Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 54-93).

DEUXIÈME LEÇON.

(23 avril 1836.)
Nicolas Le Fèvre. — Les cinq éléments. — Esprit universel. — Augmentation de poids des métaux par la calcination. — Glazer. — Lemery. — Homberg. — Becher. — Stahl. — Théorie du phlogistique. — Conclusion.

Pendant la longue période dont nous avons parcouru l’histoire, le feu était regardé comme un agent universel. On se représentait sa puissance comme sans bornes : rien ne se faisait sans lui ; avec lui tout était possible, y compris la transmutation des métaux. Nous avons eu de nos jours quelque chose d’analogue dans le rôle exagéré peut-être que l’on a voulu faire jouer à l’électricité : tout s’expliquait par elle ; l’électricité dominait et réglait à son gré toutes les forces de la Chimie ; elle seule pouvait nous rendre compte des faits acquis à la Science, et il n’était rien qu’elle ne nous promit pour l’avenir. Tout en reconnaissant son importance, et, bien que ce soit encore à elle que l’on ait habituellement recours pour expliquer les faits qui se dérobent à toute autre explication, nous ne pouvons nous empêcher de convenir qu’elle n’a pas encore tout à fait tenu parole.

Eh bien, c’était une exagération de cette nature sur l’étendue du pouvoir du feu qui égarait les alchimistes. Ils avaient remarqué qu’à l’aide du feu on parvenait à faire passer les minerais de l’état terreux à l’état métallique ; ils s’imaginaient que les terres subissaient alors un degré de perfection qui permettait d’en espérer un nouveau ; ils en concluaient qu’étant bien conduit le feu devait amener les métaux communs à un état plus parfait. De là l’idée de leur conversion en argent et en or.

Il a fallu une longue expérience, des efforts nombreux et pénibles, que ne couronnait aucun succès, et des exemples éclatants du triste état où conduisait cette déplorable manie, pour détourner les esprits de ces idées qui s’y étaient profondément enracinées. Toutefois, au milieu de leurs illusions, au temps de leur domination comme à celui de leur décadence, les alchimistes ont rendu constamment service à la Chimie, comme on l’a remarqué, en publiant sans voile et sans détour toutes les observations qui leur semblaient inutiles au but constant de leurs travaux. Ils se réservaient au contraire, avec un soin jaloux, et déguisaient de cent manières les opérations relatives au grand œuvre ; mais ils ne se réservaient que celles-là. Singulière préoccupation qui les portait à mépriser la vérité pour adorer l’erreur ; singulier partage de connaissances, où, s’appropriant les idées fausses et nuisibles, et les cachant sous le boisseau, ils semaient à profusion et sans regret les idées vraies et nécessaires au progrès de l’humanité !

Mais nous arrivons à une époque où des vues plus saines commencent à se répandre, et qui vit s’élever presque en même temps trois corps savants qui ont exercé une influence incontestée sur les progrès des sciences. Le premier est l’Académie del Cimento, fondée en 1651, qui a illustré la Toscane. Onze ans après s’établit la Société royale de Londres, destinée à jouer un rôle non moins brillant et plus durable. Enfin, en 1666, l’Académie royale des Sciences de Paris vint s’associer à ce mouvement de l’esprit humain.

Celle-ci compta parmi ses premiers membres un homme distingué, Nicolas Le Fèvre, qui peut servir de type pour les chimistes de son époque, et avec d’autant plus de raison, qu’il lui a été donné de fonder l’enseignement de cette science dans les deux royaumes les plus importants de l’Europe civilisée.

Il avait fait ses études dans l’Académie protestante de Sedan. S’étant signalé en Chimie et en Pharmacie, il fut choisi par Vallot, premier médecin de Louis XIV, pour occuper la place de professeur, ou plutôt, pour nous servir des termes alors en usage, de démonstrateur de Chimie, au Jardin des Plantes. Le Jardin des Plantes n’était pas en ce temps-là ce qu’il est aujourd’hui. Fondé durant le règne précédent, il n’avait encore reçu qu’un faible développement, et se trouvait placé tout à fait sous la dépendance du premier médecin du roi. Vous voyez, du reste, que les cours de Chimie du Jardin des Plantes sont les premiers cours de ce genre que la France ait possédés, et qu’ils datent d’une époque déjà fort ancienne.

Après avoir professé pendant quelque temps avec succès, Le Fèvre passa en Angleterre, où il fut appelé par Jacques II, qui voulait lui confier le laboratoire Saint-James, établi à l’occasion de la création de la Société royale. La France possédait alors des chimistes, l’Angleterre en était dépourvue : de là les efforts du roi pour attirer à Londres Nicolas Le Fèvre et pour le déterminer à quitter son pays. D’ailleurs l’Angleterre lui assurait pour l’exercice de sa religion plus de tranquillité que la France, où s’exerçaient déjà les persécutions contre les protestants.

Ses ouvrages ont été composés à Londres. Néanmoins, étant écrits en français et publiés à Paris, ils sont acquis à la France. On y retrouve le style élégant d’un homme formé aux bonnes écoles. Son Traité de Chimie raisonnée n’est point, comme la plupart de ceux qu’on a publiés vers cette époque, un ramassis confus de recettes. L’auteur cherche soigneusement au contraire à se rendre compte des phénomènes qu’il décrit avec ordre, méthode et clarté. Vous écouterez probablement avec quelque intérêt les détails dans lesquels je crois utile d’entrer sur cet ouvrage, qui résume bien toute la Philosophie chimique de son époque.

En commençant son livre, il se demande s’il y a plusieurs sortes de Chimies, et il est conduit à en distinguer trois : la Chimie philosophique, l’Iatrochimie et la Chimie pharmaceutique.

La Chimie philosophique, c’est la science pure, dégagée de toute application à la Médecine et à la Pharmacie ; c’est l’étude de la nature, la recherche des composés qu’elle permet de produire, l’explication des mystères qu’elle offre à notre curiosité ; elle comprend même l’étude des phénomènes météorologiques. L’Iatrochimie, c’est l’application de la Chimie aux phénomènes de l’organisation et des fonctions des animaux : c’est, en un mot, la Physiologie animale. Enfin la Chimie pharmaceutique comprend le développement des procédés à suivre pour la préparation des médicaments. Vous voyez quelle idée vaste on se formait déjà de notre science.

