Gabriel Lambert/Chapitre XVIII

Meline (p. 243-265).

XVIII

Le pendu.


En revenant, vers la fin du mois de juin 1841, de l’un de mes voyages d’Italie, je trouvai, comme d’habitude, une masse de lettres qui m’attendaient.

En général, et pour l’édification de ceux qui m’écrivent, j’avouerai qu’en pareil cas le dépouillement est bientôt fait.

Les lettres dont je reconnais l’écriture pour venir d’une main amie sont mises à part et lues ; les autres sont impitoyablement jetées au feu.

Cependant une de ces lettres, timbrée de Toulon, et dont l’écriture ne me rappelait aucun souvenir, obtint grâce, m’ayant frappé par sa singulière suscription.

Cette suscription était ainsi conçue :

« — Monsieur Alexandre Dumas, hoteur drammatique an Europe, voire en passant à l’hotel de Paris s’il n’y serait pas. »

Je décachetai la lettre et cherchai le nom du flatteur qui me l’avait écrite : elle était signée Rossignol. Au premier abord, le nom me resta aussi inconnu que l’écriture.

Mais en rapprochant ce nom du timbre, je commençai à voir clair dans mes souvenirs ; les premiers mots, au reste, fixèrent tous mes doutes.

Elle venait de l’un des douze forçats qui avaient été à mon service lorsque j’habitais ma petite bastide au fort Lamalgue. Comme cette lettre a non-seulement rapport à l’histoire que je viens de raconter, mais encore en est le complément, je la mettrai purement et simplement sous les yeux du lecteur, en lui faisant grâce des fautes d’orthographe dont il a vu un échantillon dans l’adresse, et qui en déparaient le style.

« Monsieur Dumas,

« Pardonnez à un homme que ses malheurs ont momentanément séparé de la société (je suis ici à temps, comme vous savez) l’audace qu’il prend de vous écrire ; mais son intention lui servira d’excuse près de vous, je l’espère, attendu que ce qu’il fait en ce moment, il le fait dans l’espérance de vous être agréable. »


Comme on le voit la préface était encourageante ; aussi je continuai.


« Il n’est pas que vous ne vous rappeliez Gabriel Lambert, celui qu’on appelait le Docteur ; vous savez bien, le même qui n’a pas voulu aller chercher au cabaret du fort Lamalgue le fameux déjeuner que vous avez eu la bonté de nous offrir ?

« L’imbécile !

« Vous devez vous le rappeler, car vous l’aviez reconnu pour l’avoir vu autrefois dans le beau monde, et lui aussi vous avait reconnu, que vous en étiez si fort préoccupé que vous en avez écrasé de questions ce pauvre père Chiverny, le garde-chiourme, qui, avec son air méchant, est un brave homme tout de même.

« Eh bien donc ! voilà ce que j’avais à vous dire sur Gabriel Lambert ; écoutez bien.

« Depuis son arrivée à l’établissement, Gabriel Lambert avait pour camarade de chaîne un bon garçon, nommé Accacia, qui était chez nous pour une fadaise.

« Dans une dispute qu’il avait eue avec des camarades, il avait donné, sans le faire exprès, en gesticulant, un coup de couteau à son meilleur ami, ce qui lui en a fait pour dix ans, attendu que son meilleur ami en était mort, ce dont le pauvre Accacia n’a jamais pu se consoler.

« Mais les juges avaient pris en considération son innocence, et, comme je vous l’ai dit, quoique son imprudence eût causé la mort d’un homme, ils lui avaient donné du bonnet rouge seulement.

« Quatre ans après votre passage à Toulon, c’est-à-dire en 1838, Accacia nous fit donc un beau matin ses adieux.

« Justement, la veille, mon camarade de chaîne avait claqué.

« Il résulta de ce double événement de départ et de mort que, Gabriel et moi nous trouvant seuls, on nous accoupla ensemble.

