Le Birma et les Birmans, séjour d’un médecin européen à la cour de Mandalay
Situé en face de l’Hindoustan, de l’autre côté du golfe de Bengale, le Birma s’étend sur l’ouest de la presqu’île dont le milieu forme le royaume de Siam, tandis que l’est se partage entre l’Annam et le Cambodge : cette presqu’île est désignée de diverses manières, mais son nom le plus juste est celui d’Indo-Chine, car les peuples qui l’habitent, très semblables entre eux par l’extérieur, les mœurs, la religion, le gouvernement, le langage même, tiennent à la fois du Chinois et de l’Hindou. Cette ressemblance générale n’exclut pourtant pas de notables diversités, et, pour ne parler que de l’empire birman, les huit millions d’hommes qui le peuplent sont loin de former une masse homogène. — Sur la côte méridionale, les Pégouans ou Talein ont toujours eu un royaume à part ; les habitans de la côte occidentale ou pays d’Aracan sont une tribu sœur des Birmans, qui a également su garder son individualité. Outre l’Assam au nord-ouest et le Laos birman au nord-est, les Khyen et les Yowa des montagnes de l’ouest entre Birma et Aracan, les Schan des montagnes orientales du côté de Siam, les Kares, qui vivent dans les forêts méridionales, sont autant de peuplades distinctes que caractérisent certaines particularités de religion, de coutumes, de langues. — Au centre de toutes ces tribus sont les Birmans, qui ont constamment lutté pour maintenir une domination presque toujours contestée et, malgré des périodes brillantes, souvent compromise ou même temporairement anéantie. Ils se vantent de descendre des dieux du ciel de Brahma, et c’est de ce mot qu’ils font dériver leur nom national. Cette prétention se rattache aux légendes du bouddhisme, apporté de l’Inde par les missionnaires d’Açôka, roi de Magadha, qui fut au IIIe siècle avant notre ère un des plus zélés propagateurs de la religion de Çakya-Mouni ou Gautama, comme l’appellent les bouddhistes du sud, et elle atteste une culture, peut-être même une origine indiennes. Les Pégouans placent aussi dans l’Inde leur berceau, car d’après leurs traditions le Pégou aurait été conquis sur les eaux par une colonie venue à travers la mer de la côte orientale de l’Hindoustan ; mais c’est par terre que serait venue l’émigration qui aurait donné naissance au peuple birman. Aussi sa capitale fut-elle originairement établie à Tagoung dans le nord ; plus tard, elle fut transportée beaucoup plus au sud, à Prome ; depuis, elle a souvent changé de place entre ces deux points extrêmes. Vicissitudes singulières, qui s’expliquent par les revers de l’empire, les guerres civiles et étrangères qui l’ont désolé, autant que par les craintes superstitieuses du peuple ! La capitale, une fois détruite, ne pouvait être rebâtie qu’à une distance assez considérable de l’emplacement primitif, désormais livré à de mauvais génies ; il est même arrivé que des capitales florissantes ont été abandonnées sur la seule autorité d’un présage. Les catastrophes abondent dans l’histoire des Birmans, elles s’y croisent avec les succès, et les guerres qu’ils ont soutenues contre leurs voisins immédiats et contre les états plus puissans de Siam et de Chine sont signalées par des revers désastreux autant que par d’éclatans triomphes. Il y a cent ans, les Pégouans venaient de prendre Ava, la capitale du Birma : l’indépendance nationale était détruite ; mais un soldat de fortune, Alompra, releva le trône, rallia les forces dispersées de Birma, et Ava fut repris presque aussitôt que perdu ; en quelques années, les Birmans étendaient leur domination sur tous les pays voisins, ils faisaient même la conquête du Siam, et la ville de Youthia, qui en était alors la capitale, ne s’est pas relevée de l’état de ruine où ils l’ont mise en 1767.
Une autre puissance cependant, l’empire anglais de l’Inde, se formait en même temps que l’empire birman ; les deux états s’agrandissaient ensemble, devenaient voisins, bientôt ennemis, et en moins d’un demi-siècle, après deux guerres malheureuses, les Birmans étaient obligés de céder à l’Angleterre trois importantes conquêtes, l’Assam, l’Aracan et le Pégou, le territoire birman avait même été entamé par cette cession. Du reste c’est bien moins la perte de plusieurs provinces que la proximité et la consolidation de la domination britannique qui constitue pour Birma un danger sérieux. Toute la côte maritime et la partie inférieure des cours d’eau sont aujourd’hui au pouvoir des Anglais. Cette position seule leur donne une immense supériorité. Qui sait ce qui en résultera ? Il suffira de légers dissentimens pour que, de cession en cession, ou, si l’on aime mieux, d’annexion en annexion, le peuple birman passe tout entier sous l’obéissance du gouvernement anglais, et les désordres dont le Birma est trop souvent le théâtre ne sont propres qu’à hâter ce changement. A l’heure où nous écrivons, ce pays est en proie à la guerre civile, une révolte a éclaté, le palais du roi a été le théâtre de scènes sanglantes. Les rebelles, après avoir été sur le point de réussir, ont été repoussés, mais non vaincus, et ils s’efforcent en ce moment de provoquer un soulèvement dans les provinces. L’attitude des autorités anglaises en présence de ces événemens, leur mauvais vouloir visible à l’égard du gouvernement actuel, le langage de leurs journaux, en particulier de la Gazette of Rangoon et du Times of India, témoignent de dispositions menaçantes. Il est naturel que les Anglais désirent se rendre maîtres des provinces birmanes qui séparent l’Inde de la Chine et du Cambodge, où la présence d’une commission française d’exploration les inquiète. Le Times of India déclare nettement que « le moment est venu de mettre un terme à ces discordes. » Cet avertissement, dont le sens est facile à comprendre, pourrait bien être suivi d’une prompte exécution. Il est d’autant plus opportun d’étudier le pays pendant qu’il jouit encore de son indépendance et nous présente le tableau d’une civilisation originale, que l’influence européenne n’a pas eu jusqu’ici le temps de modifier par une action directe, pressante, continuelle.
On ne saurait d’ailleurs faire cette étude sous la conduite d’un guide plus éclairé et plus instructif que M. Bastian. M. Adolf Bastian, médecin de Brème, après avoir exploré l’Amérique, est allé visiter l’extrême Orient, qu’il a parcouru pendant quatre ans, de 1861 à 1865. Il a commencé son voyage par l’Indo-Chine, l’a poursuivi à travers le Japon et la Chine propre, et l’a achevé en parcourant la Mongolie et la Sibérie. Il nous promet le récit de ses pérégrinations à travers toutes ces contrées en même temps qu’une étude approfondie sur le bouddhisme, religion pratiquée d’une manière plus ou moins complète dans les pays qu’il a parcourus, et principal objet de ses recherches : son voyage dans le Birma est la seule partie de ce grand ouvrage qui ait encore paru. M. Bastian remonta l’Iraouaddy jusqu’à Mandalay, la capitale actuelle. Il y fut honoré de l’hospitalité royale et fit un assez long séjour dans le palais du souverain. En quittant Mandalay, il ne put, comme il en avait eu l’intention, gagner la Chine par la route du nord, en passant par Bhamo, et dut redescendre vers le sud, à Molmein, d’où il se rendit à Siam. Nous allons à la suite de M. Bastian jeter un coup d’œil sur l’empire birman, présenter le tableau rapide des pérégrinations du voyageur et rappeler les circonstances les plus remarquables de son séjour dans la résidence royale.
A la fin d’avril ou au commencement de mai s’ouvre la saison des pluies, qui a pour résultat le débordement de l’Iraouaddy et des autres fleuves. Les terres basses et le Pégou sont alors complètement inondés, on ne peut plus communiquer qu’en barque ; les eaux ne se retirent entièrement qu’à la fin de novembre. Dans le nord, la distribution des saisons est un peu différente : l’hiver, qui commence en novembre et finit en février, y est plus froid sans être jamais rigoureux, c’est la belle saison et le temps de la récolte ; en été, les chaleurs n’y sont pas aussi énervantes que dans le reste du pays. Il arrive quelquefois que les pluies font défaut, il en résulte que le riz manque et qu’une disette affreuse surviendrait, si le Pégou, qui n’est jamais exposé à ce malheur, ne produisait assez pour remédier au fléau. L’eau devient si rare et si mauvaise à la fin de la saison chaude que c’est là, pour certains cantons surtout, une véritable calamité, à laquelle la saison des pluies vient heureusement mettre un terme. Le moment qui précède et celui qui suit immédiatement cette dernière saison sont ceux de la plus grande insalubrité à cause des miasmes qui s’exhalent soit de ce sol brûlé et desséché, puis humecté par les premières pluies, soit de ce limon fangeux soumis à l’action d’un soleil ardent : il faut alors éviter de se mettre en voyage.
Les bords de l’Iraouaddy offrent au voyageur un spectacle varié. Tantôt on navigue entre des rives désertes, des forêts, des plaines de sable où l’on ne découvre que des échoppes de marchands établies de place en place pour l’approvisionnement des navires, et des zayat ou maisons en bois destinées à servir de gîte aux voyageurs ; tantôt on voit de côté et d’autre des rochers pittoresques au-dessus desquels se dresse quelque pagode, et l’on aperçoit des villages entre les arbres des collines boisées qui bordent le fleuve. Souvent, dans un canton où il n’y a pas trace d’habitation, des lions de pierre placés en sphinx aux deux côtés d’un escalier vous avertissent qu’il y a près de là un monastère. Enfin on passe devant des villes florissantes ou devant des ruines qui rappellent un passé glorieux. Cette vallée peut être considérée comme le berceau du peuple birman, dont les plus brillantes capitales ont toujours été sur les bords de l’Iraouaddy, de telle sorte qu’en remontant le fleuve on peut suivre, pour ainsi parler, les vicissitudes de l’empire, retrouver les souvenirs de sa gloire, reconnaître les traces de ses revers et de son abaissement. La première ville importante que l’on rencontre est Prome, aujourd’hui territoire anglais, mais qui fut la capitale des Birmans après Tagoung, et à une époque que l’on fait remonter à plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. Elle fut fondée par Dvattabong (le fils des deux frères), c’est-à-dire favori du roi des Nâgas (ou serpens), dont le corps lui servit à marquer l’enceinte de la nouvelle ville, et d’Indra, qui lui donna un troisième œil avec lequel il pouvait tout voir et une lance avec laquelle il pouvait tout faire. L’orgueil lui fit perdre tous ces avantages : sa postérité s’éteignit bientôt, et après une dynastie nouvelle, qui eut un moment d’éclat, l’empire disparut au milieu des guerres civiles ; il ne tarda pas toutefois à se reconstituer un peu plus loin. De vastes ruines, connues sous le nom de Ville de l’Ermite, marquent encore aujourd’hui l’emplacement de cette antique capitale. La ville nouvelle conserve le souvenir de Dvattabong, dont le nom est sur toutes les lèvres et les aventures dans toutes les mémoires. Plusieurs statues le représentent avec son troisième œil. Au sujet de l’une, on prétend que cet œil merveilleux passait tous les deux jours d’une joue sur l’autre ; sur une autre statue, ce même signe a presque entièrement disparu sous les baisers des adorateurs. Le plus bel édifice de Prome est sa grande pagode toute dorée, située sur une plate-forme à laquelle on arrive par un escalier en pierre que gardent de colossales figures de lions. La cour est remplie de kiosques, de pavillons, de chapelles. L’édifice renferme des statues de Gautama en briques, recouvertes de stuc et enduites d’un vernis noir qui a reçu ensuite une dorure. De la pagode, on découvre toute la vallée : le demi-cercle qu’elle forme en s’élargissant dans cet endroit est rempli de monastères, et les hauteurs qui l’entourent présentent une ceinture de pagodes. En face de Prome, une haute colline s’avance comme un cap dans le lit du fleuve ; de la cime, l’œil embrasse d’un côté une chaîne de montagnes couverte d’épaisses forêts et qui s’étend à perte de vue, de l’autre l’Iraouaddy traçant une large ligne à travers les eaux verdâtres de la mer ; devant soi, à ses pieds, on a la ville de Prome et sa grande pagode dorée. La montagne est sacrée, car Gautama y a prédit la fondation et la grandeur de Prome, et un petit temple y renferme deux idoles qu’on appelle « les ancêtres, » et qui paraissent représenter le fondateur de Prome sous sa forme primitive, celle du castor, qu’il aurait eue dans une existence antérieure.
A peu de distance de Prome, quelques banderoles indiquent un sentier qui conduit le voyageur à travers la forêt jusqu’à une vallée rocheuse où se trouve la trace du pied de Bouddha, et que parcourt un torrent écumeux. Plus loin, la disposition des rochers présente une voûte immense formée par un arc-boutant naturel, couvert d’une épaisse végétation ; au pied, un lac étend ses eaux troublées, tandis que des crevasses du rocher l’eau dégoutte sur un bloc de pierre où la main des dévots bouddhistes a sculpté une figure qui compte parmi les objets les plus renommés de leur adoration.
Après avoir franchi la limite des possessions anglaises, on passe, en remontant le fleuve, devant les rochers rouges de Malun, derrière lesquels se dresse, sur une haute colline, la pagode élevée par les Birmans à la mémoire de Bandoula, leur héroïque et malheureux défenseur dans la guerre contre les Anglais. Plus loin, c’est Magweh et sa pagode appelée « le lit d’émeraudes. » Cet édifice, situé sur la rive escarpée du fleuve, avec sa partie inférieure en brique rouge, sa plate-forme blanche, sa flèche dorée se détachant sur le bleu foncé du ciel et la verdure des arbres qui l’entourent, éblouit les regards par sa position autant que par le jeu et l’harmonie des couleurs. Elle renferme des reliques de Gautama. Après avoir traversé « le fleuve de l’eau fétide, » contrée aride et désolée, mais où d’abondantes sources de pétrole, exploitées par les Arméniens, fournissent un revenu annuel de 1,362,325 roupies, et franchi le désert de sable au milieu duquel le volcan éteint de Pouppataun élève sa tête conique, on arrive à Syllemyoh, ville importante. Un jour de navigation encore, et les pointes d’un grand nombre de pagodes annoncent de loin au voyageur qu’il approche d’un des antiques sièges de l’empire, de Pagan.
