Le plus illustre de tous les bergers faisant manger le sainfoin et la treffle à ses moutons, cheminoit posément comme un homme qui resve sur quelque chose haute, et levoit gravement sa houlette à chaque pas, ainsi qu’un pelerin espagnol leve son bourdon. Il n’eut pas fait un quart de lieuë, qu’il passa un carrosse, d’où Hircan, Anselme, Clarimond et Montenor sortirent avec leurs habits ordinaires. Il les alla embrasser tous, et leur dit, mes amis, vous voyez j’ay souffert une seconde metamorphose. Je vous saluë maintenant en qualité de berger. Voyla Hircan qui m’a fait reprendre ma premiere forme. Nous en sommes aussi resjouys, dit Anselme, comme nous estions faschez de vous avoir perdu. Mais vous qu’en pensez vous ? Estes vous de nostre avis ? Tout ce que je puis dire, repartit Lysis, c’est qu’il faut bien que malgré moy je me donne de la patience. Il est vray que j’avois bien du plaisir lors que j’estois arbre : mais puis qu’il n’est pas ordonné que je le sois d’avantage, il se faut resoudre à ne l’estre plus. Je ne souffre rien maintenant que je n’aye desja espreuvé ; et puis il faut considerer que pour me monstrer loyal amant, je ne doy pas estre fasché d’avoir encore le moyen de servir Charite. Vostre constance est loüable, mon amy, dit Hircan, et sçachez qu’auparavant que de vous faire homme, j’ay bien pris la peine de monter au ciel, et de fueilleter le registre du destin qui est le greffier de Jupiter. C’est là que j’ay leu ce qui vous devoit avenir, afin de ne rien faire qui pust contrevenir à ses arrests. Lysis est donc bien obligé à Hircan, dit Clarimond ; mais berger sans vous interrompre, qu’avez vous fait de vostre valet Carmelin ? Helas ! Quand j’y songe, dit Lysis, je pense que les nymphes l’ont ravy. Il estoit cette nuict avec moy parmy la troupe divine où il les charmoit par son eloquence. Elles m’ont fait accroire qu’elles avoient envie de le baigner pour le purifier, mais elles n’ont pas voulu que je fusse des assistans : de sorte que je connoy bien à cette heure qu’elles avoient quelque mauvais dessein, car il n’est point encore revenu chez nostre hoste. Les nymphes ont bien de plus beaux serviteurs que celuy là, dit Clarimond, possible que depuis qu’il les a quittees, il y a quelque beste farouche qui l’a devoré. Ha dieu ! Ne touche-tu point au but ? S’escria Lysis ; quelque loup n’a-t’il point mangé mon fidelle Carmelin ? à quoy ay-je songé jusqu’à cette heure que je ne l’ay point esté chercher ? Allons y tout de ce pas. Ayons soin de luy : sa perte seroit grande. Apres avoir dit cecy il alla par les champs d’un costé et d’autre, et chacun le suivit : il crioit tant qu’il pouvoit Carmelin, Carmelin, où és-tu ? Mon amy, mon mignon, mes delices, mes amourettes. Et voyant qu’il ne respondoit point, il dit il est mort sans doute, il luy faut eslever un cenotaphe, et faire son oraison funebre. Lysis se treuva enfin pres du ruisseau de Lucide, au long duquel il commença de cheminer en criant encore, où és-tu Carmelin, et tout en un instant il entendit une voix qui disoit, me voicy, mon cher maistre. Ayez pitié du plus miserable berger qui vive. Il s’avança alors à grand pas, et trouva le pauvre Carmelin à demy

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nud attaché à un arbre. Qui t’a mis là mon amy ? Luy dit-il, qui ont esté les sauvages personnes qui ont fait un tel affront à un si doux naturel ? C’a esté vos nefles, d’icy prés, qui m’ont traisné dedans les grottes, respondit Carmelin. Tu veux dire, reprit Lysis, que ç’a esté les nymphes et le cyprez qui t’ont traisné dedans leurs grottes, vous avez raison, dit Carmelin, je donne au diable leurs danses, leurs jeux et leurs collations, si pour y assister il faut souffrir le mal que ces maudites personnes m’ont fait. Tu les pourrois possible bien prendre pour d’autres, dit Lysis, je ne m’abuse point, ce sont elles, repartit Carmelin, que l’on me destache, et j’en diray davantage. Alors Hircan qui avoit un cousteau à son e spee, coupa de meschantes jartieres dont on l’avoit lié. Quand il fut rhabillé, il conta ce qui luy estoit avenu, dequoy chacun s’estonna fort : car l’on ne tenoit pas les nymphes pour si mauvaises comme il les faisoit. Mais Lysis interrompant son discours, luy vint dire, ne te fasche point, le mal est passé, et en recompense je m’en vay te bien donner de la joye. Apren une chose que je n’avois pas encore songé à te dire ; je ne suis plus arbre, je suis le berger Lysis. Mon ennuy m’a aussi empesché de m’en informer, repartit Carmelin, toutefois je me doutois quasi de vostre changement de nature. Bontemps vienne : oublions le passé puis que vous le voulez : mais sur tout qu’on ne me parle plus d’aller avec ces belles dames que j’ay veu cette nuict, ce sont peut estre des esprits malins. Je ne desire point d’avoir quelque chose à desmesler avec des gens de l’autre monde. Carmelin ayant dit cecy estoit pres de s’en aller avec les autres, n’eust esté qu’il n’avoit point son chapeau. Les nymphes ne l’avoient pas laissé avec ses habits ; apres s’en estre joüé long-temps, elles l’avoient jetté dans des buissons fort esloignez, où il n’avoit garde de l’aller chercher. Ne laissons pas de nous en aller, dit Clarimond, je vous en donneray un autre. Cela ne se passera pas ainsi, dit Carmelin, je ne veux pas que l’on m’affronte de quelque chose que ce soit. Me deussiez vous donner plus de chapeaux qu’il n’en sçauroit tenir entre le ciel et la terre, je veux aussi ravoir le mien : et je sçay bien ce que je feray. Il n’y a qu’à faire apeller mes dames les nymphes pardevant le juge de ces lieux, dit Anselme. Faites cela voirement, dit Clarimond, voyla tout à propos un sergent qui s’en va le long du grand chemin, allons le joindre. Cela estant dit l’on commença de marcher, et Carmelin ayant attrapé cét homme qui estoit un sergent veritablement, luy dit, mon compere, il y a des dames fort peu sages qui m’ont desrobé mon chapeau sans suject : ne seray je pas bien fondé à les faire apeller pour me le rendre ? Ouy asseurement, mon bon amy, respondit le sergent, dites moy leur nom et leur domicile, je leur

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iray porter un exploict. Il en faut parler à mon maistre, dit Carmelin. Celle qui doit avoir commis le larcin s’apelle Lucide, dit Lysis en arrivant alors, pour son domicille elle l’a esleu dans la source de la fontaine d’icy proche : mais elle y est si bien cachee que tu ne l’y trouveras pas, pauvre sergent mortel : il faudroit un sergent celeste comme Mercure pour faire cette execution. Quant à ses compagnes qui l’ont assistee au delict, elles sont enfermees sous des escorces d’arbres ; où irois-tu treuver tout cela ? Pour toy Carmelin, quite donc ta poursuite. Il ne te profitera de rien de t’ataquer à de plus puissans que toy. Les nymphes ne reconnoissent point les juges terriens, ou si elles se sousmettent à eux ; elles les corro mpent comme le fils de Priam. Le sergent s’en alla apres ce discours, croyant que soit que ces gens cy se moquassent de luy, soit qu’ils n’eussent pas l’esprit bien fait, il n’y avoit rien à gagner avec eux, veu qu’il n’entendoit point ce qu’ils luy vouloient dire. Carmelin estant bien fasché de voir qu’il ne pourroit avoir raison de ces larronnesses, commença de s’escrier, ha ! Mon pauvre chapeau, faut il que je te perde en la fleur de ton âge et de ta beauté ? Il est bien vray que mon grand pere se servit de toy en premieres nopces : mais tu eusses servy encore long-temps à ma posterité. Ha ! Que je te regrette, quand je songe que tu as esté par si long espace la fidelle couverture des soins et des pensees qui se forgeoient en ma teste, et le noble estuy de toute ma doctrine. N’en pleurez point, dit Anselme, son heure estoit venuë. Nous luy ferons un vain tombeau comme nous voulions faire pour vous, croyans que vous fussiez perdu. Et puis pourquoy ne vous consolerez vous pas, puis que l’on vous en promet un plus beau ? Carmelin ayant songé quelque peu, reprit la parole en cette sorte. Mais quoy ce chapeau sera-t’il donc, monsieur, de fine laine ? On ne luy donna pas le loisir d’achever ce plaisant discours, ny a Anselme de luy respondre : car chacun se prit à rire aussi tost, et Montenor principalement qui sçavoit qu’Anselme venoit d’une race de marchands du costé paternel, et que le drap et la laine avoient bien servy à le faire grand seigneur. Lysis voulant faire cesser la risee dit, et la faute ne vient que de n’avoir pas mis une virgule ou une parenthese dans sa periode. Enten-tu Carmelin ? Observe cela, si tu ne veux plus faillir en tes transpositions. Le discours du maistre fut trouvé aussi agreable que celuy du valet, pource qu’il donnoit un certain accent à ses paroles qui les faisoit beaucoup valoir. Carmelin y prit mesme du plaisir, mais quand Clarimond fut chez luy, il le resjouyt bien plus en luy donnant le chapeau qu’il luy avoit promis, lequel estoit meilleur que le sien, encore qu’il ne le fust guere. L’on luy dit que s’il estimoit les pieces antiques, c’en estoit là veritablement une aussi

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digne d’un beau cabinet, que medaille qui fust au monde. Il estoit tout ravy d’avoir ce chapeau : car s’il avoit regretté l’autre, c’estoit qu’il n’esperoit pas que l’on luy donnast cettuy cy. Il alla neantmoins prier son maistre de luy distinguer par nom et par habit toutes les deitez champestres, afin de sçavoir qui estoient celles qui luy avoient fait le plus de mal. Il se trouva que c’estoient les hamadryades et Lucide : mais pour Synope elle ne luy avoit donné aucun coup de foüet, et s’estoit mesme esloignee pendant qu’il souffroit le supplice. Ha ! Le grand mystere qui est caché l’a dessous, luy dit Lysis : il faut que tu croyes que Synope est d’une complexion fort amoureuse. Elle a tesmoigné qu’elle avoit de la passion pour moy : mais voyant que je l’ay tousjours mesprisee, elle ne veut plus adorer d’autre merite que le tien. J’en ay desja eu quelque doute, et il m’est avis qu’elle ne t’a jamais regardé comme une personne indifferente, tellement que voicy par où je te pren pour te mettre hors de peine ; imagine toy maintenant que c’est elle qui a commis le larcin de ton chapeau, mais que ce n’a esté que pour le garder en guise de faveur. Il me souvient que Charite me prit bien un jour un de mes souliers pour le mesme suject. Je ne sçay quelle amour vous entendez, repartit Carmelin, que ne me secouroit elle donc ? N’en parlons plus son humeur ne me plaist guere. Si vous voulez que j’aye une maistresse, que ce soit la bergere dont vous m’avez autrefois parlé. Charite à une compagne qui s’apelle Jaqueline, dit Lysis, c’est à elle que j’ay songé. Tu la dois aimer, quand ce ne seroit qu’à cause que son nom est beau, et que tu pourras faire dessus une gentille allusion, disant qu’elle s’apelle Jaqueline, parce qu’elle est une javeline dont l’amour transperce les cœurs. D’ailleurs lors que ton histoire sera mise par escrit, ce sera une chose bien agreable de voir qu’elle aura pour tiltre, les amours de Carmelin et de Jaqueline. Ces deux noms conviennent ensemble aussi bien comme vos cœurs seront conjoincts ; et quand j’auray du loisir, je te promets de treuver dessus quelque anagramme d’heureux auspice. Tandis qu’il disoit cecy il ouyt qu’Anselme proposoit avec Clarimond d’aller voir Leonor l’apresdisnee. Hé bien tout nous rit, dit-il alors à Carmelin, voyla une occasion pour voir ta nouvelle maistresse. Mais il n’y faut pas aller sans estre preparé. Tu dis d’assez bonnes choses, mais elles ne sont pas tousjours à propos, et outre cela tu ne les proferes pas bien. Je te veux aprendre la methode du discours et la grace du maintien et de la prononciation. Cecy fut dit assez bas, et aussi tost nos deux bergers entrerent dans une petite chambre à costé de la salle où Lysis s’estant assis sur une chaire, et ayant Carmelin devant luy, dit pour sa premiere

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leçon. Puis que c’est beaucoup en amour, d’estre d’un gracieux abord, et que la contenance charme quelquefois plus que les paroles, il faut que tu prennes garde à bien regler la tienne, quand tu seras devant ta bergere. Si tu as un mouchoir blanc, je suis d’avis que tu l’ayes tousjours en main. Ceux qui declament en ont tousjours, et les comediens mesme de Paris en tiennent sur leur theatre. Or il faut imiter ces gens là : car s’ils ne font les choses comme elles sont, au-moins les font ils comme elles doivent estre. Il seroit bon aussi d’avoir la petite brosse pour se retrousser la moustache par fois : mais sur tout il ne faut pas manquer d’avoir tousjours le peigne en poche ; j’enten parler de ces peignes de corne que les mignons portent aujourd’huy pour se demesler la chevelure. Vous vou driez donc qu’à tous coups j’eusse les cornes à la teste, dit Carmelin. Ne tourne point cela en mal pour toy, poursuivit Lysis, j’ay un de ces peignes que j’ay laissé chez Montenor, et quand l’on me le void tenir, je dy qu’il est fait avecque les cornes de ceux que j’ay fait cocus ; et c’est ainsi qu’il faut rejetter la raillerie dessus les autres. Je vous accorde cecy, dit Carmelin, mais pour un mouchoir, à quel sujet en tiendray-je ? Il sembleroit que je fusse quelque grand morveux, et les brosses monstreroient tout de mesme que j’aurois une barbe bien salle, puis qu’il la faudroit si souvent nettoyer. Si tu ne veux point observer toutes ces contenances, ayes donc d’excellens discours, et uses de façons de parler les plus attrayantes, et les mieux receuës aujourd’huy parmy les galands ; comme par exemple si tu veux dire que tu viens d’entretenir des hommes de bonne humeur, tu diras, je vien d’estre en conversation avec des visages de bonne humeur. L’on ne parle pas à des visages seulement, dit Carmelin, l’on parle à des personnes toutes entieres. Il n’importe, dit Lysis, il faut parler ainsi, pour parler à la mode, et il faut dire à tous coups, combien y a t’il que vous n’avez veu ce visage ? Ce visage m’a voulu quereller. C’est un fort plaisant visage. Outre cela si l’on te veut mener en quelque lieu ou tu ne desires pas aller : il faut dire. Serviteur tres humble à cette maison là. Serviteur tres-humble à une telle visite. Et si l’on te disoit que c’est que l’on te veut faire ouyr une bonne musique, il faut respondre, je baise les mains à la musique pour aujourd’huy. Que si l’on te demande si tu jouës bien du luth, il faut repartir, je ne me picque pas de joüer de cét instrument. Je veux bien parler comme cela, dit Carmelin, et neantmoins je ne compren pas beaucoup ce que cela veut signifier : car se faut-il picquer les fesses d’une espingle ou d’une alesne pour s’inciter à joüer du luth ? Et pour vos baise-mains, et vos serviteurs tres humbles, se doivent ils dire à une maison ny à une musique, qui n’ont point de mains, et ne se soucient point de

