Charpentier (p. 422-434).

XXXIII

JE ME RENDS

Une lettre à mon adresse m’attendait dans mon garni.

Elle est du vieux professeur qui m’avait annoncé la séparation entre mon père et ma mère.

J’apprends aujourd’hui que la séparation est éternelle !

Mon père est mort, — mort du cœur.

Il est mort dans les bras d’une étrangère, celle qu’il avait emmenée avec lui. Elle est restée, me dit la lettre, jusqu’au dernier moment à ses côtés ; mais, dès qu’on a pu redouter un malheur, prise de remords ou ayant peur du cadavre, elle a fait prévenir du danger celle dont elle avait, par amour, volé la place. Ma mère a pu arriver à temps pour ensevelir celui que depuis longtemps elle pleurait vivant.

Il faut que je parte moi-même, sur-le-champ, dans une heure, si je veux arriver avant qu’on l’enterre.

Au chemin de fer, en débarquant, j’ai croisé une femme qui, sans être en deuil, avait un crêpe noir. On la montrait du doigt. J’ai deviné qui elle était !

Je n’ai pas eu de colère contre elle !

C’est moi qui me prends à la plaindre quand les autres l’accusent. — L’accuser ? Et pourquoi ? Après tout, mon père lui doit, peut-être, des heures de bonheur — elle l’avait compris. Mais sa vie, à elle, est perdue !

La cloche sonne… le train part.

Où va-t-elle ?…


Me voici dans la maison en deuil, sur une chaise, près du lit où repose le cadavre.

Ma mère est dans la chambre voisine, blanche comme de la cire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai fermé la porte, j’ai voulu être seul.

Je tiens à n’avoir d’autre témoin de mon rêve ou de mes larmes que celui qui est là sous ce drap blanc.


C’est la première fois que nous sommes à côté l’un de l’autre, tranquilles, ou dans un silence sans colère. Nous avons été longtemps deux ennemis. On se raccommoda, mais la réconciliation prit une soirée : la lutte avait duré dix ans, — cela, parce que nous avions lâché la terre, la belle terre de labour sur laquelle nous étions nés !

Par le calme de cette nuit, à travers la croisée restée entrouverte, j’aperçois là-bas de vieux arbres, je vois une meule de foin ; la lune étend de l’argent sur les prés. Ah ! j’étais fait pour grandir et pousser au milieu de ce foin, de ces arbres ! J’aurais été un beau paysan ! Nous nous serions bien aimés tous les trois : le père, la mère et le garçon !


C’est bien du sang de village qui courait sous ma peau, gourmande de grand air et d’odeur de nature. C’est eux pourtant qui voulurent faire de moi un monsieur et un prisonnier.

Eh bien ! je me rappelle que je voulus me tuer à douze ans, parce que le collège était trop triste et trop méchant pour moi. Oui, mon père, vous qui êtes là avec votre front pâle et glacé comme du marbre, sachez que, comme écolier, j’ai souffert jusqu’à vouloir être la statue froide et dure que vous êtes aujourd’hui !

Vous ne vous doutiez pas de mon supplice !

Vous pensiez que c’étaient grimaces d’enfant, et vous me forciez à subir la brutalité des maîtres, à rester dans ce bagne — par amour pour moi, pour mon bien, puisque vous pensiez que votre fils sortirait de là un savant et un homme. Je ne suis devenu savant que dans la douleur, et, si je suis un homme, c’est parce que dès l’enfance je me suis révolté — même contre vous.


Nous n’avons pas eu le temps de nous revoir pour nous serrer la main et nous embrasser.

Avez-vous au moins pensé à moi, au moment vous avez senti partir la vie ? Avez-vous cherché mon image dans l’espace ?

On me dit que vous avez demandé dans votre délire de quel côté était Paris, et que vous avez voulu qu’on posât de ce côté votre tête qui est retombée et me regarde…


Il y a de la vertu et de la douleur plein ce visage !