Cette capitale, qui a succédé à Prome, fut trois fois reconstruite. Elle compte parmi ses grands rois Noatasa, ardent zélateur du bouddhisme, qu’il réforma, et au nom duquel il entreprit plusieurs guerres ; Yansitta, l’un des personnages les plus marquans de la cour brillante de Noatasa, et qui monta sur le trône à la faveur des troubles qui suivirent la mort de ce roi ; Alausindou, qui fit la conquête de Tenasserim au sud de la péninsule, s’empara de Ceylan, et porta ses armes dans l’Hindoustan jusqu’à Delhy ; enfin Narapatisejou, qui fonda Martaban, Tavoy, et se distingua par son zèle religieux autant que par ses conquêtes. Une terrible invasion chinoise mit fin à cet empire. Pagan fut détruit vers la fin du XIIIe siècle, et n’est plus représenté aujourd’hui que par quelques villages et de nombreuses pagodes : « innombrables comme les pagodes de Pagan, » disent les Birmans en manière de proverbe. Tout y rappelle le souvenir des rois et des héros qui l’habitèrent : on y trouve le poisson d’or de Noatasa, le cheval ailé de Yansitta, et la trace d’une foule de croyances religieuses et de traditions nationales.
A trois journées de Pagan, on rencontre la jonction de l’Iraouaddy et de son principal affluent, le Kyendwen, et une courte navigation conduit bientôt le voyageur à Ava, « la ville des joyaux, » devenue capitale après quelques essais infructueux tentés pour éloigner des bords de l’Iraouaddy le siège de l’empire. Ce lieu, où résidèrent pendant quatre cents ans de puissans souverains, d’où Alompra partait pour ses conquêtes, n’est plus aujourd’hui qu’un amas de décombres. A peine y rencontre-t-on quelques moines qui n’ont pas voulu déserter leur monastère, quelques familles qui ont établi leurs huttes parmi les ruines et font paître leurs vaches dans les parcs abandonnés. Au milieu de cette désolation, le pied heurte à chaque pas des fragmens de sculptures où se lisent les titres fastueux des souverains du Birma et où sont retracées des scènes qui les représentent dans l’appareil de leur grandeur. En face d’Ava, de l’autre côté du fleuve, se dressent les collines pittoresques de Sagaïn, qui fut à certaines époques le centre d’un petit royaume indépendant. On montre encore sur la porte de la pagode l’entaille faite par la hache du roi de Manipour. En 1733, ce roi, étant en guerre avec celui d’Ava, s’était avancé jusqu’à Sagaïn ; il n’avait plus qu’à passer le fleuve pour être à Ava. Une crue subite et extraordinaire de l’Iraouaddy l’en empêcha ; de rage, il lança sa hache d’armes dans le poteau sculpté de la porte de la pagode.
Bien qu’Ava ait été plusieurs fois conquis et possédé par les ennemis, ce n’est pas à la suite de quelque désastre qu’il a été abandonné, comme l’ont été d’autres villes. C’est volontairement que les rois de Birma ont renoncé à cette résidence. Bodo, de la famille d’Alompra, ayant fondé Amarapoura (la ville immortelle) à peu de distance au-dessus d’Ava, les souverains hésitèrent quelque temps entre les deux villes. Amarapoura fut définitivement adopté, mais ce ne fut pas pour longtemps. Le roi actuel l’a abandonné, et cette « ville immortelle, » qui n’existait pas encore il y a cent ans, est aujourd’hui déserte et en ruines. Les édifices en sont moins dégradés que ceux d’Ava, parce que l’abandon date d’un temps plus rapproché ; on y aperçoit çà et là quelques rares maisons encore habitées, mais qui bientôt seront désertes à leur tour. Le quartier chinois seul est resté dans son état primitif : ses habitans ont refusé en masse de l’abandonner ; la magnificence du temple qu’ils y ont bâti à grands frais et dont ils sont très fiers, sans doute aussi les distilleries de sucre qu’ils y ont établies les ont retenus. Le gouvernement envoya d’abord contre eux des soldats pour les contraindre à déguerpir, mais ils résistèrent à la force et barricadèrent leurs rues. Le roi, qui est d’un caractère fort doux, n’a pas voulu qu’on poussât les choses à l’extrême, et les a laissés dans leur résidence de prédilection ; mais il a ordonné de creuser un canal qui doit traverser la ville chinoise, ce qui chassera les habitans. Du reste le mouvement commercial de Mandalay ne peut manquer de les attirer ; ils ont déjà commencé à y émigrer. Une partie de l’emplacement d’Amarapoura a été livrée à la culture de l’indigo, et il est probable que dans peu de temps quelques pagodes seront les seuls témoignages de l’existence de cette capitale éphémère.
La ville de Mandalay, qui est aujourd’hui la capitale de l’empire, est peu distante d’Amarapoura. Le trajet est assez long par eau à cause des sinuosités du fleuve, mais par terre il est très court. C’est pour n’être pas offusqué par l’odieuse fumée des vapeurs anglais que le roi actuel a choisi sa nouvelle résidence. Cette fumée, qu’on avait aperçue des fenêtres du palais à Amarapoura lors de la dernière guerre, avait paru la réalisation d’un oracle d’après lequel la capitale devait périr quand on y verrait des navires sans rames ni voiles : ces navires ne peuvent être évidemment que des steamers. Le roi, en déplaçant sa capitale, eut soin de mettre entre la nouvelle ville et le fleuve une immense plaine, ancienne rizière nue, triste, sablonneuse, sans arbres, dévorée par les rayons d’un soleil brûlant. Mandalay est bâti au pied d’une colline qui se relie à tout un pays de montagnes. Ce nom signifie, dit-on, « le lieu désigné par les Mantras (formules magiques) ; » mais le roi a donné à sa capitale le nom mystérieux et sacré de « terre des joyaux. » On assure que Gautama a consacré ce lieu par le séjour qu’il y a fait sous diverses formes, et a même annoncé qu’on y bâtirait une ville. Si les heureux présages ne manquent pas, des bruits sinistres, des augures défavorables qu’on n’ose expliquer tout haut, mais qui se propagent à voix basse, n’en circulent pas moins, et laissent entrevoir un triste avenir. D’abord, lors de la fondation de la ville, pour avoir le cordon avec lequel on trace l’enceinte de toute cité nouvelle, et qui doit être en soie pure, on eut l’imprudence de s’adresser à un Juif de Pologne ou de Galicie, qui en fournit un à un prix très modéré ; mais ce fil était moitié laine ! À ce fâcheux augure s’ajoute le bruit d’après lequel les Anglais auraient fabriqué à Rangoun un petit modèle de la ville de Mandalay, l’auraient placé derrière la grande pagode, dans la plaine où se trouve le camp de manœuvres de leurs troupes, et l’auraient fait détruire par leurs soldats, voyant dans cet exercice une utile préparation et un heureux présage pour la prise de la ville elle-même. Il ne faut donc pas s’étonner si le génie protecteur de Mandalay, dont la statue est érigée sur la colline, montre du doigt le palais, et songe, dit-on, à quitter un jour ce lieu pour se retirer plus loin dans les montagnes. Ces bruits et ces préoccupations étranges sont un indice des pressentimens qui agitent les Birmans : ils ne sont pas bien rassurés sur la destinée de leur nouvelle ville, qui, malgré l’éclat et la beauté des constructions toutes neuves, a l’air, dit M. Bastian, de n’être en quelque sorte qu’un campement de nomades. Sachant combien de fois la capitale de l’empire a changé dans le cours des siècles et quels voisins entreprenans et redoutables sont établis près d’eux, les Birmans ne peuvent se dissimuler la probabilité d’un changement nouveau, qui n’est peut-être pas fort éloigné. Aussi doit-on surveiller les vases pleins d’huile déposés dans les fondations, car si l’huile venait à y manquer, ce serait un avertissement qu’il faut transporter ailleurs la ville royale.
Mandalay se compose de trois enceintes carrées renfermées les unes dans les autres et qui forment comme autant de villes distinctes : la première, celle du centre, est la résidence exclusive du roi, de sa famille et de ses serviteurs ; la seconde est la ville des dignitaires, des officiers et des soldats ; la troisième est la ville véritable, celle du peuple, la ville du commerce, de l’industrie, du travail. Cette dernière est ouverte et sans enceinte fortifiée ; pour toute défense, chaque entrée est pourvue d’un poste de soldats et ornée d’une figure d’animal marquée des différens sceaux du roi. Devant cette figure est celle d’un bilou, monstre très redouté des Birmans ; il a sur l’épaule une épaisse massue pour châtier les soldats de garde, s’ils venaient à s’endormir, car ces statues ne sont pas de vains simulacres : elles recèlent des génies qui savent faire sentir au besoin leur présence. Il s’en faut bien que les habitans de Mandalay occupent tout le vaste espace compris dans la troisième enceinte ; néanmoins la population y est déjà considérable, et les rues de Mandalay sont le théâtre d’un mouvement animé ; une foule bariolée et affairée les remplit du matin au soir. Les gens de Manipour et des contrées septentrionales y exercent diverses industries et passent pour les ouvriers les plus habiles ; les Siamois s’y livrent aux jeux scéniques, qui ont un grand attrait pour le peuple ; les Arméniens y font la banque ; les Chinois y ont un bazar bien fourni. Les grands personnages, en parcourant la ville, ajoutent à la physionomie pittoresque des rues par leur brillant appareil et leur suite nombreuse ; mais ils embarrassent la circulation par leurs exigences et leurs privilèges. Entre la ville royale et la ville extérieure est l’enceinte réservée aux grands dignitaires, aux officiers et aux soldats : c’est la ville militaire. Elle est entourée d’une haute muraille flanquée de larges tours : quatre portes y donnent accès, et sont fermées tous les soirs. Il faut la traverser pour pénétrer dans l’enceinte intérieure ou ville royale, qui présente un caractère tout particulier : c’est un vaste ensemble d’édifices, de cours, de jardins, d’étangs, entourés d’un mur et d’une haute palissade. Au centre s’élève une tour en spirale à sept circonvolutions et toute dorée, du haut de laquelle la vue s’étend sur la ville, la plaine avoisinante et les montagnes qui l’entourent ; elle marque la place du trône, qu’environnent de toutes parts des figures d’éléphans, de lions et d’hommes, pour attester l’empire souverain du roi sur tous les êtres. La salle de justice, où le roi rend ses sentences, et la salle de conférence des ministres, font partie du palais. Tous les autres édifices sont partagés entre les princes de la famille royale. Chacun de ces personnages a son habitation particulière, comprenant une maison avec jardin et étang : il a de plus en apanage une des provinces du pays, et vit des revenus qu’il en tire, ce qui a fait donner à ces princes la qualification officielle et suffisamment expressive de « mangeurs de villes. » Chacun d’eux emprunte son nom à la ville ou à la province dont il est le gouverneur en titre et qui est chargée de le nourrir.
La ville royale, enclose au cœur de la ville militaire, fermée et fortifiée de tous côtés, est aussi bien défendue que la ville populaire l’est peu. C’est que, tant que la première subsiste, l’empire est en sûreté ; si elle vient à succomber, l’empire tombe avec elle. Ce trait donne la clé de tout le système du gouvernement. Le roi est tout dans l’état ; c’est dans sa personne que réside la souveraineté tout entière. Il a pour insigne le parasol, et le parasol blanc ; nul autre que lui n’en peut porter de cette couleur ; celui des princes est doré ; les sujets se contentent du parasol rouge. Aux abords du palais tous les parasols doivent être fermés et abaissés, et il n’est pas permis d’entrer avec un parasol dans la résidence royale. Le parasol du roi est vénéré à l’égal du monarque lui-même, et les annales birmanes racontent que souvent, en cas d’incertitude sur le droit de succession, on consulta le parasol pour la désignation d’un roi nouveau. Ces cas d’incertitude sont fréquens, car il n’y a pas d’ordre bien établi. Le droit d’aînesse domine, mais sans qu’on soit tenu d’observer l’ordre de descendance directe : d’où il suit que le frère du roi défunt peut avoir plus de droits que le fils de ce même roi. Il en résulte des compétitions et des usurpations dont l’histoire birmane offre de nombreux exemples, et le Birma traverse actuellement une de ces crises provoquées par les prétentions rivales des princes. La lutte est d’autant plus prompte à naître entre les membres de la famille royale qu’il n’existe aucun pouvoir capable de mettre un frein à ces ambitions. Il n’existe point d’aristocratie, et les titres de noblesse dérisoires accordés par le roi ne sont qu’un impôt levé sur la richesse vaniteuse. Les fonctionnaires, qui sont tous à la nomination du roi et révocables à sa volonté, n’ont aucune indépendance et aucune initiative ; les princes royaux eux-mêmes ne doivent leur rang qu’à la faveur du souverain, et, comme ils sont très nombreux, leur descendance finit toujours par se perdre dans la masse du peuple. C’est peut-être par cette raison que la dignité royale excite de si ardentes convoitises : c’est du roi que tout émane, à lui que tout aboutit, bien qu’il exerce le pouvoir avec le concours de quatre ministres, de son conseil privé composé de quatre personnes, et du tribunal suprême qui compte, quatre juges et quatre assesseurs. Depuis ce chef suprême jusqu’au plus petit chef de village, il y a toute une hiérarchie de fonctionnaires dont le gouverneur de province occupe le milieu. Les gouverneurs de province, au nombre de vingt, ont chacun un conseil formé des inspecteurs des eaux, des impôts et des douanes, et au-dessous d’eux un lieutenant, les chefs de district et les magistrats locaux. Chaque maison est tenue de payer une contribution proportionnelle à son importance, et le produit des impôts est centralisé entre les mains du roi, qui remet aux princes la part qui leur revient.
