Le Blocus économique de l’Allemagne

Le Blocus économique de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 189-202).
LE
BLOCUS ÉCONOMIQUE DE L’ALLEMAGNE

Au temps où la France s’offrait périodiquement des révolutions politiques, peu favorables à sa prospérité matérielle, les étrangers disaient de nous que « les Français peuvent tout supporter, excepté le bien-être. » Avec combien plus de vérité l’histoire appliquera-t-elle cette ironique remarque aux Allemands d’aujourd’hui !

Cette guerre, obstinément attisée à Berlin, saluée au jour de sa déclaration par l’acclamation unanime du Reichstag, n’est-ce pas un exemple saisissant de ce fait, souvent vérifié au cours des siècles, que les peuples obéissent à leurs passions beaucoup plus qu’à leurs intérêts : du point de vue économique, aucune nation d’Europe n’aurait dû être plus intéressée au maintien de la paix que cette Allemagne qui, en mettant le feu à l’Europe, semble s’être acharnée à sa propre ruine.


I

Des quatorze principaux pays du monde, c’est l’Allemagne qui, depuis dix ans, avait le plus grossi le chiffre de ses affaires ; son commerce extérieur, disait un ministre de Guillaume II, dans une statistique triomphale dressée à l’occasion du jubilé des vingt-cinq ans de règne de son maître, « son commerce extérieur a augmenté d’un peu plus de 300 pour 100, alors que celui de l’Amérique augmentait de 275 pour 100, celui de l’Angleterre d’un peu plus de 200 pour 100 et celui de la France d’un peu moins de 200 pour 100. Il égalait en 1888 le commerce extérieur français, il le dépasse aujourd’hui de plus de moitié ; à la même date il représentait à peine 50 pour 100 du commerce anglais, aujourd’hui 85 pour 100. »

A l’heure actuelle, les trois quarts de ce commerce extérieur, — 20 milliards de francs sur 20, — sont arrêtés. L’Allemagne est bloquée. Ce que Napoléon tentait sans trop de succès, il y a un siècle, contre l’Angleterre, l’Allemagne a réussi à l’organiser contre elle-même, en provoquant une de ces coalitions dont Bismarck, vieilli, recommandait d’éviter le danger redoutable dans l’avenir. Ce blocus, à la fois continental et maritime, n’est pas complet, puisque les frontières demeurent ouvertes du côté de la Suisse, de l’Autriche, du Danemark et des Pays Bas ; mais, si l’on examine la nature des marchandises que l’Allemagne peut recevoir de l’intérieur, on voit qu’elles ne sauraient remplacer les arrivages par mer qui lui font défaut.

Quant à la Hollande et au Danemark, par où transitaient, en temps normal, une partie des denrées ou des matières premières destinées à l’Allemagne, nos ennemis ne pouvaient sérieusement espérer que nous leur laisserions l’agréable liberté de ces communications avec le dehors : par la Hollande passaient annuellement pour plus de 5 milliards de francs de marchandises à destination ou en provenance de l’Allemagne, comme on peut le constater par le détail du commerce néerlandais, où les grains et farines, par exemple, figurent pour 1 milliard de francs à l’entrée par mer et pour 750 millions à la sortie par terre. Et de même que l’Allemagne introduisait par la Hollande pour 220 millions de cuivre brut, ou pour 450 millions d’écorce de quinquina, — chacun sait que les usines allemandes avaient la spécialité et presque le monopole de la fabrication de la quinine, — de même l’Allemagne exportait par les ports de Rotterdam pour quelque 600 millions de fer ou d’acier[1].

Mais, sans parler des mines semées par les propres bateaux allemands dans la mer du Nord, la navigation dans ces parages serait bien peu sûre pour des pavillons neutres qui se hasarderaient à transporter de la « contrebande de guerre. » L’on sait que la liste des objets qui constituent ce que l’on appelle « contrebande de guerre, » — « absolue » ou « conditionnelle, » — est assez arbitraire. Celle qui fut dressée à la dernière conférence de Londres (1909) ne fut pas revêtue de la signature des plénipotentiaires présens ; elle n’oblige donc aucun Etat, et chacun est libre, soit de publier, comme l’a fait le gouvernement français au Journal officiel, l’énumération de ce qu’il entend considérer comme tel : armes, animaux, vivres, fourrages, tissus, voitures, fer, combustibles, métaux précieux, etc. ; soit, comme l’Angleterre, de n’en publier aucune et de s’inspirer des circonstances.