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nostre ser vice. Tout cela se dit et est tres-mignard, reprit Lysis, l’on n’entend autre chose dans la cour du Louvre et en tous les lieux honorables. Il y a encore d’autres mots d’exquise recherche, mais je ne te veux plus rien aprendre pour cette heure, sinon qu’il te faudra dire à tous propos, que ta maistresse est ravissante. Cela seroit bon à dire de Synope, repartit Carmelin, elle prend tout ce qu’elle trouve : elle m’a ravy mon vieux chapeau ; elle est ravissante comme un oyseau de proye, et comme un loup. Cecy ne se prend pas d’un tel biais, dit Lysis, quand l’on dit qu’une fille est ravissante, c’est à dire qu’elle a des charmes, des apas, et des attraits, et si tu veux tu pourras dire aussi que ta bergere à un visage à ravir. Tu feras ton profit de ces phrases françoises, selon les occasions, et represente toy pour t’y inviter, qu’il n’y a maintenant à Paris si petit gentilhommereau, et si chetif enfant de ville qui n’en use, lors qu’il se veut mettre sur le bon bout. Il ne se faut pas estonner si je sçay cela, car encore que j’aye esté fort studieux, je n’ay pas laissé de voir de fois à autre de bonnes compagnies, où les damoyseaux parloient de la façon. Affecte donc les mots que je t’ay dits, si tu veux estre dameret. Carmelin rumina la dessus sans contester davantage, et Lysis ayant trouvé une escritoire s’avisa qu’il luy faloit donner par escrit quelque discours amoureux outre ce petit langage à la mode, dont il luy avoit parlé, lequel n’estoit que pour les propos familiers. Il luy composa donc un beau compliment, et le luy ayant donné, luy commanda de l’aprendre par cœur. Je le sçauray bien tost, luy respondit-il, apres l’avoir veu, car je l’ay leu autre-fois dans un certain livre. Il n’en est pas pire, repliqua Lysis, des novices en amour comme toy, doivent suivre les livres de poinct en point. Voyons si tu as une si belle memoire. Il n’y a que trois periodes ; dy moy la premiere par cœur, et t’imagine de parler à ta maistresse. Alors Carmelin sans faire aucune ceremonie, commença ainsi de parler. Belle bergere, puis qu’un bien heureux sort m’a icy amené, et que vos yeux semblent ne me vouloir blesser qu’avec des coups delectables, il faut que je vous manifeste que j’ay esté surpris dans tous vos attraits qui se font bien sentir malgré que l’on en aye. Voyla qui est fort bien, dit Lysis, tu ne manques pas d’une syllabe, mais aussi tu tiens ton papier que tu as regardé du coin de l’oeil, et puis il y a bien autre chose à faire qu’à parler. C’est le tout que l’action, oste premierement ton chapeau, fay apres une reverence à la mode, conduy tes yeux languissamment, et remuant la main droite par mesure, joins le second doigt au poulce, comme font les orateurs en leurs declamations. En disant cecy Lysis faisoit tous ces gestes là, et Carmelin les imitoit le mieux qu’il luy estoit possible : mais son maistre luy

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dit qu’il faloit parler en mesme temps : de sorte qu’il recommença ainsi, belle bergere, puis qu’un bien heureux sot m’a icy amené, et que vos yeux semblent ne me vouloir laisser qu’avec des fous detestables, il faut que je vous manie les fesses : car j’ay esté surpris dans les trous de vos retraits qui se font bien sentir, malgré qu’on en aye. Je ne sçay comment Lysis eut la patience de luy laisser achever tout ce discours sans le battre. Enfin il s’escria, ha gros asne ! Qu’elle impertinence dys-tu ? Tu fais plus de fautes que tu ne prononces de mots. Il te feroit beau ouyr, si tu disois cela à ta maistresse. Que voulez vous mon maistre, repartit Carmelin, c’est la crainte que j’ay de faillir, qui me fait faire des fautes ; et puis je songe si fort à la grace du geste que je pers la memoire du discours. La ressemblance des paroles me fait prendre les unes pour les autres. Lysis le fit donc encore estudier, et apres il dit sa harangue. Il faillit fort peu aux mots : mais quand à la contenance il ne l’observa pas, et se tint tousjours en une si mauvaise posture, que son maistre le cria encore. Il y a du malheur à cela dit Carmelin, c’est que quand je songe aux paroles je roublie la grace : mais recommençons ; je recorderay ma leçon tant de fois que je n’y manqueray plus. Il recommença donc encore : mais il faillit beaucoup au discours, et il y eut tousjours à reprendre en luy : car quand il songeoit aux actions, il oublioit les paroles, et quand il songeoit aux paroles, il oublioit les actions ; tellement que Lysis voyant qu’il perdoit sa peine, luy dit qu’il fit un compliment à sa fantaisie à sa maistresse, et qu’il n’y avoit que de la peine à perdre, quand l’on luy monstroit quelque chose. Anselme qui estoit dans la salle, avoit escouté une partie de leurs dialogues, à la porte de la chambre, ce qui luy donnoit bien du plaisir. Enfin il entra comme Lysis disoit à Carmelin qu’il s’estonnoit comment il avoit pû retenir les discours qu’il sçavoit sur differens sujects, veu qu’il avoit tant de peine à se mettre dans l’esprit sept ou huict paroles fort vulgaires. Je n’ay apris ce que je sçay que par grand travail, repartit Carmelin, et je ne vous cele point que l’on me l’a enfoncé dans la teste comme à coups de marteau. Je ne demande pas moins d’un mois pour aprendre une ligne : mais en recompense, quand elle sera dans ma teste, elle y tiendra comme tigne. Non, non, tu n’és qu’un ignorant, dit Lysis, j’ay bien esté trompé à toy. Excusez le, dit Anselme, une autrefois il aprendra mieux. Il y a des jours que nostre memoire est assoupie, et que nostre esprit n’a pas ses fonctions libres. Je le veux croire ainsi pour l’amour de vous, repartit Lysis, possible que ses ennuys passez ont offusqué son entendement. Ce discours finy Clarimond arriva, pour dire qu’il se faloit depescher de disner. On avoit aporté de chez Montenor force gibier

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que l’on mangea, et Carmelin que l’on fit mettre à la table des maistres, vid un commencement des delices que le sien luy avoit promises. Ce repas estant achevé il monta en carrosse pour aller avec les autres, ce qui luy fut encore tres-agreable, pource que jamais il n’avoit esté traisné si honorablement. Estans arrivez chez Oronte, les gentils-hommes baiserent les dames, et Lysis aussi, mais il n’osoit pas aller baiser Charite, pour ce que les autres ne l’avoient point baisee et qu’il ne vouloit rien faire en cecy qu’à leur imitation. Ce n’estoit pas leur mode d’aller baiser une servante, et dés la premiere visite le berger s’estoit estonné de cela ; mais quand ils l’eussent fait et qu’i l les eust suivis, la faveur qu’il eust obtenuë eust paravanture esté accompagnee de ce deplaisir de voir que les autres en eussent receu une semblable. Tandis qu’il songeoit à cecy Hircan raconta sa metamorphose, et comment il luy avoit rendu sa premiere forme. Cela donna suject à Angelique de faire beaucoup de questions à Lysis, et entre autres choses elle luy demanda, si la vie que menoient les arbres estoit fort plaisante. Pour moy, luy respondit il, je vous asseure que je ne m’ennuyois point de l’estre, et que je n’avois qu’une seule crainte, qui estoit que Carmelin ne coupast quelques-uns de mes rameaux pour se faire des escabelles : car il a esté autrefois menuisier. Aussi avois je envie de l’avertir, que si à toute extremité il me faloit oster quelque branche, ce ne fust que pour faire une armoire à ma maistresse. Lysis declara apres de quelle sorte il avoit pris ce Carmelin à sa suite, et qu’il esperoit en faire un des plus honnestes bergers de la France. Il le fit aprocher et Oronte l’ayant consideré jura qu’il connoissoit ce visage pour l’avoir veu quelque part, et qu’il s’imaginoit que c’estoit à Troyes. Il se peut faire que vous le prenez pour le pasteur qui jugea les trois deesses, et que vous croyez qu’il soit troyen, dit Lysis, mais il ne l’est pas : il m’a apris qu’il est lyonnois, et c’est en partie pour ce suject que je l’ay voulu associer avec moy, me figurant que Lyon estant proche du païs de Forests, il en peut venir de bons bergers. Je ne vous veus pas parler de Troye la grande, reprit Oronte, je parle de Troye en Champagne ; et puis que nous sommes entrez si avant en discours il faut que je vous aprenne ce que j’en sçay. Estant il y a un an en cette ville là, je m’en allay demander à un libraire, un certain livre dont j’avois affaire. Comme je parlois à luy dans sa boutique, j’entendis une voix qui crioit de la chambre de dessus, maistre, j’en suis au mois d’aoust, que mettray-je ? Pluye chaude, respondit le libraire. Je levay alors les yeux et entrevy un homme par une petite trape qui estoit au plancher. Je m’imaginois voir les dieux qui parloient d’un ciel à l’autre, comme si Mars demandoit au Soleil, quel temps il devroit

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faire, et comment il regleroit sa course. Je voulus monter en haut, pour sçavoir qui estoit celuy qui avoit parlé, et j’aperceus ce brave Carmelin que voicy. Il aydoit au libraire à composer un almanach. Je vous laisse à penser s’il devoit estre bien fait, puis qu’il estoit de leur invention, et que les predictions venoient de leur cervelle. Je ne nie point que je n’aye demeuré avec ce libraire, ne sçachant que devenir, repartit Carmelin, mais il faut que vous sçachiez qu’il a bien fait sa fortune avec ses almanachs, et que l’on ne s’en doit pas moquer. Quand il se maria il estoit si pauvre que le curé estant venu pour benistre son lict n’en treuva point dans sa chambre. La femme luy dit, arrosez ce coin d’eau beniste, monsieur, nous aurons tantost une botte de paille. Depuis ils ont bien fait leurs affaires, et n’estoit que le desir de voir le païs me les à fait quiter, je me fusse possible avancé avec eux. Il est vray que j’ay ouy dire que maintenant ils retombent au mesme estat où ils se sont veus autrefois. Neantmoins l’on m’a asseuré qu’ils vivent tousjours de mesnage, mais c’est qu’ils vendent le leur piece à piece. Nous trouverons donc enfin que c’estoit le chemin de l’hospital de demeurer avec de telles gens (dit Floride en riant de ces plaisantes raisons). Vous avez bien treuvé un meilleur maistre, et je croy que maintenant qu’il sçait que vous estes fort expert à composer des almanachs, il vous employra à faire son horoscope. Ne le croyez pas belle dame, repartit Lysis, je ne suis pas né sous le signe du Cancre ny du Capricorne. Je suis né sous celuy des yeux de Charite, dont il n’y a point d’astrologue qui sçache si bien les influences que moy. Ces deux beaux astres qui sont placez dans le ciel de son visage, font un nouveau signe de Gemini, qui vaut mieux que celuy du zodiaque, et qui n’a point encore esté aperçeu par les speculateurs és causes secondes. Comment seriez vous né sous le signe des yeux de Charite, reprit Floride, veu qu’elle est plus jeune que vous ? C’est ce qui vous trompe, dit Lysis, comme Charite est immortelle, et n’aura jamais de fin, aussi n’a t’elle jamais eu de commencement, et s’ il n’y a que dix-neuf ou vingt ans qu’elle est en terre, c’est qu’elle estoit auparavant dans les cieux. Je suis fasché de voir qu’une si belle dame comme vous, ignore quelque chose de ce qu’elle doit sçavoir. Cependant qu’il parloit ainsi, Hircan achevoit de raconter aux autres ce qui s’estoit passé entre ce berger et les deitez champestres, et raportoit mesme les histoires qu’elles avoient racontees, donnant parole pour parole. Tellement que Lysis se retourna devers luy, et luy dit, hé qui t’a apris toutes ces particularitez ? Mais à propos tu és magicien, et rien ne t’est caché au monde. Si est ce qu’il a beau faire, repartit Angelique ; nous n’adjoustons point de foy à ses discours. Qui