La servilité et l’insolence, deux traits de caractère qui s’associent très bien, distinguent ce gouvernement. Un soir un particulier donnait une représentation qui avait attiré une grande foule, vient à passer un prince qui sortait d’une orgie et rentrait au palais. Sans dire gare, il pousse son cheval à travers cette multitude, et ses acolytes donnent des coups de bâton à droite et à gauche pour faire faire place à leur maître. Personne ne se plaignit, on trouva la chose toute naturelle ; mais ce même personnage qui traitait ainsi la foule, s’il avait été condamné par le roi à recevoir des coups de rotin, ne se serait guère montré moins fier d’être bâtonné par ordre du souverain qu’il ne l’était de faire bâtonner les autres, car les princes eux-mêmes et les hauts dignitaires sont exposés à ce genre de correction, qui fut, pendant le séjour de M. Bastian, appliqué au gouverneur de Mandalay. Le voyageur, avant d’habiter la ville royale, avait eu à comparaître devant ce magistrat, qui lui avait témoigné de la bienveillance, tout en affectant de grands airs. Peu de jours après son entrée dans le palais, M. Bastian apprit qu’il avait été récemment bâtonné. Il avait eu des démêlés avec un des ministres à la suite d’une querelle qui s’était élevée entre leurs ouvriers respectifs occupés aux travaux d’un canal dont chacun d’eux avait à faire exécuter une portion. Le ministre, qui était le plus haut placé, s’était plaint au roi, et le roi avait fait administrer des coups de rotin au gouverneur. Au bout de quelque temps, M. Bastian revoyait à une audience du roi ce magistrat, qui en faisait les honneurs, et qui lui tendit la main très amicalement : à son air alerte et empressé, on eût dit un favori qui n’avait jamais reçu de son roi que des marques de faveur.
On se représente facilement quel doit être l’état d’un peuple où les plus hauts fonctionnaires sont traités de la sorte : il souffre à la fois de leur incurie et de leur rigueur. Exécuter violemment les ordres supérieurs et ne pas s’inquiéter du reste, tel paraît être le système des agens du gouvernement. Aussi le pays est-il en proie aux voleurs. M. Bastian a vu des villages, des monastères même abandonnés à la suite des spoliations répétées dont ils avaient été victimes. Dans plusieurs cantons, les zayat sont entourés d’un fossé et d’une palissade, tout disposés en un mot pour permettre de repousser une attaque, et M. Bastian rencontra une caravane de marchands qui disait avoir soutenu un siège contre des bandits dans un de ces zayat pendant deux jours et deux nuits. La configuration du sol favorise à la vérité le brigandage, et il est difficile de saisir les bandits dans les jungles où ils se réfugient ; le gouvernement anglais lui-même n’y parvient pas, et les provinces qui lui sont soumises souffrent aussi de ce fléau. Le vol est provoqué par la misère, et la misère causée en grande partie par les exigences sans cesse renaissantes de l’autorité. M. Bastian allait partir d’un village quand arrive un ordre du gouverneur de la province à l’adresse du magistrat : celui-ci ne pouvant en prendre connaissance à cause de la faiblesse de sa vue, M. Bastian fait lire la lettre par son domestique ; c’était un ordre de fournir dans un délai fixé une certaine quantité de bois de construction. L’infortuné magistrat était au désespoir ; il venait d’avoir tout récemment à exécuter un ordre semblable ; une coupe commencée avait été interrompue : les arbres étaient engagés dans la vase, le pays abandonné, il n’y avait ni bras ni moyens de transport. Ainsi on est toujours sur le qui-vive, et le malheur que l’on redoute fait autant de mal que celui dont on est frappé. Arrivé au poste le plus voisin de la frontière siamoise, M. Bastian, qui était venu à dos d’éléphant, discutait avec le magistrat civil indigène pour obtenir de nouvelles bêtes à la place des anciennes ; les conducteurs qui venaient d’achever l’étape se présentèrent pendant ce temps-là pour être payés. M. Bastian les pria d’attendre ; quand il eut fini et voulut les rejoindre, il ne les trouva plus, et fut obligé de remettre leur salaire au chef du poste. Ces pauvres gens, ayant entendu dire qu’on manquait d’éléphans, s’étaient empressés de prendre la fuite avec les leurs, de peur d’être contraints de fournir encore une nouvelle étape. Ils n’avaient rien de semblable à craindre, vivant sous la domination anglaise ; mais ils avaient toujours présent à l’esprit le système birman, d’après lequel le particulier est toujours à la merci des autorités.
Par là s’expliquent suffisamment la dépopulation et la terreur auxquelles le pays est en proie ; le pouvoir enlève souvent ce que les voleurs ont laissé, et ceux qui n’ont plus rien se livrent au brigandage. Aussi tout étranger inspire-t-il de la méfiance, de sorte que, pour sa sûreté autant que pour la sécurité des habitans, il est obligé de prendre une escorte à chaque village. Cette escorte est une sorte de laisser-passer ou de passeport vivant : la difficulté est souvent de se la procurer. En quittant une station, M. Bastian se voit accompagné d’un bambin. Il le gourmande en lui demandant comment il venait se présenter pour servir d’escorte à son âge. « Ah ! gracieux maître, s’écria l’enfant en pleurant, dans notre village il n’y a que deux maisons, tout le monde est absent, et je suis resté seul. » Ailleurs c’est une vieille femme, seule personne qu’on eût trouvée dans les quatre maisons d’un village. On n’avait rien pu obtenir d’elle, mais on l’avait prise pour accompagner la caravane. En voyant son escorte, M. Bastian ne put s’empêcher de rire, et la congédia malgré les murmures de ses compagnons, qui voulaient absolument avoir une escorte, quelle qu’elle fût. La sécurité est donc médiocre dans les états du « monarque aux pieds d’or, du grand et hardi conquérant du monde. » Le gouvernement est impuissant à empêcher le mal et à faire efficacement le bien. Quelle que puisse être la part des individus et celle des lois dans cet état de choses, il est évident qu’il en faut faire remonter la cause première au peuple lui-même et au caractère national ; le climat peut y contribuer aussi pour sa part. Un climat énervant, un sol prodigieusement fertile, qui n’impose pas à l’homme une lutte de tous les instans avec la nature, portent à l’insouciance ; on vit au jour le jour, on se contente de satisfaire aux besoins du moment sans songer à l’avenir. Lorsqu’à une telle situation viennent s’ajouter un gouvernement autocratique et spoliateur, une religion de renoncement et d’abstinence, on comprend que l’activité humaine et l’esprit d’initiative soient réduits aux plus humbles proportions. Aussi est-il intéressant d’étudier à ce point de vue les mœurs, le genre de vie, les occupations des Birmans, moins pour connaître des particularités curieuses que pour se rendre compte des influences qui déterminent les destinées des peuples.
Malgré une certaine impétuosité dans les passions, un goût prononcé pour l’éclat, le bruit, le mouvement, les Birmans ont un genre de vie très simple, et l’on peut dire qu’ils ne connaissent pas la rude épreuve du travail. De là l’infériorité de l’industrie et du commerce dans cet empire : les Birmans travaillent autant qu’il faut pour vivre, nourrir les moines et payer l’impôt. Puis ils se reposent, n’ayant pas l’idée qu’ils puissent recueillir et garder pour eux les fruits de leur travail. Ceux qui, plus actifs ou plus heureux, acquièrent une fortune l’emploient en œuvres pies, ou s’en servent pour obtenir des dignités sans valeur qui ne sont qu’un signe de servitude. Aussi toute entreprise un peu vaste est-elle entre les mains des étrangers ; ce sont des Arméniens qui exploitent les sources d’huile de pétrole et les forêts de bois de teck affermées par le roi ; les Chinois ont établi des distilleries de sucre de palmier. Le roi paraît cependant disposé à favoriser le mouvement commercial et industriel : il ne craint pas d’appeler les étrangers ; il a affermé à un Français, M. d’Aveyra, une partie des forêts de teck ; un autre Français, protégé par le prince héritier, a établi à Mandalay une manufacture d’armes. Le roi encourage les plantations d’indigo et de coton sur une grande échelle ; mais il trouve dans le génie de son peuple et surtout dans l’organisation de son gouvernement et dans les traditions de la royauté des obstacles dont il ne peut pas même sentir toute la force.
Les Birmans sont en relations de commerce avec les Chinois. Chaque année une caravane apporte du Céleste-Empire de la soie, du velours, de l’orpiment, du miel, du papier, des feuilles d’or, des poêles en fer, des confitures, des fruits secs, des pommes ; elle emporte du coton, de l’ivoire, des pierres précieuses, des noix d’arec, de l’opium du Bengale, des produits anglais, des nids d’oiseaux, des nageoires de requin. Il s’en faut bien néanmoins que ce mouvement soit régulier. Pour peu que la province chinoise de Yunnan, limitrophe du Birma, soit agitée par quelques troubles, ce qui n’est pas rare, la caravane ne paraît pas. D’ailleurs le système monétaire des Birmans est un indice de l’imperfection de leurs relations commerciales. Il est fort simple ou, pour mieux dire, presque nul : dans les grandes villes où le mouvement des affaires exige une certaine facilité, on se contente de pièces de monnaie d’un aloi douteux ; mais dans les campagnes on se montre plus difficile. La défiance fait même souvent repousser tout métal, et les noix d’arec deviennent le moyen d’échange. Dans bien des marchés, la vente se fait au poids de l’argent ; l’acheteur doit se munir de lingots, d’un marteau, d’un ciseau, d’une balance, montrer son argent avant d’acheter, le laisser essayer par des gens dont c’est le métier, peser son lingot, le rogner au besoin pour livrer le poids voulu, si mieux il n’aime augmenter la valeur de l’achat, ce qui est souvent plus avantageux. Le plomb ou même le riz servent fréquemment d’appoint ou de solde dans l’exécution de ces contrats. Une complication pareille pour des transactions aussi élémentaires annonce une certaine simplicité dans la vie. Quoique passionnés pour la parure, les Birmans ont un costume très primitif ; il est vrai que le climat le veut ainsi. Leur vêtement se réduit à peu près au poutzo, pièce d’étoffe assez large et très longue qu’ils s’enroulent autour des reins, mais qu’ils drapent de diverses manières, selon qu’ils sont en tenue de travail, du matin, de visite ou de promenade. Ce vêtement laisse la partie supérieure du corps et les extrémités à découvert ; dans les solennités, on y ajoute une jaquette blanche. Le costume militaire se compose d’un poutzo vert et d’une jaquette rouge. Un simple bandeau ceint le front et retient leurs cheveux, toujours très soignés, huilés et rassemblés sur le sommet de la tête. Le luxe des Birmans consiste dans les colliers, les bracelets, les anneaux autour des jambes ; le gouvernement a cru devoir faire des lois somptuaires pour réprimer le goût exagéré de la magnificence. C’est à la même passion que doit être attribué le développement qu’ils donnent au lobe de l’oreille par le poids qu’ils lui font porter, l’habitude de se teindre les dents en noir pour détruire les effets du bétel, et surtout l’étrange pratique du tatouage, coutume nationale dont ils se montrent extrêmement fiers. L’opération s’exécute ordinairement en noir sur la cuisse et même sur toute la jambe, quelquefois en rouge sur les parties supérieures du corps. Elle est douloureuse ; le patient est étendu sur une table, et l’opérateur promène dans la peau une pointe en acier préalablement trempée dans le noir ou le rouge. Le patient fait tous ses efforts pour ne pas crier, et pendant trois jours au moins il est hors d’état de rien faire. Si l’on tatoue les enfans trop jeunes, la peau finit par s’écailler, ce qui n’est pas considéré comme un signe de beauté. Les Birmans attachent un grand prix aux dessins dont ils couvrent ainsi leurs membres : les figures de tigre ou d’éléphant éveillent des idées de courage et de noblesse, celle d’un perroquet assure la faveur royale, un cercle autour du poignet est une garantie qu’on sera parfaitement obéi, chaque figure en un mot a sa vertu particulière. Enfin, et c’est la principale raison de l’importance qu’on y attache, ces embellissemens passent pour être la preuve qu’on supporte héroïquement la douleur, ce qui n’empêche pas de prendre de l’opium avant l’opération pour diminuer la souffrance. Dans le palais de Mandalay, on savait très bien, en pareil cas aussi, demander à M. Bastian « de la médecine européenne ou soporifique » (du chloroforme) ; mais cela se faisait secrètement, car si l’on manque de courage, il faut au moins qu’il n’y paraisse pas. La mastication du bétel ou plutôt d’une composition de feuilles de bétel, de chaux, de safran et de noix d’arec, à laquelle les Birmans s’adonnent constamment, a pour effet de développer considérablement et de rendre proéminente la partie inférieure du visage : cette difformité ne tient donc pas à des causes naturelles. La coloration foncée de la peau est due surtout à l’action de l’air et du soleil sur des corps très peu vêtus.