Le Fèvre se demande ensuite si la Chimie est l’art des transmutations, ou bien l’art des séparations, ou bien tout à la fois l’art des transmutations et des séparations. Doit-elle être la science des mixtes, ou celle des éléments ? Chacune de ces définitions est insuffisante, répond-il ; et, donnant à la Chimie la plus grande extension, il admet qu’elle a pour objet la connaissance de toutes les choses que Dieu a tirées du chaos par la création, et il embrasse à la fois ainsi les matières qui dépendent de la Physique et celles que la Chimie actuelle s’est réservées.

S’agit-il enfin d’établir une différence entre le chimiste et le physicien spéculatif, voici comment il procède :

« Si un élève demande au chimiste de quelles parties un corps est composé, celui-ci ne se contente pas de répondre à ses oreilles ; mais il lui fait voir, sentir, toucher, goûter ces parties, dans lesquelles le mixte se résout entre ses mains. Que ce soient, par exemple, un esprit acide, un sel amer, une terre douce, ou tout autre produit, peu importe : il les montre en nature, et l’élève en saisit par lui-même et par ses propres sens toutes les qualités.

» Que la question s’adresse au physicien. Ah ! dira-t-il, de quelles parties ce corps est composé ?… Cela n’est pas encore bien déterminé dans l’école… Si c’est un corps, il a de l’étendue, par conséquent il doit être divisible, et ne peut être composé que de parties ou de points. Or il ne peut se composer de points, car les points étant sans étendue ne la sauraient communiquer aux corps ; il doit donc être formé de parties étendues. Mais, objectera-t-on, celles-ci seront divisibles elles-mêmes en plus petites qu’on pourra partager en plus petites encore, et qui, à leur tour, le seront de nouveau tant qu’elles auront de l’étendue. Pour que la division s’arrête, il faudra manifestement arriver à des parties sans étendue ; mais alors celles-ci seront des points, et les corps n’en peuvent être formés. »

Ainsi le physicien se borne à vous apprendre que le corps sur lequel vous l’interrogez doit être composé de parties étendues ; libre à vous pourtant d’admettre qu’il est composé de points ou parties sans étendue ; car, dans l’état de la question, le physicien ne saurait vous donner une solution claire à ce sujet.

« D’où vient, continue-t-il, cette énorme différence entre les doctrines des chimistes et celle des physiciens ? C’est que les physiciens ont peur de se compromettre en se noircissant les mains de charbon. C’est qu’ils se contentent d’aller prendre leurs grades dans quelque université, et qu’ils se pavanent ensuite avec leur soutane, leur perruque, leurs parchemins et leurs sceaux. Le chimiste, au contraire, se tient attentif devant les vaisseaux de son laboratoire, dissèque laborieusement les mixtes, ouvre les choses composées, de manière à découvrir ce que la nature a caché de beau sous leur écorce. »

La distinction qu’établit ainsi Le Fèvre entre la Chimie et la Physique, telles qu’on les entendait de son temps, peut vous étonner ; mais elle est vraie. La Chimie, prenant toujours l’expérience pour guide dans ses recherches, pouvait exposer dès lors ses résultats précis ; l’autre science, rejetant ce flambeau pour s’attacher à des idées purement hypothétiques, se perdait au milieu d’un dédale d’arguties puériles. Voilà pourquoi Nicolas Le Fèvre, en même temps qu’il témoigne pour l’une la plus haute admiration, traite l’autre avec un mépris si profond.

Ainsi se continue cette lutte entre la Chimie naissante et la Physique scolastique, que nous avons vu naître à une époque plus reculée. Vous me demanderez maintenant à quel ordre d’idées Le Fèvre empruntait ses doctrines, puisqu’il repoussait avec tant de force les vues générales de la Physique de son temps, et je ne craindrai pas d’entrer dans quelques détails pour satisfaire votre curiosité.

Il admettait cinq éléments : le phlegme ou l’eau, l’esprit ou le mercure, le soufre ou l’huile, le sel et la terre. Ces cinq principes représentent l’image fidèle de la distillation. Ainsi, tandis qu’Aristote était évidemment parti de la combustion du bois pour établir ses quatre éléments, Le Fèvre fut conduit à admettre ces cinq éléments par les résultats que fournissent les matières végétales soumises, non plus à la combustion, mais a l’action de la chaleur en vase clos.

Les péripatéticiens trouvaient dans la flamme du bois qui brûle, dans la fumée qui s’en exhale, dans l’eau qui en suinte et dans la cendre qu’il laisse, les quatre éléments naturels du corps. Aux yeux de Nicolas Le Fèvre, ce mode de destruction ne mettait pas en évidence tous les principes de la matière : il fallait les chercher dans les produits de la distillation. Or qu’obtenait-il en distillant soit le bois, soit toute autre matière prise dans les végétaux ou les animaux ? Il voyait se dégager des gaz qu’il confondait sous le nom d’air; il recueillait une liqueur aqueuse chargée d’acide acétique, qui lui offrait à la fois l’eau et l’esprit : car le vinaigre était pour les anciens chimistes un esprit acide ; il obtenait en même temps une autre liqueur d’apparence oléagineuse et de nature inflammable, qui lui représentait l’huile ou le soufre. Enfin, dans le résidu, il trouvait un charbon propre à se résoudre en chaleur et en cendres qui lui fournissaient les deux derniers principes. Traitées par l’eau, elles se séparaient en effet en deux parties : l’une soluble, c’était le sel ; l’autre insoluble, c’était la terre.

Voila bien l’eau, l’esprit, l’huile, le sel et la terre, premiers produits de la décomposition du corps, qu’une Chimie plus savante devait bientôt décomposer à leur tour.