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pourroit croire qu’il y eust des nymphes des bois et des eaux ? J’ay bien esté par les champs, et je me suis quelquefois baignee, mais je n’en ay jamais treuvé, ny des unes ny des autres. Hé quoy, serez vous aussi sans doctrine ? Dit Lysis, aprenez que les dieux n’aparoissent plus aux personnes mortelles, à cause de leurs pechez, et que ce n’est pas comme au premier siecle où l’innocence regnoit, et où ils se monstroient sans voile, venans quasi vivre avecque nous. Mais pour le bien des hommes j’ay un dessein incomparable qui ramenera cette felicité perduë. Escoutez, ô assistans, et pleust à Dieu que je pusse faire entendre des quatre coins de la terre, ce que je vous vay dire. C’est que j’ay entrepris de faire revenir l’ âge d’or. Il y a une infinité de gens qui donnent des avis au roy pour soulager le peuple, mais il n’y en a point de pareil au mien. Puis que Charite est venu se loger en Brie, ce sera en ce païs que par mon moyen s’espandra premierement la benediction celeste. Je feray que chacun y vivra à mon imitation, et les dieux nous voyant l’ame si pure, baniront d’icy tous les maux que Pandore y a semez. Le beau temps durera tousjours ; la terre nous donnera ses fruicts sans estre cultivee. Tous les rochers seront chargez de perles et de pierres precieuses ; il n’y aura lieu si sauvage où les buissons ne soient de thim et de marjolaine ; l’on verra des ruisseaux de vin et de laict qui coule. Ront par les prez. Nos beliers auront des cornes de diamant, et nos moutons seront couvers de fine soye de toute sorte de couleurs. Lysis se fit faire un grand silence en prononçant ce discours. Il n’y eut que Clarimond qui sur la fin se mit à rire. Dequoy riez vous ? Luy dit le berger. De qui seroit ce sinon de vous ? Respondit Clarimond. Vous autres poëtes, vous estes fous avec vostre âge d’or : outre que ce n’est qu’une fable, vous en dites des choses qui quand elles seroient, ne le rendroient pas si agreable que le nostre. L’annee n’est elle pas plus belle ayant quatre saisons, que si elle n’en avoit qu’une comme le printemps ou l’automne, et si en tous endroits l’on ne trouvoit que des pierres pretieuses, cela ne seroit il pas ennuyeux. Pour vos fontaines de laict et de vin, elles sont fort ridicules : car d’où ferez vous venir de telles sources ? Ira t’on traire toutes les vaches du païs, et deffoncer tous les tonneaux en un mesme lieu, afin de faire des rivieres, et puis ne voudriez vous plus d’eau du tout ? N’est-elle pas necessaire à beaucoup d’usages ? Je ne sçay que vous ne nous promettez aussi des montagnes de beurre frais ou de fromage moû, des rochers de sucre, des allouettes que l’on prendroit toutes rosties, des lieux ou il tomberoit de la dragee au lieu de gresle, et des arbres ou il croistroit des habits tous faits. Ce sont des particularitez d’un païs qui est fort propre

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pour ceux qui ayment bien besogne faite. Clarimond eust fasché Lysis par ce discours, n’eut esté que l’ayant apellé poëte au commencement, cela l’avoit tellement contenté qu’il ne songeoit point au reste. Il estoit si aise de se voir mis au rang de ces honnestes personnes, qu’il en mordoit ses levres, et ne pouvoit tenir dans sa peau. Anselme parla au lieu de luy à Clarimond, et luy remonstra qu’il avoit tort de blasmer les delices d’un siecle que tous les hommes regrettoient. Il se tourna apres vers le berger, et luy demanda quelle voye il desiroit tenir pour accomplir ses beaux desseins. Que ferois je autre chose sinon de persuader à tous mes amis d’estre bergers comme moy ? Il est vray que Montenor et vous avez desja refusé de l’estre, et pour Clarimond il tesmoigne qu’il n’en a guere d’envie. Neantmoins je ne manqueray point de compagnons : il y a aujourd’huy assez de bons esprits en France. Je m’en vay vous donner une bonne invention, dit Clarimond, il faudroit parler aux poëtes et aux faiseurs de romans qui sont maintenant à Paris. Ce sont eux qui parlent des bergers ; ils sont obligez à l’estre, et d’effectuer les rares choses dont ils ont remply leurs livres, ou bien nous les tiendrons pour des insensez. C’est à quoy je songe, dit Lysis, je ne sçaurois treuver de gens qui me soient plus propres qu’eux. Au reste pour les attirer, je leur promets à chacun leur premier habit de berger. Vous leur ferez grand plaisir, dit Clarimond, et non seulement ils se rendroient bergers pour un habit, mais turcs s’il en estoit besoin. Ils ont tousjours esté miserables, et pour commencer à leur Prince Orphee, il estoit si gueux ; que le jour mesme de ses nopces, il n’eut pas le moyen de donner des souliers à sa femme : tellement qu’en dansant nus pieds sur un pré, il y eut un serpent qui la picqua au talon, dequoy elle mourut. Jamais personne n’a depuis fait de vers qu’il n’ait esté pauvre, ou qu’il n’ait eu envie de l’estre. Je sçay le moyen d’enrichir tous ceux qui sont de ce noble mestier, reprit Lysis, ce sera assez pourveu qu’ils m’obeissent. Or dés qu’ils seront avecque moy, ce sera pas où je commenceray que de leur proposer les articles d’une republique amoureuse et pastoralle. J’establiray une université dont ils seront les regens. Le plus sçavant de la troupe sera le recteur, et ne fera lire aux escoliers que des romans ou des poësies. On aprendra les epistres d’Ovide, la Diane, l’Astree, et l’on fera son cours en amour, au lieu de s’amuser à aller faire son cours en droict à Orleans. Les filles et les garçons iront pesle mesle à cette eschole, et l’on ne verra plus apres d’ignorance et d’incivilité parmy nous. Mon maistre, s’en vint dire alors Carmelin, permettez que je vous avertisse que pour avoir plus d’escoliers, il seroit bon de faire mettre des affiches par Paris. Celuy

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qui m’a apris tant de doctrine, usoit de cette invention, et il avoit si peur que je n’eusse manqué à coller quelque affiche en quelque endroit, qu’il alloit escorniffler tous les coins des ruës pour voir si les siennes y estoient en lieu eminent. Quelquefois il se tenoit aupres pour les garder, et s’il venoit un laquais les deschirer, il luy donnoit des gourmades. Une fois sans y penser j’en collay une à l’envers, de sorte qu’il faloit aller à une fenestre au dessus pour la lire. Cela le fascha si fort qu’il m’en a tousjours voulu du mal depuis. Chacun est ainsi soigneux de publier sa renommee, dit Lysis, et je t’asseure bien que j’ay ouy dire que depuis peu un de nos autheurs les plus renommez qui a bien le moyen de n’alle r pas à pied, estoit aussi fort aise de voir son nom collé au coin des ruës, et qu’il alla par tout Paris à cheval pour le voir le jour que l’on affichoit un de ses livres. Tu as le sens assez bon, et j’useray de ton conseil, non pas entierement comme tu le pourrois entendre : car ce n’est pas pour un desir mercenaire. à cause que la ville de Paris est le lieu où il y a le plus d’honnestes gens, et qu’ils ne m’y connoissent pas tous encore, j’y envoyray donc imprimer des affiches pour coller par tout, lesquelles diront cecy à peu pres.

Advis aux passans. on fait à sçavoir à tous ceux qu’il apartiendra, qu’il y a dans la province de Brie, un berger nommé Lysis, qui enseigne l’art d’aymer, et celuy de bergerie, sans demander argent ny autre recompense ; que toutes personnes de quelque condition qu’elles soient, seront bien receuës par luy audit lieu ; et que pour comble de sa doctrine, il leur aprendra à vivre sans peine et sans soucy, ramenant le siecle d’or parmy eux. il est logé chez Bertrand le vigneron, proche du chasteau de Clarimond.

Ô que cette affiche aura bonne mine au dessous de celle des comediens ! S’escria Clarimond, elles parleront toutes deux d’un mesme suject. Il n’y aura guere de monde qui ne soit attiré par vos belles promesses, et vous aurez plus de sectateurs qu’Aristote. Mais il faudra garder que le simple peuple ne croye que vous estes un affronteur, comme ce juif qui fut bruslé il y a quelque temps, lequel promettoit des montagnes d’or à ses disciples dans ses affiches, et ne leur donnoit en son logis qu’une vaine et pernicieuse doctrine ; où bien plustost je craindrois que l’on ne creust que vos affiches fussent pareilles à celles des freres de la Rose Croix, qui parloient en toute sorte de langues, et tiroient les hommes d’erreur et de mort. à propos de ces docteurs, dit Lysis, ayant sçeu que quand l’on desiroit parler à eux, ils ne manquoient point de venir à nous, je sortois tout expres pour les rencontrer, et les attendois par tout. Si j’oyois quelque petit bruit inconnu, je croyois que c’en estoit un qui venoit, et encore que je ne visse personne, je ne laissois pas de luy faire des interrogations, pource que l’on disoit qu’ils se rendoient invisibles. Vous n’avez pas esté seul trompé, dit Oronte, mais je vous apren ce que je voudrois que tous les françois sçeussent pour chasser leurs faulses opinions, c’est que comme je faisois la desbauche dans Paris avec sept ou huict de mes amis, il y en eut un qui pour faire parler le monde, escrivit l’affiche des freres de la Rose Croix, dont l’on à tant discouru, et l’alla plaquer au coin d’une ruë, comme il ne voyoit plus goute. Jugez si cette sottise n’estoit pas bien digne d’exercer la plume de tant d’escrivains ? Certes voyla une estrange nouvelle, dit Lysis, mais s’il est ainsi que la confrairie de nos doctes invisibles, ne soit qu’une chose imaginaire, je ne puis que je n’en aye du regret ; car si elle estoit vraye l’on feroit de belles choses estant de leur secte. On iroit voir sa maistresse en despit des parens et des rivaux : ne vous affligez point, repartit Clarimond, les poëtes que vous taschez d’imiter, disent d’aussi estranges choses que ces philosophes inconnus. Ils ne parlent que par miracles et par metamorphoses. Je seray bien ayse que vous les faciez venir : j’ay des choses de grande consequence à leur dire. Hé, que leur voulez vous ? Dit Lysis. Ne sçavez vous pas, respondit Clarimond, qu’avant que de se rendre d’une secte ou d’une religion l’on tient des conferences avec les philosophes ou avec les ministres. Ainsi devant que de me faire berger, je veux parler aux souverains maistres de cét art, afin qu’ils m’ostent quelques scrupules que j’ay dans l’esprit. Vous me direz que vous estes aussi capable qu’eux de soudre tous argumens : mais non, vous n’estes que leur disciple ; je ne sçaurois adjouster foy à ce que vous me pourriez alleguer. Au moins dites moy en bref ce que vous voulez objecter à ces excellens esprits, repartit Lysis. Je le feray librement, dit Clarimond, et pour parler premierement des anciens poëtes, je vous soustien comme j’ay desja fait, que toutes leurs fables sont pleines d’absurditez ridicules. Ils ont inventé mille sottises suivant les coustumes de leur siecle. Que si l’on eust vescu en leur temps comme l’on fait à cette heure, et qu’ils eussent eu les inventions que nous avons, ou que ce fust en ce temps cy que leurs œuvres se composassent, au lieu qu’Apollon jouë de la lyre, il joüroit du luth, et au lieu qu’il tuë le serpent python à coups de flesches, il le tueroit à coup d’arquebuse. Au lieu de donner un arc et un carquois à Cupidon, on luy donneroit aussi une escoupette et un fourniment. Pour moy au lieu d’un flambeau, je luy mettrois une marotte en main, car toute son ardeur n’est qu’une folie. Quand au soleil au lieu d’aller dans un char, il iroit en carrosse, ou possible l’auroit-on mis dans une broüette : mais sur tout l’imagination seroit excellente, si l’on faisoit que ce globe lumineux qui nous esclaire en fust la rouë. Pour Saturne qui va lentement dans son ciel, il faudroit le mettre en lictiere, comme un bon vieillard qui a les gouttes. On accoustreroit ainsi tous les autres dieux, et j’ay presque envie de faire leurs fables de la sorte, afin qu’elles soient à la mode, et que l’on y conprenne quelque chose. Vous ayant parlé de la folie de nos poëtes anciens, il faut que je vous parle de celle des nouveaux. Ils se pensent monstrer bien doctes quand ils ont fait seulement une pointe ou une allusion sur quelque antienne fable, et quand ils composent des romans ils s’imaginent de paroistre fort capables s’ils y raportent les ceremonies, et les sacrifices de la religion des faux dieux. Ce sont de grands ornemens pour un livre pensez vous, que le recit des erreurs des peuples barbares, et nous avons bien affaire de nous aller embroüiller l’esprit à les sçavoir. Ne voudroit-on point aussi nous faire des romans de toutes les fausses religions des Indes. Neantmoins il y a d’assez beaux esprits aujourd’huy qui se laissent encore emporter au courant de la folie, et comme les moutons se jettent où ils voyent tomber les autres, ils sont contens de faillir par imitation sans penetrer dedans les choses, et ne sçauroient escrire trois lignes qu’ils ne parlent autant de Jupiter et de Mars que si nous estions au temps d’Auguste. Il y a bien d’autres extravagances dans les romans lesquelles je veux esplucher l’une apres l’autre en une censure que j’en feray. Pour les petites poësies que nous font aujourd’huy ceux qui n’ont pas l’esprit assez fort pour entreprendre quelque chose de longue haleine, et sont trois mois à faire un sonnet, ô dieu ! Se peut-il treuver une chose plus inutile et plus mesprisable ? Ceux qui s’en meslent ont-ils pas bonne raison de croire qu’un discours fort plat devienne excellent quand il est mis en vers ; et pensent ils que la rime qui non seulement est un vice en nostre prose, mais aussi aux vers latins, soit tant à estimer qu’ils meritent des chapeaux de laurier pour y avoir bien reussi ? En effect la rime n’est rien qu’un barbare ornement des langues corrompuës, et je soustien qu’il faut avoir le courage bien bas pour employer toute sa vie à limer des vers. Au reste ceux qui en font aujourd’huy ont si peu de capacité que si par un edict solemnel on leur avoit deffendu d’y mettre ces mots de destin, de sort, de charmes, d’atraits, d’apas, et de merveille sans seconde, et de quelques autres dont ils se servent plaisamment par tout, sans