Les Birmans sont particulièrement simples dans leur logement et leur nourriture. Les habitations sont en bambou ; les grands personnages seuls bâtissent les leurs en bois de teck. Les briques n’entrent que dans la construction des pagodes ; les étrangers s’en servent bien pour leurs magasins, mais nul n’habite de maisons en brique. Cette aversion pour la brique est sans doute causée par la crainte des tremblemens de terre, qui sont assez fréquens et très redoutés. Un personnage de la cour, entendant dire à M. Bastian que les tremblemens de terre sont à peu près inconnus en Angleterre, fut pris d’une grande tristesse : ce fait significatif lui révélait la ruine certaine de son pays. Les maisons birmanes sont à un seul étage, élevées au-dessus du sol au moyen de perches. Cette disposition a pour but de soustraire les habitans de la maison à l’influence immédiate des émanations du sol ; elle assure en même temps un asile à la volaille, que les Birmans élèvent en abondance, et leur donne l’avantage d’avoir leur basse-cour au-dessous d’eux. Ce n’est pas par l’ameublement, l’ordre ni la propreté que brillent ces demeures ; mais au moins ne peut-on pas leur reprocher le sybaritisme. Un lit birman se réduit à une natte qu’on étend le soir et qu’on roule le matin : l’oreiller ne s’y trouve pas toujours ; les princes seuls se permettent un lit en bois élevé au-dessus du sol. De pareils lits sont interdits aux moines.
Le riz forme la base de l’alimentation ; on le cuit dans l’eau sans sel, mais on le mange en même temps que le carry, sauce tantôt aigre, tantôt douce, destinée à en relever le goût. Le repas se prend assis par terre ; on mange avec les doigts en s’aidant de petits bâtons. A défaut de riz, on se nourrit d’un composé d’orge, de lait et de sucre de palmier ; du reste on mêle volontiers au riz toutes sortes de graines, de fruits sauvages, de racines amollies ou bouillies dans l’eau. En général, toute plante non vénéneuse est admise dans l’alimentation des Birmans ; mais leur plat favori, c’est le ngapie, qui a pour base du poisson que l’on tient en terre jusqu’à putréfaction et qu’on mélange ensuite avec du beurre rance. Toute l’atmosphère du Birma, dit M. Bastian, est infectée du parfum de ce mets délicieux ; même dans les solitudes que traverse l’Iraouaddy, le voyageur ne pouvait y échapper, le vent lui apportait presque constamment l’odeur de quelque navire qui en était chargé.
Le ngapie renferme la seule substance animale qui entre dans la nourriture réglementaire des Birmans ; ils peuvent cependant manger toute espèce de viande, pourvu qu’elle ne provienne pas d’un animal qu’ils auraient eux-mêmes tué. M. Bastian ayant demandé à un Birman par quel motif ils élevaient tant de volaille apprit de lui que c’était à cause du chant matinal du coq et en vue des combats de coqs dont on est très friand dans le pays. On ne mangeait, ajoutait-il, que la chair de ceux de ces animaux qui mouraient de vieillesse ; mais les Birmans n’observent pas très rigoureusement l’abstinence dont ils se vantent, et ils ont bien des moyens d’esquiver la défense qui leur est faite d’ôter la vie à aucun être, quoiqu’il évitent l’acte directement meurtrier avec un scrupule étonnant. M. Bastian en eut bientôt la preuve. Arrivé à Prome, il eut à se pourvoir d’un cuisinier, celui qu’il avait amené de Rangoun et qui était bengali (non bouddhiste) l’ayant quitté. Il s’arrangea avec un Birman ; comme il allait partir et qu’il lui fallait des provisions, il ordonna immédiatement à son nouveau serviteur d’aller au marché acheter une douzaine de poules. — Des poules ! et pourquoi faire ?
— Pourquoi faire, lourdaud ? Pour les manger sans doute !
— Mais, votre honneur, les poules sont vivantes.
— Eh ! tant mieux, elles n’en sont que meilleures, si on les garde en vie et qu’on les tue chaque jour. — Le cuisinier faillit tomber à la renverse ; il déclara qu’il était prêt à rôtir les poules, à les apprêter de toutes les manières, mais que jamais il ne donnerait la mort à d’innocentes créatures. Bref, il donna des marques d’un si violent désespoir à la pensée des meurtres qu’on voulait lui faire commettre que M. Bastian fut obligé de se passer de cuisinier.
On peut juger par cet exemple de la puissance des idées religieuses, quels que soient les détours qu’on emploie pour en éluder l’esprit. Les cinq préceptes de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas mentir, de ne pas commettre d’adultère, de ne pas boire de liqueurs enivrantes, composent la loi morale imposée par le bouddhisme à tous les hommes. Observer ces commandemens, rendre hommage à Bouddha, à sa loi et à l’assemblée de ses prêtres, ou, comme on dit en langage dévot, reconnaître la supériorité des trois joyaux, par conséquent vénérer les reliques et les images qui rappellent le premier, les livres qui contiennent le second, et la nombreuse population monastique qui constitue le troisième, tels sont les devoirs des laïques. Ils font donc des pèlerinages aux lieux sacrés, se réunissent aux phases de la lune pour lire et expliquer en commun les livres religieux, et donnent l’aumône aux moines, qui forment la vraie société bouddhique. Ces moines sont soumis à une discipline très sévère et très minutieuse, que le plus grand nombre observe très imparfaitement, mais à laquelle plusieurs se soumettent avec un véritable héroïsme. Le célibat, la vie en commun, la tonsure des cheveux et de la barbe, l’habit jaune, l’absence de propriété individuelle, la mendicité, sont les traits généraux qui les caractérisent.
Ce clergé régulier présente une hiérarchie assez compliquée ; on ne peut y être admis qu’après avoir passé par l’état de novice, et il y a parmi les moines divers grades, déterminés soit par le degré de science qu’ils ont atteint, soit par les attributions qui leur sont conférées dans le gouvernement religieux. Chaque couvent a un directeur ou abbé, et certains abbés ont une surveillance à exercer sur des groupes plus ou moins considérables de monastères ; ce qui constitue des dignités analogues à celles des évêques et des archevêques. Enfin, au sommet de la hiérarchie, est placé une sorte de pontife suprême, qui réside dans la capitale, et qui est comme le pape ou le primat du clergé bouddhique birman. Toute cette population de moines, dont le nombre, toujours croissant, est une cause d’appauvrissement pour le pays, vit aux dépens du public ; seulement elle lui donne en retour les bienfaits de l’instruction. Il n’y a pas d’autres écoles que les couvens, mais tous les enfans les fréquentent et y apprennent au moins à lire et à écrire. Il n’est donc pour ainsi dire pas de Birman qui n’ait passé quelques années de sa vie dans les monastères, et n’y ait fait l’apprentissage de la vie cénobitique. Ceux qui finissent par l’adopter ont toujours la faculté d’y renoncer et de rentrer dans la société laïque.
Malgré cette instruction élémentaire si largement répandue, le peuple birman est plongé dans une profonde ignorance. Cela vient sans doute de ce que le bouddhisme, ayant résolu toutes les questions scientifiques et religieuses avec une autorité prétendue infaillible, quoique presque toujours en défaut, ne laisse plus de place aux efforts de l’intelligence. Il faut reconnaître aussi que sa métaphysique étant au-dessus de la portée des esprits ordinaires, les études un peu élevées sont interdites au plus grand nombre, condamné à se repaître de superstitions ridicules. Il existe en effet à côté du bouddhisme tout un ensemble de croyances populaires qu’il laisse fleurir en paix et qu’on peut appeler le culte des génies. Ces génies jouent un très grand rôle à Birma ; on en met partout, dans l’air, dans l’eau, dans le bois, dans la pierre et jusque dans les murs des maisons. Leur intervention est la cause de tout ce qui arrive. Nombre de cérémonies et de pratiques ont pour objet de fléchir et de gagner ces puissances invisibles : le pays est couvert de chapelles où l’on vient les adorer et leur porter des offrandes. Le rite le plus affreux provoqué par cette superstition est celui des sacrifices humains : on s’imagine qu’un mort est transformé en génie, et qu’il couvre d’une protection efficace le lieu de sa sépulture. Plusieurs rois, après avoir creusé des étangs, ont eu soin, pour consolider l’ouvrage, d’y faire précipiter des victimes humaines, auxquelles on a érigé des chapelles sur les bords. Le roi Noatasa noya de cette façon la reine sa femme, et on a assuré à M. Bastian que, lors de la fondation de Mandalay, on célébra des sacrifices humains pour ensevelir les victimes sous les tours de l’enceinte fortifiée, sous les portes et sous le trône du monarque. Le roi s’était longtemps opposé à cette mesure, mais les ministres avaient tenu ferme pour le maintien des saintes pratiques d’autrefois.
Il est peu honorable pour le clergé birman que des superstitions si atroces et si contraires à l’esprit du bouddhisme fleurissent dans un pays où il exerce une domination absolue. Les moines en effet sont tout-puissans à Birma, leur autorité spirituelle est incontestée ; . mais c’est peut-être là précisément la cause de leur insouciance. Ils devraient cependant y prendre garde : sans parler de la guerre que leur font les missionnaires chrétiens, il s’est élevé dans le pays même, au sein des indigènes, des protestations contre la puissance monacale. Les plus remarquables parmi ces opposans sont les paramats, secte de libres penseurs qui s’est formée vers la fin du dernier siècle. Elle n’admet que l’existence d’un être suprême, éternel, habitant au plus haut des cieux, semblable à une montagne d’or, invisible aux regards mortels et ne s’occupant pas des choses de la terre ; elle professe aussi l’égalité de tous les hommes. Ces théories en elles-mêmes ne feraient pas ombrage au clergé bouddhique, et il en supporterait patiemment la rivalité ; mais quand les paramats proclament la vanité du culte des images et l’inutilité des pagodes, quand ils affirment que les moines ne méritent pas les honneurs qu’on leur rend, que celui-là seul est le meilleur qui vit le mieux, qu’il n’est pas nécessaire, pour être un saint, d’avoir un habit jaune, d’être rasé et de mendier, ils ne tendent à rien moins qu’à la dissolution du bouddhisme. Aussi les moines les ont-ils en horreur et les regardent-ils comme de dangereux et impudens sophistes, capables de démontrer par exemple, sans qu’on puisse les réfuter, « qu’une boîte à bétel est un paillasson, » et de soutenir avec une habileté perverse les thèses les plus insensées. Ces sectaires ont compté parmi leurs partisans un roi, Bodo, qui poussa le zèle et l’intolérance jusqu’à forcer le premier dignitaire du clergé bouddhique, le pape des Birmans, à prendre femme ! Il était impossible de faire un plus sanglant affront à toute la société religieuse et à l’institution monastique, car le mariage et en général tous rapports entre les deux sexes sont considérés comme le plus grand obstacle à la perfection bouddhique. Tous les rois n’ont pas ressemblé à Bodo ; la plupart au contraire ont proscrit les paramats, qui ne se rencontrent plus guère que dans les provinces anglaises. Il est difficile de dire quelle peut avoir été l’importance du mouvement suscité par ces novateurs, il est probable qu’il n’a ni une grande portée, ni surtout un grand avenir ; mais c’est un trait assurément curieux de l’histoire religieuse des Birmans.
Le roi actuel, Mendun-Min (prince de Mendoun), est fort zélé pour le bouddhisme ; c’est un savant qui a passé de longues années dans les couvens. Aussi paraît-il plutôt fait pour le cloître que pour le trône, et c’est comme malgré lui qu’il est devenu roi. Son frère aîné régnait, et son plus jeune frère, Tinke-Min, s’était formé un parti en rassemblant des bandits et des gens condamnés pour crimes. Le roi prononça une sentence de mort contre ce prince rebelle, et enveloppa dans la même condamnation son autre frère, tout inoffensif qu’il fût. Le plus jeune des deux condamnés engagea vivement son compagnon d’infortune à l’aider à détrôner leur ennemi commun ; mais l’indolent disciple des moines était résigné à tout, et se montrait plus disposé à mourir qu’à secouer son apathie et à engager la lutte. Enfin, après une scène émouvante, il se laisse entraîner. Tous deux sortent du palais malgré d’expresses défenses. Une sentinelle veut les arrêter à la porte. « Tu fais bien, lui dit Tinke-Min, car si tu nous laissais passer, ce tyran féroce te tuerait et exterminerait ta famille ; il vaut mieux que tu meures seul et de ma main. » Brandissant alors son épée à deux mains, il coupe le soldat en trois morceaux. Une fois dehors, il réunit ses partisans et vint assiéger Amarapoura, alors capitale. Le pays était épuisé par la guerre contre les Anglais, la ville n’avait pas de garnison, elle se rendit. Le vainqueur enleva la royauté à son frère aîné et la donna à son second frère, se contentant pour lui-même du titre de prince héritier. Quant au roi détrôné, il dut sans doute aux sentimens de douceur du nouveau souverain de n’être pas mis à mort. Il vit captif dans une des tours du palais de Mandalay, et consacre à des œuvres méritoires, à des constructions de ponts et de couvens, les sommes qui lui sont allouées pour son entretien.