Sous ces yeux clos à jamais, dans ce creux du larmier où il n’y aura plus de pleurs, que de douleurs cachées ! Je sens le coup de pouce des bourreaux en toge qui humiliaient et menaçaient. Pauvre universitaire ! Un proviseur ou un principal tenait dans sa main de cuistre le pain, presque l’honneur de la famille.

Je comprends qu’il ait eu des colères, qui retombèrent sur moi… Je me plains d’avoir souffert ! Non, c’est lui qui a été la victime et l’hostie !

Cet homme, qui est là étendu, a juste quarante-huit ans ! Il n’a pas reçu une balle dans le crâne, il n’a pas été écrasé par un camion. À quarante-huit ans, il s’éteint, non point à vrai dire abattu par la mort, mais usé par la vie. Il meurt d’avoir eu le cœur écrasé entre les pages des livres de classe ; il meurt d’avoir cru à ces bêtises de l’autre monde.

S’il fût resté un homme libre, il serait encore debout au soleil, il aurait l’air de mon grand frère ! Comme nous serions camarades tous les deux !


On frappe ; un homme entre et me parle bas.

« Faites sortir votre mère, nous apportons le cercueil. »

J’ai confié la pauvre femme à une vieille voisine qui a trouvé un prétexte pour l’emmener.

« Je vais te rejoindre », ai-je dit — et je suis resté à attendre les vestes noires qui se sont mises nonchalamment à la besogne.

C’est donc fini ! Il va être cloué là-dedans ! Cette planche est la porte de l’éternelle prison.


Adieu, mon père ! Et avant de nous quitter, je vous demande encore une fois pardon !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’horloge sonne dix heures ! Comme le temps a passé vite dans ce tête-à-tête solennel !

Je n’ai pas vu partir la nuit et venir le soleil. Je ne regardais que dans mon cœur. Je n’entendais ni ne voyais l’heure présente, perdu que j’étais dans la contemplation du passé et l’idée de l’avenir. Il me semblait que le mort aussi réfléchissait, et me tenait compagnie pour cette austère rêverie.

Le dernier coup vient d'être donné.

Ah ! il m’est venu comme de la rage et non de la douleur dans l’âme ! Il me semble qu’on emporte un assassiné !

Moi, j’aurais peur d’être enterré ainsi ! Je veux avoir lutté, avoir mérité mes blessures, avoir défié le péril, et il faudra que les croque-morts se lavent les mains après l’opération, parce que je saignerai de toutes parts… Si la vie des résignés ne dure pas plus que celle des rebelles, autant être un rebelle au nom d’une idée et d’un drapeau !


Messieurs, quand il vous fera plaisir.


Minuit.

Mon père est enterré au milieu des herbes… Les oiseaux lui ont fait fête quand il est venu ; c’était plein de fleurs près de la fosse… Le vent qui était doux séchait les larmes sur mes paupières, et me portait des odeurs de printemps… Un peuplier est non loin de la tombe, comme il y en avait un devant la masure où il est né.

J’aurais voulu rester là pour rêver, mais il a fallu ramener ma mère. Je lui ai demandé encore, comme une douloureuse faveur, de me laisser seul en face de moi-même dans la chambre vide.

Le lit garde pour tout souvenir du cadavre disparu un pli dans le grand drap et un creux dans l’oreiller.

Dans ce creux, j’ai enfoncé ma tête brûlante, comme dans un moule pour ma pensée…


Où en suis-je ?

Où j’en suis ?

Voici — Comme mon père n’est pas mort assez vieux, comme ils l’ont tué trop jeune, ma mère n’aura qu’un secours, pas de pension : 400 francs par an qui peuvent même lui manquer un jour ; mais, en ajoutant ce qui constituait ma rente de 40 fr. par mois, et avec une quinzaine de mille francs cachés, paraît-il, dans un coin, elle aura des habits, un toit et du pain.

Pour moi, je n’ai plus rien !

Avec 4 francs, je parvenais tout juste à ne pas mourir.

J’ai essayé de tout pourtant !

Ah ! je n’ai rien à me reprocher !

Sanglier acculé dans la boue, j’ai fouillé de mon groin toutes les places, j’ai cassé mes défenses contre toutes les pierres !