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qu’il en soit besoin, si ce n’est pour accomplir la mesure et venir à la rime, je meure s’il leur seroit possible de faire jamais sonnet ny ode. Que s’ils ont quelque pointe, c’est sur quelque antithese dont l’on à usé cent mille fois, comme de roses et d’espines, feux et de glace, de la nuict et du jour, et du soleil et des estoilles, ou bien ils finissent par quelque hyperbole. Ils n’ont garde de s’imaginer que la poësie doive avoir d’autres ornemens, car ils font gloire de n’avoir jamais leu aucun bon livre où l’on se puisse rendre plus capable, et s’ils inventent quelque chose pardessus le commun, c’est quelque imagination bourruë, que le gros Guillaume seroit honteux d’avoir dite à la farce, et dont on le verroit rougir s’il n’avoit de la farine sur le visage. Voyla une partie de ce que je leur veux representer, et lors qu’ils sçauront encore le reste, il faudra qu’ils se deffendent, et qu’ils me tirent des opinions que j’ay, s’ils desirent que je sois de leur caballe. Dés que Clarimond eut finy ce discours, Lysis luy dit que ceux qu’il attaquoit luy respondroient bien lors qu’ils seroient en brie comme il desiroit : mais qu’il ne craignoit autre chose, sinon qu’ils fussent si fort enchantez par les delices de la cour qu’ils ne la pussent quiter. Ostez cela de vostre esprit, reprit Clarimond ; il est bien vray qu’ils hantent les princes, et qu’ils n’ont rien autre chose à faire qu’à espier si quelqu’un entre en faveur aupres du roy, ou si quelqu’autre se marie, pour faire des vers sur ces sujects-là : mais apres avoir attendu toutes ces nouveautez, et avoir escrit en toutes ces occasions, on les mesprise tousjours comme des personnes inutiles. Ces beaux donneurs de loüanges promettent l’immortalité, donnent les empires à leur fantaisie, et comme ils ne presentent que de la fumee, aussi les paye-t’on de la méme monnoye. Enfin vous devez croire qu’apres avoir hanté les grandes maisons, il leur faut aller loger aux petites. J’enten celles du faux bourg Sainct Germain. Aussi y a t’il quelque temps que comme l’on enfermoit tous les pauvres, les sergens prirent dans les ruës un des leurs qu’ils y menerent, et il y eut bien du debat à sçavoir si l’on le devoit enfermer avec les pauvres ou avec les fous, parce qu’il sembloit estre l’un et l’autre. à la fin un seigneur qui se trouva là le delivra, mais pensez que ce fust pour en faire son foû domestique. Gentil berger (s’en vint dire alors Anselme à Lysis) vous sçavez bien où sont ces petites maisons dont l’on vous parle ; il me souvient que vostre cousin Adrian vous menaçoit de vous y mettre, quand vous ne luy obeyssiez pas. Mon dieu ! Je voudrois bien sçavoir quel mine vous feriez, si vous y estiez : prendriez vous pour des bergeres, les bonnes vieilles qui y sont ? Leur feriez vous des complimens amoureux ? Va chercher qui te responde, discourtois amy, dit Lysis, tes demandes

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sont odieuses. Excusez la licence que j’ay prise, repliqua Anselme, continuons vostre dis cours des poëtes. Je n’en veux pas parler non plus, adjousta Lysis, qu’ils soient ridicules ou non, l’estat de la bergerie n’en vaut pas pis. Les bonnes choses ne sont point renduës mauvaises pour avoir esté mal descrites. Cet entretien finy chacun en prit un particulier, et Lysis eut le moyen d’aborder Charite. Il eut bien la hardiesse de parler à elle, pource qu’elle le regardoit quelquefois en sousriant. N’estes vous plus cette rigoureuse, qui desdaignoit mes services ? Luy dit-il : n’estes vous plus faschee contre moy ? Ma colere n’est pas de si longue duree, luy respondit elle. J’en rends donc graces au ciel, repliqua Lysis, vous avez fait ce que la prudence mesme eust dû faire. Si je vous ay offencee autrefois, je ne vous offenceray plus doresnavant, et je vivray avec vous aussi modestement qu’avec une religieuse, jusqu’à tant que le doux lien de mariage ayt ouvert le champ de la liberté à mes affections. C’est pourquoy je vous supplie maintenant de m’imposer telles loix qu’il vous plaira, et je les observeray. Regardez ma belle, que me voulez-vous ordonner ? Je suis prest à vous obeyr. Je n’ay pas beaucoup de puissance sur vous, dit Charite, je ne vous prie que de ne me plus parler qu’en secret, pource que le beau frere de madame me fait tousjours la guerre touchant vostre amour. Vos prieres me sont des commandemens, dit Lysis, y a t’il encore quelque chose à faire ? Ouy, respondit Charite, c’est qu’il faut que vous croyez tous les conseils que je vous donneray, de peur qu’on ne se moque de vous et de moy. Il n’estoit pas besoin de m’encharger cela, repliqua Lysis, je n’ay garde de manquer d’adjouster foy aux oracles de vostre bouche. Tandis que ce berger estoit sur ce propos, Anselme s’estoit aproché d’Angelique pour luy faire connoistre par ses discours l’affection qu’il avoit pour elle. Il n’eut d’elle aucune responce qui fust favorable, de sorte que s’imaginant qu’elle eust opinion qu’il aymast encore Genevre, comme elle avoit apris autrefois, il fit venir Montenor, qui de discours en discours, vint à parler de cette premiere maistresse, asseurant que son amy l’avoit quitee et qu’elle estoit mariee à un autre. Toutesfois Angelique persevera en ses desdains, et comme Anselme luy remonstroit tousjours la grandeur de son amour, elle luy dit que la passion dont il confessoit estre touché, estoit une extravagance, aussi bien que celle de Lysis. C’est estre bien rigoureuse de le dire (luy respondit Anselme) car je ne pense pas que vous le croyez. Vous sçavez que vos perfections n’ont encore fait naistre en mon ame que des pensees et des desirs bien reglez, et que pour mes actions, elles sont fort differentes de celles de nostre berger. Les effets de l’amour sont divers, repartit Angelique,

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mais la folie qui s’y treuve est tousjours semblable. Cét entretien fut rompu par Floride qui s’aprocha, et Anselme se mettant apres à resver, eut bien de la peine à chercher pour quel sujet sa maistresse le traitoit avec plus de mespris qu’à l’ordinaire. Il n’estoit pas de ces sots qui espousent des filles avant que de connoistre s’ils en sont aymez, et sont apres en divorce. Il ne vouloit parler de rien à Leonor, qu’il ne fust asseuré de la bonne volonté de sa fille, et c’estoit elle qu’il vouloit commencer à gagner, comme la plus importante piece. Il resolut donc de faire provision de constance pour perseverer en une recherche dont il esperoit de recevoir du contentement, s’il en venoit à bout. L’ heure du depart estant venuë il s’en alla en carrosse avec Montenor dans leur maison, et Clarimond et Lysis les accompagnerent pour Hircan il s’en retourna à cheval dans son chasteau, et pour Carmelin estant contraint de s’en aller songer au troupeau qu’il avoit laissé en garde au fils de Bertrand, il prit le chemin de la cabanne où il se retiroit, et fut fort fasché d’aller luy tout seul à pied. Quand Lysis fut arrivé chez Montenor il dit à la compagnie que s’il estoit venu là, c’estoit à fin de consulter sur la voye qu’il devoit tenir pour faire sçavoir aux françois les delices qu’il leur promettoit. Clarimond respondit qu’il ne faloit que mettre par escrit l’affiche qu’il avoit dite pour l’envoyer à un imprimeur de Paris, et qu’outre cela il seroit bon d’adresser une lettre aux beaux esprits du temps qui estoient les premiers ressorts qui donnoient le bransle aux volontez du peuple. Ce conseil estant trouvé bon, Lysis escrivit son affiche, et fit en suite cette lettre. à tous poetes, romanistes, etc. messieurs, ayant esté averty de vostre haut sçavoir par des personnes fort capables, et en ayant d’ailleurs receu des tesmoignages dans vos innombrables escrits, j’ay creu que je ne pouvois rencontrer de meilleurs associez que vous au dessein que j’ay pris de restablir la felicité du monde. Vous pouvez voir ce que je promets dans mes affiches, et vous serez icy suppliez de ma part de me venir treuver en Brie, pour y prendre l’habit de berger. Il n’y a point d’excuse qui vous puisse exempter d’estre de cette profession, car vous avez publié dans tous vos livres, qu’elle est extremement delicieuse. Cela m’a donné la hardiesse de vous adresser cette lettre, et j’espere que dans peu de temps je vous verray icy tenir la houlette d’une main et la plume d’une autre, pour escrire vos belles avantures à mesure que vous les aurez mises à fin. Ce sera alors que vous recevrez toute sorte de courtoisies de la part de vostre plus affectionné amy, le berger Lysis. Tout cecy fut mis au net apres soupé, avec une lettre adressante

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à un des plus fameux imprimeurs de Paris, par laquelle Lysis le prioit d’imprimer son affiche, et de la faire coller aux ruës, et de faire tenir l’autre missive aux beaux esprits du temps. Le lendemain on donna ce paquet à porter au messager de Coulommiers qui passoit pardevant la maison. Lysis croyant que toutes ses affaires alloient bien, se mit joyeusement en carrosse pour s’en retourner avec Clarimond. Il n’oublia pas d’emporter tout son bagage, et sur tout la houlette que luy avoit donné Montenor. Il en fit un present à Carmelin se reservant sa verdoree, au bout de laquelle il cloüa une lame de fer blanc, ayant treuvé la carte toute deschiree. Clarimond songeant à ce qu’il avoit à faire le laissa aller parmy les champs reprendre son exercice, et ce fut alors qu’estant seul avec Carmelin, il luy fit bien des questions. N’as-tu pas veu la nompareille Charite ? Luy disoit-il ; n’est-ce pas le plus bel ouvrage qu’ait jamais fait la nature ? Mais à propos, tu l’avois desja veuë une fois, quand tu luy portas ma lettre. Carmelin qui avoit pris Synope pour Charite, avoit esté fort estonné quand il avoit veu la vraye maistresse de son maistre, et avoit reconnu son erreur, tellement qu’il s’en alla dire, vous me pardonnerez s’il vous plaist, mais je n’ay jamais veu celle dont vous me parlez que cette derniere fois. Tu estois donc un menteur, reprit Lysis, quand tu me disois que tu lui avois donné ma lettre, et que tu l’avois bien consideree. Nullement (repartit Carmelin, voulant reparer sa faute) je vous ay tousjours dit la verité. Je croyois l’avoir veuë la premiere fois, encore que ce ne fust qu’en passant, mais l’ayant hier regardee à mon aise, j’ay treuvé en elle tant de belles choses que je n’avois pas remarquees, que je croyois ne l’avoir jamais veuë. Lysis fut adoucy par cette subtilité qui luy pleut merveilleusement. Il demanda en suite à Carmelin s’il n’avoit point veu la maistresse qu’il avoit envie de luy donner. J’ay bien veu une grosse truye de servante que l’on apelloit Jacqueline, respondit Carmelin, mais pour une fille digne d’estre ma maistresse, je n’en ay point veu. Tu és fort degousté, dit Lysis, mais je ne m’en formalise point ; c’est signe que tu commences d’avoir le courage haut. Toutefois je ne me mesleray plus de tes affections. Tasche de te pourvoir toy-mesme, tu és assez grand. Je voy bien où le mal te tient, tu regrettes la presence de Synope la belle nymphe des eaux. Le diable s’en pende si j’y songe, ou si j’ay encore envie de la revoir, repartit Carmelin ; il faut que vous sçachiez qu’hier au soir estant de retour, je contay à nostre hoste vos avantures et les miennes. Il fut bien esbahy quand je luy parlay de ces danses et de ces festins qui se faisoient la nuict avec des dames fort belles et des hommes à la grand’barbe qui ne parloient point. Il me dit que sans doute

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nous avions esté au sabbat, et que c’est oient autant de diables que ceux que nous avions veus ; que pour les viandes que l’on y mangeoit, ce n’estoit rien que vent, comme de vray, elles ne m’ont guere chargé l’estomach. Considerant le mal que l’on me fit, et toutes les diverses postures de cette maudite compagnie, je suis obligé de croire qu’il n’y avoit là que des habitans des enfers. C’est pourquoy si vous voulez avoir encore communication avec eux, on ne m’a pas conseillé de vous servir d’avantage. Ha ! Quel aveuglement, s’escria Lysis, où monte l’insolence de l’esprit des hommes, de prendre pour de mauvais demons des deitez favorables ? C’est bien loin de leur faire des sacrifices. Puis que tu és en erreur Carmelin, j’essayeray de t’en tirer. Allons à la fontaine Lucide ; possible que sa nymphe sera si courtoise de se monstrer à nous. Lysis marcha en disant cecy, et estant pres de la source, il apella par plusieurs fois Lucide : mais ne la voyant point paroistre, il dit qu’il faloit avoir patience, et qu’elle estoit possible allé promener quelque part, où bien qu’elle ne se monstroit pas facilement le jour à des hommes. Apres cecy il prit un leger repas avec du pain et des noix, et quand le soleil se fut couché, il s’en retourna chez son hoste avec Carmelin. Ce bon homme qui s’imaginoit qu’il fust sorcier suyvant ce que l’on luy en avoit dit, ne soupa avec luy qu’en crainte : neantmoins il eut bien l’asseurance de luy demander pourquoy luy qui avoit beaucoup d’argent, et sembloit estre de bonne maison, s’amusoit à garder les moutons, veu qu’il n’y avoit que de pauvres garçons dans le païs qui s’en meslassent. Ton discours est rustique comme ta personne, compere, respondit Lysis ; te devrois tu estonner de me voir tenir une houlette, puis que tant de chevaliers ont quitté la lance pour la prendre ? Il est vray que ce n’est pas en cette contree, et que c’est en forests et en d’autres lieux : mais je ne seray plus guere icy seul de berger illustre. Si est-ce qu’il n’y a pas grand plaisir à garder les moutons, repliqua ce bon paysan, j’aymerois bien mieux estre à Paris à conter des escus dedans vos belles chambres tapissees. Voyla ce que nous ont enseigné tous les philosophes, dit Lysis. Il ne tient le plus souvent qu’à nous, que nous ne soyons heureux ; mais nous n’avons pas l’esprit de le reconnoistre. Tu és au milieu des delices des champs que je vien chercher de bien loin, et tu t’y desplais à faute de n’en sçavoir pas jouyr. Bien, bien, l’on te chassera d’icy, et de plus nobles personnes prendront ta place. Bertrand n’osa plus rien dire estant renvoyé si rudement ; il se delibera de ne se plus enquerir des affaires de ses hostes, pourveu qu’il eust tousjours du gain avec eux. Toute la famille se coucha donc : mais n’y ayant qu’un lict pour Lysis et Carmelin, le