Au reste, Nicolas Le Fèvre avait senti le besoin d’admettre encore un nouvel élément, quelque chose d’analogue à la quintessence ou à l’élément prédestiné de Paracelse : c’est ce qu’il appelait esprit universel. Il ne l’avait jamais vu. Ses propriétés, il ne s’en rendait pas bien compte ; mais on voit que le rôle qu’il lui fait jouer n’est autre chose que celui qui appartient réellement à l’oxygène, qu’on croirait s’être révélé à lui, mais comme une idée très-confuse et très-obscure. Il pensait que cet esprit universel émanait des astres sous forme de lumière ; qu’il se corporifiait dans l’air, et qu’il produisait ensuite presque tous les effets observés dans les minéraux, les plantes et les animaux. Ainsi, par exemple, suivant Le Fèvre, l’air ne se borne pas, dans l’acte de la respiration, à rafraîchir le poumon, mais il y exerce une véritable réaction sur le sang, par le moyen de l’esprit universel, qui subtilise et volatilise toutes les superfluités du sang. C’est par lui que l’animal peut exercer toutes les fonctions de la vie. Cet esprit agit de même dans les plantes, quoique plus obscurément. Il semble, dit-il, affectionner la terre ; car il descend des airs, pour se corporifier en elle. Il affectionne aussi particulièrement le sel : c’est à sa fixation qu’est due la formation du nitre, et c’est à lui que le nitre doit les propriétés qui le caractérisent.

Vous voyez donc que le rôle attribué par Le Fèvre à l’esprit universel est bien celui que joue en général l’oxygène. Vous en jugerez mieux encore par le passage suivant, consacré à la description des effets produits par la calcination solaire de l’antimoine.

Hamerus Poppius avait déjà observé que l’antimoine augmente de poids, quand on le calcine au moyen d’une lentille, quoiqu’une partie du produit s’exhale en fumée. Pondus auctum potiùs quàm diminutum, dit-il ; mais Le Fèvre est bien plus précis à cet égard.

À côté d’une gravure très-détaillée, représentant l’artiste qui remue l’antimoine, puis la lentille et tous les accessoires de l’opération, tant l’affaire lui a paru sérieuse ; vous lisez la page suivante :

« Nous avons fait voir que les calcinations de l’antimoine avec le nitre l’ouvraient, le purifiaient et le fixaient ; ce qu’il ne pourrait faire, si ce sel ne participait tout à fait de la lumière qui se trouve corporifiée en lui.

» Mais il faut que nous fassions voir ici pathétiquement que le Soleil, qui est le père et la source de la lumière, qui engendre le nitre, purifie et fixe l’antimoine beaucoup mieux et plus efficacement que le nitre ne le peut faire.

» Ce digne feu conserve et multiplie l’antimoine. Si l’artiste prend 12 grains d’antimoine et qu’il les calcine au feu commun, il obtient une poudre blanche ou grise qui se trouve diminuée de 5 ou 6 grains.

» Avec le miroir ardent, l’antimoine est converti en une poudre blanche qui pèse 15 grains au lieu de 12. »

À cette description emphatique, ajoutons que Jean Rey, en parlant de cette expérience, et voulant s’en servir pour démontrer le rôle de l’air dans les calcinations, se compare à « Hercule, qui n’avait pas plutôt coupé une des têtes de l’hydre qui ravageait le Palu-lernéan qu’il en renaissait deux ». Les têtes de l’hydre, ce sont les objections qu’on lui adresse, et l’expérience de l’antimoine, le coup décisif qu’il leur porte, après avoir recueilli ses forces et roidi son bras, afin d’abattre toutes ces têtes d’un seul coup.

Comment ces opinions si arrêtées sur l’effet principal de la calcination, comment ces idées si justes sur l’augmentation du poids des corps ont-elles disparu des discussions de la Chimie générale ? C’est que, par un instinct bien remarquable, on a toujours regardé les théories comme choses fort distinctes de la vérité ; c’est qu’à ce titre on s’est accordé depuis longtemps à donner aux théories une importance proportionnelle aux services qu’elles rendaient. On a accepté les théories qui menaient à découvrir quelque chose, et l’on a dédaigné celles dont les inventeurs s’étaient montrés stériles. En Chimie, nos théories sont des béquilles ; pour montrer qu’elles sont bonnes, il faut s’en servir et marcher. C’est ce que n’ont fait ni Jean Rey, ni Le Fèvre ; c’est ce qui explique l’oubli, le dédain même où tombèrent leurs idées ; c’est ce qui expliquera le dédain ou l’oubli dans lequel nous laissons tomber des idées justes peut-être, mises en avant de nos jours, mais dont les inventeurs devraient nous démontrer la puissance, en découvrant, à leur aide, quelqu’une de ces nouveautés que recèle toute théorie bien faite.

Une théorie établie sur vingt faits doit en expliquer trente, et conduit à découvrir les dix autres : mais presque toujours elle se modifie ou succombe devant dix faits nouveaux ajoutés à ces derniers. On la voit naître, se développer, vieillir et mourir comme toutes les idées de transition nécessaires au progrès de l’intelligence humaine. Si un auteur se borne à représenter les vingt faits connus et qu’il s’arrête, sa pensée nous semble un avorton sans vitalité : de là cet abandon où on la laisse.

Vous comprendrez l’à-propos de ces réflexions, quand j’ajouterai que Le Fèvre, professeur habile et heureusement placé pour faire dominer une idée, n’a pu, malgré ses efforts, donner à son esprit universel la place qu’il méritait peut-être. Loin de là, comme Le Fèvre n’est point inventeur, qu’il se borne à généraliser, à épurer la pensée d’autrui, chacun semble avoir pensé que la stérilité de sa carrière condamnait ses doctrines, et bientôt celles-ci furent abandonnées.

Elles renfermaient pourtant un germe précieux, un premier essai de théorie, et ce premier essai reposait sur une vue juste de la nature des choses.

Qu’il y a loin, d’ailleurs, de Le Fèvre à ses prédécesseurs dans la manière dont ceux-ci envisageaient leur esprit universel, car cette création remonte aux premières époques de la Chimie ! C’est Hermès lui-même, le grand Hermès, qui en aurait révélé la connaissance aux adeptes ; mais vous me permettrez de m’arrêter plus près de Le Fèvre, c’est-à-dire au commencement du xviie siècle. L’ouvrage ex professo de Nuisement, poëte alchimiste, va nous faire connaître ce que l’on en pensait alors ; et où en trouverions-nous une notion plus étendue que dans les Traittez du vray sel secret des philosophes et de l’espriz général du monde ?

