Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 4

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 168-172).
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CHAPITRE IV.

DIALOGUE ENTRE VIDURA ET UDDHAVA.


1. Uddhava dit : Ensuite les Yadus, avec la permission des Brâhmanes, se mirent à prendre leur repas et à boire la liqueur enivrante [extraite du riz broyé] ; mais bientôt, l’esprit égaré par l’ivresse, ils s’attaquèrent avec des paroles insultantes.

2. La discorde, par l’effet de ce funeste breuvage, divisa leurs esprits, et au moment où le soleil se couchait, ils se détruisirent, comme des bambous [que le feu consume].

3. Bhagavat voyant dans ce qui se passait l’œuvre de la Mâyâ dont il dispose, porta à sa bouche de l’eau de la Sarasvatî, et s’assit auprès d’un arbre.

4. Déjà Bhagavat qui dissipe le chagrin de ceux qui se réfugient auprès de lui, m’avait dit précédemment : « Uddhava, rends-toi à « l’ermitage de Vadarî ; » car il voulait détruire sa race.

5. Mais connaissant son dessein, ô le plus brave des guerriers, je suivis les traces de mon maître, incapable de me séparer de ses pas.

6. Je cherchai et je reconnus, assis dans un lieu solitaire, mon maître chéri, l’asile de la beauté, qui avait placé sa demeure auprès de la Sarasvatî, et n’avait pas d’autre retraite.

7. Il était noir et beau, exempt de toute souillure ; ses yeux d’un rouge foncé étaient calmes ; il était reconnaissable à ses quatre bras et à son vêtement de soie de couleur jaune.

8. Il avait placé sur sa cuisse gauche le lotus de son pied droit ; son dos s’appuyait contre le tronc d’un jeune Açvattha ; il avait renoncé au bonheur des sens, et reposait dans la plénitude de la perfection.

9. Cependant le grand serviteur de Bhagavat, celui qui est le parant et l’ami de Dyâǐpâyana, le bienheureux Mâitrêya, parcourant le monde dans sa course indépendante, arriva en cet endroit.

10. Pendant que ce solitaire dévoué à Bhagavat écoutait, la tête inclinée par le plaisir et par l’attachement, Mukunda, dissipant sa lassitude par un regard où brillait le sourire de l’amitié, me parla en ces termes :

11. Je connais ce que tu désires dans ton cœur, puisque j’y réside ; aussi je t’accorde ce que d’autres ont tant de peine à atteindre, ce que jadis, lorsque tu étais Vasu, tu désiras, avide de m’obtenir, pendant le sacrifice des Vasus et des Créateurs de l’univers.

12. Oui, sage vertueux, cette vie est pour toi la dernière de tes existences, puisque tu y as obtenu ma faveur, et que tu as été assez heureux pour me voir en secret avec une dévotion pure, au moment où je vais abandonner le monde des hommes.

13. Jadis, au commencement de la création, je révélai au Dieu Adja, qui était assis sur le lotus né de mon nombril, cette science suprême où se manifeste ma grandeur, cette science que les sages appellent la science du Bhâgavata.

14. Ainsi honoré par ces paroles, moi qui avais été trouvé digne de la faveur et du regard compatissant du suprême Purucha, je lui répondis, les mains jointes en signe de respect, versant des larmes, sentant mon corps frissonner de plaisir, et la voix tremblante :

15. Ô mon maître, lequel des quatre objets [recherchés par l’homme] pourrait être d’une acquisition difficile, même en ce monde, pour ceux qui adorent le lotus de tes pieds ? Ce n’est cependant rien de cela que je désire, ô Dieu multiple, avide que je suis d’adresser mon hommage à tes pieds semblables au lotus.

16. Les actions et la naissance d’un être inactif et incréé comme toi, ta retraite dans une forteresse, et ta fuite devant l’ennemi que tu redoutais, toi qui es Kala lui-même, cette demeure remplie de milliers de femmes pour toi qui trouves ton plaisir en toi-même, voilà ce qui tourmente l’esprit des sages.

17. Que toi. Seigneur, toi dont l’intelligence essentiellement parfaite agit incessamment sans se reposer jamais tu m’aies appelé, quand on récitait les Mantras, pour m’interroger avec attention, comme si tu étais un ignorant, c’est là, grand Dieu, ce qui jette mon esprit dans le trouble.

18. Daigne, ô mon maître, si tu me crois digne de cette faveur, daigne m’exposer exactement cette science suprême qui, révèle le mystère de ta nature, cette science que Bhagavat enseigna complètement à Brahmâ, pour que je puisse traverser ce monde de misères !