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maistre fut bien fasché de se voir couché avec son valet. Ce n’estoit pas qu’il le mesprisast, c’estoit qu’il avoit accoustumé de coucher tout seul pour gambiller à son aise, et se tourner d’un costé et d’autre pendant ses resveries. La nuict passee il avoit esté dans un lict à part chez Clarimond, dequoy il avoit eu bon besoin, apres avoir veillé trois nuicts. Il passa encore celle cy à dormir avec Carmelin, qui jura neantmoins le lendemain que jamais il n’avoit eu une plus mauvaise nuict, tant son maistre s’estoit remué. Ils menerent paistre leur troupeau fort loin ce jour cy, et estans proche du clos d’Oronte, ils en virent sortir Charite toute seule, tellement qu’il s’avancerent pour l’aborder. Cette fille ayant connu par toutes les actions de Lysis, qu’il avoit veritablement beaucoup de passion, ne luy pouvoit plus vouloir de mal, joinct que d’ailleurs les autres servantes luy avoient mis à la teste, que quelque follie qu’il eust, elle ne laisseroit pas d’estre tres-heureuse si elle l’espousoit, veu qu’il estoit fort riche. Il est vray qu’Angelique ayant sçeu qu’elle avoit cette opinion, avoit tasché de la luy oster par malice, afin qu’elle fust rigoureuse envers son serviteur. Elle luy avoit apris de certaines choses pour dire à Lysis, quand il l’aborderoit, luy faisant acroire que cela luy feroit connoistre s’il l’aymoit ou non. Lysis l’ayant donc salüee, et luy ayant dit qu’il venoit se sousmettre encore à elle pour sçavoir si elle n’avoit rien à luy commander outre ce qu’elle luy avoit dit à la derniere veuë, elle luy respondit un peu rudement, je vous commande que vous ne m’obeissiez plus ; et au mesme instant, elle s’en retourna par où elle estoit venuë, sans faire aucune ceremonie, pource que c’estoit ainsi que sa maistresse luy avoit conseillé de faire, en luy aprenant le discours qu’elle avoit tenu. Lysis demeura aussi insensible qu’une souche, de sorte que Carmelin le voyant fiché tout droit sans dire mot, crut qu’il dormoit tout debout, et le vint tirer par les basques de sa jupe pour le resveiller. Laisse moy, luy dit Lysis, pourquoy m’oblige-tu à parler ? Si j’eusse esté encore un quart d’heure en mon assoupissement, mon histoire en eust esté plus belle, et plus admirable. Mais esloignons nous d’icy puis que tu le veux ; je treuveray ma misere aussi bien en un lieu qu’en un autre. Helas ! Ma memoire me suit par tout ; elle me representera tousjours les cruelles paroles que Charite m’a dites. Je vous commande que vous ne m’obeyssiez plus ; a t’elle dit. Ha dieu ! Qu’elle cruauté ! Apres m’avoir donné des témoignages de sa bienvueillance, elle change deux jours apres, et ne veut plus que je luy obeysse ; c’est à dire en un mot, qu’elle ne desire plus n’y estre ma maistresse, ny que je sois son serviteur. En quoy l’ay je offencee : qu’elle me le dise, et si l’on treuve que je sois coulpable, je veux

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que ce soit un Busire ou un Pha laris qui me punisse. Le berger desolé fit beaucoup de pareilles plaintes en marchant tousjours avec Carmelin, et comme il treuva un chemin qui conduisoit à la maison de Montenor, il le voulut suivre luy tout seul, pour dire quelque chose à Anselme. L’ayant treuvé de bonne fortune, il luy demanda s’il avoit encore dans sa boiste l’echo de Sainct Clou, pour ce qu’il luy sembloit qu’il estoit temps de s’en servir, et qu’il avoit treuvé une petite caverne fort propre à estre sa demeure. Anselme luy respondit qu’il avoit esté fort soigneux de garder une si gentille petite nymphe, et qu’il vouloit bien alors luy en faire present. Tout aussi tost il le quita, et estant revenu un peu apres luy mit entre les mains une boëtte, où il luy asseura qu’estoit l’echo. Lysis luy ayant fait beaucoup de remercimens, s’en retourna avec une joye qui dissipoit un peu la tristesse que luy avoit donné le desdain de Charite. Mais comme il estoit impatient, à moictié chemin du lieu où il avoit envie que la petite nymphe fut placee, il eut tant d’envie de la voir, qu’il ouvrit la boëtte. Des que le couvercle fut levé, il en sortit un moyneau qu’Anselme y avoit mis, lequel s’envola si loin qu’il le perdit de veuë. Où t’envoles-tu ? ô membre le plus precieux de tout le corps de la plus agreable nymphe qui fut jamais ? Dit ce desolé berger, ma curiosité, a esté aussi impertinente que celle de Pandore, d’Aglaure, et de Psiché. Que n’ay-je attendu que je fusse en un lieu moins vaste que cettuy-cy ? Ha ! Echo, echo, où és tu ? Il disoit cecy le plus haut qu’il pouvoit, et toutefois il n’y avoit point d’echo qui luy respondist. Enfin estant arrivé sur le soir proche de sa demeure, il cria encore et entendit un echo, parce qu’en effect il y en avoit un là. Si ce n’est icy l’echo que j’ay perdu, disoit-il, au moins en est ce un autre qui le vaut bien. Il faut croire que l’on en trouve d’aussi excellens en la Brie qu’en l’Isle De France. Chere nymphe, poursuivit-il, j’ay esté bien mal traité de Charite cette apresdinee, continura-t’elle sa rigueur ? L’echo luy respondit sa rigueur, et luy ayant encore demandé autre chose, elle prononça des mots dont il ne tiroit point de satisfaction, de sorte qu’ayant rencontré Clarimond tout sur l’heure, il s’en plaignit à luy. Vous estes en une erreur tres-grande, luy dit Clarimond. Sçachez que si l’echo nous respond quelque chose à propos, ce n’est que par hazard, et de cent mots, il n’y en a pas quelquefois deux où il y ait de la raison. Que si vous treuvez dans des livres une longue suite de responces fort bonnes, c’est qu’elles ont esté inventees tout expres et avecque peine. Au reste il ne sert de rien de consulter cét oracle, il est fort vain et fort ridicule. Il ne sçait guere de chose, puis qu’il ne dit rien qu’il ne nous l’ait ouy dire, et ne fait que repeter les dernieres

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syllabes d’une periode que nous finissons. Vous vous abusez vous mesme, repartit Lysis, si j’avois l’echo que je vien de perdre, elle me rendroit bien responce à tout ce que je luy demanderois. J’ay autrefois espreuvé sa science. Il raconta la dessus une partie de ce que cette echo luy avoit dit à Sainct Clou. Veritablement si nous nous en souvenons, encore que ce fust Anselme qui luy respondist tout sur le champ, les reparties avoient beaucoup de sens, et si l’on s’estonne comment cela se pouvoit faire, et que l’on m’objecte que Clarimond croyoit que les bonnes responces d’echo ne se peuvent faire qu’avec peine, je seray quite pour dire qu’outre que le hazard dominoit beaucoup en cette affaire là, Lysis fini ssoit alors ses periodes par de certains mots qu’il avoit choisis dés long-temps. Apres avoir raconté cette belle avanture, il parla du don que luy avoit fait Anselme, et de la curiosité qu’il avoit euë, ce qui fit estonner Clarimond plus que jamais de sa follie. Le berger ne se pût tenir de dire en suite que la perte de son echo avoit esté devancee de celle des bonnes graces de Charite, comme les malheurs vont tousjours de compagnie. Clarimond ayant apris de luy les paroles que sa maistresse luy avoit tenuës, luy dit soudain, berger, vous n’avez point de suject de vous fascher en aucune façon. Si Charite vous a commandé que vous ne luy obeyssiez plus, pourquoy luy voulez vous obeyr en ce commandement cy ? Ce qu’elle vous a dit est autant que si elle ne nous avoit rien dit. Elle ne veut pas que vous luy obeyssiez, et neantmoins voyla qu’elle vous commande ; elle ne veut plus vous commander, et toutefois elle veut que vous luy obeyssiez encore. Que peut on conclurre de là, sinon que c’est qu’il faut passer sous silence ce dernier commandement, auquel il ne faut point obeyr, et sujure les premiers, qui vous obligent à l’obeissance ? Lysis eut bien de la peine à comprendre le sens de ce discours, car Clarimond ne l’entendoit guere luy mesme, et il vouloit expliquer un galimatias par un autre galimatias, encore plus obscur. Toutefois le berger luy dit, il faut que j’avoüe, cher amy, que ta subtilité est grande, et que tu me fais des solutions admirables. Mon esprit n’est pas pourtant hors d’inquietude, et j’ay des opinions particulieres qui me semblent aussi vray semblables que les tiennes. Helas ! J’auray tousjours en ma memoire ces cruelles paroles de Charite, je vous commande que vous ne m’obeissiez plus. Elles me feront mourir de douleur. Astree n’avoit rien dit de si fascheux à Celadon, et il ne laissa pas de se jetter dans la riviere. Elle luy dit seulement qu’il s’en allast, et qu’il ne se monstrast point à elle, qu’elle ne le luy eust commandé. Cecy estoit facile à entendre, et ne devoit point tant mettre son esprit en soucy. Puis que vous ne me

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voulez pas croire, dit Clarimond, il n’y a point d’autre remede que de proposer vostre difficulté à quelques logiciens : mais pour moy je seray tousjours d’avis qu’il faudroit faire de ce nœu-cy, comme Alexandre fit du nœud gordien, et que vous le devriez couper, si vous ne le pouvez deslier. J’auray bien encore patience que j’aye la commodité d’interroger Charite sur ce sujet, repartit Lysis, ou qu’à faute de cela, j’en communique aux docteurs en philosophie amoureuse, que je veux establir. Sur cette resolution Lysis prit congé de Clarimond, pour s’en aller chez son hoste. Carmelin qui estoit de retour y avoit desja serré son troupeau, et songeoit à la cuisine qui estoit fort maigre et fort froide. Apres un sobre soupé, chacun s’en alla coucher, mais le triste Lysis ne put dormir. Il ne faisoit autre chose que repeter les paroles de Charite. Il dit à son valet qu’elles luy causoient une affliction pire que la mort : il y a bien dequoy se fascher, respondit Carmelin. Ne luy obeissons point en cecy, puis qu’elle ne le veut pas. Helas ! Reprit Lysis, voyla la mesme raison de Clarimond, mais je soustiendray à tout le monde que Charite à voulu dire qu’elle ne desiroit plus que j’obeisse à ce qu’elle m’a commandé par le passé. Quels estoient ces commandemens ? Dit Carmelin. C’estoit, respondit Lysis, que je ne luy parlasse qu’en secret. Vous voyla donc bien malade, continua Carmelin. Vous luy parlerez desormais en presence de tout le monde. Tu as assez bon jugement, repartit Lysis, mais il y a bien encore autre chose, c’est qu’elle m’a commandé de croire tous les conseils qu’elle me donneroit, et maintenant qu’elle m’en a donné un de ne luy plus obeyr, il n’y a point de doute qu’il ne faut plus que je luy obeisse. C’est tousjours revenir à nos moutons, dit Carmelin, n’est-ce pas ce que je vous dy, que puis qu’elle vous commande de ne luy plus obeyr, il ne faut pas que vous luy obeissiez. Ne luy obeissez pas en cecy, mon maistre, vous prenez les choses à contre sens, et vous vous troublez sans suject. Remarquez que vous vous entrecoupez mesmes en vos discours, et que malgré que vous en ayez, vous vous mettez à deux doigts pres de la verité. Ces deux bergers passerent la nuict en de semblables contestations, où ils s’alambiquerent si fort l’esprit, qu’ils penserent perdre si peu qu’il leur en restoit. Bien que Carmelin n’eust pas tant estudié que son maistre, il ne laissoit pas de luy aprendre ce qu’il devoit croire, parce que la passion ayant aveuglé Lysis, luy faisoit prendre toutes choses en mauvaise part. Quand le jour fut venu, Lysis mena son troupeau aux champs, ne le voulant pas laisser mourir de faim, pour participer à sa tristesse. Il treuva en son chemin un homme vestu de noir, monté sur une meschante haridelle, lequel tenoit d’une main la bride, et de l’autre un gobelet

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et une phiole. Il ne vous deplaira point si je vous de mande qui vous estes, et d’où vous venez ? Luy dit le berger, qui s’estonnoit de le voir en cét estat. Je suis apothiquaire pour vous servir, respondit l’autre, je vien de donner une medecine chez Oronte à une servante nommee Catherine. Celle dont vous parlez est la bergere Charite, reprit Lysis, mais passe, c’est un pas de clerc, dites moy seulement quel mal luy est survenu. Ce n’est pas grand’chose, respondit l’apothiquaire, elle a voulu se purger pour estre delivree de quelques petites douleurs qu’elle sent dans les membres, à cause qu’elle est un peu catherreuse. J’ay bien besoin d’estre purgé aussi sans aucun delay, repartit Lysis, je m’en vay me coucher dés maintenant ; obligez moy de m’aporter une medecine, le plustost qu’il se pourra faire. Je loge chez Bertrand le vigneron. Il n’eut pas si tost achevé la derniere parole, que l’apothiquaire qui ne demandoit que de la pratique, luy promit de luy aporter bien tost ce qu’il desiroit. Il commença de picquer sa rosse avec des pointes de clou qu’il avoit aux talons de ses souliers au lieu d’esperons, et en peu de temps il fut à Coulommiers où estoit sa boutique. Lysis le voyant party laissa ses moutons en la garde de Carmelin, et s’en alla se mettre au lict tout de son long. L’apothiquaire estant revenu luy donna la medecine qu’il avoit faite, et receut le payement ordinaire. Cependant Clarimond se promenant rencontra Carmelin, et s’enquit où estoit son maistre. Il respondit qu’il estoit malade, et qu’il s’estoit allé faire purger, si bien que Clarimond s’en alla le voir, et luy demanda quel mal il avoit. Il me semble que je sens en mon estomach quelques cruditez extraordinaires, dit Lysis, c’est qu’il ne se peut qu’il ne me soit encore demeuré quelques restes de la nature d’arbre : je me veux delivrer de tous ces empeschemens, afin que ma digestion soit libre. J’ay possible encore quelque partie en moy qui est de bois, et n’a pas bien pris la mollesse de la chair. Ne vous imaginez point cela, dit Clarimond, Hircan est si sçavant qu’il vous a remis en vostre premier estat. Vous vous portez mieux que vous ne fistes jamais. Avant que de prendre medecine, vous deviez considerer qu’au lieu qu’elle vous profiteroit si vous estiez malade, elle ne fera que vous nuire maintenant que vous estes sain. Il faut que je vous face un conte sur ce propos. J’amenay une fois trois de mes amis en nostre maison où nous fismes la desbauche quatre jours durant. Le cinquiesme jour au matin je leur representay les excez passez, et leur remonstray que nous estions en grand danger de nostre personne, si nous ne nous purgions pour vuider les mauvaises humeurs que nous avions amassees. Ils me crûrent tous, tellement que j’envoyay querir l’apothiquaire qui nous