Dans ces conditions, il est peu probable que les armateurs neutres, qui ne trouveraient aucun assureur, risquent la saisie du corps et de la cargaison de leurs navires par les belligérans. Notons au reste que, pour n’être pas suspects de tolérer la plus légère infraction à la neutralité, les Pays-Bas ont eux-mêmes formellement interdit l’exportation des denrées par la frontière allemande.

Le blocus est donc pratiquement effectif : son premier effet est d’immobiliser la totalité de la flotte de commerce de nos ennemis : 4 500 000 tonneaux, dont un quart représenté par des navires âgés de moins de cinq ans : plus de moitié n’ont pas dix ans. C’est une jeune flotte : elle avait sextuplé depuis vingt-cinq ans. Les 23 000 bateaux qui la composaient sont, les uns, — 8 pour 100, dit-on, — tombés déjà au pouvoir de l’Angleterre ; d’autres parmi les plus grands ont été coulés ; un tiers reste accroché dans les ports neutres où ils se trouvaient en cours de voyage ; le reste, petits voiliers ou transatlantiques géans, encombre les havres allemands, Brème et Hambourg surtout ; ce dernier agrandi en 1911 à 100 kilomètres de pourtour, avec des bassins immenses séparés par des écluses automatiques, où les quais, les chantiers, les docks, débordant d’activité il y a quelques mois, sont maintenant silencieux et morts.

Pendant ce temps, les navires anglais sillonnent les mers. Au Lloyd de Londres la prime d’assurances de guerre fut, le 6 août de 20 pour 100, le 7 de 10 pour 100, le 9 de 8 pour 100, le 12 de 4 pour 100, le 14 de 3 pour 100 ; elle s’est établie depuis le 15 août, avec garantie du gouvernement britannique, à 2 pour 100 pour les voyages en général, et à 1 et demi pour 100 pour les céréales importées d’Amérique en Europe. L’État français lui aussi, moyennant des primes graduées de 1 à 5 pour 100, s’est chargé d’assurer le « risque de guerre » à nos armateurs, et les Etats-Unis ont imité cet exemple pour leur marine.

Que l’on chiffre la perte résultant pour la flotte allemande de son arrêt total sur le globe, et toutes les pertes consécutives à cet arrêt : celles des chantiers de construction, celles des chemins de fer et de la navigation fluviale qui apportaient ou importaient, de ou vers l’intérieur du pays, les marchandises d’outre-mer : à Hambourg seulement 26 000 péniches jaugeant ensemble 10 millions de tonnes, pendant que 6 autres millions arrivaient par voie ferrée. Aussi les compagnies de navigation étaient-elles prospères ; la plupart avaient récemment augmenté leur capital de 20 et 30 pour 100, — la Hamburg-America de 125 à 150 millions. — Que peuvent valoir ces affaires qu’un simple krach américain, en 1907, suffisait à faire baisser d’un tiers, en ralentissant leur trafic, aujourd’hui que ce trafic est complètement suspendu pour une durée indéfinie, et menace, comme on va le voir, d’être fortement atteint dans l’avenir ?

En effet, la marine allemande paralysée, ce n’est en somme qu’une industrie parmi beaucoup d’autres, ce n’est que Y instrument du transport ; mais ce qui arrête toutes les autres industries, et l’on peut dire la vie nationale elle-même, c’est l’absence subite des marchandises que ces navires apportaient du dehors., Dans les 14 milliards d’importation de l’Allemagne, les « produits fabriqués » n’entrent que pour 2 milliards, tandis que les objets d’alimentation figurent pour 3 milliards 500 millions et les matières premières pour 8 milliards et demi. Beaucoup plus que la France, l’Allemagne vit de l’étranger.

