A. Le Chevalier (p. 71-83).

L’HEURE DE L’ABSINTHE



Lheure de l’absinthe (de cinq à six) n’est pas seulement l’heure où l’on prend l’absinthe, c’est l’heure où les journalistes de la presse militante se rencontrent, se réunissent, s’abouchent.

Quelle que soit la consommation prise, c’est l’heure de l’absinthe.

De tous côtés, comme à un rendez-vous tacite, on accourt. Pour beaucoup, toutes les affaires se traitent là : collaborations et duels. Quelquefois les éditeurs y viennent conclure leurs marchés…

« Où peut-on vous voir ?… À Madrid, au Suède ; à l’heure de l’absinthe !… »

L’heure de l’absinthe est d’éclosion toute récente ; elle date de l’épanouissemenent et de la splendeur de la petite presse.

Autrefois, quand il n’y avait que de grandes feuilles sérieuses, gourmées, discutant avec solennité sur l’attitude de l’Angleterre et de la Russie, il n’y avait pas d’heure de l’absinthe. L’heure de l’absinthe est la résultante logique des échos de Paris et de la chronique. Le succès toujours croissant du fait divers l’a définitivement assise.

Que demande le lecteur ? Des nouvelles ! des nouvelles encore ! et des nouvelles toujours !… Pour récolter

beaucoup de nouvelles, il faut se réunir en grand nombre. — Il faut se réunir surtout pour les fabriquer.

Chacun vient là apporter son contingent et faire sa provision. C’est la petite bourse des bons mots, des indiscrétions, des cancans. Les gros financiers de l’esprit ne s’y montrent qu’à de rares intervalles ; mais ils ont des courtiers qui opèrent pour eux et qui rapportent.

Donc, lecteur, si la tabagie ne vous effraye pas trop, venez vous asseoir avec moi dans ce petit coin délaissé, d’où nous examinerons ensemble les originaux que cette foule recèle.

Attention !…

Vous voyez ce gros garçon qui entre, figure triste, dos voûté, les mains dans les poches ?

Suivons-le de l’œil. Il tourne autour des tables, jetant à droite et à gauche des petits saluts de tête accompagnés d’un sourire humble. Il ne s’assied pas, il attend qu’on l’invite.

Il chasse la consommation, mais, chasseur timide, il attend que le gibier s’offre de lui-même…

Il s’arrête !…

« Quoi de nouveau ?

— Rien,

— On ne dit rien de nouveau ?

— Non… »

Il reste là debout. Son œil va d’un verre à l’autre, avec une expression pénible d’envie…

On finit par lui dire :

« Vous ne vous asseyez pas ?… Asseyez-vous donc et prenez quelque chose. »

Il ne se le fait jamais répéter deux fois.

Il y a huit ou neuf ans, on remarquait, parmi les habitués du Café des Variétés, un pauvre diable d’une quarantaine d’années, — quarante-cinq au plus. Ses cheveux étaient tout blancs ; le résultat sans doute de désillusions et de chagrins de lui seul connus.

Cet homme, autrefois notaire dans son village, s’était senti piqué tout à coup de la tarentule littéraire. Il avait vendu sa petite étude, et était venu à Paris, pour faire son chemin dans la voie des lettres.

Mal servi par la chance, ou plutôt mal taillé pour la lutte de tous les jours que le métier exige, il végéta dans les bas-fonds du journalisme sans caissier, et ne put réussir à hisser et déposer sa prose dans des régions plus élevées que celles d’une feuille théâtrale.

Il y rédigeait les comptes rendus de l’Ambigu, de Déjazet et de Beaumarchais, l’occupation pleine d’agrément sans doute, mais qui ne nourrit pas son homme.

Le petit magot produit de la vente de l’étude disparut en moins de temps qu’il n’en faut pour siffler un verre de champagne, et le bonhomme se trouva bientôt sans ressources…

Mais il avait, en ses jours de splendeur, contracté l’habitude du café à l’heure de l’absinthe, et, machinalement, il continuait à y venir. D’un caractère très-doux, très-sympathique, il avait beaucoup d’amis. On lui offrait volontiers l’absinthe ou le vermouth.

Sa figure, naturellement triste, s’illuminait alors d’un éclair de gaieté. Il causait, il babillait, il se lançait à tête perdue dans l’esthétique…

Un jour on vint nous dire qu’il était mort de faim !… Littéralement : Mort de faim !

Je n’invente rien. Je pourrais nommer le pauvre diable et citer trente témoins à l’appui du fait que j’avance.

Cet homme, qui prenait l’absinthe tous les soirs, n’avait pas tous les soirs de quoi dîner !

Personne, certes, parmi ceux qu’il fréquentait ne soupçonnait cette détresse. Sa bouche n’avait jamais laissé échapper une plainte ; et lentement, lentement, les privations avaient fait leur œuvre d’épuisement !… Horrible ! horrible !…

J’aime mieux croire que la désillusion, le chagrin, la désespérance, avaient familiarisé son esprit avec l’idée du suicide, et qu’il voulut bien mourir… Car, mourir de faim quand on a la force et la volonté de ne pas mourir, c’est si… bête, qu’à peine puis-je admettre que ce soit possible !

Je n’ai eu faim qu’une fois en ma vie… Un dimanche soir, la pension où j’avais le dîner à crédit étant fermée, je ne sais pour quelle cause, je me trouvai avec quatre sous dans la poche, — quatre sous pour tout potage, c’est, je crois, le cas de le dire. Mon menu fut bientôt réglé : deux sous de pain, deux sous de pommes de terre frites.

Je ris beaucoup de ma misère, ce jour-là. Une fois en passant, cela amuse ;… mais deux jours de suite, je sais bien que je ne l’eusse pas supporté !…

Certes, parmi les droits de l’homme et du citoyen, il en est beaucoup, et des plus importants, méconnus tous les jours et foulés aux pieds ; mais le droit de ne pas mourir de faim me paraît incontestable et au-dessus de toute législation humaine.

Comme ce n’est point ici le lieu de développer ma pensée davantage, je me hâte de revenir à mon sujet.


Ce grand escogriffe à longue barbe et à longue chevelure, autre chasseur de consommation, mais chasseur hardi, effronté, celui-là… sans vergogne, sans nulle honte.

Écoutez-le :

« Bonjour, vous autres !… On prend l’absinthe ? J’en suis ! Vous me l’offrez ! c’est entendu… Garçon ! une absinthe et des cigares. »

Le cigare allumé, l’absinthe

LE PILIER DE CAFÉ


L’Heure de l’Absinthe. (p. 71).

ingurgitée, il quitte la table et court à une

autre, — où il se fait offrir par le même procédé… n’importe quoi…

Il n’est pas de plus féroce Emprunteur que ce gaillard-là.

Carrément, il va au but, sans détours, à brûle pourpoint ;

« Prêtez-moi quarante sous !… »