J’ai dit ba be bi bo bu, chez celui-ci, j’ai mangé du raisiné chez celui-là. J’ai mouché des enfants, rentré des chemises : À moi le pompon !


J’ai passé chez Bonardel et chez Maillart.

J’ai été satiriste, chansonnier et chaussonnier. J’ai tout fait de ce qu’on peut faire quand on n’a pas d’état — et que l’on est républicain !


J’ai fait plus encore !

Je trouve une joie amère à m’en souvenir et à pétrir cette pâte de douleur bête, en ce moment de récapitulation douloureuse.


J’avais connu dans un coin de crémerie un employé de la maison de déménagements Bailly. On avait mangé l’un près de l’autre ; lui, des plats de huit sous ; moi, des demi-portions.

Un jour, je suis allé le trouver.

« Puis-je gagner trois francs comme aide déménageur dans votre boîte ?

— Vous ? »

Le brave homme était tout honteux pour moi, et ne voulait pas croire que je mettrais mes épaules sous les fardeaux.

« Je les mettrai, et je soulèverai encore assez lourd, je crois. »

Et j’ai été déménageur ! On m’avait prêté une blouse, une casquette, et envoyé à la Villette.

J’ai failli dix fois m’estropier — ce qui n’est rien ; mais j’ai failli estropier les meubles.

« Espérons que ça ira mieux demain », m’a dit mon homme en me payant le soir.

Le lendemain, j’arrivai brisé ; sous ma chemise, mon épaule était bleue, mais je voyais quelques sous au bout des meurtrissures.

Il était dit que j’aurais encore dans ce métier les mains coupées, et coupées avec un couteau bien sale !

On a cru un instant qu’un bijou avait été volé dans une des maisons où nous avons travaillé, et c’est moi, le portefaix à la main sans calus, qu’on a soupçonné et qu’on allait fouiller !

Le bijou se retrouva, par bonheur.

Mais je partis épouvanté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’est pas vrai : un bachelier ne peut pas faire n’importe quoi, pour manger ! Ce n’est pas vrai !

Si quelqu’un vient me dire cela face à face, je lui dirai : tu mens ! et je le souffletterai de mes souvenirs ! Ou plutôt je le giflerai pour tout de bon, parce que si un échappé de collège entend cette gifle, il sera peut-être sauvé de l’illusion qui fait croire qu’avec du courage on gagne sa vie. Pas même comme goujat !

J’ai voulu en faire l’épreuve. Je suis allé à la Grève, un matin, pour voir s’il était possible à un lettré, qui aurait un cœur de héros, de descendre des hauteurs de sa chambre, d’aller parmi les maçons et de demander de l’ouvrage.

Allons donc ! On m’a pris pour un escroc qui voulait se cacher sous du plâtre.


On ne trouve pas à vivre en vendant son corps, pour un mois, une journée ou une heure, en offrant sa fatigue, en tendant ses reins, en disant : « Payez au moins mon geste d’animal, ma sueur de sang ! »

Je veux l’écrire en grosses lettres et le crier tout haut.


Pauvre diable, qu’on nomme bachelier, entends-tu bien ? si tes parents n’ont pas travaillé ou volé assez pour pouvoir te nourrir jusqu’à trente ans comme un cochon à l’engrais, si tu n’as pas pour vingt ans de son dans l’auge, tu es destiné à une vie de misère et de honte !


Tu peux au moins, le long du ruisseau, sur le chemin de ton supplice, parler à ceux qu’on veut y traîner après toi !

Montre ta tête ravagée, avance ta poitrine creuse, exhibe ton cœur pourri ou saignant devant les enfants qui passent !

Fais-leur peur comme le Dante, quand il revenait de l’enfer !

Crie-leur de se défendre et de se cramponner des ongles et des dents et d’appeler au secours, quand le père imbécile voudra les prendre pour les mener là où l’on fait ses humanités.


Je n’étais vraiment pas mal taillé, moi.

Peux-tu me dire ce que je vais devenir demain ?

Ce sera pour moi comme pour les autres l’hôpital, la Morgue, Charenton — je suis moins lâche que quelques-uns et je suis bien capable d’aller au bagne.