19. Quand je lui eus ainsi fait connaître mon désir, le suprême ; Bhagavat aux yeux de lotus m’enseigna son essence excellente :

20. Après avoir parcouru, sous la direction du Dieu dont on adore les pieds, devenu mon maître la route de la connaissance de l’Esprit suprême ; après avoir adoré ses pieds, et avoir tourné autour de lui [en le laissant à ma droite], je suis arrivé ici, l’âme troublée par cette séparation.

21. Pour moi, le cœur rempli à la fois et du plaisir de l’avoir vu et de la douleur de l’avoir quitté, je me rendrai au lieu de l’ermitage de Vadarî, qui lui est cher,

22. Cet ermitage où le divin Nârâyaṇa et le bienheureux Rǐchi Nara se livrèrent ensemble, pour le bien des mondes, à des austérités longues, pénibles et sans obstacles.

25. Çuka dit : Ayant appris de la bouche d’Uddhava la fin terrible de ses parents, le sage guerrier calma par la science la douleur que ce désastre lui causait.

26. Ce héros de la race de Kuru adressa ainsi la parole avec confiance au premier des serviteurs de Krǐchṇa, au plus grand des adorateurs de Bhagavat, à l’instant où il allait partir.

25. Daigne m’exposer cette science suprême qui révèle le mystère de la nature propre du souverain Seigneur, et qu’il t’a enseignée lui, le maître du Yoga ; car les serviteurs de Vichṇu n’ont plus rien à faire, quand ils se sont acquittés envers lui de leurs devoirs.

26. Uddhava dit : Celui auquel tu dois rendre hommage pour en obtenir la science, c’est le Rǐchi Kâuçârava qui fut, en ma présence, désigné [pour t’instruire] par Bhagavat lui-même, au moment où ce Dieu allait abandonner le monde des hommes.

27. Çuka dit : C’est ainsi qu’Âupagavi (Uddhava) noyant son profond chagrin dans le nectar de l’histoire du Dieu dont l’univers est la forme, avait vu s’écouler aussi vite qu’un instant la nuit qu’il avait passée avec Vidura sur les bords de la Yamunâ. Le sage, [après cet entretien,] quitta cet endroit.

28. Le roi dit : Une fois les Vrĭchṇis et les Bhôdjas détruits, comment se fait-il qu’Uddhava, le premier parmi les chefs de ceux qui savent conduire un char, leur ait survécu, puisque Hari lui-même, le Maître des trois qualités, avait abandonné sa forme mortelle ?

29. Çuka dit : Lorsque celui dont la volonté est infaillible eut détruit sa nombreuse race en la livrant à Kâla, déguisé sous l’apparence de la malédiction d’un Brâhmane, au moment d’abandonner son corps mortel, il se livra à ces réflexions :

30. Lorsque j’aurai quitté ce monde, Uddhava, qui est maintenant le premier des sages maîtres d’eux-mêmes, est sans contredit le plus digne de conserver la science dont je suis l’objet.

31. Uddhava ne m’est certainement inférieur en rien ; car ce guerrier n’est pas agité par les qualités : qu’il reste donc ici-bas pour enseigner au monde la science dont je suis le sanctuaire.

32. Ayant ainsi reçu les ordres du précepteur des trois mondes, source de la parole sacrée, Uddhava, parvenu à l’ermitage de Vadarî, s’y livra au culte de Hari avec une profonde méditation ;

33. Et Vidura ayant appris de la bouche d’Uddhava les actions si dignes de louanges de Krĭchṇa, l’Esprit suprême, qui avait revêtu un corps en se jouant,

34. Et le sacrifice même de ce corps, sacrifice si propre à augmenter la constance des sages qui possèdent déjà cette vertu, en même temps qu’il est un sujet de trouble pour les hommes agités par la crainte comme de vils animaux,

35. Vidura, [dis-je, ] réfléchissant, ô le meilleur des Kurus, que Krĭchṇa avait songé à lui dans son âme, ému par l’affection, se mit à pleurer quand le serviteur de Bhagavat fut parti.

36. Ce sage accompli quittant la Kâlindî, parvint en peu de jours sur les bords du fleuve céleste où résidait, ô héros de la race de Bharata, le solitaire, fils de Mitrâ.


FIN DU QUATRIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DIALOGUE ENTRE VIDURA ET UDDHAVA,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.