Gabriel Lambert/Chapitre XIX

Meline (p. 267-271).

XIX

Procès-verbal.


Au mois d’octobre mil huit cent quarante-deux je repassai à Toulon.

Je n’avais pas oublié l’étrange histoire de Gabriel Lambert, et j’étais curieux de savoir si les choses s’étaient passées comme mon correspondant Rossignol me les avait écrites.

J’allai faire une visite au commandant du port.

Malheureusement il avait été changé sans que j’en susse rien.

Son successeur ne m’en reçut pas moins à merveille, et comme, dans la conversation, il me demandait s’il pouvait m’être bon à quelque chose, je lui avouai que ma visite n’était pas tout à fait désintéressée, et que je désirais savoir ce qu’était devenu un forçat nommé Gabriel Lambert.

Il fit aussitôt appeler son secrétaire ; c’était un jeune homme qu’il avait amené avec lui et qui n’était à Toulon que depuis un an.

— Mon cher M. Durand, lui dit-il, informez-vous si le condamné Gabriel Lambert est toujours ici, puis revenez nous dire ce qu’il fait et quelles sont les notes qui le concernent.

Le jeune homme sortit, et dix minutes après rentra avec un registre tout ouvert.

— Tenez, monsieur, me dit-il, si vous voulez prendre la peine de lire ces quelques lignes, vous serez parfaitement satisfait.

Je m’assis devant la table où il avait posé le registre, et je lus :


« Ce jourd’hui cinq juin mil huit cent quarante et un, moi, Laurent Chiverny, surveillant de première classe, faisant ma tournée dans le chantier, pendant l’heure de repos accordée aux condamnés à cause de la grande chaleur du jour, déclare avoir trouvé le nommé Gabriel Lambert, condamné aux travaux forcés à perpétuité, pendu à un mûrier, à l’ombre duquel dormait, ou faisait semblant de dormir, son compagnon de chaîne, André Toulman, surnommé Rossignol.

« A cet aspect, mon premier soin fut de réveiller ce dernier, qui manifesta la plus grande surprise de cet événement, et affirma n’en être aucunement complice. En effet, après qu’on eut détaché le cadavre, on le fouilla et l’on trouva dans sa poche un billet écrit de sa main et conçu en ces termes :

« Aujourd’hui cinq juin mil huit cent quarante et un, pendant l’heure de repos qu’on nous accorde, et tandis que mon camarade Rossignol dormira, je compte exécuter la résolution que j’ai prise depuis longtemps de me suicider, la vie du bagne m’étant devenue insupportable.

« J’écris cette lettre afin que Rossignol ne soit aucunement inquiété.

« Gabriel Lambert. »

« Cependant, comme le condamné était connu pour son excessive lâcheté, et qu’il parait difficile qu’il se fût pendu sans l’aide de son compagnon, auquel il était attaché par une chaîne de deux pieds et demi seulement, j’ai l’honneur de proposer à M. l’inspecteur d’envoyer, pour un mois, André Toulman, dit Rossignol, au cachot.

« Laurent Chiverny,
« surveillant de 1re classe.  »


Au-dessous étaient écrites d’une autre écriture, et signées d’un simple parafe, les deux lignes suivantes :


« Faire enterrer ce soir le nommé Gabriel Lambert, et envoyer à l’instant même, et pour un mois, le nommé Rossignol au cachot.

« V. B. »


Je pris copie de ce procès-verbal, et je le mets sans y changer un mot sous les yeux de mes lecteurs, qui y trouveront, avec la confirmation de ce que m’avait écrit Rossignol, le dénoûment naturel et complet de l’histoire que je viens de leur raconter.

J’ajouterai seulement que j’admirai la perspicacité de l’honorable surveillant, maître Laurent Chiverny, qui avait deviné qu’au moment où l’on retrouva le cadavre de Gabriel Lambert, son compagnon André Toulman, dit Rossignol, paraissait dormir, mais ne dormait pas.



FIN.