Porté au trône par une révolution de palais où il n’a joué qu’un rôle passif, le nouveau roi mit sa plus grande gloire à faire fleurir le bouddhisme. Il a fait construire de l’autre côté de l’Iraouaddy une pagode immense, qui doit être la plus grande de tout le Birma. Pour favoriser l’observation des cinq préceptes, il a prohibé la vente et même la fabrication de toute liqueur enivrante. Cependant il paraît que les Birmans seuls sont soumis à cette interdiction : les Chinois en sont affranchis, ou parviennent à l’éluder, et l’on trouve dans leur bazar les liqueurs défendues. C’est le précepte de ne pas tuer que ce religieux monarque s’applique surtout à faire respecter. La colline de Mandalay possède toute une population de poules protégées par le roi ; pendant un certain temps il y a fait déposer chaque jour une centaine de ces volatiles rachetés par lui de la mort, et ses sujets, entrant dans les sentimens de leur maître, ne cessent d’y apporter des corbeilles de grains pour la nourriture de ces créatures, qui pullulent et prospèrent. L’excédant de leurs œufs fait le régal d’une colonie de chiens qui s’est établie à proximité, et voilà comment un roi, fidèle disciple de Bouddha, sait travailler au bien de tous les êtres animés. Ce ne fut pas assez pour lui, il finit par déclarer que la ville de Mandalay et le territoire environnant, dans le rayon d’un mille, étaient une terre sacrée sur laquelle on ne pouvait ôter la vie à aucun être. Il en résulta une sorte de disette partielle, dont souffrirent beaucoup tous les habitans non-bouddhistes de Mandalay, les Arméniens, les musulmans ; on ne trouvait plus d’animaux comestibles sur le marché de la capitale. Cependant cet état de crise ne fut pas de longue durée : quand le premier moment de surprise fut passé, les viandes reparurent ; les animaux étaient tués en dehors du rayon prescrit et apportés de bonne heure en ville au marché. Le roi, gardien vigilant des préceptes moraux, se préoccupe aussi d’inculquer à ses sujets les enseignemens les plus élevés du bouddhisme, ou du moins de les leur rappeler et de leur en inspirer l’amour : il a donc résolu de faire graver tout l’Abhidhamma (composé de sept ouvrages de métaphysique) sur des pierres destinées à être placées comme bornes milliaires le long des grandes routes de l’empire. M. Bastian a vu dans les cours du palais des ateliers où des centaines d’ouvriers étaient occupés les uns à équarrir des blocs de pierre pour en faire des pilastres, les autres à y graver des inscriptions qu’on lui dit être le texte de l’Abhidhamma.
C’est à cet ardent zélateur du bouddhisme, à un roi presque à moitié moine, que M. Bastian eut l’avantage d’avoir affaire ; je dis l’avantage parce que ses relations avec Mendun-Min, prince doué par nature et par éducation de cette débonnaireté qui est l’un des traits essentiels de sa religion et que la royauté ne paraît pas avoir sensiblement altérée chez lui, furent en somme plutôt favorables que contraires à ses desseins, bien qu’elles ne fussent pas toujours sans inconvénient ni même sans danger.
En quittant Rangoun, M. Bastian se proposait de remonter l’Iraouaddy jusqu’à Mandalay, de séjourner dans cette ville pour y étudier le bouddhisme, puis de continuer sa route afin de gagner la Chine en traversant les régions septentrionales, rarement explorées jusqu’ici, de l’empire birman. Il espérait exécuter ce voyage paisiblement et sans obstacle sérieux, en passant inaperçu, grâce à la réserve dont il était bien décidé à ne pas sortir. Malheureusement à Rangoun on avait ébruité ses projets : des amis trop zélés et peu discrets avaient parlé de ce grand dessein d’aller en Chine par un chemin si peu connu des Européens, et fréquenté seulement par les caravanes qui font le commerce entre la Chine et Birma ; il en avait même été question dans les journaux anglais de Rangoun. Le roi de Birma lit ces feuilles ; il fut donc parfaitement averti de l’arrivée et des plans de M. Bastian, si bien que notre voyageur entrait à Mandalay précédé d’une renommée fort embarrassante, et dont il ne se doutait pas le moins du monde. Les intentions de cet inconnu ne laissaient pas que d’inquiéter le roi ; il trouve, non sans raison, que les Européens ne connaissent que trop le chemin de son empire, et ne se soucie nullement de les voir pousser plus loin leurs découvertes géographiques dans des contrées qui peuvent, en cas de revers, servir encore de refuge à l’indépendance nationale. Ces peuples ne comprennent pas d’ailleurs la curiosité scientifique, et ils ne croient pas pouvoir surveiller trop attentivement ces étrangers d’Occident qui, en ayant l’air de se donner le passe-temps des voyages, ne peuvent sans doute avoir pour but que de satisfaire plus sûrement leur cupidité et leur ambition. Aussi ne sont-ils pas pressés de fournir de nouveaux alimens et de nouveaux champs d’activité à l’exercice de ce pouvoir surnaturel qu’on attribue si aisément aux Européens : en un mot, tout homme de cette race est un espion et un homme à espionner. M. Bastian était donc suspect, et au fond il ne fut guère traité qu’en suspect pendant tout le temps de son séjour à Mandalay.
Dès qu’il fut arrivé, les Arméniens auxquels on l’avait adressé lui offrirent l’hospitalité avec empressement ; mais M. Bastian, pour être plus libre dans ses mouvemens, surtout pour se mettre en contact immédiat avec l’élément birman et se familiariser avec la langue du pays, se vit dans la nécessité de refuser cette offre obligeante. Il fut néanmoins forcé de l’accepter provisoirement. Après de longues et infructueuses recherches dans la ville même, il se mit en quête d’un logis dans les environs, et fut assez heureux pour trouver dans un petit village appelé Kabain une maison convenable, adossée au mur d’un monastère. Dans ses promenades, il avait eu occasion de faire la connaissance du directeur de ce couvent, c’était donc un lieu très propice à ses études. Il y trouvait encore d’autres avantages, par exemple la proximité d’un jardin de plaisance que le propriétaire, un des princes de la famille royale, laissait à la disposition du public ; un ruisseau passait tout à côté, et permettait à M. Bastian de prendre un bain tous les jours, pratique d’hygiène à laquelle il attachait le plus grand prix. Les Birmans pour se rafraîchir se contentent de contempler tracée sur le sable la figure d’une grenouille, symbole de la fraîcheur ; mais les Européens sont plus exigeans. Si ce modeste ruisseau offrait bien moins d’eau que l’Iraouaddy, en revanche il contenait bien moins de crocodiles. Nul logement ne paraissait plus approprié aux goûts et aux desseins du voyageur ; celui-ci s’empressa de conclure avec le propriétaire, et s’installa immédiatement. Le transport des bagages fut marqué par les difficultés et les incidens sans nombre qui signalent les déplacemens dans ce pays : le docteur les connaissait déjà, en ayant fait l’épreuve lors de son arrivée à Mandalay.
M. Bastian se croyait hors d’embarras ; ce fut précisément alors que les gens du roi commencèrent à le harceler. On avait observé toutes ses allées et venues ; cette retraite solitaire dans un lieu écarté, loin de la ville, avait augmenté les soupçons. On ne doutait point qu’une manière d’agir aussi mystérieuse ne cachât quelque profond dessein. Il n’avait pas plus tôt pris possession de son nouveau domicile et commencé ses études sous la direction de son voisin l’abbé, qu’on lui demanda ses papiers. Il dut aller trouver le magistrat de Mandalay, qui vint de sa personne à Kabain, se rendit dans la demeure de M. Bastian, examina ses papiers et les trouva en règle. Il lui donna néanmoins à entendre qu’il fallait retourner en ville. L’avis fut peu après renouvelé d’une manière plus positive et plus pressante, qui déjà équivalait à un ordre. Plusieurs messages encore plus impératifs arrivèrent de la part du consul des étrangers, et M. Bastian eut grand’peine à se défendre d’être entraîné de force par les gens qui lui apportaient ces missives. Enfin il lui vint un ordre formel d’avoir à se rendre à Mandalay et auprès du roi, qui voulait le voir. Il n’y avait plus à balancer. M. Bastian songea un moment à se jeter dans le monastère en invoquant le droit d’asile ; mais ce moyen désespéré ne l’eût pas mené bien loin et eût pu lui être fatal. Il se soumit aux injonctions du roi, et après avoir repoussé le conseil de ses amis arméniens, qui dès son arrivée l’avaient engagé à demander une audience, il se vit contraint de se présenter devant sa majesté birmane.
L’audience eut une certaine solennité. Dès que le roi Mendun-Min parut, tous les courtisans, qui étaient assis en ordre, se jetèrent à genoux les coudes et la face contre terre. Pour M. Bastian, on ne le gêna pas trop par toutes les minuties de l’étiquette birmane. On exigea seulement qu’il entrât nu-pieds. Il n’est pas permis d’être chaussé dans la demeure du roi ni dans les pagodes, et en visitant un de ces lieux sacrés M. Bastian fut obligé d’ôter ses chaussures, tant les moines se montraient scandalisés. De plus on prit toutes les précautions imaginables pour que le roi ne vît pas les pieds de M. Bastian. Les pieds font horreur aux Birmans : leurs maisons n’ont généralement qu’un étage, afin qu’on ne puisse pas marcher au-dessus d’eux. Un moine de Rangoun, appelé auprès d’un malade, ne voulut jamais entrer par l’escalier extérieur de la maison, parce qu’au-dessus de cet escalier il y avait un balcon ; il fallut lui apporter une échelle. Dans la ville royale, il n’est pas permis de dormir les pieds tournés du côté des appartemens du roi, et, quand M. Bastian y habitait, un Birman qui le venait voir remarqua avec effroi que les pieds du lit étaient précisément dans cette direction ; il fallut s’empresser de déplacer ce lit. Il n’est pas non plus bienséant de dormir les pieds tournés vers l’orient, car c’est la région où le soleil se lève, ni vers l’occident, car de ce côté se trouve l’arbre sous lequel Gautama est devenu bouddha. En un mot, c’est un manque de respect très grave que d’avoir les pieds tournés vers quelqu’un ou vers quelque chose. On prit donc des mesures pour que le monarque aux pieds d’or ne vît pas les pieds de chair de son visiteur ; ces mesures ne furent pas toutefois si bien prises qu’il ne les aperçût quelque peu : aussi eut-on soin de faire disparaître cette incorrection dans les audiences suivantes.
L’entretien se fit au moyen d’un interprète. Le roi aurait désiré une conversation directe, mais M. Bastian ne possédait pas assez bien la langue birmane, il était surtout trop peu familiarisé avec le dialecte du nord et trop ignorant de la langue toute spéciale qui se parle à la cour, pour soutenir une telle conversation. Après avoir, étudié attentivement la physionomie de l’étranger, le roi lui fit diverses questions, et en particulier lui demanda quel était le but de son voyage. M. Bastian répondit que son intention était d’étudier le bouddhisme, et que le Birma lui avait paru le pays le plus propre à cette étude, comme étant celui où le bouddhisme a le mieux conservé sa pureté. Cette réponse alla au cœur de Mendun-Min, dont M. Bastian avait touché la fibre patriotique et religieuse. Le roi demanda alors quel plan d’études M. Bastian se proposait de suivre ; le voyageur répondit qu’il n’en avait point d’arrêté, et crut bien faire de manifester son intention de visiter Tagoung, premier siège de la puissance birmane, et les régions septentrionales. Cette déclaration ne plut pas au roi, qui était décidé à empêcher toute excursion dans le nord. « Ah ! Tagoung ! s’écria-t-il, ce fut jadis, il est vrai, une résidence royale ; mais qu’est-ce aujourd’hui ? un amas de décombres. Il n’y a là rien à voir, rien. » M. Bastian comprit qu’il s’était trop avancé, et garda le silence ; mais le roi ne laissa pas tomber l’entretien : « J’ai une offre à te faire, dit-il ; pour étudier le bouddhisme, il n’y a pas de meilleur pays que Birma ; dans tout Birma, il n’y a pas de meilleur endroit que Mandalay ; dans Mandalay, il n’y en pas de meilleur que mon palais. Il y a dans mon palais une habitation toute prête : je fournirai des livres et des maîtres, je ferai tout le nécessaire. Est-ce bien comme cela, oui ou non ? » Tous les courtisans portaient une secrète envie à cet étranger, objet d’une manifestation si extraordinaire de la munificence royale. M. Bastian, qui avait redouté l’hospitalité arménienne, n’envisageait pas d’un œil plus satisfait l’hospitalité royale, et il aurait bien désiré pouvoir se soustraire à de si grandes marques de bonté ou de défiance ; mais quel moyen de le faire ? Et l’interprète était là qui pressait pour avoir la réponse. « Oui ou non ? Sa majesté n’est pas accoutumée à attendre. » Le choix n’était guère possible. M. Bastian prononça le « oui » fatal, et le roi enchanté reprit : « Moi-même, je m’intéresserai à tes études, et j’en suivrai les progrès ; » puis il se retira heureux d’avoir rencontré un étranger si zélé pour le bouddhisme, plus heureux peut-être encore de tenir entre ses mains un homme dont il y aurait sans doute un bon parti à tirer, et dont les véritables intentions ne paraissaient pas très claires. M. Bastian fut conduit dans la demeure qu’on lui avait assignée. En franchissant le seuil de la ville royale, il vit que son parasol avait été mêlé par mégarde à ses bagages. Heureusement nul autre que lui et son fidèle domestique Moung-Schweh ne s’en était aperçu : il s’empressa d’empaqueter l’objet prohibé et de faire disparaître toute trace d’un crime de lèse-majesté même involontaire ; puis il prit possession de son nouveau domicile. La maison était peu distante des appartemens royaux et avait été précédemment occupée par le fils aîné du roi ; elle était construite en bambou, distribuée en plusieurs pièces avec cuisine et office par derrière, et présentait tout le comfort qu’on peut trouver dans un palais birman. Un jardin avec un bassin en dépendait ; M. Bastian pouvait se livrer à son aise aux divertissemens de la promenade et du bain. Ces immersions complètes étonnaient fort les Birmans, pour lesquels l’opération de se laver la tête est une cérémonie très grave, qui ne s’accomplit pas tous les jours ; mais il faut bien passer quelques fantaisies à un bizarre koula (étranger).