« Si vous vous en souvenez, Gabriel n’avait pas l’abord gracieux. La nouvelle que j’allais être rivé à lui ne me fut donc agréable que tout juste, comme on dit.

« Cependant je réfléchis que je n’étais pas à Toulon pour y avoir toutes mes aises, et comme je suis philosophe j’en pris mon parti.

« Le premier jour il ne m’ouvrit pas la bouche, ce qui ne laissa pas que de m’ennuyer fort, attendu que je suis causeur de mon naturel : cela m’inquiétait d’autant plus, qu’Accacia m’avait déjà plus d’une fois parlé de l’infirmité qu’il avait d’être accouplé à un muet.

« Je pensai que moi qui y suis pour vingt ans, et qui, par conséquent, avais encore dix ans à faire, — mon jugement, jugement bien injuste, allez, et que j’aurais bien certainement fait casser si j’avais eu des protections, étant du 24 octobre 1828, — j’allais passer dix années peu récréatives.

« Je m’ingéniai donc pendant la nuit sur ce que je devais faire, et, me rappelant le moyen qu’avait employé le renard pour faire parler le corbeau :

« — M. Gabriel, lui dis-je quand le jour fut venu, me permettrez-vous de m’informer ce matin de l’état de votre santé ?

« Il me regarda avec étonnement, ne sachant pas si je parlais sérieusement ou si je me moquais de lui.

« Je conservai la plus grande gravité.

« — Comment, de ma santé ? répondit-il.

« C’était, comme vous le voyez, déjà quelque chose. Je lui avais fait desserrer les dents.

« — Oui, de l’état de votre santé, repris-je, vous m’avez paru passer une mauvaise nuit.

« Il poussa un soupir.

« — Oui, mauvaise, reprit-il, mais c’est comme cela que je les passe toutes.

« — Diable ! repris-je.

« Sans doute il se trompa au sens de mon exclamation, car, après un moment de silence, il reprit :

« — Cependant, soyez tranquille, quand je ne dormirai point, je tâcherai de me tenir tranquille et de ne point vous réveiller.

« — Oh ! ne vous donnez pas tant de peine pour moi, M. Lambert, repris-je, je suis si honoré d’être votre camarade de chaîne, que je passerai volontiers par-dessus quelques petits inconvénients.

« Gabriel me regarda avec un nouvel étonnement.

« Ce n’était pas ainsi que s’y était pris Accacia pour le faire parler ; il l’avait battu jusqu’à ce qu’il parlât ; mais quoiqu’il fût arrivé à un résultat, ce résultat n’avait jamais été bien satisfaisant, et il y avait toujours eu du froid entre eux.

« — Pourquoi me parlez-vous ainsi, mon ami ? me demanda Gabriel Lambert.

« — Parce que je sais à qui je parle, monsieur, et que je ne suis pas un goujat, je vous prie de le croire.

« Gabriel me regarda de nouveau d’un air défiant, mais je lui souris avec tant d’amabilité, qu’une partie de ses doutes parut s’évanouir.

« L’heure du déjeuner arriva. On nous servit comme d’habitude notre gamelle pour deux, mais au lieu de plonger à l’instant même ma cuiller dans la soupe, j’attendis respectueusement qu’il eût fini pour commencer. Cette dernière attention le toucha au point qu’il me laissa non-seulement la plus grosse part, mais encore les meilleurs morceaux.

« Je vis qu’il y avait tout à gagner dans ce monde à être poli.

« Bref, au bout de huit jours, à part un certain air de supériorité qui ne le quitta jamais, nous étions les meilleurs amis du monde.

« Malheureusement, je n’avais pas beaucoup gagné à faire parler mon compagnon : sa conversation était des plus mélancoliques, et il fallait véritablement toute la gaieté naturelle dont la Providence m’a doué pour que je ne me perdisse pas moi-même à une pareille école.

« Je passai deux ans ainsi pendant lesquels il alla toujours s’assombrissant.