« Le monde, dit-il, n’est pas seulement corporel, mais participant d’intelligence, car il est plein d’idées omniformes. C’est son esprit qui communique la vie à tout ce qui respire, vit et croit. Le Soleil est le père de cet esprit du monde, de cet esprit universel ; la Lune en est la mère. L’air l’a porté dans son ventre, et la Terre lui a servi de nourrice. Il se corporifie, se change en terre, et dans cette terre il conserve sa vertu. »

Vous reconnaissez facilement dans cette idée le fond des dogmes du panthéisme ; et, du reste, si l’alchimiste nous laissait le moindre doute à ce sujet, le poète se chargerait de les lever tous, quand il s’écrie :

Pan le fort, le subtil, l’entier, l’universel,
Tout air, tout eau, tout terre et tout feu immortel,
Germe du feu, de l’air, de la terre et de l’onde,
Grand esprit avivant tous les membres du monde ;
Pour âme universelle en tous corps te logeant,
Auxquels tu donnes être et mouvement et vie…

Si les chimistes de ce temps avaient connu l’oxygène, ils y auraient certainement vu leur grand Pan ; et, chose bizarre, il s’est trouvé de nos jours un chimiste illustre, poëte aussi, dont le penchant pour les idées panthéistiques ne s’est pas déguisé, et qui, néanmoins, antagoniste de Lavoisier, a toujours cherché à faire prévaloir la doctrine du phlogistique, dont je vais tout à l’heure vous entretenir.

Nicolas Le Fèvre fut remplacé au Jardin des Plantes par un homme dont le souvenir s’est mieux perpétué, grâce à la découverte d’un sel auquel il a attaché son nom. C’est Glazer, dont vous connaissez le sel polychreste, qui n’est autre chose que le sulfate de potasse. C’est pourtant un homme bien inférieur à Le Fèvre pour la portée d’esprit, un homme à recettes qui n’a jamais pu s’élever à des généralités. Il a laissé un ouvrage intitulé : Traité de la Chimie enseignant par une briefve et facile méthode toutes ses plus nécessaires préparations, dans lequel il prend pour épigraphe : Sine igne nihil operamur. Glazer n’a rien ajouté aux théories de Le Fèvre. On n’a besoin que d’ouvrir son Traité de Chimie pour s’en convaincre : ce n’est plus un observateur à grandes vues, c’est un pur manipulateur. Pour lui, la Chimie n’est plus une science ayant pour objet la connaissance de tous les corps de la nature ; mais c’est l’art d’ouvrir les mixtes par une infinité d’opérations nécessaires, qui consistent à inciser, contuser, pulvériser, alcooliser, râper, scier, léviger, granuler, laminer, fondre, liquéfier, digérer, infuser, macérer, etc., etc., de faire, en un mot, une multitude d’opérations énumérées en une page de ce style. On ne sait que penser de la barbarie de ce langage, de la niaiserie de ces idées et de la classification burlesque de cette multitude d’opérations. Pulvériser, alcooliser, râper !!! rectifier, sublimer, extraire !!! Bon Dieu, quelle Chimie !

C’était d’ailleurs un homme peu sociable, très-peu communicatif, un esprit petit et obscur. Il eut une triste fin. En 1676, il fut impliqué dans l’horrible affaire de la Brinvilliers, avec laquelle, dit un de ses contemporains, il avait eu des relations trop intimes pour un honnête homme. Ces relations se bornaient, toutefois, à une vente imprudente de poisons, et il ne fut pas soupçonné d’avoir coopéré à ses crimes ; mais on le mit à la Bastille. Il fut relâché plus tard, et finit par mourir de chagrin en 1678.

Transportez-vous maintenant dans la rue Galande. Suivez la foule bruyante d’étudiants qui se précipite ; ne vous inquiétez ni des équipages dorés qui amènent les seigneurs et les princes, ni des chaises à porteurs qui transportent les grandes dames. Faites-vous faire place, allez toujours. Vous trouverez une cour, au fond de la cour une porte basse, un escalier roide, au moyen duquel vous descendrez, vous tomberez, peut-être, dans une cave éclairée par la lumière rougeâtre des fourneaux. Bientôt vous distinguerez, à son aide, les ustensiles de la Chimie du temps, et vous verrez la foule empressée, attentive, écoutant les leçons d’un jeune homme, qui compte tout au plus trente années.

Ce jeune homme sur lequel tous les regards sont fixés, aux paroles duquel toutes les oreilles prêtent une si vive attention, vous le devinez, c’est une révolution personnifiée, c’est Nicolas Lémery.

Pourquoi ce grand concours et cet empressement ? C’est qu’à de profondes connaissances il sait unir l’art de les exposer d’une manière simple, accessible à tous, et d’éclairer ses leçons par des expériences brillantes et précises. C’est qu’abandonnant le langage énigmatique et voilé de ses devanciers, il consent à parler Chimie en français ; c’est, pour écarter toute figure, qu’il consent à professer une Chimie sage et réservée, qui tient tout ce qu’elle promet, qui ne promet que ce qu’elle peut tenir. Innovation à jamais mémorable, qui, arrachant notre science aux régions du mensonge et de l’erreur, en a fait cette science positive et féconde, dans laquelle un fait en amène un autre, dans laquelle le présent s’appuie avec confiance sur le passé, pour s’élancer dans l’avenir.

D’ailleurs, Lémery, qui alors était établi comme pharmacien à Paris, avait su se concilier les esprits par d’autres qualités qui le rendirent en peu de temps populaire. Ainsi, pour les dames, il avait un blanc de fard très-estimé. Pour les étudiants, il avait une multitude de bons procédés de Chimie pratique. Pour les hommes graves, il avait une Chimie qu’on pourrait appeler nouvelle : il se recommandait par une philosophie sage et éclairée.