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aporta à chacun la portion de medecine. Nous estions couchez tous quatre dans ma chambre, estans deux à chaque lict. Comme l’on nous presentoit à chacun un verre, et que je voyois que mes compagnons faisoient desja la grimasse, je leur dy, c’a courage, fermons les yeux pour ne rien voir : celuy qui aura le plustost fait ne payera rien. Dés que j’eus dit cela ils se hasterent de prendre leur medecine, mais comme ils ne songeoient point à la mienne, je la jettay à la ruelle du lict, et me mis en trois sauts au milieu de la chambre, ou je commençay à me rire d’eux cependant que le mal de cœur leur tenoit, et qu’ils avoient force tranchees dedans le ventre. Ils reconnurent ma tromperie, ma is il leur falut prendre tout en jeu. Je leur representay que je n’avois pas jugé avoir besoin de medecine comme eux, et de fait qu’elle ne leur fut point nuisible, encore que de despit de voir que je n’en avois pas pris aussi, ils eussent presque envie de la vomir. Je fy fort bien de ne me pas purger de gayeté de cœur, et vous avez fait fort mal de vous servir de ce remede sans necessité, et sans ordonnance de medecin. Je n’ay point d’autre medecin que l’amour, dit Lysis, c’est luy qui m’a escrit un recipé dessus son bandeau. Aprenez qu’il y a icy un secret plus grand que vous ne pensez, et que quand je ne me fusse point trouvé mal, je n’eusse pas laissé de prendre medecine. Je pense que vous avez leu dans tous les poëtes, qu’il faut que les amants se rendent conformes aux humeurs, aux qualitez et aux actions de leurs maistresses. Ils sont tristes de leurs tristesses, malades de leurs maladies, joyeux de leurs joyes, et sains de leur santé. Ils rient de les voir rire, pleurent de les voir pleurer, partageant ainsi ensemble les plaisirs et les peines. Or ayant apris que Charite se trouve mal, comment donc est-ce que je me pourrois trouver bien ? Vous ne vous estonnerez plus si je suis au lict, et si j’ay pris medecine : car ayant sçeu qu’elle en avoit pris une, je l’ay voulu imiter, afin d’observer les loix que l’amour me dicte. Mais, ô de mon bon heur l’admirable destin ! Je ne me suis pas servy d’un autre apothiquaire que le sien. Une mesme main nous à presenté le gobelet à tous deux, et ce gobelet où l’on m’a fait boire estoit encore le mesme où elle avoit desja beu, et il ne restoit plus qu’à sçavoir l’endroit où elle avoit mis ses lévres, afin d’y mettre aussi les miennes. Apres cela, dit Clarimond, il faut croire qu’il n’y a plus rien de beau à faire dans le monde. Vous avez accomply une chose que les plus fideles amants n’ont pas seulement imaginee, et les miracles de vostre histoire seront plus grands que ceux des fables. Tout cecy n’est rien, repartit Lysis, il y a long temps que j’ay commencé de travailler à mes conformitez amoureuses. Je ne mange que de ce que Charite trouve bon ; je ne me plais que là où elle se

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plaist. Si elle se mouche, je me mouche aussi, si elle tousse je tousse, et si elle crache sur quelque pavé, j’essaye d’y cracher pareillement, quand je devrois m’alterer le poulmon, et cracher cinq cens fois avant que de donner sur le but. Que si elle marche quelquefois devant moy je tasche à mettre les pieds au mesme endroit où elle a mis les siens, et je pren toutes les postures que je luy voy tenir, comme si je joüois avec elle à ce jeu où l’on fait tout ce que l’on void faire. Vous adjoustez merveille sur merveille, dit Clarimond, je suis fort aise d’ouyr tout cela de vostre bouche, car si un autre me le racontoit, je ne le croirois qu’à peine, quand il se donneroit à tous les estaffiers de Pl uton. Clarimond ayant en suite de cecy tenu quelques discours à Lysis, le laissa pour s’en aller disner, et comme l’on eust servy devant luy un fort bon potage, il en envoya à ce pauvre malade. Tout le reste du jour la femme de son hoste eut beaucoup de soin de luy, et Carmelin estant revenu des champs au soir, fut bien curieux d’aprendre comment il se portoit ; il luy dit que son mal n’estoit rien pourveu que celuy de Charite fust passé, et que dés le grand matin il en vouloit avoir des nouvelles. Carmelin ne dormit donc guere ; il se leva auparavant que le jour fust venu, et s’en alla au chasteau d’Oronte. Chacun se levoit lors qu’il arriva, et ayant treuvé une servante de Leonor, il luy demanda si la maistresse du berger, Lysis estoit encore malade, et s’il n’y avoit pas moyen de parler à elle. Elle se porte plus mal qu’hier (respondit cette fille qui sçavoit bien de qui il parloit) il la faut laisser dormir. Depuis hier au soir il luy est tombé une enflure sur la joüe et sur l’oeil, tellement qu’elle ne void presque goute, et que l’on luy a bandé la moictié du visage. L’on la saignera tantost pour destourner la fluxion. Carmelin ayant eu cette responce, s’en revint vers son maistre pour la luy dire. Quand il la sceut, il eut un ennuy nompareil, et ne voulant pas manquer à imiter Charite en toute chose, il dit qu’il vouloit estre saigné aussi bien qu’elle. Carmelin ne sçavoit pas où c’estoit qu’il y avoit un barbier, mais son hoste luy enseigna un village prochain où il y en avoit un. Il estoit prest à partir pour l’aller querir, lors que Lysis s’escria, arreste toy, Carmelin, je ne veux point d’autre barbier que celuy de ma maistresse : il faut sçavoir qui il est. Retourne-t’en chez Oronte, tu l’y trouveras encore : mais auparavant trouve moy du linge, et me vien bander l’oeil et la joüe. Pourquoy faire, dit Carmelin, vous n’y avez point de mal. Ha ! Stupide, s’escria Lysis, Charite peut elle avoir du mal que je n’en aye aussi ? Maintenant qu’elle ne void presque goute, veux-tu que je voye clair ? Lors qu’elle ne joüyt que d’un oeil, faut-il que je joüisse de mes deux yeux ? Je veux estre borgne aussi bien comme elle.

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Lysis voyant alors que Carmelin ne se mettoit point en devoir de luy chercher du linge, prit ses chausses et en tira un mouchoir qu’il luy donna pour luy bander le visage : mais il luy vint une grande difficulté en l’esprit, pource qu’il ne sçavoit qu’elle joüe c’estoit que Charite avoit enflee. Carmelin disoit qu’il ne s’estoit pas avisé de demander si c’estoit la droicte ou la gauche, tellement que son maistre luy dit que de peur de manquer, il luy faloit bander tout le visage. Carmelin repartit que cela ne seroit point à propos, et qu’il devoit atendre que le barbier fust venu pour aprendre de luy à quelle joüe il devoit avoir mal ; et tout aussi tost ayant donné charge au fils de Bertrand de mener son troupeau aux ch amps, il s’en retourna chez Oronte pour contenter les fantaisies de Lysis qui luy donnoient beaucoup de peine. Il arriva tout à point pour trouver un barbier de Coulommiers qui en sortoit. Il le pria de venir saigner son maistre. Le barbier n’avoit point de cheval ; il s’en vint avec luy à pied jusques chez Bertrand, et comme il eut demandé à Lysis de quel bras il vouloit estre saigné, le berger luy dit qu’il le vouloit estre du mesme bras que la belle fille qu’il venoit de saigner chez Oronte. Le barbier ayant dit que c’estoit du bras gauche, il luy prit le sien, et en tira pour le moins trois palettes de sang. Je me doute bien que c’est aussi à la joue gauche que cette belle à mal, dit Lysis. Vous avez raison, monsieur, repartit le barbier. Bandez donc la mienne aussi, reprit le berger. Vous n’y avez pas d’enfleure comme elle, ce dit l’autre, pourquoy feray je cela ? Vous ne le voulez pas ? Reprit Lysis, que Carmelin le face donc. Alors Carmelin luy voulant obeyr, luy vint bander la moictié du visage, et le barbier estant sur son depart, Lysis luy parla de cette sorte. Si vous voulez que je face estime de vous aprenez la chirurgie autrement que vous ne la sçavez. Remarquez que les playes amoureuses sont plus dangereuses que celles que vous pensez tous les jours, et que l’experience nous enseigne qu’une maistresse n’a point de maladie que son serviteur ne ressente, et qu’en cas d’amour au lieu d’un malade on a tousjours deux. Le barbier receut son salaire apres ce discours, et s’en alla fort estonné. Lysis ayant mis son bras en escharpe, commanda à Carmelin de luy ayder à s’habiller. Comme il se promenoit par la maison, Clarimond arriva, estant fort soigneux de sçavoir en quel estat il estoit. Le voyant avec ses bandages, il luy demanda quel mal luy estoit survenu. Lysis luy aprit qu’il avoit voulu estre saigné et bandé ainsi que Charite qui avoit une enflure à la jouë. L’imitation en est belle, luy dit Clarimond, et toutefois elle n’est pas entiere : car il me semble que vous devriez donc avoir le visage enflé comme vostre maistresse : c’est ce que je luy ay voulu dire,

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repartit Carmelin, et il faudroit qu’il se donnast ou qu’il se fist donner force coups de poin pour se faire enfler les yeux. Ta malice est grande, dit Lysis, tay-toy, ce n’est pas à toy que l’on parle. Pour vous Clarimond vous sçaurez que non seulement je veux avoir l’oeil gauche bandé, mais que je voulois aussi tantost qu’ils le fussent tous deux, ne scachant pas lequel c’estoit qui le devoit estre. Carmelin s’en estant allé querir le barbier sans me les bander, j’ay tousjours eu la main dessus, de peur de voir quelque chose : car n’est-ce pas la raison que les yeux d’un amant se cachent, lors qu’un de leurs soleils ne luit plus ? Pour ma saignee outre qu’elle est à l’imitation de celle de Charite elle m’est fort uti le en toute autre chose, et principalement parce que j’ay esté bien aise de voir mon sang. Regardez-le, Clarimond, vous y verrez le portraict de ma maistresse, car toutes mes veines sont remplies de cette belle figure à laquelle je ne fay aussi que penser. Clarimond regarda ce sang, et pour contenter Lysis il luy avoüa qu’il y voyoit quelque forme de visage. Avecque le peu qui me reste de veuë, luy dit Lysis, j’y remarque bien Charite toute entiere. Pour vous quand vous n’y connoistriez rien, il n’y auroit point de vostre faute : ce seroit que l’amour ne vous permettroit pas d’y voir quelque chose. Clarimond ayant affaire ailleurs, laissa Lysis là dessus, et vid bien qu’il avoit veritablement une maladie que ny la medecine ny la saignee ne pouvoient guerir. Il envoya tout expres un laquais vers Montenor et Anselme pour leur aprendre les nouvelles actions que le berger avoit faites. S’ils n’eussent point eu à entretenir quelqu’un qui les estoit venu visiter, ils eussent esté voir ce pauvre malade. La nuict venuë Lysis se coucha comme de coustume, mais il n’eut guere de repos. Le ressouvenir du commandement de sa maistresse luy troubloit la pensee ; il ne faisoit que pousser du coude Carmelin pour le resveiller, et luy en demander de nouvelles explications. Je ne sçaurois tant repeter de fois une chose, luy dit Carmelin, au moins attendez au jour à m’interoger. La nuict n’est faite que pour dormir. Voulez vous que mon bon-heur soit moindre que celuy des bestes qui dorment maintenant de tous costez. Je m’en vay gager qu’il n’y a à cette heure pas un de nos moutons qui veille. Te veux-tu conformer aux bestes ? Reprit Lysis, c’est une felicité brutale que tu desires. La nuict n’est pas seulement faite pour dormir, mais aussi pour prendre conseil en ses affaires. Apren que les plus beaux esprits et les meilleurs sont ceux qui se delivrent ordinairement des charmes du sommeil pour s’entretenir parmy leurs imaginations. Ce sont les amants qui ont cette coustume, et entr’eux principalement le berger Lysis. Toute la faute que tu commets ne me voulant pas imiter, vient de ce que tu as

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encore ta franchise. ô quel pr odige c’est de voir un berger si libre ! Tu devrois plustost estre sans ame que sans amour. Mais il est vray que je prevoy que tu seras bien tost à la chaisne de mesme que les autres. L’amour s’opiniastre à blesser ceux qui luy resistent, et personne n’ayme plus ardemment qu’un esprit froid comme le tien, lors qu’il commence d’estre enflammé. Que tout cela arrive ou non, dit Carmelin, mais pour cette heure j’ay tant d’envie de me reposer, que quand l’on criroit au feu je ne me leverois pas, soit que l’on parle du feu de l’amour ou de celuy de la cheminee. Depuis ce discours les deux bergers ne parlerent plus ensemble. Quand le jour fut venu ils s’habillerent tous deux en mesme temps, et allerent de compagnie garder le troupeau. En le chassant tousjours devant eux aux environs d’une mestairie qui apartenoit à Hircan vers laquelle ils n’avoient point encore esté, Lysis fit signe à Carmelin, et luy dit, si je ne me trompe j’enten le son d’un instrument champestre ; nous sommes sans doute en païs de bergers. Carmelin confessa qu’il entendoit aussi quelque chose de fort harmonieux, et ayans descendu un petit vallon, ils aperceurent un berger qui joüoit de la musette. Lysis s’estant aproché de luy, luy dit, que Pan te vueille bien garder, gentil berger, je suis tout ravy de te voir : il y a long-temps que je n’ay veu personne de nostre condition. Ton entretien est icy bien agreable. Tu donnes l’ame aux pertuis de tes doux chalumeaux. Vrayment je te sçay bon gré de n’estre point oysif, si j’avois ma guytarre nous ferions un concert ensemble. Ce berger qui estoit un homme de village assez simple estoit si estonné de voir Lysis et Carmelin faits comme ils estoient, qu’il les regardoit l’un apres l’autre depuis les pieds jusqu’à la teste, de sorte que Lysis voyant qu’il ne disoit rien, continua de parler. Croy-tu, luy dit-il, que l’instrument dont tu joües soit plus propre à ceux de nostre qualité que la guytarre ? Si je le sçavois je voudrois aprendre à joüer de la musette, afin d’estre pastoral en toute chose. Mon maistre, s’en vint dire Carmelin, si je ne jouë bien de la cornemuse, au moins joüe je bien du flageollet. J’en ay icy un, dit alors le berger d’Hircan, monstrez ce que vous y sçavez. Carmelin prit le flageolet de ses mains, et commença à joüer la chanson de Gueridon, à quoy cét autre berger s’acorda avec sa musette, ce qui donna beaucoup de plaisir à Lysis. Quand ils eurent cessé d’entonner leurs instrumens, Lysis leur dit, garçons, vostre musique est plus douce à l’oreille que le bruit d’un ruisseau qui coule sur un gravier. C’est plaisir d’ouyr une genisse se pleindre quand l’amour la pique. Douce est la voix d’un cygne qui se meurt ; doux est le chant d’un rossignol ; doux est le miel que font les avettes ; doux