« De temps en temps je m’apercevais qu’il voulait me faire une confidence.

« Je le regardais alors de l’air le plus ouvert que je pouvais prendre afin de l’encourager ; mais sa bouche à moitié ouverte se refermait, et je voyais que la chose était encore remise à un autre jour.

« Je cherchais quelle sorte de confidence cela pouvait être, et c’était toujours une occupation qui me distrayait un peu, lorsqu’une fois que nous marchions côte à côte d’une voiture chargée de vieux canons qu’on enlevait pour la refonte et qui pesait bien dix mille, je le vis s’approcher d’elle et regarder la roue d’une certaine façon qui voulait dire :

« — Si je n’étais pas un poltron, je mettrais ma tête là-dessous et tout serait dit.

« De ce moment je fus fixé. Le suicide est chose commune au bagne.

« Aussi un jour que nous travaillions sur le port et que, profitant de son isolement, je le vis me regarder de sa façon accoutumée, je résolus d’en finir cette fois-là avec ses scrupules. Il faut vous dire qu’au bout du compte il était assommant et que je commençais à en avoir par-dessus les oreilles, de sorte que je n’aurais pas été fâché de m’en trouver débarrassé d’une façon ou de l’autre.

« — Eh bien ! lui dis-je, voyons, qu’avez-vous à me regarder ainsi ?

« — Moi ? rien, me répondit-il.

« — Si fait, lui dis-je.

« — Tu te trompes.

« — Je me trompe si peu que si vous le voulez je vous le dirai, moi, ce que vous avez.

« — Toi ?

« — Moi, moi.

« — Eh bien ! dis.

« — Vous avez que vous voudriez bien vous détruire, seulement vous avez peur de vous faire du mal.

« Il devint blanc comme linge.

« — Et qui a pu te dire cela ?

« — Je l’ai deviné.

« — Eh bien oui, Rossignol, tu as raison, et c’est la vérité ; je voudrais me tuer, mais j’ai peur.

« — Allons donc, nous y voilà. Ça vous ennuie donc, le bagne ?

« — J’ai regretté vingt fois de ne pas avoir été guillotiné.

« — Chacun son goût.

« Moi, j’avoue que, quoique les jours qu’on passe ici ne soient pas filés d’or et de soie, j’aime encore mieux cela que Clamart.

« — Oui, mais toi !

« — Je comprends, vous vous trouvez déplacé, vous.

« C’est juste, quand on a eu cent mille livres de rente ou à peu près, quand on a roulé dans de beaux équipages, qu’on s’est habillé de drap fin et qu’on a fumé des cigares à quatre sous, c’est vexant de traîner le boulet, d’être vêtu de rouge et de chiquer du caporal ; mais, que voulez-vous ! faut être philosophe dans ce monde-ci, quand on n’a pas le courage de se signer à soi-même son passeport pour l’autre.

« Gabriel poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement.

« — N’as-tu donc jamais eu l’envie de te tuer, toi ? me demanda-t-il.

« — Ma foi, non.

« — Alors, tu n’as jamais songé, parmi les différents genres de mort, à celle qui devait être la moins douloureuse ?

« — Dame ! il y a toujours un moment qui doit être dur à passer ; cependant on dit que la pendaison a ses charmes.

« — Tu crois ?

« — Sans doute, que je le crois ; on dit même que c’est pour ça qu’on a inventé la guillotine. Un pendu, dont la corde avait cassé, en avait raconté, à ce qu’il paraît, des choses si agréables, que les condamnés avaient fini par aller à la potence comme s’ils allaient à la noce.

« — Vraiment ?

« — Vous comprenez que je n’en ai pas essayé, moi ; mais enfin, ici c’est une tradition.

« — De sorte que si tu avais résolu de te tuer, tu te pendrais ?

« — Certainement.

« Il ouvrit la bouche, je crois que c’était pour me demander de nous pendre ensemble ; mais sans doute il vit sur mon visage que je n’étais pas disposé à cette partie de plaisir ; car il garda un instant le silence.