Nicolas Lémery n’avait pourtant pas reçu une éducation brillante. Né à Rouen, en 1645, élevé d’une façon très-modeste, il entra dans une pharmacie en qualité d’élève. Cherchant d’un esprit curieux à approfondir les pratiques de cet art, il y trouvait beaucoup de problèmes à résoudre, mais il n’en voyait pas la solution.

Il voulut donc étudier à fond la Chimie, et dans ce but il se rendit à Paris. Glazer, à qui il s’était adressé, lui fit, heureusement peut-être, un accueil peu bienveillant, et le dégoûta bientôt de ses leçons par son caractère dur et maussade. Il ne trouva dans cet homme qu’un maître mystérieux, ombrageux, craignant toujours non-seulement de dire, mais même de laisser deviner ce qu’il croyait savoir.

Lémery se décida à courir le monde, et visita successivement les principales villes de France. Arrivé à Montpellier, il y parut d’abord comme élève ; mais bientôt il y débuta comme professeur de Chimie, et obtint un éclatant succès.

Ramené à Paris en 1672, il y professa pendant vingt-cinq ans avec une vogue inexprimable. Ce fut à tel point, qu’après avoir rempli sa maison d’élèves, il finit par occuper presque toute la rue Galande, pour loger ceux qui se présentaient encore. Il lui fallait chez lui une espèce de table d’hôte, pour donner à dîner aux étudiants qui briguaient l’honneur d’être admis à sa table.

En 1675, il publia son Cours de Chimie. Cet ouvrage acquit une immense célébrité, et obtint un succès si extraordinaire, que, sans compter les contrefaçons, il y en avait une édition nouvelle presque chaque année. D’ailleurs, il se répandit chez tous les peuples civilisés, et fut traduit en latin, en anglais, en allemand, en espagnol, en italien, et peut être encore en d’autres langues. L’auteur en fut appelé le Grand Lémery. Sa gloire était à son comble ; son succès égalait tout ce que l’imagination peut présenter de plus brillant ; sa pharmacie offrait l’un des plus beaux établissements de Paris ; sa prospérité était la digne récompense de ses travaux. Eh bien, tout cela dura dix ans !!!

Revenez dix ans plus tard, et vous trouverez la rue Galande déserte. Lémery a disparu ; son laboratoire est fermé ; ses appareils sont vendus et dispersés. Toute cette vie s’est éteinte, tout cet éclat s’est évanoui ; toute cette gloire n’a pas trouvé grâce pour un crime irrémissible : Lémery était protestant !

En 1681, obligé d’abandonner sa pharmacie et son enseignement, il s’enfuit en Angleterre. Pressé par le désir de rentrer dans sa patrie, il revient en France en 1683. Exclu, pour ses croyances religieuses, de l’enseignement et de l’exercice de la Pharmacie, il se fait recevoir médecin, dernier refuge qu’il ne conserva pas longtemps. En 1685, l’édit de Nantes est révoqué ; l’exercice de la Médecine est interdit aux protestants, et le voilà, à quarante ans, sans fonctions, sans ressources, la misère à sa porte, et entouré d’une famille éplorée, à qui semblait naguère promis le sort le plus digne d’envie.

Hélas ! quelle religion pourrait s’applaudir de l’emploi de tels moyens de conviction ? Hélas ! que d’autres, s’ils le veulent, viennent l’accabler de dures paroles, quand on le voit, en 1686, réduit aux abois, embrasser le catholicisme, lui et les siens.

Dès lors, son existence redevint calme, et il reprit tous ses droits. Peu après, il publia sa Pharmacopée universelle et son Traité universel des drogues simples. En 1699, il entra à l’Académie. Son dernier ouvrage, le Traité de l’antimoine, traité que l’on consulte encore quand on veut s’occuper de ce métal, nous montre un observateur d’une habileté consommée. Ce n’est qu’une réunion de faits détachés, mais qui attestent un nombre prodigieux d’expériences faites par une main assurée, et dont la description, écrite dans le laboratoire, porte un cachet de réalité et de simplicité tout nouveau en Chimie.

Comparé à Le Fèvre, Lémery nous offre, conformément à la marche habituelle de l’esprit humain, l’homme positif succédant à l’homme d’imagination. Vous remarquerez, en effet, que toutes les fois que deux hommes très-distingués dans une science paraissent successivement sur le même théâtre, le second, par un penchant naturel et irrésistible, cherche à se présenter sous un point de vue différent de celui où le premier s’était placé. L’un avait-il brillé par son imagination, l’autre fonde sa gloire sur l’observation attentive et judicieuse des faits.

Ce qui caractérise le cours de Le Fèvre, c’est l’étendue des idées ; ce qu’on remarque dans le cours de Chimie de Lémery, c’est la clarté de ses descriptions. Les opérations sont simples, les détails exacts, les termes nets, sans obscurité ni détour. Sa Physique est mauvaise ; mais il y en a si peu ! Ses opinions théoriques sont à peu près celles de Le Fèvre ; mais il met beaucoup plus de réserve dans leur énoncé. L’esprit universel est toujours le premier principe des mixtes, mais il le trouve un peu métaphysigue. Comme ce principe ne tombe point sous les sens, il juge à propos d’en établir de sensibles : ce sont l’eau, l’esprit, l’huile, le sel et la terre, admis par Le Fèvre ; mais il a bien soin d’établir que le nom de principe ne doit pas être pris dans une signification exacte ; que ces principes ne le sont qu’à notre égard, et en tant que nous ne pouvons aller plus loin dans la division des corps.

Comme homme positif, Lémery a été éminemment utile, et tous les chimistes du temps et de l’Europe entière ont été formés à son école. Le nombre des procédés qu’il a mis en circulation est énorme, et cependant il s’en était réservé beaucoup pour son commerce. De là, pour lui, un moyen de se procurer une existence très-douce.

Il mourut en 1715, laissant un fils, qui, comme lui, s’est occupé de Chimie, mais avec bien moins d’originalité et de travail.

L’année de la mort de Nicolas Lémery, mourut aussi, et presque jour pour jour, Homberg, gentilhomme allemand, qui a donné son nom à diverses préparations, telles que son sel sédatif, qui n’est autre chose que l’acide borique, son phosphore, qui n’est que l’oxychlorure de calcium fondu, et son pyrophore, qu’on étudie encore dans tous les cours. On a seulement, il est vrai, un peu modifié sa préparation, qui consistait à calciner l’alun avec la matière fécale humaine, qu’on remplace par toute autre matière organique.