La France, sauf dans les années où sa récolte de froment est déficitaire, vend au dehors presque autant de denrées qu’elle en achète ; et, pour le chapitre des « objets fabriqués, » à peine en exporte-t-elle le double de ce qu’elle introduit. L’Allemagne au contraire vend trois fois et demi plus d’objets fabriqués qu’elle n’en achète, — 7 milliards 350 millions contre 2 milliards, — pour les denrées elle en achète six fois plus qu’elle n’en vend, — 3 milliards et demi contre 600 millions.

A propos de ces derniers chiffres, la question s’est posée de savoir si nos ennemis bloqués auraient chez eux de quoi vivre et combien de temps ? Un de leurs journaux, le Leipsiger Volkszeitung, manifestait, il y a deux ans, des craintes à ce sujet : « Si la guerre éclate et si l’Angleterre, d’accord avec la France, réussit à entraver les arrivages de denrées, ce sera la famine. » A n’examiner que les chiffres, nous ne devons pas nous flatter d’affamer rapidement nos ennemis. Il est bien vrai que l’Allemagne importe environ le tiers du froment qu’elle consomme ; quoiqu’elle ait conquis, depuis vingt ans, sur la lande, dans les grandes plaines du Nord, notamment dans le grand-duché d’Oldenbourg, plus d’un million d’hectares et quoique son rendement moyen à l’hectare, — 22 quintaux en 1913, — grâce à ses engrais artificiels, soit sensiblement supérieur au nôtre, elle ne produit encore que 43 millions de quintaux de froment. Elle en achète à l’étranger 23 millions, qui vont lui manquer ; car ce n’est pas, comme on l’a dit à tort, en Hongrie qu’elle les trouverait, l’Autriche-Hongrie étant au contraire un pays importateur de grains et farines : il en introduit sur son territoire pour 80 millions de plus qu’il n’en vend. ;

Privée du froment de l’Argentine et des Etats-Unis, l’Allemagne se rejettera sur le seigle, dont elle interdit la sortie et dont elle récolte de 110 à 115 millions de quintaux par an. Elle en vendait annuellement pour une centaine de millions de francs, grâce à un régime de bons d’importation qui fonctionne chez elle et permet de remplacer par des sorties égales les grains achetés au dehors.

La consommation moyenne de ses 67 millions d’habitans étant de 160 millions de quintaux de blé ou de seigle, il ne lui en manquerait donc qu’une dizaine de millions pour se suffire jusqu’à l’année prochaine, si la récolte de 1914 avait été chez elle égale à celle de l’an dernier, ce qui d’ailleurs n’est pas le cas. La récolte de l’Europe est inférieure, en effet, de 120 millions d’hectolitres à celle de 1913 ; ce qui n’a rien d’inquiétant pour nous, puisque les Etats-Unis sont gratifiés, comme disent leurs journaux, d’un « océan de froment, » et trop heureux d’en envoyer de ce côté-ci de l’Atlantique, pour balancer les 650 millions d’or, dont ils se trouvent actuellement débiteurs, a raison des valeurs américaines que les belligrêrans ont jetées sur le marché de New-York.

De ce froment, le gouvernement français a sagement fait de s’assurer un stock, que des vapeurs affrétés pour notre compte par l’Angleterre ont déjà commencé de nous apporter ; non que nous en eussions un pressant besoin, mais parce qu’en temps de guerre, pour être sûr d’être assez approvisionné, il faut l’être trop.

C’est même pour cela qu’en ce qui concerne l’Allemagne, la statistique intérieure des céréales ne signifie pas grand’chose dans les circonstances présentes. Comme elles se trouvent réparties sur son territoire à l’inverse de la population, il faudrait savoir dans quelle mesure elles circuleront librement, des fermes de Prusse et de Silésie qui les produisent aux usines de Westphalie qui les consomment. Toute cette région de l’Ouest, où tel district de 1 500 kilomètres carrés doit nourrir 10 millions d’habitans, attend son pain de l’Est ou d’outre-mer. Elle n’est pas la seule ; dans le grand-duché de Bade, Mannheim est le grand port par lequel le froment est introduit dans l’Allemagne du Sud. L’entrée des blés étrangers dans les bassins de cette grande ville est d’environ 6 millions de quintaux par an ; transformés en farines, ils vont approvisionner le Wurtemberg et la Bavière.