Un soir de douleur et de colère, je suis homme à arrêter dans la rue un soldat ou un mouchard que je ferai saigner, pour pouvoir cracher mon mépris au nez de la société en pleine Cour d’assises.

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« Jacques. »

C’est ma mère qui m’appelle.

Elle me fait asseoir à ses côtés.

« Écoute : le proviseur s’est approché de moi au cimetière, pendant que tu regardais les arbres et que tu arrachais la tête à des fleurs… tu ne te rappelles pas ?… tu avais l’air d’un fou ! »


Je me rappelle. Pendant que la terre tombait sur le cercueil, je songeais à la vie des champs, lâchée pour le bagne universitaire !


Ma mère m’a dit ce qu’elle voulait me dire.

J’ai poussé un cri et j’ai eu un geste qui l’a atteinte et même meurtrie.

Elle a éclaté en sanglots. Je me suis jeté à ses genoux. J’ai attiré sa tête à moi, et j’ai bu les larmes rouges sur ses joues blanches.


Elle a voulu être la coupable.

« C’est ma faute, mon enfant, c’est ma faute…

Mais, vois-tu, tu m’as écrit quelquefois de Paris des lettres qui me faisaient tant de mal ! quand tu demandais que ton père t’ouvrît un crédit chez le boulanger ou qu’il t’avançât quelques sous pour que tu fusses sûr d’avoir un endroit où coucher… Le proviseur disait que tu resterais juste le temps de passer ta licence, puis que tu ferais ton doctorat, qu’alors tu serais libre — et j’aurais été sûre que tu ne serais plus malheureux… »


Je l’ai laissée parler.

Il était tard quand je l’ai reconduite dans sa chambre, où j’ai vu la lampe brûler longtemps devant des lettres jaunies qu’elle relisait.

Moi, je me suis accoudé à la fenêtre, et j’ai réfléchi, la tête tournée du côté du cimetière.


2 heures du matin.

Ma résolution est prise : Je me rends.


Je finirais mal.

Je me rappelle un des soirs qui ont suivi mes vaines tentatives de travail chez les bourgeois. Un de mes voisins de garni, un ancien officier dégommé, avait oublié chez moi un pistolet chargé. Le canon luisait sous la cassure d’un rayon de lune, mes yeux ne pouvaient s’en détacher. Je vis le fantôme du suicide ! et je dus prendre ma vie à deux mains : sauter sur l’arme, l’empoigner en tournant la tête, faire un bond chez le voisin !

« Ouvrez ! ouvrez ! »

Il entre-bâilla la porte et je jetai le pistolet sur le tapis de la chambre…

« Cachez cela, je me tuerais… »


Je veux vivre. — Comme l’a dit ce cuistre, avec des grades, j’y arriverai : bachelier, on crève — docteur, on peut avoir son écuelle chez les marchands de soupe.

Je vais mentir à tous mes serments d’insoumis ! N’importe ! il me faut l’outil qui fait le pain…


Mais tu nous le paieras, société bête ! qui affame les instruits et les courageux quand ils ne veulent pas être tes laquais ! Va ! tu ne perdras rien pour attendre !

Je forgerai l’outil, mais j’aiguiserai l’arme qui un jour t’ensanglantera ! Je vais manger à ta gamelle pour être fort : je vais m’exercer pour te tuer — puis j’avancerai sur toi comme sur Legrand, et je te casserai les pattes, comme à lui !

Derrière moi, il y aura peut-être un drapeau, avec des milliers de rebelles, et si le vieil ouvrier n’est pas mort, il sera content ! Je serai devenu ce qu’il voulait ; le commandant des redingotes rangées en bataille à côté des blouses…


Sous l’Odéon.

Les talons noirs et les républicains sont mêlés.

On se presse autour d’un vieux bohème qui vient de recevoir une nouvelle.

« Vous vous rappelez Vingtras, celui qui ne parlait que de rosser les professeurs, et qui voulait brûler les collèges ?…

— Oui.

— Eh bien ! il s’est fait pion.


— Sacré lâche ! »



FIN.