Homberg était l’un des chimistes les plus instruits de son époque et l’un des plus passionnés pour la science. Il était né en 1652, à Batavia, dans l’île de Java, et avait fait ses études à Leipzig. Doué d’un esprit lent, et privé de la faculté de s’exprimer avec facilité, il eût fait un très-mauvais professeur ; mais il a rempli le rôle dans lequel il pouvait être le plus utile. Inventant peu, il aimait à rassembler les travaux des autres. Aussi le voit-on passer une grande partie de sa vie à voyager, parcourant l’Italie, la France, la Hollande, la Prusse, la Suède, visitant tous les chimistes les plus renommés, tels que Kunckel, Baudoin et beaucoup d’autres, tachant de se procurer leurs recettes, achetant un secret par un autre, mettant ensuite au jour tous les procédés qu’il parvenait à connaître, et publiant une multitude de petits Mémoires détachés, pleins de ces faits que d’autres cherchaient à soustraire à la connaissance du public.

Vous le voyez, les temps étaient venus. Dans chaque chimiste de cette époque, se dévoile le même besoin de publicité, le même besoin de communication libre de la pensée. L’esprit vif de Lémery se trouve jeté dans cette voie par les nécessités de la discussion orale ; l’esprit plus lent de Homberg est poussé dans la même route par les nécessités de la discussion écrite. Les applaudissements de la foule arrachent à Lémery les vérités qu’il laisse tomber du haut de sa chaire. Les éloges de quelques esprits choisis suffisent pour déterminer Homberg a confier ses pensées les plus secrètes à la publicité des recueils académiques.

Laissons la France dotée de ces germes précieux, remontons un peu plus haut, et nous trouverons en Allemagne un auteur dont les ouvrages, bien dignes de fixer l’attention, autant que nous en pouvons juger par la partie qui nous en reste, ne furent cependant connus en France que cinquante ans après. C’est Becher, né à Spire en 1635, auteur de l’ouvrage intitulé : Physica subterranea, sur le frontispice duquel Stahl ne craignit pas d’écrire : Opus sine pari. Malheureusement, il ne nous en reste que la première Partie.

Ouvrez cet ouvrage sans pareil, et la singularité du début vous étonnera beaucoup. De gustibus non disputandum esse : ce proverbe, dit-il, est d’accord avec la raison et l’expérience. Aux uns, il faut des aliments sucrés ; à d’autres, des acides ; ceux-ci préfèrent l’amertume. Il est des gens qui se plaisent aux élans de la gaieté, d’autres recherchent les émotions de la tristesse. Ceux-ci sont passionnés pour la musique ; à ceux-là elle n’offre aucun attrait. Mais qui croirait qu’il existe un goût, auquel il faut sacrifier son honneur, sa santé, sa fortune, son temps, et même sa vie ? Ce sont donc des fous qui s’y livrent, direz-vous ? Non. Ce sont seulement des individus d’un genre excentrique, hétéroclite, hétérogène, anomal ; ce sont les chimistes :

Gens macérés dans l’eau de pluie,
Flairant de loin l’odeur de suie,
Flambés, roussis ou rissolés
Et par leur fumée aveugles ;

comme-il le dit en vers latins que je traduis librement.

D’où lui vient une humeur si noire ? Hélas ! nous le voyons d’abord premier médecin de l’électeur de Mayence, puis de celui de Bavière, et ensuite en butte à mille attaques près de l’empereur, poursuivi à outrance, et forcé de se réfugier d’abord en Hollande, puis en Angleterre. L’envie des courtisans, les persécutions que son insupportable vanité lui suscitait partout ont fait de Becher l’un des hommes les plus malheureux qui aient existé. Et pourtant c’était une noble intelligence ; c’était un de ces hommes rares chez qui toutes les facultés sont également développées, et qui s’occupent avec un égal succès de Théologie, de Politique, d’Histoire, de Philologie, de Mathématiques et de Chimie. Becher a écrit, en effet, sur toutes ces sciences, malgré sa vie errante, et, si je n’ajoutais que dès sa jeunesse il s’était façonné au travail le plus rude et le plus assidu, vous concevriez difficilement que sa courte et aventureuse existence lui eût laissé le loisir d’approfondir d’aussi graves sujets.

Parmi les ouvrages de Becher, celui qui nous frappe le plus aujourd’hui, c’est son Tripus Hermeticus fatidicus pandens oracula chymica. Vous trouvez là, en effet, ce qu’il appelle son laboratoire portatif, espèce de fourneau qui mérite bien ce nom, puisqu’il parvient, à l’aide de dispositions simples et ingénieuses, à le plier à tous les besoins de la Chimie. Les petites et excellentes forges mobiles qu’on a récemment remises en usage s’y trouvent déjà figurées.

Comme les chimistes de son temps, Becher n’est pas toujours intelligible pour nous ; mais, quand il l’est, ce qui arrive ordinairement, on aime son style net, franc, élégant, et ses pensées toujours vives et spirituelles frappent et intéressent.

Becher semble avoir établi le premier d’une manière précise l’existence de corps indécomposables, et celle des corps composés et surcomposés.

Si la dissidence de la Philosophie scolastique et de la Chimie avait pu, jusqu’à lui, sembler douteuse, sa Physique souterraine l’établirait dans les termes les plus précis : « Bon péripatéticien, mauvais chimiste, et réciproquement, dit-il, car la nature n’a rien de commun avec les imaginations dont la Philosophie péripatétisme se nourrit. »

Ailleurs, il porte à Aristote et à toute sa secte un défi formel, et il les invite à expliquer pourquoi l’argent est dissous par l’acide nitrique ; pourquoi il est précipité par le cuivre, le sel marin, etc.

Mais la réputation de Becher repose surtout sur la doctrine des trois éléments qu’il appelait les trois terres, savoir : la terre vitrifiable, ou l’élément terreux ; la terre inflammable, ou l’élément combustible ; la terre mercurielle, ou l’élément métallique. Chacune d’elles ne représente pas une matière unique et toujours identique ; elles peuvent affecter des modifications et revêtir des caractères extérieurs variés.