La question de circulation et de trafic des blés à l’intérieur domine celle de la production. Dans une Allemagne susceptible d’être envahie à la fois à l’Est et à l’Ouest, la provision de grains aurait beau être suffisante en théorie qu’elle peut cesser bien vite de l’être en pratique ; les difficultés de transport aussi bien par voie ferrée que fluviale, les réquisitions des armées, la crainte de manquer qui poussera les particuliers et les marchands à garder ou à faire des provisions extraordinaires, tout contribuera à créer la cherté, puis la disette dans les grands centres, surtout pour les classes pauvres, qui en seront vite réduites au pain de pommes de terre et d’avoine.

On en peut dire autant de plusieurs autres alimens ; les œufs, dont l’Allemagne importe 170 millions de kilos, pourront lui être partiellement fournis par l’Autriche, qui en exporte annuellement pour 150 millions de francs, et peut-être aussi les oies, qui figurent aux entrées allemandes pour 9 millions de têtes ; mais le café, dont elle achète pour 260 millions, le cacao, le beurre, le fromage et le saindoux, — ensemble 335 millions, — les harengs salés, les légumes secs ne seront pas facilement remplacés ; de même le riz, l’orge et le maïs, chapitre de 850 millions de francs.

La viande est abondante sur le marché intérieur, bien qu’elle eût assez enchéri ces dernières années pour que le gouvernement, sous la poussée de l’opinion publique, ait non seulement permis l’importation de viandes fraîches, mais même accordé des diminutions de droits d’entrée aux communes qui voulaient les introduire pour leur propre compte. Abattu ou sur pied, le bétail importé ne figure que pour 226 millions de francs, chiffre peu important, s’il est vrai, comme le disent les statistiques de l’Empire, que les Allemands, à raison de 52 kilos par tête, consomment annuellement, près de 3 milliards et demi de kilos de viande.

L’importation de bétail ne saurait être paralysée par le blocus, parce que les quantités introduites viennent surtout des Pays-Bas, du Danemark ou de la Suisse. À ce propos, il est curieux de signaler le procédé douanier employé par l’Allemagne vis-à-vis de la France, pour surtaxer ses produits sans violer en apparence la lettre du traité de 1871, dicté par elle et où elle avait exigé, en matière commerciale, le traitement réciproque de « la nation la plus favorisée. » Son tarif, en vigueur depuis 1906, est très habilement spécialisé en 946 articles, par le jeu desquels elle arrivait à traiter un pays avec faveur sans que la concession pût être revendiquée par d’autres, parce qu’entre un article français ou un autrichien analogue, on peut trouver des nuances très petites en réalité, mais suffisantes pour appliquer des paragraphes différens. Elle a usé de ce procédé pour des marchandises françaises très diverses, les vins, les chevaux ou les éventails. Pour le bétail bovin, il n’était admis à entrer en Allemagne, à prix réduit, que « s’il a été élevé à une altitude de 300 mètres au-dessus du niveau de la mer, a fait chaque année une saison d’estivage à 800 mètres et à condition d’avoir les extrémités brunes. » Ces conditions que seul remplissait, en fait, le bétail suisse permettaient de frapper les races françaises de droits beaucoup plus élevés.


II

Une nation à qui manquent brusquement trois milliards et demi de denrées, au moment où, loin de pouvoir parer à ce déficit par une distribution et un ménagement adroit de ses ressources sur son territoire elle voit ses communications entravées par la guerre et son sol sur le point d’être foulé par l’ennemi, une telle nation a fort à craindre pour ses vivres, non pas tout de suite, mais au bout de quelques mois. ;

L’arrêt des exportations de matières alimentaires qu’elle faisait en temps normal, ne saurait compenser le déficit des importations parce que les matières ne sont pas les mêmes : il suffit par exemple de savoir que, parmi les 600 millions de denrées exportées, se trouvent 170 millions de sucre et 80 millions de bière et de houblon, pour se rendre compte que les marchandises qui ne peuvent pas sortir ne remplaceront pas les marchandises qui ne peuvent pas entrer. Au contraire, l’impossibilité d’écouler ce dont elle est vendeuse crée pour l’Allemagne une gêne d’une autre sorte : au déficit de l’estomac s’ajoute le déficit de la bourse, et celui-ci, étendu aux industries vitales du pays, est terrible parce qu’en privant l’ouvrier de travail, il le prive nécessairement de pain.