Un des princes « mangeurs de villes, » Nyoungyan-Minlha, avait été chargé de prendre soin de M. Bastian, de recevoir ses réclamations, d’y faire droit autant que cela était conforme aux usages de la cour, en un mot d’être son protecteur, son gardien, son surveillant. Dès que l’hôte royal fut installé, le prince s’empressa de lui rendre visite : il arriva porté sur les épaules d’un valet ; il paraît que c’est le mode de transport préféré des princes birmans. La maison en fut bouleversée ; les gens de M. Bastian ne pouvaient se faire assez petits devant un si auguste personnage : le domestique, qui en ce moment apportait la théière et des tasses, n’eut que le temps de se jeter par terre et de s’approcher en rampant ; il ne savait comment s’y prendre pour achever son service, et les objets qu’il apportait ne seraient jamais arrivés jusque sur la table, si M. Bastian ne fût venu à son aide. Comme ces visites se répétèrent fréquemment, M. Bastian obtint du prince, à raison de la familiarité qu’il lui témoignait, un relâchement bien nécessaire dans les règles par trop gênantes de la politesse birmane ; mais le prince délégué n’était pas le seul à lui rendre ses devoirs. M. Bastian recevait tous les jours, et particulièrement le soir, un grand nombre de visites. Il accueillait cordialement tous ses amis, leur offrait du thé et surtout des cigares, fort estimés dans la ville royale, et qui ne contribuèrent pas peu à lui faire une bonne réputation. Ces visites, que la curiosité, l’agrément qu’on y trouvait et le tout-puissant prestige de la faveur royale suffisent très bien à expliquer, n’étaient pas sans rapport avec la surveillance habilement et décemment organisée à l’égard de M. Bastian et la défiance qu’il ne cessait d’inspirer malgré la franchise de ses allures et la loyauté de sa conduite. Dans ces réunions, on causait de toutes choses, et M. Bastian en profitait pour recueillir une foule de renseignemens sur les idées, les mœurs, les traditions des Birmans ; il aimait surtout à entendre des récits, récits populaires, récits héroïques, récits religieux. On ne les lui marchandait pas, et il en prenait bonne note ; tantôt il en faisait des analyses, tantôt il en prenait le texte quand la chose était possible, ou que le sujet présentait de l’intérêt.
Nyoungyan-Mintha vint un soir accompagné de sa bande de musiciens. Le premier chanteur, dans l’attitude la plus respectueuse, appuyé contre terre sur ses genoux et ses coudes, chanta la Plainte de l’exilé, l’une des poésies les plus goûtées des Birmans, et dont M. Bastian fit recueillir les paroles par son domestique. C’est une épître écrite du lieu de son exil par un ministre en disgrâce que le roi Bodo avait relégué dans les montagnes de Maitza, au nord-est d’Ava. En voici quelques passages :
« Sur les montagnes escarpées de Maitza, — il ne coule que des torrens d’eau froide. — Au-dessus de moi, le ciel brillant — réveille par son éclat — le souvenir de cette splendeur — qui reluit dans le palais de Bodo, — de cette ville riche et superbe… Dans la morne obscurité des nuits, — qui m’enveloppe de ses ténèbres, — la ville d’or brille constamment pour moi, — comme une étoile à l’éclat doré. — Jamais je ne pourrai l’oublier, — jamais elle n’est loin de moi, — brillante image de la mémoire, — sur le sol nébuleux de l’affliction !… — Comme un rêve, devant mes yeux — flottent les images des temps passés ; — elles m’appellent, elles me font signe. — Cependant, comme si un vaste océan — me séparait de ma maison, — de ma femme, de mes enfans, — aucun messager ne m’arrive — ici, dans ce désert de l’exil…. — Quand la ville éclate en chants de triomphe, — que des troupes aux costumes variés se pressent dans les rues, — se hâtant vers les temples richement ornés — où vous aussi, mes enfans, vous alliez jadis, — en ce temps-là même l’indigence et la pauvreté vous accablent. — Vous regardez tristement ces joyeuses saillies des autres, — vous pensez dans le deuil à votre père exilé, — pauvres enfans maintenant sans père. »
L’exilé rentra en grâce et recouvra ses honneurs ; mais on ne se souvient guère de l’homme d’état, tous les Birmans savent les vers du poète.
Ces réunions se passèrent toujours fort heureusement ; cependant elles s’annonçaient quelquefois sous des auspices assez inquiétans et ne furent pas exemptes d’incidens fâcheux, comme va le prouver le récit de l’une d’elles, qui date de la dernière période du séjour de M. Bastian, Un de ses plus assidus visiteurs était un jeune prince de bonne mine, dont la conversation ne manquait pas de charme. Il racontait surtout les histoires avec une grâce inimitable ; mais son regard prenait parfois une expression sauvage et effrayante, et il avait dans les manières une familiarité et une indiscrétion que M. Bastian fut plus d’une fois obligé de réprimer. Il vint un soir avec une suite nombreuse de compagnons à l’air assez insolent, par lesquels l’appartement fut comme envahi ; le prince lui-même avait ce soir-là un air plus dégagé et plus cavalier qu’à l’ordinaire. Par une précaution instinctive, M. Bastian, qui se trouvait seul à la maison (il avait donné congé à tous ses domestiques), fit tomber la conversation sur les armes, et en prit occasion de montrer au prince un de ses revolvers, qu’il eut soin de garder près de lui. La soirée se passa en causeries et en récits que le prince enfila l’un à l’autre pendant toute la nuit avec une inépuisable fécondité ; mais, tandis que M. Bastian était tout oreilles, des voleurs, perçant le toit et pénétrant dans la salle voisine, réservée au principal domestique absent, firent place nette. Le lendemain, le pauvre homme vint en pleurant se plaindre à son maître d’avoir été complètement dévalisé. Les réclamations de M. Bastian causèrent une certaine émotion : on fut très inquiet que le roi n’eût vent de cet acte audacieux ; on rechercha les voleurs, qui ne furent point découverts, et on indemnisa très incomplètement le volé, qui dut à la seule générosité de M. Bastian de recouvrer l’équivalent de la valeur perdue. M. Bastian ne paraît pas croire que l’opération des voleurs ait eu avec la visite du prince un autre lien que celui d’une malencontreuse simultanéité. Cet épisode prouve cependant qu’on est exposé à d’étranges mésaventures et à de singulières coïncidences dans le palais du roi de Birma.
Malgré les rapports qui s’étaient établis entre le voyageur et un grand nombre d’habitans de la ville royale, il excitait toujours un profond étonnement à cause des études qu’il faisait marcher de front avec ses devoirs de société. On ne pouvait comprendre ces habitudes studieuses unies à cette vie mondaine, un goût si prononcé pour l’Abhidhamma sans l’habit monastique et la retraite du cloître. M. Bastian travaillait avec ardeur ; il engagea des scribes qui lui copiaient des livres. Lui-même les lisait, et le roi, fidèle à la promesse qu’il avait faite, ne tarda pas à lui envoyer un maître qui réunissait les qualités de l’homme de cour et celles du savant. Ce digne précepteur déploya le plus grand zèle pour l’instruction et l’éducation de M. Bastian, veillant à la bonne tenue de son disciple autant qu’à l’accroissement de ses connaissances. Ainsi il lui fit avec plus de constance que de succès des représentations sur la manière peu respectueuse dont il traitait les livres : tout livre, l’abécédaire lui-même, est presque un objet de culte et d’adoration chez les Birmans ; il n’est pas jusqu’aux tablettes à écrire, préparées pour recevoir des caractères, qu’on ne doive traiter avec égard. Les élèves sont dressés à s’incliner les mains jointes devant leurs livres avant de commencer à lire. Naïf et expressif hommage rendu au savoir et à l’étude !
Le roi avait été jusqu’à tracer un plan d’études, conçu entièrement dans le système birman, tout rempli de vains et fatigans exercices de mémoire auxquels l’intelligence reste étrangère ; il aurait, pour être suivi, exigé des années. Aussi ce plan ne convenait-il guère à M. Bastian, qui, n’ayant à disposer que de peu de temps, avait besoin d’une méthode expéditive, et n’aurait pu d’ailleurs, en aucun cas, s’astreindre au régime intellectuel des Birmans. Il le rejeta donc, et par là mit son précepteur dans le plus grand embarras : un roi de Birma n’agit ni ne parle jamais en vain ; chez lui un désir est un ordre. Le mot désir n’existe même pas dans le langage royal. M. Bastian parvint à démontrer à son précepteur et à son prince l’impossibilité où il était de se soumettre à de pareilles exigences, et la nécessité de s’instruire d’après son plan à lui, non d’après celui du roi. La difficulté était de faire entrer le monarque dans les vues de M. Bastian, ou de passer par-dessus les ordres de sa majesté. On prit le parti d’agir sans parler : les études continuèrent sans que l’on suivît la méthode royale ; mais on évita de contrecarrer ouvertement le souverain.
Au bout de peu de temps, le roi voulut savoir où en étaient les études, et il appela M. Bastian à une audience. Sa majesté, prenant la parole, fit une véritable leçon du haut de son trône : après avoir rappelé que les écritures bouddhiques comprennent trois divisions, dont la dernière est l’Abhidhamma (métaphysique), elle exposa que de même qu’il y a un œil extérieur, pour les maladies duquel la médecine fournit des remèdes, il y a un œil intérieur, pour lequel existe un remède unique, souverain, l’Abhidhamma, mais que, pour assurer l’efficacité de ce remède, il faut une série d’exercices préparatoires, dont le premier est l’observation rigoureuse des cinq préceptes. Le roi les énuméra et demanda à M. Bastian s’il était disposé à les reconnaître. M. Bastian répondit que la plupart des religions enseignaient ces préceptes moraux, que pour lui il les observait tous, en particulier le cinquième (celui de s’abstenir de liqueurs enivrantes), dont il reconnaissait la haute utilité dans un voyage sous les tropiques, qu’il y était plus fidèle que beaucoup de bouddhistes, et que le thé lui paraissait la meilleure boisson. Sur le précepte de ne pas tuer, l’accord ne s’établit pas aussi bien, ou, pour mieux dire, ne s’établit pas du tout. D’abord M. Bastian représenta combien l’observation en était difficile aux Européens, obligés par raison de santé à une nourriture animale, et contraints de se repaître d’êtres qui ont en vie. « Peu importe, dit le roi ; l’essentiel est qu’on ne les tue pas soi-même, et qu’on les fasse tuer par d’autres : quand l’animal est mort, on peut le manger sans crainte, et sans s’enquérir du meurtrier. » On voit par là comment un cuisinier très orthodoxe peut cuire et apprêter la volaille, pourvu qu’il ne la tue pas. M. Bastian n’insista plus sur ce point particulier, et posa alors le cas de légitime défense. Le roi n’admit pas qu’il fût jamais permis de tuer, même les insectes les plus gênans et les plus désagréables : il pressa vivement M. Bastian de renoncer à cette hérésie dangereuse du meurtre, aussi longtemps du moins qu’il séjournerait dans le palais. M. Bastian y consentit dans l’assurance que, sous la protection d’un si grand monarque auquel tous les êtres de la création rendent hommage, nul n’aurait l’audace de le provoquer. À ce moment, sur un signe du roi, on apporta une cage d’or qui renfermait des perroquets : ces oiseaux, mis en liberté, se livrèrent à la chasse aux mouches. Le roi les regardait d’un air de supériorité et de mépris, voulant montrer par cet exemple à quel misérable état de cruauté et d’abjection on peut descendre dans l’échelle des êtres, lorsque, par l’inobservance des préceptes de Bouddha, on a mérité de mauvaises transmigrations. Le roi fit encore d’autres questions, dont l’une prêtait à l’ambiguïté et ne put être résolue pour M. Bastian : elle était relative au plus haut dignitaire ecclésiastique de l’empire, à ce chef de tout le clergé bouddhique dont nous avons déjà parlé, qui réside à Mandalay, et qui est comme le pape ou le primat des Birmans. Malgré toutes les explications de l’interprète, M. Bastian ne put parvenir à démêler si le roi lui faisait demander « d’adorer » ce personnage, ou seulement de lui témoigner du respect, et peut-être même de lui rendre visite. Il fit donc prier le monarque de ne plus lui poser de questions équivoques.
L’entretien se termina par quelques questions du roi sur la manière dont son hôte se trouvait traité, et il lui demanda à ce propos à quel chiffre se montait sa dépense mensuelle. M. Bastian n’attacha pas d’importance à cette question, et donna un chiffre pris au hasard ; il n’aurait pu donner un chiffre exact, étant depuis trop peu de temps dans le palais pour pouvoir se rendre compte de la dépense. Presque aussitôt un sac fut glissé jusqu’auprès de lui, et le consul des étrangers, qui lui servait d’interprète, lui dit que c’était ce que le roi lui offrait pour le défrayer. M. Bastian se trouva dans le plus grand embarras ; il ne voulait pas accepter, il ne pouvait refuser, et son interprète se serait fait couper la langue plutôt que de prononcer une parole impliquant le refus des dons du roi. Le monarque, qui ne se doutait guère des scrupules de son hôte, lui montra en même temps son trésorier et dit que c’était de ce fonctionnaire que M. Bastian devait recevoir la somme allouée pour sa dépense mensuelle, l’engageant même à la réclamer en cas d’oubli. M. Bastian ne pouvait que garder le silence. Le paiement ordonné fut effectué une seule fois, et M. Bastian ne s’occupa plus de cette affaire. Les secrétaires, voyant son indifférence pour les dons du roi et qu’il refusait de compter la somme offerte, finirent par se l’adjuger. Lorsque M. Bastian quitta le palais, il se trouva avoir dépensé en présens plus que le total des sommes accordées par le roi, et le peu qu’il en avait touché lui servit à indemniser en partie son domestique du vol dont il avait été victime.
Dans une autre audience, le roi s’informa encore du progrès des études de M. Bastian et le questionna sur la situation politique de l’Europe. Le mécanisme de la Confédération germanique ne lui parut pas un chef-d’œuvre de clarté, et il eut quelque difficulté à s’en rendre compte, peut-être même n’y parvint-il pas. Si plus tard quelque nouveau voyageur lui expose les événemens de juin et de juillet 1866 et la bataille de Kœniggraetz, il comprendra sans doute plus aisément ; mais il jugera qu’en Europe on observe bien imparfaitement le précepte de ne pas tuer. Lui qui aurait pu anéantir l’armée anglaise et qui cependant aima mieux lui laisser prendre plusieurs provinces que de priver de la vie des êtres qui la possèdent, n’aura probablement qu’un regard de pitié et de mépris pour les souverains d’Occident, et déplorera que ces koula n’aient pas plus de goût pour les saints enseignemens de Gautama.