Quand on met de côté les prétentions géologiques de Becher, aussi bien que ses prétentions alchimiques, il reste dans sa Physica subterranea une véritable Philosophie chimique, telle que la comportait son époque. L’expérience y est placée au rang qu’elle doit occuper, en des études où les raisonnements a priori ont si peu de portée. Becher connaît bien les faits ; il en donne une appréciation vraie ; il les classe avec sagesse et méthode ; il s’élève enfin par moments aux idées les plus nettes sur la nature des réactions chimiques. Pour lui, les phénomènes chimiques se passent entre des principes matériels qu’une force propre réunit pour former des composés. Rien n’empêche de détruire ceux-ci et de faire reparaître les principes avec leurs qualités fondamentales.

Il est curieux de remarquer qu’après avoir tant insisté sur la nature matérielle des êtres qui produisent les phénomènes chimiques, Becher et son commentateur Stahl aient accordé si peu d’attention l’un et l’autre à l’une des qualités les plus sensibles de la matière, sa pesanteur.

Le célèbre inventeur de la théorie du phlogistique, Stahl, à qui nous devons la connaissance de la meilleure partie des ouvrages de Becher, parvenue jusqu’à nous, a certainement puisé le germe de ses idées dans les écrits de ce dernier. Il n’en parle qu’avec une sorte de fanatisme. Ainsi, il appelle son ouvrage opus sine pari ; ailleurs, primum ac princeps ; ailleurs encore, liber undique et undique primus. Loin de se parer des dépouilles de Becher, il cherche par tous les moyens à montrer l’estime profonde qu’il porte à son ouvrage. Il prétend y avoir puisé les premières notions de sa théorie ; mais on serait presque tenté de révoquer en doute le témoignage de Stahl, et de regarder cette assertion comme une exagération de sa modestie et de son admiration pour Becher. En tout cas, il est certain que, si Becher lui a fourni le premier germe du phlogistique, quand il a fallu féconder cette pensée mère, Stahl y a mis beaucoup du sien.

George-Ernest Stahl, né à Anspach, en 1660, était un médecin. Il devint même premier médecin du duc de Saxe-Weimar, et en 1716 premier médecin du roi de Prusse, titre qu’il conserva jusqu’à sa mort, arrivée en 1734. Tous ses ouvrages indiquent un génie vaste, un esprit pénétrant et riche de toutes sortes d’inconnaissances. Il s’attache aux vues élevées et profondes, aux idées étendues. Il s’y abandonne même sans réserve et poursuit leurs conséquences au travers des ténèbres de la Science naissante. À cette époque obscure, la pensée de Stahl produit l’effet d’un éclair au milieu de la nuit, qui fend la nue et brille tant que la vue peut le suivre, qui brille encore quand l’œil se fatigue et le perd au loin. Son style est dur, serré, embarrassé ; on n’en supporte que très-péniblement la lecture. Ajoutez que ses ouvrages, et particulièrement le dernier volume de ses principes de Chimie, présentent une bizarrerie dont je ne connais nul autre exemple. Le latin et l’allemand sont continuellement entremêlés dans tout le cours d’un gros in-4o. Ce n’est même pas une alternance de phrases homogènes écrites chacune dans l’une de ces langues ; mais dans la même phrase se succèdent sans ordre des mots allemands et latins, latins et allemands. Vous lisez une préposition allemande ; le nom qui la suit est latin, et se trouve au cas où l’eût régi la préposition latine ; le sujet du verbe appartient à une langue, le verbe appartient à une autre. C’est un mélange, une confusion, dont on ne peut se faire l’idée que quand on l’a sous les yeux, que quand on essaye de le traduire.

S’agit-il, par exemple, de vous décrire l’action de l’acide sulfurique sur le sel marin et les caractères du sulfate de soude qui en résulte, Stahl vous dit :

Ex hujus deinde remanentiâ, seu capite mortuo, woraus der spiritus salis getrieben worden, bleibt ein novum concretum salinum Zurücke, compositmuum ex alcali salis et acido vitrioli… id est sal mirabile Glauberi, welches eine brüchige, fragilem et friabilem mollem consistentiam hat, aquam abundantem, feucht, daher es im Feuer ebullirt wie Alaun.

Outre l’édition et le commentaire de la Physica subterranea, nous avons de Stahl plusieurs ouvrages, qui sont ses Experimenta et observationes, son Traité du soufre, ses Fundamenta Chymiæ dogmaticæ et experimentalis, son Traité des sels.

Comme Becher, trouvant les éléments d’Aristote inapplicables aux phénomènes de la Chimie, il les rejette, et cherche ailleurs des corps indécomposables, qu’il puisse regarder comme vrais principes de la Chimie. Il s’était livré à une étude approfondie de la deuxième terre de Becher, de sa terre combustible ; il connaissait bien les rapports qui lient les métaux à leurs oxydes. Il avait reconnu le rôle utile de l’élément combustible dans la conversion de ces oxydes en métaux, en un mot, dans leur réduction ; il en avait saisi toute la généralité.

S’il eût pris comme éléments les métaux, ou, si vous voulez, les diverses modifications de la terre mercurielle de Becher, et s’il eût considéré les oxydes comme des composés dérivés de ces corps simples, sa théorie eût été conforme aux idées que nous avons aujourd’hui, aux doctrines qu’a établies Lavoisier. Mais il fit et devait faire l’inverse ; il vit, dans les oxydes, des corps simples, et dans les métaux, des corps composés. Voilà son erreur fondamentale : de là dérivent toutes les autres. Dans cette circonstance, il a été influencé par les idées qui régnaient de son temps sur la nature des métaux, que l’on s’accordait à regarder comme composés. Il a bien su mettre de côté les éléments aristotéliques, ainsi que les prétentions des physiciens ou mathématiciens à l’explication des phénomènes chimiques ; mais il a tenu compte des opinions générales sur les métaux, qui s’étaient transmises d’âge en âge, sans que personne eût jamais songé à les mettre en doute.

