu’à les voir tu passes
N’en use-t-il point la valeur ?
Ne se peut-il que tu t’en lasses,
Malgré leur immortelle fleur ? —
Comme pour écraser le doute à sa naissance
Faustus couvre soudain d’un baiser véhément
Les lèvres de Stella, les presse longuement,
Et l’épouse a pleuré, mais de reconnaissance.
Autour d’eux, tout à coup, de gais éclats de voix,
Des chants mêlés d’appels, s’élèvent à la fois :
Une bande d’enfants par les prés accourue
Pêle-méle à l’assaut de leurs genoux se rue ;
Les plus jeunes en font l’escalade à grands cris,
Pendant que les aînés vers le couple surpris
Tendent leurs bras chargés de lilas dont s’épanche,
En s’écroulant sur lui, l’odorante avalanche.
Il s’incline, accablé, sous le croissant amas,
Il y succombe, et rit, et ne discerne pas,
Tant le joyeux tumulte en agite les couches,
Les caresses des fleurs des caresses des bouches ;
Il se débat et sort de ce siège innocent
Avec un lit nouveau pour le soir qui descend.
O couples épargnés ! qui, sans péril ni honte,
Traversez humblement la terre, où l’on vous compte,
Seuls élus de l’amour, dont les cœurs, tout d’abord
Et pour toujours, ont mis leurs battements d’accord ;
Qui, de la jalousie ignorant les alarmes,
Jamais à vos baisers n’avez mêlé de larmes ;
Qui, loin des sols taris par les foules hantés,
Fuyez le pavé dur et l’or vil des cités
De peur que votre joie aux railleurs ne se montre,
Mais, connus du poète, allez à sa rencontre
Pour écouter sa voix pleine d’échos amis,
Dites-moi qu’aux vivants le bonheur est permis !
J’ai rêvé, grâce à vous, des nœuds inaltérables
Entre deux âmes sœurs, mais en des corps durables,
Sur un globe meilleur, propice à tous leurs vœux,
Qu’un soleil indulgent caresse de ses feux
Et tapisse de fleurs pour les pieds qui le foulent,
Terre où les horizons sans points noirs se déroulent.
Grâce à vous, ces amants se frayent des sentiers
Embaumés du parfum d’éternels églantiers
Dont nulle épine aux doigts n’a vendu les offrandes.
Tantôt, puisant l’ivresse à des sources plus grandes,
Ils montent voir de haut, dans un voyage ailé,
S’élargir la campagne, y luire, démêlé,
Le soyeux écheveau des fleuves, et leurs ondes
Rendre la neige altière au lit des mers profondes ;
Tantôt, abandonnant la conquête des airs
Pour le loisir, plus doux, dans les vallons plus chers,
Ils reviennent aux biens dont l’infini les sèvre,
Aux biens qu’on peut cueillir ou couver : rose ou lèvre ;
Fruit tendu par la branche et donné par la main ;
Flânerie où l’esprit reçoit des yeux son pain
Sans fatiguer sa meule à moudre les images ;
Prière murmurante, assaut de gais ramages ;
Accolade ou salut à d’immortels passants
Qui ne peuvent plus être à tout jamais absents,
Et font de l’amitié le plus noble mélange
Ou bien quelque suave ou radieux échange.
Tantôt, comme, échappé des urnes, le trop-plein
Retourne à la fontaine en ruisseau cristallin,
De leurs cœurs l’allégresse en chants d’amour déborde,
Hymne du bonheur même à celui qui l’accorde !
Attestez-le-moi bien, ô couples enlacés,
Que vos plaisirs sans deuils vous remplissent assez,
Que le fouet du devoir pour toujours vous oublie,
Et que vous vous sentez contents de votre vie…
Attestez-le, j’éprouve au plus secret de moi
Je ne sais quel frisson qui ressemble à l’effroi…
VOIX DE LA TERRE
Lamentable océan des douleurs, dont la houle
Se soulève eu hurlant, s’affaisse et se déroule
Et marche en avant sans repos !
N’est-il donc pas encore apparu sur ta route
L’n monde fraternel où quelque ami t’écoute ?
N’auras-tu nulle part d’échos ?
Personne en ces déserts renaissants qui t’engouffrent
N’est-il apte à comprendre un cri d’âmes qui souffrent,
Un appel d’humain désespoir ?
Le Temps amasse en vain décombres sur décombres :
Il n’a pas épuisé des formes et des nombres
L’intarissable réservoir.
L’humanité là-bas est peut-être une ébauche
Qu’il s’essaie à pétrir, qu’il éprouve et qu’il fauche
Pour l’achever durable ailleurs...
Ah ! si tu rencontrais quelque terre accomplie
Où jeune elle apparut émondée, embellie.
Heureuse par des dons meilleurs ;
Et si là d’autres cœurs aux résonnantes fibres
Battaient à l’unisson des plaintes dont tu vibres,
Émus d’un amour bienfaisant ;
Si, possesseurs du vrai, de règles enfin sûres,
D’autres esprits pour baume aux terrestres blessures
T’offraient leur sagesse en présent !
Marche ! Là-bas grandit dans les ombres épaisses
Un globe qui ressemble à celui que tu laisses
Derrière toi décroître et fuir…
Autour de son soleil qui se rapproche il vole,
Il blanchit, décoré d’une douce auréole,
Et commence à s’épanouir.