Au total, le temps se passait assez agréablement pour M. Bastian : audiences du roi toujours empreintes d’un bienveillant intérêt, visites nombreuses, variées et animées, leçons curieuses et intéressantes, sinon profondes, d’un maître indigène, tout semblait aller au gré de ses désirs et lui offrir une riche moisson d’enseignemens et d’observations nouvelles et piquantes. Il put les compléter encore par les fêtes données durant son séjour soit dans la ville, soit dans le palais, et qui, si elles ne le divertirent pas beaucoup, piquèrent du moins sa curiosité.
Le prince royal donna une fête dans sa résidence à l’occasion du jour anniversaire de la naissance de sa fille. La partie principale de la fête fut une représentation théâtrale qui ne dura pas moins d’une semaine et qui avait pour sujet les aventures de Rama. Les jeux scéniques sont fort du goût des peuples de l’Indo-Chine. M. Bastian parle de deux représentations qu’il a vues, l’une à Mandalay, l’autre dans son voyage le long de l’Iraouaddy ; elles étaient offertes au public par des particuliers à l’occasion de quelque événement de famille, soit parce que le fils était entré au couvent (ce qui est un grand honneur), soit parce que l’on avait percé les oreilles à la fille. Dans ces comédies, qui se distinguent par la licence du langage et même du geste, le roi et la cour sont presque toujours en scène directement ou indirectement ; il s’agit par exemple de jeunes filles qu’on vient chercher et dresser aux manières de la cour pour en faire des dames d’honneur, ou qui viennent se plaindre à sa majesté d’avoir été malmenées par le fils du roi. Ces pièces de théâtre, dont il existe du reste une assez grande variété, sont donc fondées sur la peinture des mœurs régnantes : ce sont de véritables comédies ; mais à la cour le théâtre semble être monté sur un ton plus élevé. On y représente les traditions héroïques de l’épopée, c’est le drame ou la tragédie grecque agrandie selon les proportions colossales des poèmes hindous.
Plusieurs fêtes sont ou liées à des événemens relatifs à la religion, ou essentiellement religieuses. Ainsi une fête fut donnée sur la colline de Mandalay lors de la pose de la première pierre d’une pagode par le roi. À cette occasion on fit de la musique dans les jardins de la ville royale ; le roi s’y promena à plusieurs reprises, des rafraîchissemens circulaient dans des vases d’or. On avait dressé une tour en bambou du haut de laquelle le roi pouvait contempler le spectacle de la fête dans la ville et au dehors. M. Bastian fut aussi témoin d’une solennité toute particulière et caractéristique, qu’on peut appeler la fête des moines. Devant le palais, on établit une estrade en bambous, surmontée d’un toit et recouverte de tapis ; les plus hauts dignitaires avaient pris place sur les degrés qui y conduisaient. On y avait accès de quatre côtés, au milieu des présens que le roi faisait aux moines. Ces présens se composaient de vases d’une grandeur colossale, aussi hauts que des hommes et pleins de riz, de bananes et d’autres fruits entassés les uns sur les autres en nombre considérable, enfin d’une collection de plats et d’ustensiles nécessaires pour manger le riz. Deux mille moines, vêtus d’habillemens tout neufs, vinrent prendre possession de ces richesses, et furent obligés de louer des portefaix pour faire transporter dans les monastères tous les dons de la munificence royale. Pendant ce temps, la musique se faisait entendre dans divers quartiers ; une foule immense se pressait de toutes parts pour être témoin de cette solennité. Ces largesses et les divers traits que nous avons signalés permettent de juger si le roi prend au sérieux la profession de foi bouddhique, qui consiste à honorer le Bouddha, la loi et l’assemblée des moines, et s’il s’efforce de satisfaire aux obligations que cette profession lui impose.
On a pu s’apercevoir que cette vie de cour, malgré son éclat, n’était pas exempte de difficultés. La différence des mœurs et du genre de vie devait être une occasion perpétuelle de froissemens entre l’étranger européen et les Birmans du grand ton. Bien qu’on lui laissât une certaine facilité de vivre à sa manière, plusieurs de ses actes choquaient inévitablement ceux qui en étaient témoins, et il était lui-même blessé par des mesures qui n’étaient pas spécialement dirigées contre lui, mais qui n’en avaient pas moins assez souvent quelque chose de fort incommode. M. Bastian était d’ailleurs l’objet d’une exacte surveillance, et rien de ce qu’il faisait n’échappait aux yeux d’Argus fixés sur lui. La révolution causée dans l’approvisionnement de Mandalay par l’édit du roi contre le meurtre des animaux lui fut aussi sensible qu’aux Arméniens, ses amis, et peut-être plus. Privé de la volaille, sa principale ressource, il était réduit aux œufs ; mais, quoique l’œuf ne soit pas encore un être animé, il est destiné à en devenir un, et le meurtre d’un œuf n’est pas au fond très différent de celui d’une poule. Les gardiens de la résidence royale furent épouvantés de la consommation d’œufs que faisait M. Bastian, et pour mettre leur conscience à l’aise ils crurent devoir faire un rapport sur ce fait équivoque. M. Bastian alla trouver le prince chargé de veiller à, ses intérêts autant que d’observer sa conduite : il lui représenta éloquemment à quels sacrifices il était déjà réduit par l’édit royal, et que le maigre régime auquel il s’astreignait était le minimum d’abstinence que la saine raison et la justice permissent de lui imposer. Il paraît que le prince fut touché et persuadé.
Convaincre un seigneur de la cour sur un point de droit ou d’hygiène était chose encore assez facile ; mais tenir tête au roi, résister à la volonté du monarque hautement exprimée, était une tâche infiniment plus délicate et plus ardue : néanmoins elle échut à M. Bastian. Malgré la déférence et le respect dont on l’entourait, malgré les égards dont il tempérait sa franchise dans ses relations avec le monarque, il ne put éviter d’avoir avec lui un dissentiment assez grave, mais il eut l’art et le bonheur d’échapper soit aux dangers les plus sérieux, soit aux plus périlleux honneurs. Il semble que le roi ait eu l’intention de l’attacher à sa personne comme médecin ; en tout cas, il voulut utiliser les connaissances spéciales de son hôte. M. Bastian eut à lutter énergiquement pour ne pas être entraîné dans une voie qu’il était décidé à ne point suivre : il lui fallut beaucoup de fermeté et de prudence pour naviguer sans naufrage à travers tant d’écueils, pour sauver sa vie des accès de colère même du plus doux des monarques asiatiques et pour garder sa liberté menacée de périr dans les fonctions de médecin ordinaire de sa majesté birmane.
L’art de guérir est un de ceux, qui excitent au plus haut degré l’imagination des Birmans, naturellement portée aux visions fantastiques ; ils ne le conçoivent pas dégagé des procédés les plus extravagans : les exorcismes, la magie sont intimement liés, dans leur pensée, à l’exercice de la médecine. Une des premières visites que reçut M. Bastian fut celle du médecin de son prince. Ce praticien était muni d’une botte de drogues arrangées sous forme de cylindres et fortement aromatisées, qu’il débitait pour favoriser les accouchemens, rendre invulnérable, exciter l’amour, etc. Pour faire cesser les maladies, on ne songe guère dans ce pays à prescrire l’emploi de telle ou telle substance ; on se préoccupe avant tout de consulter les astres, de combiner des signes cabalistiques, de faire parler les démons. On comprend que chez de pareils peuples un médecin étranger est toujours le bienvenu, et qu’on en attend des merveilles. Bien qu’ils soient assez riches de leur propre fonds et qu’ils ne soient en faute ni de prétentions magiques ni de pratiques de tout genre, cependant, comme on n’en saurait avoir trop, et que d’ailleurs, en dépit de l’astrologie, des exorcismes et de la magie, la maladie et la mort font toujours leur œuvre, ils sont à l’affût de tout secret nouveau qui pourrait leur être apporté même par les plus méprisés koula. Ils supposent d’ailleurs que ces koula ont des pouvoirs particuliers, et c’est le principal motif de l’aversion qu’ils ont pour eux. Aussi, quand ils en rencontrent un d’humeur accommodante et d’un caractère bienveillant, ils s’attachent à lui en raison des ressources extraordinaires qu’ils lui supposent. C’est ce qui arriva à M. Bastian : on voulut le forcer à faire de la médecine, bien qu’il déclarât constamment qu’il ne voulait ni ne pouvait en faire.
Dans les premiers temps de son séjour à Mandalay, M. Bastian n’avait pu refuser de donner ses soins à quelques personnes qui les avaient réclamés. Il lui fallut commencer un semblant de cure pour un enfant qu’on lui présenta, qui paraissait sourd-muet et qui par conséquent ne pouvait être guéri. Les parens s’imaginèrent sur-le-champ que leur enfant commençait à percevoir les sons. La mère avait ses entrées dans le harem royal ; on comprend que par ce canal le bruit d’une cure si merveilleuse ne tarda pas à faire son chemin en haut lieu. Ainsi M. Bastian, qui arrivait à Mandalay avec la réputation d’un explorateur très hardi et assez dangereux, dont les découvertes pouvaient compromettre le salut de l’empire, n’y était pas plus tôt installé qu’il avait déjà conquis celle d’un fameux médecin à qui aucun des secrets de son art n’était inconnu, qui surtout avait des remèdes infaillibles pour guérir la surdité, — et de tout cela il ne savait pas un mot. Bientôt on vit tous les sourds que renfermait la ville royale affluer chez M. Bastian, le prince lui-même vint se faire traiter. M. Bastian eut promptement raison de cette prétendue surdité ; mais le prince ne se découragea pas et amena des amis ; des soldats venaient pour ainsi dire par escouades se faire guérir par ordre du roi. Bien des gens s’imaginèrent sans doute avoir l’oreille dure parce qu’ils pensaient avoir le remède à leur portée, ou pour avoir le privilège d’entrer en relation avec un si habile homme. M. Bastian était fort embarrassé : il déclarait sans cesse que son intention n’était point de faire de la médecine ; cependant il ne pouvait refuser au prince ses bons offices, ni repousser de vrais malades qui imploraient ses soins. Tantôt il s’abstenait de toute prescription médicale, tantôt il ordonnait des remèdes dont l’exécution se trouvait impossible : il prescrivit une fois des sangsues, et le malade se déclara pleinement guéri, bien qu’il se fût gardé de suivre l’ordonnance, car les Birmans ont horreur de faire couler volontairement leur sang. Enfin, et c’était là le but auquel tendait tout ce manège, le roi dans une audience pria M. Bastian de guérir deux de ses femmes atteintes d’une difficulté de l’ouïe. Déjà dans de précédentes audiences il s’était enquis de diverses maladies, spécialement de la surdité, et du traitement à leur appliquer. M. Bastian n’y avait pas pris garde ; il n’avait vu là qu’une curiosité sans conséquence, et avait fait du reste des réponses assez peu encourageantes, puisqu’il avait déclaré que la surdité est presque toujours incurable ; mais cette fois il se récria, rappela qu’il était venu pour étudier le bouddhisme et non pour faire de la médecine, qu’il manquait de médicamens et ne pouvait entreprendre des traitemens longs et compliqués. Tout fut inutile : les malades furent amenées par un eunuque dans la demeure du prince (voisine, comme on l’a vu, de celle de M. Bastian) pour être examinées. Le médecin ne put que représenter de nouveau l’impuissance où il était de les guérir, vu les circonstances et la gravité du mal ; les malheureuses, qui s’étaient flattées d’une guérison certaine, s’abandonnèrent alors à un tel désespoir que M. Bastian, touché, promit de les voir de temps à autre et de faire ce que les moyens d’action les plus restreints, vu le manque de médicamens et d’appareils, lui permettraient. Depuis lors c’étaient chaque jour des messages de la part des épouses royales, avec force présens en cigares et en fruits pour M. Bastian, remercîmens de ce qui avait été fait, prière de faire encore davantage. M. Bastian, entravé dans ses travaux, était contrarié au plus haut degré.
Un jour une servante vint chercher des médicamens pour les deux épouses royales. M. Bastian en prépara qu’il fit porter par son domestique accompagné de la femme de chambre. Dans le trajet, le domestique, un peu surexcité, gesticula si bien qu’il cassa le flacon. Cette aventure fit grand bruit. Une médecine qui fait ainsi éclater le vase qui la renferme doit être d’une force prodigieuse ! On demanda à M. Bastian d’en préparer une autre ; il le fit, et le résultat fut merveilleux ; les deux épouses royales entendirent le rouet de leurs servantes. Le harem fut dans la joie, tout allait pour le mieux ; mais à ce moment il se produisit un nouvel incident dans la carrière médicale de M. Bastian. Le roi lui demanda de soigner le secrétaire d’un de ses plus hauts dignitaires, dont la vie était fort précieuse et qui était depuis longtemps retenu dans son lit par une maladie à laquelle les médecins birmans n’entendaient rien. M. Bastian promit de dire quelle était la maladie, mais il s’empressa de déclarer à l’avance qu’il ne pourrait faire davantage. Lorsqu’il eut reconnu que le patient était atteint de la pierre, on le supplia d’entreprendre cette cure ; il s’en défendit comme d’une chose impossible. « Mais le roi le veut, » lui dit le fils aîné du monarque. M. Bastian épuisa toutes les expressions les plus respectueuses du langage de la cour pour lui faire entendre qu’il est des choses qu’on ne peut faire, quand bien même le roi l’exige.