Un journal allemand, la Freihandels-Korrespondenz, estimait que, dans les 12 milliards des exportations, la main-d’œuvre entre pour plus de 7 milliards. Le blocus actuel ne supprime pas seulement ces 7 milliards de salaires représentés par les produits exportés ; il supprime en outre un chiffre de salaires, peut-être égal, afférent aux produits consommés dans l’intérieur de l’Allemagne, dont la fabrication doit cesser avec l’arrêt des importations, parce que les matières premières manquent. Les textiles, la métallurgie, l’industrie électrique, celle des constructions de machines ou des produits chimiques sont dans ce cas et, par contrecoup, celle des houillères.

En Allemagne, le travail de récolte des betteraves se faisait habituellement par des ouvriers russes et polonais ; on peut admettre que, pour remplacer ces ouvriers étrangers qui vont rentrer chez elle en soldats envahisseurs, l’Allemagne, si les armées russes lui en laissent le temps, fera venir de l’Est, pendant la période d’arrachage, des ouvriers en chômage forcé, qu’elle arrivera même à fabriquer les 2 millions et demi de tonnes de, sucre qui constituent sa production moyenne, quitte à emmagasiner, puisque l’Autriche est elle-même exportatrice, la portion qu’elle ne pourra vendre au dehors. Il est clair que, si les armées russes occupaient prochainement la Prusse et la Silésie, il n’y serait pas fait effectivement beaucoup de sucre cette année ; mais, économiquement, cette industrie n’est pas réduite à l’inaction parce qu’elle peut faire du stock.

Les charbonnages, eux, ne le peuvent pas ; en ce domaine comme en plusieurs autres, la production s’est multipliée, — de 75 pour 100 depuis dix ans, — sans que les bénéfices aient suivi, malgré les efforts des cartels, une progression correspondante. Sur les 195 millions de tonnes extraites, il en était vendu 40 millions à l’étranger ; c’était une rentrée de 750 millions qui, sauf la portion expédiée en Suisse et en Autriche, disparaît. Or cette exportation, que l’État favorisait par des tarifs très bas sur les chemins de fer, était capitale pour maintenir les prix sur le marché intérieur.

D’autre part, si le charbon, âme de L’industrie allemande, la faisait vivre, il vivait aussi par elle : la sidérurgie absorbait 40 pour 100 de la production, d’autres industries se partageaient 22 millions de tonnes. Restent la clientèle domestique et celle des chemins de fer ou tramways qui, réunies, ne prennent pas plus de 25 pour 100 du total ; il est clair que les mines de houille se voient forcées de réduire leur exploitation dans une très large mesure ; dès le mois d’août, elle était tombée au tiers de la normale.

La métallurgie allemande qui, avec 18 millions de tonnes, avait atteint le second rang dans le monde, après les États-Unis, se fût trouvée, même avec la liberté des mers, fort entravée en temps de guerre par la seule difficulté des transports à l’intérieur, en raison de l’éloignement de ses deux centres de fabrication qui ne peuvent se passer l’un de l’autre : la Westphalie, qui a le coke, et la Lorraine qui a le minerai. Avec le coke fourni par la Westphalie, la Lorraine fabrique surtout de la fonte et des rails ; avec la fonte tirée de la Lorraine, la Westphalie fabrique plutôt de l’acier et des produits ouvrés. À ces deux régions, qui représentent ensemble 80 pour 100 de la production métallurgique, aussi bien qu’à la Sarre, la Hesse ou la Silésie, le minerai national ne suffisait pas. Elles en faisaient venir pour 250 millions d’Espagne, d’Algérie, de France, de Russie ; un grand syndicat allemand s’était même rendu acquéreur, au Brésil, dans l’État de Minas Geraes, d’importans terrains miniers. D’ailleurs, sur les 12 millions de tonnes de minerai que l’Empire allemand importait l’an dernier, 40 pour 100 étaient tirés de la Suède et le blocus actuel ne le priverait pas de cette cargaison.