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est le sucre de Mad ere : mais bien plus doux encore sont vos instrumens pastoraux. Une autrefois je vous feray dire des eglogues à la façon de Theocrite, de Virgile, et de Ronsard, et je donneray un panier à fleurs, une cage d’oyseau, une esclisse à fromage, ou quelque beau bouquet, à celuy qui aura fait le mieux. Ma foy je ne croyois pas que Carmelin en sceust tant : ô que je l’estime bien plus digne d’estre berger que je ne faisois. Toutefois je ne veux pas aprendre à joüer du flageolet comme luy, ny de la cornemuse non plus : car je me souvien que Minerve s’estant miree dans une fontaine en joüant de la fluste, elle la jetta incontinent, parce qu’elle s’estoit veuë trop laide en cette action où il faut trop enfler les joües. Je ne veux pas deffigurer mon visage. Le luth, la guytarre, la viole, la mandore, et le cistre, sont pour nous autres bergers relevez, et les flustes, les pipeaux, les chalemies, et les cornemuses sont pour les bergers qui sont d’une plus basse classe, comme Carmelin et quelques autres de ce païs. Puis que vous estes mon maistre, dit Carmelin, il n’y a point de doute que je suis moins que vous. Neantmoins je voudrois bien que l’on ne m’apellast point valet comme il y en a quelques-uns qui font. Je desirerois avoir un nom plus honorable. C’est la raison Carmelin, dit Lysis, je te declare que tu és mon commis en fait de bergerie, de mesme qu’Anselme à des commis en fait de finance. Ta principale charge est de prendre garde à mes troupeaux au lieu de moy : Carmelin fut fort content de cette dignité, et son maistre ayant dit adieu au berger d’Hircan, et luy aussi, ils chasserent leurs moutons vers un autre endroit, le laissant si estonné de voir ces deux bergers apres un si chetif troupeau, qu’il croioit n’avoir jamais treuvé rien de plus estrange. Apres qu’ils l’eurent quité ils marcherent encore quelque temps, et enfin s’estans assis pres d’une fontaine ils mangerent du pain et beurent de l’eau. Carmelin ne se plaisoit point à cecy, ce n’estoit pas là la vie que son maistre luy avoit fait esperer. Il croyoit qu’il seroit tous les jours de nopce, et cependant l’on le faisoit estre temperant malgré qu’il en eust. Ayant fait si mauvaise chere, il falut qu’il allast encore chez Oronte pour aprendre en qu’elle disposition estoit Charite, ce qui luy eust semblé fort fascheux, n’eust esté qu’il esperoit que l’on auroit tant de consideration que l’on luy donneroit là à boire. Lors que Lysis fut seul, son troupeau et son chien le menerent plustost que d’estre menez par luy. Il alloit apres eux sans songer où ils le conduisoient. Il ne pensoit qu’à la maladie de sa maistresse. Comme il estoit en cette meditation, un de ses moutons monta sur une butte ou il y avoit un arbre et de l’herbe tout autour. Un autre le suivit aussi tost : mais Lysis ayant donné

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un coup de houlette au premier, il fit le tour et descendit. Le second en fit autant, et un troisiesme aussi qui estoit monté encore, et puis un quatriesme et un cinquiesme, et ils en firent tous ainsi jusques au dernier. Le premier ayant veu monter les autres remonta apres, et redescendit, et tous les autres en suite, faisans une rouë perpetuelle à l’entour de l’arbre, pour ce que suyvant leur naturel qui est de faire tout ce qu’ils voyent faire aux autres, ils ne voulurent point passer chemin qu’ils n’eussent esté chacun où ils voyoient aller leurs compagnons. Ils monteroient et descendroient, et tourneroient encore, s’il ne fust passé par là un homme qui les fit arrester : car Musidore qui n’estoit pas duit à la bergerie, et ne sçavoit faire autre chose qu’aboyer apres les passans, ne les rassembloit point, et pour Lysis il estoit si ravy de voir ce beau jeu qu’il eust voulu qu’il eust duré jusqu’à la fin du monde. Celuy qui estoit arrivé en ce lieu, le vint embrasser, et le tirant de son transport, luy dit, je te saluë roy des bergers de la Brie, mais plustost de toute l’Europe, voire de tout le monde. Que ma fortune est grande de t’avoir rencontré. La renommee ayant porté ton nom et ton merite jusqu’en la Bourgongne qui est ma patrie, il m’a pris un desir de venir aprendre de toy l’art de devenir heureux. Lysis s’estant retiré de trois pas pour considerer cét homme qui estoit habillé en berger comme luy, il luy sembla qu’il ne le connoissoit point, et neantmoins se sentant redevable de ce qu’il avoit pris la peine de le venir trouver, il l’alla embrasser encore, et luy dit, tu sois le bien venu gentil berger, puis que tu és le premier qui se jette entre les bras de ma protection, je te jure que tu seras aussi tousjours le premier de qui j’auray soin. Il ne reste plus que de me dire ton nom afin que je sçache à qui je suis obligé. Je m’apelle Philiris, repartit le berger. Ha ! Que tu as là un nom à bien faire, continua Lysis ; qu’il est aisé à voir que tu és berger de naissance ! Je m’asseure que ton histoire doit estre la plus belle du monde. Me veux-tu faire la faveur de me la conter ? Je te diray jusqu’à des choses dont je n’ay encore parlé qu’ aux rochers et aux bois, respondit Philiris, mais cherchons un lieu où la fraischeur habite. Cestuy-cy est si descouvert et si chaud, qu’il semble que ce soit celuy où la nature acoucha du soleil. Les deux bergers se hasterent alors de cheminer pour se mettre dans un boccage qui estoit assez pres d’eux, lors qu’il passa un carrosse dedans lequel estoit Oronte, Floride, Leonor, Angelique, Anselme, Montenor, Clarimond, et Carmelin, que les dames y venoient de faire monter tout pitaut qu’il estoit afin d’avoir du plaisir de luy. Ils descendirent tous aussi tost, et Oronte dit à Lysis, qu’en se promenant par les champs ils avoient rencontré son compagnon berger,

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qui leur avoit apris comme il estoit malade de la mesme maladie de sa maistresse. Lysis respondit que Carmelin n’avoit rien dit que de vray, et comme il estoit prest à arranger de longs propos, il ouyt quelques cris qui le firent taire. En mettant le doigt sur la bouche pour faire signe aux autres, il s’aprocha du boccage d’où venoit le bruit, et chacun le suivit à pas comptez jusqu’à des arbres entre lesquels on vid deux hommes vestus de taffetas blanc ayans de belles pannetieres en escharpe, des chapeaux de paille sur la teste, et des houlettes peinturees en la main. Ils firent semblant de ne pas prendre garde à ceux qui les guettoient, et l’un s’estant couché à terre comme pour do rmir, l’autre commença à faire cette plainte. Doux zephirs, qui regnez dans ces lieux, de plus tristes souspirs que les miens se sont ils jamais meslez parmy vos haleines ? Arbres, qui sembliez tantost si vers, avez vous jamais veu de tels feux que les miens qui vous seichent jusqu’à la racine ? Et vous fontaines, jamais larmes plus grosses que les miennes ont elles eschauffé vos eaux ? ô vous donc zephirs, arbres, et fontaines, si jamais ma bergere vient icy, redites luy ce que vous m’avez veu endurer. Mais helas ! Vous estes sourds aussi bien que muets, ô chers tesmoins de mon martyre. Il n’y a que Polidor qui soit capable de me secourir. à quoy resve-t’il, ce fidelle amy ? N’a-t’il point de pitié de son semblable ? Comment veux tu que je t’assiste ? ô cher Meliante, répondit ce Polidor, ne sçais tu pas que j’ay plus besoin de consolation que toy ? Celle que j’adore ne veut pas croire mon amour, et ne trouvant point encore de signalées occasions de le luy temoigner, je suis si miserable, qu’il faut que je souhaitte qu’il luy vienne une infortune, afin de luy monstrer l’affection que j’auray à la secourir. Ayant l’autre jour destourné mes yeux des siens qui m’eblouissoient, je les abaissay dessus sa gorge, croyant qu’ils seroient plus en repos : mais ô dieu ! Cette gorge est de neige, elle m’a pensé faire perdre un oeil comme Hannibal qui devint borgne pour avoir fiché trop long temps sa veuë sur les neiges des Alpes. Ainsi je ne sçaurois faire aucune action que je ne sois tourmenté par quelque nouvel accident, et comme Mithridate vivoit de poison, je vy de pensers amoureux. Ha ! Miserable, que feray-je donc, s’escria Meliante ; puis que le ciel, le destin, la nature, ma maistresse, et Polidor m’abandonnent ? Je suis sur la mer amoureuse où la tempeste gronde contre mon vaisseau : mais si elle l’enfonce je me hasarderay, et pourveu que je puisse embrasser le col de ma deesse, cette belle colomne de marbre blanc, plantee au dessus de deux rochers vivans je me sauveray bien du naufrage. Meliante en estoit là lors que Lysis ne se pouvant plus tenir de parler s’escria, dieu soit loüé ! J’ay trouvé ce que je cherchois.

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Que ces bergers sont doctes ! Ils ne parlen t que par pointes et par metaphores. Le berger Polidor se leva alors, et le regardant et Philiris et Carmelin aussi, qui est celuy de vous trois, dit il, qui est l’amant de la belle Charite ? C’est moy, et non autre, respondit Lysis. ô l’heureuse journee pour nous ! Continua Polidor. Il y a long-temps que mon compagnon et moy nous desirons de vous trouver. Vous voyant tous trois de bonne mine, je ne sçavois lequel estoit Lysis. Il faut que vous sçachiez que l’amour nous tyrannise cruellement, et que nous ne croyons pas qu’il y ayt personne au monde dont nous puissions esperer de meilleurs conseils en nos affaires que de vous. Je suis un vray medecin des ames, reprit Lysis, dites moy le mal de la vostre et je vous ordonneray d’excellens remedes. Polidor fit alors le pleureux et s’essuyant les yeux avec un mouchoir. Vous me voulez obliger à renouveller des douleurs estranges (dit-il) je ne desire pas encore si tost remettre le fer dedans mes playes. Je crirois trop haut ; j’importunerois les oreilles de tant de chevaliers, et de nymphes que voyla à vostre suitte. Je suis honteux quand je voy tant de monde. Que Meliante parle donc, reprit Lysis. Moy, respondit-il, il me faut des siecles entiers pour me preparer à raconter l’histoire de mes avantures, j’ay tant de choses à dire que quand j’y veux commencer, il ne peut sortir aucune parole de ma bouche, de mesme qu’il ne sçauroit tomber pas une goute d’eau d’une phiole qui est trop pleine. Ha ! Amour, qui me donnes ces peines, apres m’avoir osté le cœur, veux-tu m’oster la liberté de me plaindre ? Et si tu me mets tous les jours à la torture, n’est-ce pas afin de me faire confesser tous mes secrets ? Tyran, bourreau, coupe moy la langue, ou me permets de parler de ce que je souffre. Meliante frapa du pied sur la terre en disant cecy, et commença de se mettre en des postures, qui n’apartenoient qu’à un homme enragé, tellement que Lysis le prenant par le bras, essaya de luy donner les meilleures consolations qu’il luy fut possible. Cependant la pluspart de ceux qui estoient là se regardoient l’un l’autre et estoient si estonnez qu’ils ne disoient rien. Ils s’imaginoient que Polidor et Meliante n’estoient pas plus sages que Lysis, et que l’autre berger qu’il avoit amené ne leur en devoit guere. L’on ne se pouvoit imaginer que la nature eust produit trois hommes touchez d’un mesme mal que le premier berger extravagant qui devoit estre unique en son espece. Toutefois on ne sçavoit qu’en croire, et l’on voyoit de grands témoignages de follie en ces nouveaux bergers. Lysis ayant apaisé Meliante dit à Clarimond qu’il estoit fort ayse de ce qu’il s’estoit trouvé à la rencontre de ces pasteurs, pource qu’en descrivant son histoire, il en pourroit mettre le recit veritable, et que pour la rencontre

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de Philiris, et d’un autre berger qu’il avoit veu lequel joüoit de la musette ; il luy en aprendroit les particularitez. Je te dy cecy librement, continua-t-il, d’autant que je croy que tu as desja commencé à faire un livre de mes amours. Quand a moy si je me suis logé pres de ton chasteau, ç’a esté principalement afin que tu eusses une plus entiere cognoissance de toutes mes avantures. Voyla pourquoy tu as bien fait de me venir voir en ma maladie pour en cotter les divers accez. Ne voulez vous pas aussi que je parle ponctuellement de vostre medecine, repartit Clarimond, compteray-je vos selles, et diray-je de quel papier vous vous estes torché les fesses, comme par exemple si c’estoit de quelque lettre dont le stile estoit aussi doux que du cotton, ou de quelques vers dont les pointes estoient aussi affilées que des alesnes, de sorte qu’elles vous escorchoient le derriere ? Vous avez raison de me le conseiller, car c’est maintenant la mode de faire des livres du recit de ses maladies, et il y en a qui ont envie d’y inserer aussi les parties de leur apotiquaire. Fay comme tu l’entendras, dit Lysis. Monsieur s’en vint dire alors Carmelin en ostant son chapeau devant Clarimond, ne ferez vous pas aussi mon histoire ? Je vous en supplie : je vous en sçauray autant de gré que mon maistre. J’y travailleray tres asseurement, respondit Clarimond, et je feray aussi l’histoire de ton chien. Grand mercy, monsieur, reprit Carmelin, mais je vous averty que vous ne m’apelliez ny laquais, ny valet de chambre : je suis lieutenant ou commis en fait de bergerie. Ha ! Impudent et importun tout ensemble (dit Lysis en tirant Carmelin par le bras) qu’il te suffise que l’on parle de toy, quand tu auras part en quelqu’une de mes avantures, comme à porter une lettre ou faire un message. Comment veux tu que l’on face une histoire particuliere de toy qui n’as jamais rien accomply que l’on ne puisse escrire entierement sur un papier impalpable avec de l’ancre invisible, avec la plume du vent. N’est-ce pas une honte de voir que tu és aussi grand que pere et mere, et que tu n’as encore jamais rien fait de beau ? Ou est-ce que tu as jamais fain des vers ou donné une serenade à une maistresse, et que tu as couru pour elle quelque avanture digne d’estre recommandee à la posterité. Carmelin estant un peu honteux de cette reprimende, se retira en grattant sa teste : mais comme il vouloit faire quelque excuse, les trois bergers vinrent dire à Lysis que leur amour estoit impatiente, et qu’ils le vouloient mener vers un de leurs amis, avec lequel ils desiroient consulter sur leurs affaires : ils l’emmenerent ainsi avec Carmelin, et rendirent la compagnie plus estonnee qu’auparavant, car si l’un disoit je me veux donner d’un poignard dans le sein à cause de la rigueur de ma maistresse, l’autre