On commençait à murmurer et à s’indigner qu’un koula, (un barbare, osât contrevenir aux ordres du roi, et eût l’insolence de refuser des médicamens commandés par sa majesté. Le fils du roi, hors de lui, somma une dernière fois M. Bastian de faire cette cure, alléguant la volonté expresse de son père ; M. Bastian refusa, alléguant la force des choses. A dater de ce moment, il fut gardé à vue ; des sentinelles furent placées aux portes de sa demeure, on ne laissa plus sortir que le cuisinier une fois par jour pour aller aux provisions. Le vide se fit autour de l’étranger ; cette maison, où il y avait tant de mouvement et d’entrain, des réunions si gaies, des chants, des conversations si animées, était maintenant déserte : il y régnait, dit M. Bastian, un silence de mort. Personne ne venait plus, le prince protecteur, les amis, le précepteur lui-même, tout avait disparu avec la faveur royale. M. Bastian restait seul dans sa maison, entouré de ses serviteurs, plus morts que vifs, tremblant de peur et croyant voir venir à chaque instant les bourreaux du roi. M. Bastian les remonta un peu par son exemple, car, bien qu’il ne se fît pas illusion sur la gravité de la situation, son calme extérieur ne se démentit pas, et il conserva même sa bonne humeur habituelle. Pendant huit jours qu’il fut ainsi mis au ban de la société birmane, il partagea son temps entre l’étude et des entretiens avec ses domestiques ; il les faisait causer pour qu’ils oubliassent leurs sinistres préoccupations.
Il lui arriva, pendant cette période de disgrâce ; certaines visites dont l’étrangeté n’était pas faite pour le rassurer. Un soir il entend le bruit d’une troupe de soldats en marche : on fait halte sous ses fenêtres, on monte, la porte s’ouvre, et il voit paraître deux officiers. Il les reçoit avec sa cordialité accoutumée, les fait asseoir et engage la conversation en les questionnant sur un passage d’un livre birman qu’il étudiait en ce moment. Pour toute réponse, les deux militaires fixent sur lui des yeux étonnés, regardent tout autour d’eux avec inquiétude et s’en vont sans mot dire. Le même fait se reproduisit deux ou trois fois, et cependant les domestiques ne tarissaient pas de récits à faire frémir ; ils racontèrent entre autres l’histoire d’un étranger que le roi fit renvoyer à Rangoun parce qu’il avait désobéi à ses ordres, mais qui fut mis à mort pendant la nuit à la troisième station.
Le précepteur de M. Bastian vint le voir une fois pour s’assurer s’il était toujours dans les mêmes dispositions. M. Bastian fut inflexible, et fit tout ce qu’il put pour lui démontrer combien l’exercice de la médecine était contraire au but de son voyage. Dans la conversation, le précepteur eut soin de raconter, par forme d’avertissement, l’histoire d’un mahométan qui s’était vanté de pouvoir faire de l’or. Il en fabriqua d’abord une petite quantité ; mais le roi exigea que l’expérience fût renouvelée en grand. L’opérateur prétendit avoir besoin d’entreprendre un voyage pour se procurer certaines substances : ce voyage n’eut aucun succès ; il en exécuta un second pendant lequel le roi le fit accompagner par un détachement de soldats. A son retour, on lui bâtit un laboratoire dans le palais, et, comme les premiers essais furent infructueux, on le fit surveiller, garder étroitement, si bien que le malheureux finit par s’empoisonner. M. Bastian n’avait point proposé de faire des choses extraordinaires, tout son crime était de n’en vouloir point faire ; mais il savait ce qu’il en coûte de tromper les espérances d’un roi de l’Indo-Chine, et, malgré la confiance qu’il ne cessa de manifester, il était préparé aux éventualités les plus fâcheuses.
C’est du harem que lui vint la première lueur de salut : la quarantaine à laquelle on soumettait le médecin rebelle entravait la cure qui s’y faisait par ses soins, Les deux malades envoyèrent chercher des médicamens. M. Bastian manquait en ce moment des ingrédiens nécessaires ; il voulut sortir et aller en ville pour en acheter. Les sentinelles lui barrèrent le passage ; la consigne était de ne laisser sortir que le cuisinier une fois par jour. M. Bastian fit demander et obtint l’autorisation du prince ; non content de ce premier succès, il se rendit de sa personne à la demeure du prince, pénétra jusqu’à lui malgré des ordres contraires, se plaignit de la manière dont on traitait un homme qui était l’hôte et non le captif du roi. Le prince se défendit comme il put, donna à entendre qu’on était las de la situation, et fit pressentir un dénoûment pacifique. M. Bastian, s’étant pourvu des choses nécessaires, administra aux malades du harem des médicamens qui n’eurent point d’effet. Impatientées, elles vinrent de nouveau chez le prince pour être examinées encore une fois : M. Bastian arriva au rendez-vous les mains vides. Elles manifestèrent une désolation telle que, pour témoigner son bon vouloir, il leur ordonna des sangsues, excellent moyen de mettre fin à la cure, sinon à la maladie. L’envie de guérir fit passer les malades par-dessus la répugnance que leur inspirait, l’horrible remède ; mais l’opération causa un tel dégoût et de si grands ennuis, elle éveilla dans les consciences bouddhiques de tels scrupules qu’on fut rassasié de la médecine européenne dans la ville royale de Birma. Dès lors il ne fut plus question de maladies, ni de médicamens, ni de traitemens. La faveur du roi brilla de nouveau sur l’horizon de M. Bastian ; les courtisans reparurent en foule avec elle, et les visites, les entretiens, les récits, recommencèrent pour ne plus cesser jusqu’au départ.
Avant de quitter le palais, M. Bastian fut témoin des solennités qui marquent chez les Birmans le renouvellement de l’année. Le dieu Çakra ou Indra assiste à ces fêtes, il descend du ciel à minuit et y remonte trois jours après à midi. Un coup de canon annoncé chaque fois son arrivée et son départ. À cette époque, les Birmans s’envoient mutuellement des vases pleins de fleurs et de fruits artificiels, symboles de l’attachement et du dévouement qu’ils se portent. Le premier jour, le grand plaisir est de s’asperger où même de se plonger les uns les autres dans des bassins remplis d’eau. Comme la fête coïncide avec le commencement de la saison des pluies et avec la première crue de l’Iraouaddy, cet étrange divertissement a sans doute pour objet de figurer l’inondation bienfaisante qui va sauvée le pays des horreurs de la sécheresse.
Cette approche de la saison des pluies avertissait M. Bastian qu’il était temps de partir. Il obtint une audience de congé, offrit au roi le kadaou obligatoire, ce vase de fleurs et de fruits artificiels qui est un signe de soumission, et reçut en échange une bague ornée de rubis. Il fit ensuite ses adieux aux nombreux visiteurs qui avaient cultivé son amitié, leur laissant des présens comme souvenir de son passage ; il se montra particulièrement libéral envers le professeur, qui avait des titres spéciaux à sa reconnaissance ; puis il partit pour les régions du sud-ouest, muni de lettres de recommandation de son prince, dont il devait traverser le domaine, et d’un passeport sur feuille de palmier délivré par le tribunal suprême.
M. Bastian, étant alors descendu jusqu’à Ava, prit la route de terre le long des montagnes des Schan, qui occupent la partie orientale de l’empire ; il passa près des ruines de Pinlay, où se maintint l’indépendance de Birma après le désastre de Pagan, puis traversa la province de Nyaoungyam, appartenant au prince qui l’avait protégé à Mandalay, et dont la capitale renferme quarante maisons et trois monastères. Il passa ensuite par la ville plus importante de Pibaeh, pourvue de mille maisons, trente pagodes et dix monastères. Tout ce voyage s’effectua dans d’assez mauvaises conditions, par des chemins très peu frayés, à travers des bois épais, des plaines de sable, des marais et des fondrières, jusqu’au village de Zinsaeh, point où le fleuve Sittang commence à devenir navigable. Là M. Bastian changea de moyen de transport ; il loua une embarcation. Une journée de navigation entre deux rives constamment bordées de forêts sombres et silencieuses le mena à la frontière anglaise, et quelques jours après il arrivait à Tongou, situé sur le Sittang, à, quelque distance du bord, tandis que les Européens ont construit leurs demeures sur la rive même. Après avoir fait dans cette ville un séjour de deux semaines qui lui permit de continuer ses études’ bouddhiques, le voyageur remonta dans son embarcation munie d’un toit, car on était en juillet, et c’était la saison pluvieuse. Trois jours de navigation l’amenèrent à Schwegyin, situé dans une vallée fertile qu’entourent des collines pittoresques couvertes de bois, et, continuant son voyage après un nouveau séjour dans cette ville, il arrivait bientôt à Sittang, qui porte le même nom que le fleuve.
À ce moment, l’inondation était complète : tout le Pégou était sous l’eau : M. Bastian s’embarqua de nouveau et navigua sur une vaste mer. Tantôt il suivait les canaux et les cours d’eau, tantôt il les croisait et traversait les campagnes et les forêts submergées, passant à la hauteur des fenêtres des maisons, effleurant les branches des arbres et s’y embarrassant quelquefois. Son embarcation fit eau, à tel point qu’il fut obligé de la remplacer dans un village où il ne parvint pas sans peine ; la pluie l’inondait de ses torrens ; la fièvre commençait à s’emparer de lui. C’est en cet état qu’il se dirigea vers la chaîne de montagnes au sein de laquelle il vit peu à peu se dessiner Satoung, où les dômes brillans des pagodes se détachaient sur le fond noir des forêts. De cette antique capitale du Pégou, M. Bastian se rendit à Molmein ; puis, après s’y être remis de ses fatigues et avoir formé de précieuses amitiés au sein de la nombreuse colonie européenne, il remonta le Salwhen pendant trois jours, et, quittant le fleuve, gagna à dos d’éléphant la frontière siamoise pour chercher chez un autre peuple un nouveau sujet d’études.
Malgré les vices du gouvernement et la mollesse du peuple, le Birma était il y a cinq ans, à l’époque où M. Bastian le visita, dans une situation relativement prospère : le commerce paraissait en train de se développer peu à peu, la famille royale vivait en paix sous la direction d’un chef débonnaire ; mais alors les fils du souverain étaient fort jeunes ; avec l’âge, l’ambition s’est éveillée en eux, et elle vient de se manifester d’une manière terrible. Quelques-uns des personnages que M. Bastian nous fait connaître ont déjà disparu : le prince Tinke-Min, qui avait mis le roi actuel sur le trône et que nous avons vu être le protecteur d’un manufacturier français établi à Mandalay, ce prince qui était regardé par la cour et les populations comme l’héritier de la couronne, a été assassiné ; le fils aîné du roi a eu le même sort. Un des plus jeunes fils du roi, que les journaux de l’Inde désignent sous le nom de Mungon-Min, privé par son âge de l’espoir de régner, a ourdi un complot contre ses aînés ; outre le prince héritier et le prince royal, un autre fils du roi et plusieurs ministres ont été victimes de cet attentat. Le roi lui-même n’a dû son salut qu’à la fuite et au dévouement d’un serviteur ; il a été fait prisonnier, mais délivré ensuite par ses amis. Le fils du prince Tinke-Min, héritier des droits de son père, se prépare à soumettre les révoltés, dont le but n’a pas été atteint malgré tous les meurtres qu’ils ont commis, et qui ont dû se replier vers la frontière. La guerre civile est allumée ; quand et comment finira-t-elle ? La lutte se prolonge plus qu’on ne s’y était d’abord attendu. Les Européens n’ont souffert, il est vrai, aucun mal dans leurs personnes, quoiqu’ils aient essuyé des pertes au milieu de ces désordres ; mais ils ont été en péril, et presque toute la colonie chrétienne, d’ailleurs assez peu nombreuse de Mandalay a dû se réfugier en même temps que l’agent du gouvernement britannique sur un vapeur anglais, le Nerbudda, dont les partisans du roi se sont un instant rendus maîtres. De tels faits, qui se reproduisent périodiquement dans l’histoire du Birma, montrent combien il est difficile que la situation s’améliore sérieusement. La royauté est le point de mire des ambitions les plus désordonnées : fût-il animé des meilleures dispositions et même doué des plus grands talens, un souverain, sans cesse exposé à voir ses projets et ses efforts arrêtés ou contrariés par les complots de ceux qui se disputent à l’avance sa succession, est réduit à l’impuissance ; les étrangers ne peuvent commencer avec confiance ni mener à fin aucune entreprise de longue haleine. Les autorités anglaises s’alarment, et les voilà, par le fait du conflit peut-être accidentel qui s’est élevé à propos du Nerbudda, amenées à intervenir directement. L’ambition, sollicitée par des circonstances favorables, ne s’unit-elle pas à la prudence pour leur dire qu’il faut détruire ce foyer d’agitations stériles et imposer ou donner la paix à un peuple qui ne sait pas la garder ou ne peut l’obtenir de ses princes ? Aussi des voix se sont-elles déjà élevées dans la presse et ailleurs, à l’occasion des derniers événemens, pour demander l’annexion pure et simple du Birma. En présence de la puissance anglaise, les Birmans auraient peut-être un moyen d’échapper au péril qui les menace, ce serait de développer paisiblement, par le commerce et l’industrie, les ressources de leur pays, en offrant aux négocians étrangers d’inviolables garanties de sécurité. Un roi, des ministres le comprendraient peut-être : la race royale, multipliée par la polygamie, ne peut le comprendre. Les fils du roi sont trop nombreux et ont trop de préjugés pour que le souci des véritables intérêts du peuple et même du trône puisse les préoccuper sérieusement et mettre un frein à leurs passions violentes ; l’empire birman périra par la folie et les crimes de ceux qui ont pour mission de le maintenir. Un peuple, lorsqu’il est mis en contact avec l’élément européen, ne saurait désormais subsister qu’à la condition de prendre son parti d’entrer dans les voies de la civilisation. Il ne peut se soustraire à la domination des étrangers qu’il redoute qu’en subissant de bonne grâce leur ascendant moral.
LEON FEER.