Mais elle n’en aura nul besoin cette année, puisque sur ses 18 millions de tonnes de fer elle en exportait plus de 8 millions. Cette exportation se chiffrait, en argent, par un total de plus d’un milliard et demi de francs et s’appliquait, jusqu’à concurrence de 850 millions environ, à des machines de toute sorte : locomotives pour l’Espagne ou la France, machines à vapeur et à explosion ou moteurs à gaz de hauts fourneaux pour la Russie et le Japon, grues ou dragues pour l’Italie et l’Argentine, machines à coudre, à brasser, à imprimer, à travailler le métal. le papier, le ciment, pour tout l’univers. Tout cela rapportait peu ; conséquence du système allemand qui, pour enlever les affaires et forcer la production, consentait à travailler presque sans bénéfice… en vue de créer des débouchés pour l’avenir.

Or voici que, par la guerre et le blocus, ces projets s’évanouissent, ces beaux plans deviennent irréalisables : brusquement séparés de leurs fournisseurs germaniques, les cliens, proches ou lointains, sont recueillis par des concurrens qui surgissent, empressés à profiter de la liberté des mers. Parfois ces cliens s’outillent eux-mêmes et s’organisent, sous le coup de la nécessité, pour se fournir ce qu’ils achetaient précédemment à l’Allemagne. de pareils marchés, une fois fermés ou détournés, ne se rouvrent guère.

Le Board of Trade, ministère du Commerce anglais, publie une liste des articles de fer, machinerie ou parties de machine que la France importait d’Allemagne et pourrait tirer de l’Angleterre : il chiffre les meubles et articles de bois, la vaisselle, faïence ou porcelaine de table, que l’Allemagne pour 90 millions par an et l’Autriche pour 20 millions exportaient annuellement ; il en donne le détail par contrées et montre par exemple de combien la part de l’Angleterre dans la poterie à bon marché expédiée en Amérique pourrait être augmentée.

Les journaux du Royaume-Uni enregistrent avec raison ces conquêtes commerciales comme des victoires : « Dans le Lancashire et le Cheshire, disent-ils, l’industrie des produits chimiques ne suffit plus aux commandes ; ils sont « inondés d’ordres dus à l’interruption des relations avec l’Allemagne. » L’industrie textile a reçu chez eux la même impulsion. Dans certaines branches, notamment celle des étoffes teintes où le besoin de marchandises est urgent, les prix ont monté de 50, 75 et même 100 pour 100 ; déjà se créent de nouvelles manufactures pour les vêtemens. Il en va de même sur beaucoup d’autres terrains : telle fabrique de vaisselle d’étain, à Swansea, a obtenu un ordre qui allait en Allemagne et qui suffit à lui donner du travail pour douze mois.

Parmi les concurrens habiles à profiter de la fermeture des marchés allemands, les États-Unis tiennent naturellement la tête : pour eux, c’est tout d’abord une excellente occasion de s’affranchir du dehors. « Comme les affaires suivent naturellement la loi du moindre effort, disait il y a quelques jours dans une note officielle le secrétaire d’État de l’Intérieur, il avait semblé plus aisé et peut-être moins cher d’importer des produits minéraux et des matières premières, d’où dépendent de grandes industries, que de développer nos propres ressources de même nature. Quand nos manufacturiers, forcés par la suspension du commerce d’entreprendre avec énergie la conquête de nos propres fonds, auront trouvé à remplacer les produits étrangers, ils ne retourneront plus sous leur dépendance et les complications extérieures ne nous toucheront plus. En fait d’engrais artificiels dont nous usons de plus en plus, continue le ministre américain, nous dépendions presque entièrement, comme le reste du monde, des mines d’Allemagne pour la fourniture des sels de potasse que la guerre nous supprime. Mais nous avons de larges dépôts de potasse dans la réserve de Californie, qui peut être immédiatement ouverte et exploitée, dès que le bill présentement soumis au Congrès pour cet objet sera voté. »

La potasse, en effet, sous ses formes multiples de sels bruts, chlorures et sulfates, est pour l’Allemagne une affaire de 250 millions de francs par an. le Reichstag s’en est fort occupé durant ces dernières années ; les imaginations étaient hantées, à Berlin, par la crainte de voir les étrangers mettre la main sur une portion importante des gisemens et exporter à leur propre profit la potasse allemande. Une loi de 1910, faite pour protéger l’industrie indigène et fort imprégnée de socialisme d’Etat, enrégimenta les producteurs dans un syndicat investi du monopole. La spéculation s’empara de l’affaire ; il y eut une « fièvre de la potasse » et l’on rechercha partout les débouchés : 10 millions de francs ont été déboursés en 1913 en frais de propagande, pour assurer le placement de tous les sels extraits ; en effet, la moitié de la potasse allemande était exportée et, de cette exportation, les États-Unis recevaient les doux tiers : 12 millions de quintaux. On voit de quelle importance sera leur défection sur ce terrain où, de cliens, ils ne tarderont pas à devenir rivaux.

