L. Michaud (p. 9-12).


CHAPITRE III



Par un matin sans lumière, gris comme l’éternité, Milès partit avec Séir pour le temple d’Adonis-aux-mains-d’ivoire, érigé aux portes d’Attalée, devant la mer. Ils joignirent une caravane qui s’était arrêtée à Byblos, pour permettre à certains marchands hébreux qui la composaient, de faire leurs échanges dans la ville. Pendant trois journées, sur la place aux harangues, contre les colonnes dressées par le consul Marcus Drusus, des ballots mystérieux, encordaillés par-dessus les couvertures sales, bâillaient, tour à tour éventrés, sous le soleil de feu. Pêle-mêle, c’était un étalage aux odeurs épicées, de confiseries d’Orient, de laines et de papyrus préparés, de cuirs étranges, pour en couvrir des boucliers, cuirs si forts, disait-on, que la lance ne les perçait point. Il y avait aussi des bijoux rudes et barbares, des étoffes brodées, très travaillées, où des oiseaux en pierreries volaient parmi de larges fleurs roses, tandis que d’autres perchaient, en maintenant leurs ailes ouvertes, sur de minuscules maisons, au toit fuselé et pointu. Cela venait aussi de bien loin. Milès, tandis qu’Elul gravait sur les tablettes une lettre au grand prêtre d’Attalée, s’émerveillait à voir de pareilles choses. Le vieux marchand de Jérusalem que, sur sa demande, Séir avait interrogé répondait qu’il fallait des mois et des mois de caravane, marchant sous le soleil et sous la lune, pour arriver jusqu’aux pays où ces objets se fabriquaient. Et Milès, ému, était demeuré rêveur…

Aussi quand l’enfant eut appris les préparatifs de voyage, ne cacha-t-il pas sa joie. Lidda, toujours belle et indifférente, recommanda des prières aux dieux et baisa le front du petit avec des lèvres distraites. Elul, le maître, qui la veille avait donné un festin aux chefs des marchands, hissa lui-même son fils sur le palanquin clos à cause de la chaleur et des insectes. Séir devait marcher près des bœufs, et on lui donna, pour le cas d’une attaque, un javelot robuste où le nom d’Elul se gravait sur le fer. Des femmes et des éphèbes de Byblos, qui connaissaient Milès pour sa beauté et qui le savaient dédié au dieu d’amour, lui jetèrent à son départ des corolles de jasmin. Mais le ravissant visage de Milès ne tressaillit point sous la caresse des fleurs. Il pensait à plus loin. Sans savoir la tristesse des paysages qu’on quitte, son cœur défaillait d’un vertige enivré et de la volupté des découvertes. Les poésies anciennes lui parlaient de Jason. Et les paroles du marchand juif chantaient à sa mémoire : ils iraient pendant des mois et des mois sous le soleil et sous la lune…

Par les vallées humides où tremble la fougère, où l’oiseau vocalise, par les collines brûlées, entre les cèdres noueux et les maigres pins, par les plateaux chauves à l’herbe rare, la caravane chemina. Les hommes psalmodiaient des airs mélancoliques, interrompus par le brusque appel, le rrrâh ! des conducteurs aiguillonnant les ânes et les bœufs. Enfin, après deux semaines, ils atteignirent la côte, et Milès, qui ne l’avait jamais vue, se souvint longtemps des bruits entendus, de ces bruits d’eau, de sable et de vent qui passe, de cette musique égale des vagues exténuées, qui revivent en étalant sur la grève leurs dentelles d’écume. Une odeur de sel, de poisson et d’algues, puis, subitement, l’infini d’une couleur aérienne : la mer !

Ils allèrent encore deux journées, longeant la côte, traversant des villages défendus par de grossiers murs de terre et où poussaient de misérables palmiers. Pauvres huttes de pêcheurs dont les barques, seule richesse, se dressaient sur le sable fin, hissées là, retenues par des poutres, avec leurs voiles et leurs filets à sécher. Dans le coin supérieur des voiles une image naïvement peinte s’étalait : Milès reconnut le trident de Poséidon. Et à chaque village l’enfant, impatient de se voir signaler le voisinage du temple d’Adonis-aux-mains-d’ivoire, demandait : « Est-ce là Attalée ? »

Enfin l’on arriva.

Ce fut le soir, à l’heure où dans le ciel verdi filtrent goutte à goutte les étoiles. On ne distinguait d’Attalée qu’une masse confuse ; de cette ville que tous célébraient pour ses richesses et pour son charme, il n’arrivait qu’un vague parfum et des rumeurs. Milès, déçu, interrogeait Séir. D’une main repoussant les boucles rebelles qui lui couvraient les yeux, de l’autre écartant à chaque minute les rideaux de toile du palanquin, il aurait tant voulu apercevoir des choses ! Mais voici que soudain, au ras de la colline jusque-là dissimulée, bondit au ciel une énorme lune rose. Et l’on eût dit, à voir cette lune rose, la sortie lumineuse d’un souterrain creusé dans la masse épaisse de la nuit, la sortie d’un souterrain conduisant à l’éternelle lumière…

Comme parmi les voyageurs certains appartenaient à la secte éphésienne de Diane, la caravane s’arrêta, les hommes s’assemblèrent sous la clarté symbolique, ils s’agenouillèrent, et l’on pria…