« — Eh bien ! lui dis-je, êtes-vous décidé ?

« — Pas encore tout à fait ; car il me reste un espoir.

« — Lequel ?

« — C’est que je trouverai un de nos camarades qui, moyennant une lettre constatant que je me suis détruit moi-même, consentira à me tuer.

« En même temps il me regardait comme pour me demander si cette proposition ne m’allait pas.

« Je secouai la tête.

« — Oh ! non, lui dis-je, je ne donne pas là dedans, moi, et le raisiné me fait peur ; il fallait demander cela à Accacia, c’était pour un coup dans le genre de celui-là qu’il était ici, et peut-être qu’en prenant bien toutes ses précautions il eût accepté ; mais avec moi, cela est impossible.

« — Au moins une fois que je serai bien décidé à me tuer, tu m’aideras dans mon projet.

« — C’est-à-dire que je ne vous empêcherai pas de l’accomplir, voilà tout.

« Diable ! je ne suis qu’à temps, moi, et je ne veux pas me compromettre.

« Nous en restâmes là de la conversation.

« Près de six mois s’écoulèrent encore pendant lesquels il ne fut plus un instant question de rien entre nous.

« Cependant je voyais Gabriel de plus en plus triste, et je me doutais qu’il essayait de se familiariser avec son projet.

« Quant à moi, comme ses réflexions ne m’égayaient pas le moins du monde, j’avais hâte, je l’avoue, qu’il prît un parti.

« Enfin un matin, après une nuit passée tout entière à se tourner et à se retourner, il se leva plus pâle encore que d’habitude, et comme il ne touchait pas à son déjeuner, et que je lui demandais s’il était malade :

« — Ce sera pour aujourd’hui, me dit-il.

« — Ah ! ah ! lui répondis-je, décidément ?

« — Sans remise.

« — Et vous avez pris toutes vos précautions ?

« — N’as-tu pas vu qu’hier j’ai écrit un billet à la cantine ?

« — Oui, mais je n’ai pas eu l’indiscrétion de regarder.

« — Le voilà.

« Il me donna un petit papier plié. Je l’ouvris et je lus :

« La vie du bagne m’étant devenue insupportable, je suis décidé à me pendre demain, 5 juin 1841.

« Gabriel Lambert. »

« — Eh bien ! me dit-il, comme satisfait de la preuve de courage qu’il me donnait, tu vois bien que ma décision est prise, et que mon écriture n’est pas tremblée.

« — Oui, je vois bien cela, répondis-je, mais avec ce billet-là vous m’en donnez au moins pour un mois de cachot.

« — Pourquoi ?

« — Parce que rien ne dit que je ne vous ai pas aidé dans votre projet, et que je ne vous laisserai pendre, je vous en préviens, qu’à la condition qu’il ne me reviendra point de mal, à moi.

« — Comment faire, alors ? me dit-il.

« — Écrire un autre billet autrement conçu, d’abord.

« — Conçu en quels termes ?

« — Dans ceux-ci, à peu près, tenez :


« Aujourd’hui, 5 juin 1841, pendant l’heure de repos que l’on nous accorde, tandis que mon camarade Rossignol dormira, je compte exécuter la résolution que j’ai prise depuis longtemps de me suicider, la vie du bagne m’étant devenue insupportable.

« J’écris cette lettre afin que Rossignol ne soit aucunement inquiété.

« Gabriel Lambert. »

« Gabriel approuva la rédaction, écrivit la lettre et la mit dans sa poche.

« Le même jour, en effet, et comme midi venait de sonner, Gabriel, qui ne m’avait pas dit un mot depuis le matin, me demanda si je connaissais un endroit propre à mettre à exécution le projet qu’il avait arrêté. Je vis bien qu’il barguignait, et que ça ne serait pas encore pour tout de suite si je ne l’aidais pas.