Leurs ambitions d’ailleurs se font jour dans des domaines beaucoup plus vastes : « Un large tonnage de ferro-manganèse nous venait d’Allemagne, disent-ils, or nous avons de grandes richesses en manganèse, intactes, dédaignées, parce qu’il est de qualité inférieure ; mais il y a des méthodes connues de publication qui le rendent égal au manganèse importé du dehors. » Au Transvaal, le cyanure venait presque exclusivement de l’Allemagne ; d’après les statistiques officielles, c’est une fourniture d’environ 12 millions de francs pour 5 millions et demi de kilos qui va revenir aux usines américaines. Pour le zinc, disent encore les Etats-Unis, nous souffrions de la surproduction ; mais, comme la Prusse Rhénane qui en vendait quelques centaines de mille tonnes est fermée, nous serons à même d’exporter dans les pays Sud-Amérique du zinc et des produits d’acier galvanisé. Quant au charbon, les Etats-Unis ne songent pas seulement à le vendre à l’état naturel : « Nous dépendions de l’Allemagne pour les produits chimiques dérivés du charbon, bien que nous ayons en quantité illimitée du goudron, d’où dépendent beaucoup d’industries chimiques. Nous pouvons, si la guerre continue un certain temps, faire nous-mêmes des teintures et des couleurs d’aniline aussi bonnes que celles made in Germany. »

L’industrie chimique et pharmaceutique, où l’Allemagne avait conquis un monopole de fait, était l’une des colonnes de son exportation ; le monde entier était son tributaire. Elle lui expédiait pour plus d’un milliard de francs, chaque année, de produits de cette catégorie, parmi lesquels l’aniline seule et ses similaires entraient pour 160 millions. ! Je ne prétends pas que des usines aussi fortement organisées, au point de vue technique et munies d’un personnel expérimenté, puissent être aisément écartées ; mais chacun sait quelle audace caractérise les Américains. A l’abri d’une barrière temporaire plus haute et plus solide que tous les tarifs douaniers, ils sont parfaitement capables de se lancer dans cette voie nouvelle, où les acheteurs sont tout prêts à payer un bon prix ce dont ils ont absolument besoin.

Il serait fastidieux de multiplier les exemples pour chaque produit et pour chaque peuple : ce que feront les Américains, les Français, les Anglais, les Italiens et d’autres le feront aussi, chacun suivant les richesses naturelles de son sol, sa situation géographique et l’adaptation de sa main-d’œuvre à telle ou telle nature de marchandises, pour profiter de la disparition soudaine des marchandises allemandes.

Et non seulement ces marchandises disparaissent du marché extérieur, parce qu’elles ne peuvent pas sortir, mais beaucoup d’entre elles vont disparaître du marché intérieur allemand, parce que les matières indispensables qui servent à les établir ne peuvent plus entrer. Que va devenir l’industrie électrique, si prospère que deux grandes sociétés, l’Allgemeine Elektric Gesselschaft et la Siemens-Schuckertwerke, entretenaient ensemble un personnel de 150 000 hommes, et que la première, seule, avait, l’an dernier à pareille époque, pour 575 millions de commandes à exécuter. Comment cette industrie se pourrait-elle passer des 400 millions de cuivre et des 230 millions de caoutchouc ou de gutta qu’elle importait chaque année ? Avec l’épuisement de sa provision, le travail s’arrête.

Et comment l’industrie textile remplacerait-elle les deux milliards de francs de coton, laine, soie et lin, qu’elle recevait chaque année de l’étranger ? Dans ce chiffre, les tissus fabriqués entraient pour une part modeste : 163 millions de francs, et ce n’est pas l’absence de ces étoffes étrangères qui embarrassera nos ennemis ; bien au contraire, ce sera autant de moins à concurrencer les étoffes indigènes dont le marché va se trouver encombré.