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juroit qu’il se precipitero it du haut en bas d’un rocher, et ils sembloient estre si insensez, que Lysis paroissoit sage aupres d’eux comme un philosophe Socrate. Cela donnoit à chacun une extréme envie de les connoistre, et neantmoins on ne les fit point suivre, pource que l’on croyoit qu’ils ne sortiroient pas si tost du païs, et que l’on auroit tout loisir de les voir une autrefois. Les gentilshommes et les dames remonterent donc en carrosse et acheverent leur promenade. Cependant les cinq bergers ayans traversé quelques boccages arriverent dans un petit pré ou deux hommes se promenoient avec une femme. L’un estoit Hircan que Lysis reconnut incontinent, et l’autre estoit Fontenay qu’il n’eust pas reconnu si l’on ne luy eust dit son nom, pour ce qu’il n’estoit pas vestu d’escarlatte à l’ordinaire, et qu’il avoit un habit de taffetas blanc. Quant à la belle dame qui estoit avec eux, c’estoit Synope, et toutefois les bergers ayant dit à Lysis que c’estoit une bergere apellee Parthenice qu’ils avoient amenée avec eux, il le crut ainsi, à cause qu’elle avoit une jupe blanche qu’elle n’avoit pas accoustumé de porter. ô que cette Parthenice ressemble bien à une nymphe des eaux que je connoy, s’escria-t’il alors. Vous avez raison, luy dit tout bas Carmelin, je m’imagine presque que ce l’est là encore. Toutefois je doy penser que ce n’est pas une des diablesses de vostre sabat, puis qu’elle se laisse voir le jour. Treuveriez vous bon que je devinsse amoureux d’elle ? Pousse Carmelin, ce sera bien fait, dit Lysis, je me figure desja l’amour qui tient l’arc tout prest à te decocher une flesche. Desboutonne toy ; ouvre ton estomach pour te preparer à recevoir ce coup. Viste fay ce que je te dy. Carmelin ne manqua pas d’obeyr à son maistre, sans sçavoir presque ce qu’il faisoit, tant il estoit joyeux : car il avoit tousjours cru à entendre parler Lysis, qu’il n’avoit qu’à choisir une fille, et qu’il la luy feroit bailler en mariage, si riche et si belle qu’elle fust. Au mesme temps Hircan les ayant aperceus les vint salüer. Ne vous resjouyssez vous pas d’avoir maintenant une si bonne compagnie, dit-il à Lysis, voyla des bergers qui ont fait bien du chemin avant que de vous trouver. Chacun veut estre berger avec vous, et voicy mesme mon cousin qui en à pris l’habit pour vous suivre. Il en est fort loüable (repartit Lysis) en consideration de cela je luy pardonne l’offence qu’il m’avoit faite ; aussi bien me pesoit-elle sur le cœur. Mais aussi vous luy recommanderez qu’il ne m’attaque plus d’effet, ny de pensée. Je le renierois pour parent s’il y avoit songé, reprit Hircan, il est plus doux à ceste heure cy qu’un aigneau : nous voulons desormais, mener une vie paisible, et je desire mesme estre berger comme les autres. N’en faites rien, sage Hircan, dit Lysis, ne sçavez vous pas qu’en toute bonne pastoralle il y à tousjours un magicien

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qui n’est jamais habillé de mesme que les autres bergers, ainsi faut il que les sacrificateurs gardent leurs vestemens sacerdotaux, et que les satyres et les aegypans se tiennent en leur nudité, Hircan luy ayant accordé cecy, on regarda avec admiration le bandage de sa teste, et le berger Fontenay ne se put tenir de luy dire, qu’avez vous à l’oeil gauche, berger, y avez vous receu quelque coup de poin ? Faut-il que nous ayons tous le visage bandé comme vous pour estre mieux accommodez en bergers ? Cecy m’est particulier, respondit Lysis, j’ay mis ce bandage à l’imitation de celuy que porte maintenant ma maistresse. Imite la tienne en d’autres choses telles que bon te semblera. Or rem arque mon secret incomparable. Charite a refusé de me commander quelque chose, et à faute de son commandement pour me consoler, je fay ce que je luy voy faire, de sorte que par ma subtilité merveilleuse, malgré qu’elle en ait je ne laisse pas de luy obeyr. Mais à propos (dit il en se tournant vers Carmelin) as tu apris comment se porte cette belle ? Je n’ay sçeu l’aller voir, car ces messieurs m’ont arresté pour me mettre dans leur carrosse, respondit Carmelin ; toutefois j’ay sçeu que son mal ne croissoit ny ne diminuoit. Face le ciel ce qu’il voudra, reprit Lysis, mais tant qu’elle sera bandee, je le seray aussi. Ce bandage vous donne je ne sçay quelle grace, dit Fontenay, et toutefois vous n’estes encore qu’un demy Cupidon, car vous n’avez qu’un des yeux voilé. Par les cornes de pan, tu as de l’esprit, dit Lysis, tu profiteras ; ta rencontre est bonne, et je te diray bien que si je ne suis Cupidon, au moins suis-je celuy qui seroit capable de le faire naistre au monde s’il ne l’estoit desja. Comme Lysis parloit ainsi Carmelin le tirant par derriere luy demanda tout bas, que diray-je à cette belle ? Offre luy ton service, dit Lysis, et ne passe pas plus avant pour ce premier coup. Aussi-tost Carmelin pensant que ses desseins auroient un heureux accomplissement s’en alla dire à Synope, madame, si vous avez affaire d’un serviteur, le plus fidele qui fut jamais, voicy le berger Carmelin qui s’offre à vous. Il faudroit sçavoir si vous voulez des gages, respondit Parthenice, et puis je n’ay pas le loisir de songer à cela. En achevant ces paroles elle dit quelque chose tout bas à Hircan et à Fontenay ; puis apres ils quiterent Lysis, et s’en allerent par un petit chemin où l’on les perdit de veuë. Carmelin crut que c’estoit qu’ils avoient quelque chose à demesler ensemble, mais Hircan et Fontenay estans revenus incontinent ils ne ramenerent point Sinope, si bien qu’il prit la hardiesse de leur demander où elle estoit. Hircan lui dit qu’il l’avoit laissee sur le panchant d’une colline où elle s’amusoit à entretenir ses resveries. Il vouloit aller la treuver à l’instant mesme, mais son maistre marchant avec Hircan et les

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bergers l’en empescha. Ils estoient fort pres du chasteau de ce magicien lors qu’ils virent sortir une fort belle femme du petit bois. Elle estoit habillee comme les bergeres de theatre, et pour son visage il ne pouvoit mieux ressembler à celuy de Lucide qu’il faisoit, car de fait c’estoit elle mesme. Neantmoins Hircan ayant dit que c’estoit une bergere qui s’apelloit Amarille, Lysis le crut fermement. Que voicy bien le jour des merveilles, disoit ce berger, voicy encore une bergere qui ressemble à mon avis à une nymphe aquatique dont j’ay l’idee emprainte en mon esprit, bien que je ne l’aye jamais veuë qu’au clair de la lune. Il y a de pareilles ressemblances de visage dans tous les romans. Que ceux qui les tiennent impossibles, ne sont-ils icy avec moy pour connoistre leur erreur. Amarille vint alors faire la reverence à la compagnie, et Hircan voyant qu’il estoit heure de se retirer demanda à Lysis s’il luy vouloit faire l’honneur de souper chez luy. Il l’en remercia courtoisement, n’ayant pas envie d’estre de festin tandis que sa maistresse estoit malade. Tous les bergers luy dirent donc adieu pour jusqu’au lendemain qu’ils se devoient treuver ensemble en mesme lieu, afin de conter leurs diverses fortunes. Carmelin tira son maistre en s’en retournant vers l’endroit où l’on luy avoit dit qu’estoit Parthenice. C’estoit une terre en friche où il ne croissoit que de mauvaises herbes, et il y avoit au milieu une grosse pierre qui avoit pour le moins deux toisses en quarré : mais pour la bergere elle ne paroissoit point de quelque costé que l’on la cherchast. Cesse ta poursuitte, Carmelin (dit Lysis avec une veuë esgaree, comme s’il eust parlé en prophete) ta Parthenice a changé tout à fait de nature. Ne voy tu pas que les dieux voulans punir sa cruauté, l’ont metamorphosee en ce rocher ? Cela n’est pas croyable, mon maistre, dit Carmelin, elle ne m’a dit qu’un pauvre mot dont je ne m’offençois point. Ce qu’elle t’a dit estoit remply d’une raillerie malicieuse, reprit Lysis, en te parlant de gages apres que tu luy eus offert ton service, elle te vouloit monstrer que tu estois de beaucoup moins qu’elle, et qu’elle ne te jugeoit digne que d’estre son valet, non pas son serviteur en amour. Tu n’avois point de sentiment de n’y pas repartir. Ne faloit il pas que tu disses, que tu ne desirois point d’autres gages, que ses bonnes graces ? J’avois l’esprit occupé à la contempler, dit Carmelin, et puis je vous asseure que je ne treuvois pas qu’elle me piquast si fort, et maintenant encore je vous avouë que ne trouvant point que cela soit considerable au prix des rigueurs des autres qui durent quelquefois dix ans, je ne croy pas qu’elle ait esté changee en pierre pour si peu de chose. Tu n’as donc pas leu Ovide, Carmelin, repartit Lysis, toutes les personnes que cét autheur fait metamorphoser,

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c’est dés le premier sujet qu’elles en donnent aux dieux ; comme par exemple Apollon n’eut pas si tost poursuivy sa Daphne, et Pan sa Syringue, que ces deux filles mesprisant l’amour de ces dieux, l’une fut changee en laurier, et l’autre en roseau. Vous avez plus leu que moy, dit Carmelin, je suis bien aise que vous me donniez ainsi des instructions, et je vous diray ce qui me vient en l’esprit. Il se peut faire que vostre magicien dont je vous ay ouy conter quelques merveilles, a aydé à nostre metamorphose : mais quand je la croiray, qu’est-il question de faire ? Pleurer et souspirer nuict et jour, respondit Lysis, voyla l’exercice qui convient à un amant qui a perdu sa maistresse. Ainsi ma compagnie ne te sera plus ennuy euse, pource que si je me plain d’un costé, tu te plaindras de l’autre ; pour moy je parleray tousjours du severe commandement sans commandement de Charite. Et cependant, poursuivit Carmelin, je parleray donc tousjours aussi du changement sans changement de Parthenice. Tu imites mon langage mal à propos, reprit Lysis, il est bien vray que Charite m’a commandé sans me commander : mais ce n’est pas à dire que les dieux ayent metamorphosé ta bergere, sans la metamorphoser. Elle l’est veritablement, et regarde si cette pierre n’est pas blanche comme son teint et son habit. En un certain lieu du haut qui doit estre la teste, ne vois-tu pas des marques qui tirent sur le rouge, et d’autres qui tirent sur le noir ? Ce sont les endroits où estoient ses yeux et sa bouche. Il y a plus bas quelques morceaux qui ne semblent guere bien joincts, ce sont les bras, qui ne se sont pas du tout attachez à la masse du corps. Carmelin considera tout cecy et bien qu’il n’en crust que la moindre partie, son maistre luy ayant dit qu’avant que de partir de ce lieu, il faloit qu’il rendist tout honneur à cette pierre, il fut contraint de l’aller baiser : mais pour ce qu’il sembloit à Lysis qu’il n’y alloit pas avec assez d’affection, il luy cogna le nez contre. En s’en retournant chez Bertrand le fidelle amant de Charite ne cessoit de songer à la derniere responce de cette belle, qui luy sembloit un oracle à cause de son obscurité : mais voyant que Carmelin conduisant le troupeau, marchoit avec beaucoup d’indifference, il luy dit, quoy tu ne pleures point, pauvre amant ? Ne te souviens tu plus desja que tu as aujourd’huy aussi tost perdu que trouvé une des belles maistresses du monde ? Comment voulez vous que je face ? Repartit Carmelin, je n’ay pas les yeux tendres. Que ne me respons-tu, reprit Lysis, qu’il n’y a que les petites douleurs qui facent jetter des larmes, et que les grandes assoupissent entierement ? Je t’excuse, si tu ne donnes pas encore de grands témoignages de douleur. Ce sera demain qu’il s’y faudra employer, lors que tu

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commenceras à te reconnoistre. Tu as bien veu les actions de ces bergers amo ureux que nous avons rencontrez, il ne faut pas estre moins desesperé qu’eux : tu les dois imiter en toute chose. Carmelin respondit à Lysis qu’il ne songeoit jamais, qu’aux choses presentes, et qu’il verroit le lendemain ce qu’il devroit faire. Ils s’entretindrent de ce discours jusqu’à tant qu’ils fussent à la maison où ils mirent à l’estable leurs pauvres moutons qui estoient si las d’avoir tant esté promener, qu’ils tomboient sur les dents. Lysis ayant soupé avec toute la famille de Bertrand, se coucha avec Carmelin, en repassant tousjours par sa memoire ses diverses avantures, et la derniere parole qu’il dit avant que de s’endormir, fut qu’il s’asseuroit que la renommee avoit tant de desir de rendre sa gloire fameuse, qu’elle s’estoit desja toute enrhumee à en faire des cris publics par tous les carrefours du monde.