« — J’ai votre affaire, lui dis-je en faisant un signe de la tête.

« Après cela, si vous n’êtes pas encore bien décidé, remettez la chose à un autre jour.

« — Non, dit-il en faisant un violent effort sur lui-même, non, j’ai dit que ce serait pour aujourd’hui, ce sera pour aujourd’hui.

« — Le fait est, répondis-je négligemment, que lorsqu’on a pris ce parti-là, plus tôt on l’exécute, mieux cela vaut.

« — Conduis-moi donc, me dit Gabriel.

« Nous nous mîmes en route ; il se faisait traîner, mais je n’avais pas l’air d’y faire attention.

« Plus nous approchions de l’endroit qu’il connaissait aussi bien que moi, plus il faisait le clampin. Je n’avais l’air de rien voir, je marchais toujours.

« — Oui, c’est bien là, murmura-t-il quand nous fûmes arrivés.

« Preuve qu’il avait vu comme moi que l’endroit était bien gentil pour la chose.

« En effet, près d’une de ces grandes piles de planches carrées que vous connaissez, poussait un mûrier magnifique.

« Je pouvais avoir l’air de dormir à l’ombre de la pile de bois, et lui, pendant ce temps, pouvait se pendre au mûrier.

« — Eh bien ! lui dis-je, que pensez-vous de l’endroit ?

« Il était pâle comme la mort.

« — Allons, repris-je, je vois bien que ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.

« — Tu te trompes, répondit-il, ma résolution est prise ; seulement il me manque une corde.

« — Comment, lui dis-je, vous ne connaissez pas l’endroit ?

« — Quel endroit ?…

« — L’endroit où vous avez caché ce bout de fil de caret que vous avez mis dans votre poche un jour que nous traversions la corderie.

« — En effet, dit-il en balbutiant, je crois que c’est ici que je l’avais déposé.

« — Tenez, là, lui dis-je en lui montrant du doigt l’endroit de la pile de bois où je lui avais vu, quinze jours auparavant, fourrer l’objet demandé.

« Il s’inclina, introduisit sa main dans une des ouvertures.

« — Dans l’autre, lui dis-je, dans l’autre.

« En effet, il fouilla dans l’autre et en tira une jolie petite corde de trois brasses de long.

« — Sacristi ! lui dis-je, voilà qui ferait venir l’eau à la bouche.

« — Maintenant que faut-il que je fasse ? me demanda-t-il.

« — Priez-moi tout de suite de vous préparer la chose, ce sera plus tôt fait.

« — Eh bien ! oui, dit-il, tu me ferais plaisir.

« — Je vous ferais plaisir, en vérité ?

« — Oui.

« — Vous m’en priez ?

« — Je t’en prie.

« — Allons, je n’ai rien à refuser a un camarade.

« Je fis à la cordelette un joli petit nœud coulant, je rattachai à une des branches les plus fortes et les plus élevées, et j’approchai du tronc du mûrier une bûche que je mis debout et qu’il n’avait plus qu’à pousser du pied pour mettre deux pieds de vide entre lui et la terre.

« C’était certes plus qu’il n’en fallait à un honnête homme pour se pendre.

« Pendant tout ce temps, lui me regardait faire.

« Il n’était plus pâle, il était couleur de cendre.

« Quand ce fut achevé :

« — Voilà ! lui dis-je, la grosse ouvrage est faite ; maintenant avec un brin de résolution, ce sera fini en une seconde.

« — Cela est bien aisé à dire, murmura-t-il.

« — Après ça, repris-je, vous savez bien que ce n’est pas moi qui vous y pousse ; au contraire, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous en empêcher.

« — Oui… mais moi je le veux, dit-il en montant résolument sur sa bûche.

« — Eh bien ! mais attendez donc, attendez donc que je me couche, moi.

« — Couche-toi, me dit-il.

« Je me couchai.

« — Adieu, Rossignol, me dit-il.

« Et il passa sa tête dans le nœud coulant.