Car, sur les 1 800 et quelques millions de francs de coton, laine, soie et lin que l’Allemagne introduisait à l’état brut, pour les cinq sixièmes, et, pour un sixième, sous forme de fil, elle réexportait pour 1300 millions de tissus et de vête mens en coton, laine ou soie. La privation de ces matières premières supprime le travail correspondant, non seulement à celles qui étaient exportées sous forme d’étoffes ou d’objets cousus, mais aussi à celles, beaucoup plus importantes, absorbées par le marché intérieur. Sur plus d’un million de tonnes de textiles importés, l’Allemagne n’en exportait que 200 000, tandis qu’elle en consommait 800 000 pour se vêtir ou se meubler.

Les consommateurs, eux, ne souffriront guère de cet arrêt de production ; ils se soucient peu de faire en ce moment des achats de linge ou de costumes ; ils s’accommoderont de ce qu’ils possèdent et, du petit au grand, attendront avec patience la fin des hostilités. ; Mais les onze cent mille ouvriers et ouvrières, — — exactement 529 000 hommes et 661 000 femmes en temps normal, — qui, pour le coton seul, constituent le personnel des 326 manufactures allemandes de ce textile, que feront-ils quand le coton va manquer ?

Il est bien vrai que la seule annonce de la guerre européenne a, comme un tremblement de terre universel, secoué le monde économique jusque sur les marchés les plus reculés ; que, brusquement, en vingt-quatre heures, les Bourses se sont fermées, les bateaux ont cessé de naviguer et que les métiers ont cessé de battre, du moins chez les nations belligérantes. En France, jusqu’au 25 août, nombre de filatures et de tissages de coton étaient encore arrêtés. Mais chez ceux qui ont la mer libre, la main-d’œuvre absente étant peu à peu remplacée, l’intérêt commercial pousse les fabricans à travailler, dût la vente être d’abord un peu entravée, parce que les stocks ne seront pas longs à s’écouler ensuite à des prix très rémunérateurs.

Chaque jour améliore donc la situation des pays ouverts à la vie internationale ; le mouvement y reprend peu à peu ; chaque jour empire celle du pays qui, une fois son approvisionnement épuisé, devra fermer ses usines. De semaine en semaine on s’en apercevra davantage. Pendant que les tissus de coton italiens pour vêtemens, dont la concurrence était particulièrement redoutable pour les similaires allemands, pendant que les jacquards ou les damassés d’Irlande et d’Angleterre s’offriront avec succès dans les comptoirs des deux Amériques et de l’Asie, le prolétariat allemand verra le travail suspendu et les vivres enchérir.

Nourri de fumée, de la fumée des cathédrales bombardées et des villes incendiées, mangera-t-il alors à sa faim ? La discipline héréditaire qui le fait naître à genoux et l’y maintient étouffera-t-elle ses murmures ?

Le banquier de Francfort, l’armateur de Hambourg, le marchand de Munich, si férus de batailles il y a deux mois, verront-ils qu’ils se ruinent pour le roi de Prusse et que les domaines des seigneurs de Brandebourg et de Poméranie sont seuls à ne pas redouter la faillite ? Nul encore ne saurait le dire. En tout cas, dans cette guerre où l’Allemagne, « décivilisée » par tactique militaire ou par amour-propre exaspéré, réapprenant la barbarie au XXe siècle, se flattait de réduire ses ennemis par la terreur, ceux-ci, beaucoup plus modernes en visant l’Allemand à la bourse, pourraient bien le prendre tout doucement par la famine, ou du moins par la misère.


GEORGES D’AVENEL.

  1. Ces entrées indirectes étaient nombreuses ; d’après les tableaux du commerce argentin, il était exporté à destination de l’Allemagne pour 280 millions de francs (54 millions pesos or) ; tandis que, d’après les tableaux du commerce allemand, cette exportation était de 556 millions de francs. La différence vient de ce qu’à Buenos-Aires on ne portait au compte de l’Allemagne que ce qui lui était expédié directement.