Le Bec en l’air/Canard en wagon

Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 113-120).

CANARD EN WAGON


Dans le compartiment où nous montâmes, à Rouen, un monsieur se trouvait déjà installé. Cet homme, arrivant sans doute du Havre, dormait d’un bon sommeil que je devinai — j’en ai tant vu — un bon sommeil de pochard ayant bu, plus copieusement qu’il n’était utile, à la santé de la nouvelle année.

En face de lui, un superbe épagneul, allongé confortablement sur les coussins de la Compagnie, dormait aussi.

La fermeture un peu brusque de la porte réveilla les deux voyageurs.

L’être humain sursauta, frotta ses yeux, regarda autour de lui d’un œil effaré, rassembla ses souvenirs, débrouilla la réalité et, satisfait, se rassit.

Un bon sourire d’heureux poivrot lui plissa les yeux et il nous salua d’une voix enrouée :

— Madame, Monsieur, soyez les bienvenus dans cette enceinte, si j’ose m’exprimer ainsi.

Alors, il vit son épagneul et feignit de l’indignation à le voir si luxueusement couché.

— Je t’en prie, Canard, ne te gêne pas ! Mets-toi bien à ton aise ! Veux-tu un oreiller, une couverture ?

Canard ne daigna point répondre à ces ironies. Ayant sans doute assez dormi, il modifia légèrement son attitude dans le sens de la position du chien assis.

Le monsieur intempérant continua à se moquer.

— Ah ! monsieur Canard voyage en première ! Monsieur Canard est donc bien riche ! Montrez-moi votre ticket, monsieur Canard.

Mais M. Canard persévérait dans son mépris pour les propos du maître.

Peut-être le savait-il en ébriété.

Le pochard se tourna vers nous et s’informa poliment si la présence de son épagneul ne nous incommodait pas.

— Pas le moins du monde ! fûmes-nous unanimes à répondre.

— C’est que rien ne serait plus simple de le faire descendre. Il est habitué à suivre les voitures.

— Les voitures, peut-être, mais les rapides ?

— Les rapides ? Pfttt ! Ah ! on voit bien que vous ne connaissez pas Canard ! Canard suit les rapides en se jouant et en butinant comme les abeilles.

— Tous nos compliments !

— N’est-ce pas, mon vieux Canard, que tu suis un rapide, sans te presser, en cueillant des petites fleurs dans les champs pour ton bon mémaître ?

Canard répondit par quelques ouah ! ouah ! sympathiques.

Le maître de Canard sortit une pipe de son étui.

C’était une longue pipe en terre, infiniment jolie de forme, mais d’une gracilité inquiétante, à la voir entre les mains d’un homme qui a bu !

La tenant par l’extrême bout du tuyau, il la tapotait sur la paume de sa main pour en extirper de petits corps étrangers qui ne s’y trouvaient, d’ailleurs, pas.

Il tapotait, il tapotait de plus en plus fort.

S’inclinant vers son chien :

— La fumée de la pipe n’incommode pas monsieur Canard ?… Monsieur Canard ne répond pas ?… C’est que monsieur Canard m’autorise à fumer.

L’homme continuait à tapoter sa pipe.

— Hein ! mon vieux Canard, toi aussi, tu voudrais fumer une bonne pipe, dis ? Mais tu ne fumeras rien du tout, tu entends, rien du tout ! Voilà ce que tu fumeras ! Rien du tout !… Qu’est-ce que diraient Madame et Monsieur en voyant un chien fumer la pipe en chemin de fer ! C’est à peine si Madame et Monsieur veulent bien m’autoriser à fumer, moi, qui suis un électeur ! N’est-ce pas, Madame, n’est-ce pas, Monsieur ?

— Mais, comment donc ?

Ce que nous prévoyions arriva : la pipe, trop énergiquement tapotée, se cassa en deux morceaux, le tuyau d’un côté, le fourneau de l’autre.

Le pauvre monsieur poivrot contempla le désastre d’un air stupéfié, puis ses yeux se portèrent sur le nommé Canard.

— Ah ! tu ris, toi, espèce de cochon de Canard ! Ne pouvant fumer toi-même, ça te fait rigoler que je ne fume pas non plus ! (S’adressant à nous.) Regardez-le ! Est-il permis de se f… du monde à ce point-là ?

Le fait est que Canard avait positivement l’air de rire.

Ses lèvres, en manifestation de gaieté, se retroussaient aux commissures : Canard rigolait comme une baleine.

— Canard, mon petit Canard, si tu continues à te f… de moi, je te jure que ça va tourner mal !

Canard se dressa sur ses quatre pattes et secoua ses puces.

La fureur de l’autre ne connut plus de bornes.

Il ouvrit la porte du wagon, et d’un coup de pied dans le derrière, invita poliment l’épagneul à se retirer.

Canard roula sur la voie, mais la pauvre bête, à notre grand soulagement, se releva tout de suite et se mit à nous galoper parallèlement.

Au bout d’une minute, nous l’avions perdu de vue.

Le pochard prenait maintenant une figure de justicier.

— J’adore Canard, nous déclara-t-il, mais je ne supporterai jamais qu’il se f… de moi devant le monde, comme il vient de le faire !

— Pauvre bête !

— Je lui en ficherai, moi, des pauvres bêtes ! Et puis, vous savez, s’il se permet de rentrer à la maison avant moi, je lui casserai les reins à coups de parapluie.

En arrivant à la gare Saint-Lazare, l’homme sauta vivement sur le trottoir, et quand nous sortîmes, nous l’entendions encore appeler :

— Pstt ! Canard ! Canard ! come along Canard !