« — Eh bien ! ôtez donc votre cravate, lui dis-je, vous allez vous pendre avec votre cravate ? Eh bien ! bon, ça sera du nouveau.

« — C’est vrai, murmura-t-il.

« Et il ôta sa cravate.

« — Adieu, Rossignol, reprit-il une seconde fois.

« — Adieu, M. Lambert, bien du courage, je vais fermer les yeux pour ne pas voir cela.

« En effet, c’est terrible à voir…

« Dix secondes s’écoulèrent pendant que je fermais les yeux ; mais rien ne m’indiquait qu’il se passât quelque chose de nouveau.

« Je les rouvris. Il avait toujours le cou passé dans le nœud coulant ; mais ce n’était déjà plus un homme pour la couleur, c’était un cadavre.

« — Eh bien ! lui dis-je.

« Il poussa un soupir.

« — Le père Chiverny ! m’écriai-je en fermant les yeux et en faisant un mouvement qui, je crois, fit tomber la bûche.

« — À l’aide, au se… ! essaya de s’écrier Lambert ; mais la voix s’éteignit étranglée dans son gosier.

« — Je sentis des mouvements convulsifs qui faisaient trembler l’arbre, quelque chose comme un râle…

« Puis au bout d’une minute tout s’éteignit.

« Je n’osais pas bouger, je n’osais pas ouvrir les yeux, je faisais semblant de dormir ; j’avais vu le père Chiverny, vous savez bien, le garde-chiourme ? venir de mon côté, j’entendais le bruit des pas qui s’approchait ; enfin je sentis qu’on me donnait un violent coup de pied dans les reins.

« — Eh ! qu’est-ce qu’il y a, les autres ? dis-je en me retournant et en faisant semblant de m’éveiller.

« — Il y a que pendant que tu dors, fainéant, ton camarade s’est pendu.

« — Quel camarade ? tiens, c’est vrai, fis-je comme si j’ignorais tout ce qui s’était passé.

« Avez-vous jamais vu un pendu, M. Dumas, c’est fort laid. Gabriel surtout était affreux. Il faut croire qu’il s’était fort débattu, car il était tout défiguré ; les yeux lui sortaient de la tête, la langue lui sortait de la bouche, et il se tenait cramponné de ses deux mains à la corde comme s’il eût essayé de remonter.

« Il paraît que ma figure exprima un tel étonnement que l’on crut à mon ignorance de la chose.

« D’ailleurs on fouilla dans la poche de Gabriel, et on y trouva le petit papier qui me déchargeait entièrement.

« On dépendit le cadavre, on le mit sur une civière et on nous ramena l’un et l’autre à l’infirmerie.

« Puis on alla prévenir l’inspecteur ; pendant ce temps je restai près du corps de mon compagnon, auquel j’étais enchaîné.

« Au bout d’un quart d’heure, l’inspecteur entra, il examina le cadavre, écouta le rapport du père Chiverny et m’interrogea.

« Puis, recueillant toute sa sagesse pour porter un jugement :

« — L’un au cimetière, l’autre au cachot.

« — Mais, mon inspecteur !… m’écriai-je.

« — Pour quinze jours, dit-il.

« Je me tus.

« J’avais peur de faire doubler la peine, ce qui arrive ordinairement quand on réclame.

« On me dériva et l’on me mit au cachot, où je restai quinze jours.

« En sortant, on m’appareilla avec Perce-oreille, un bon garçon que vous ne connaissez pas, et qui cause au moins, celui-là.

« Voilà, M. Dumas, les détails que j’avais bien respectueusement l’intention de vous donner, persuadé qu’ils devaient vous être agréables. Si j’ai réussi, écrivez, je vous prie, à notre bon docteur Lauvergne, de me donner, de votre part, une livre de tabac.

« J’ai l’honneur d’être, avec un très-profond respect,

« Monsieur,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Rossignol,
« en résidence à Toulon. »