D’après Stahl, les terres, les oxydes d’aujourd’hui, étaient indécomposables ; le phlogistique pouvait s’y unir, et les métaux naissaient de cette union. Les métaux, par conséquent, devaient renfermer du phlogistique. Le charbon en contenait bien d’avantage encore. Tous les combustibles, en général, étaient plus ou moins chargés de phlogistique. Toutes les fois qu’un corps brûlait, c’était parce qu’il se dégageait du phlogistique, et il s’en dégageait d’autant plus que le corps était plus inflammable. Si l’oxyde de plomb, chauffé avec du charbon, passait à l’état métallique, c’est que le charbon en brûlant abandonnait son phlogistique et que l’oxyde s’en emparait. Enfin, aux yeux de Stahl, une série d’oxydes produits par une oxydation plus ou moins avancée représentait un métal plus ou moins déphlogistiqué.

En un mot, la théorie de Stahl ne diffère de la nôtre que parce que son auteur avait vu une combinaison là où nous voyons une décomposition, et réciproquement. Il n’a manqué à Stahl pour rectifier ses idées que d’avoir égard aux indications de la balance ; car, si l’on en tient compte, une objection sans réplique se présente à l’instant. Le plomb qui s’oxyde, qui se déphlogistique dans la théorie de Stahl, augmente de poids ; la perte d’un de ses principes lui fait donc acquérir un poids plus grand. D’autre part, l’oxyde de plomb réduit par le charbon gagne du phlogistique ; il devrait donc peser plus qu’avant sa réduction, et pourtant il a diminué de poids.

Ce qui étonne, c’est que Stahl savait parfaitement bien à quoi s’en tenir à ce sujet. On trouve le fait consigné dans ses ouvrages : « La litharge, le minium, les cendres de plomb, dit-il, pèsent plus que le plomb qui les fournit ; et non-seulement, par la réduction, on voit disparaître ce poids surnuméraire, mais encore même celui d’une portion du plomb. » Mais cela ne l’a point arrêté. Cette difficulté qui nous semble monstrueuse ne paraît pas l’avoir frappé.

Nous ne trouvons dans aucune partie de ses écrits qu’il ait cherché à s’en rendre compte. Il est vrai qu’il ne suffit pas de lire ses œuvres pour être en état d’apprécier dans tous ses détails la doctrine de Stahl : sa conversation, ses leçons valaient mieux que ses écrits ; et cela se conçoit d’un homme comme lui, tout de fougue et d’inspiration. Aussi avons-nous quelque peine à saisir l’idée précise qu’il se faisait du phlogistique, et quand on cherche à y parvenir il ne faut pas se contenter de la lecture de ses ouvrages, il faut consulter aussi ceux de ses élèves. Ses opinions y prennent une forme plus nette et plus arrêtée. Sous ce point de vue, il faut remarquer le Traité, fort bienfait d’ailleurs, de Juncker, publié en 1730 et intitulé : Conspectus Chemiæ in formâ tabularum in quibus corporum principia, etc. È dogmatibus Becheri et Stahli potissimùm explicantur. À une époque très-voisine de nous, Berthollet nous offrira l’occasion de renouveler cette remarque, car ses idées ne prennent une forme claire que dans les écrits de ses élèves.

La notion de poids n’entre donc pour rien dans l’esprit de Stahl, quand il s’agit de Chimie : la notion de forme est son seul guide. C’est là ce qui constitue la différence essentielle qu’il y a entre lui et Lavoisier. L’un n’a pris en considération, dans les explications qu’il a données, que le changement de forme et d’aspect des corps brûlés ; le second a eu égard à la fois au changement de forme et au changement de poids. Et quand on dit, à la gloire de la doctrine de Stahl, qu’elle a suffi pendant près d’un siècle aux besoins de la Science, il est indispensable d’ajouter qu’elle a suffi, tant que les chimistes n’ont tenu compte que des phénomènes sur lesquels Stahl l’avait établie. Elle s’est évanouie dès que l’observation a fait un pas de plus.

Cette doctrine à pénétré tard en France. Elle y a éprouvé bien des objections. Il répugnait à beaucoup de personnes, et particulièrement à Buffon, d’admettre cet être idéal et insaisissable, que Stahl appelait phlogistique ; car, en indiquant beaucoup de corps très-riches en phlogistique, il ne dit jamais l’avoir isolé. Il le trouve à la vérité presque pur dans le noir de fumée. Mais on voit, et par d’autres passages de ses écrits, et par les écrits de ses élèves, qu’il n’a pas considéré le noir de fumée comme du phlogistique à l’état de pureté absolue. Plus tard, Macquer et bien d’autres étaient portés à voir, dans le gaz inflammable, un phlogistique plus pur. Enfin, ils furent obligés d’admettre des idées plus vagues encore sur la nature de ce phlogistique : c’était la matière la plus pure du feu, c’était la lumière. Mais alors la théorie expirante succombait sous les efforts de Lavoisier.

Dès qu’il eut commencé à l’ébranler, on comprit toute la force de l’objection tirée des poids. Voici comment on essayait de la résoudre. En fait, le phlogistique ajouté aux corps leur ôtait une partie de leur poids, qu’ils retrouvaient quand il s’en séparait. Il fallait donc que le phlogistique, au lieu d’être attiré comme tout corps pesant vers le centre de la terre, eût au contraire une tendance à s’en éloigner : il fallait qu’il eût un poids négatif. À l’aide de cet expédiant, on expliquait comment la combinaison du phlogistique avec les autres corps les rendait plus légers : car leur poids véritable devait être diminué d’une quantité égale au poids négatif du phlogistique qui s’y trouvait uni.

Au reste, parmi les chimistes de cette époque, il s’en trouvait beaucoup, et Guyton-Morveau, par exemple, qui se contentaient à meilleur marché encore. En effet, ce dernier voyait dans le phlogistique une matière plus légère que l’air, qui, s’ajoutant aux corps, les rendait plus légers en apparence quand on les pesait dans l’air, tout comme ces vessies qui, ajoutées au corps du nageur, augmentent son poids absolu, mais diminuent sa densité de manière à le faire surnager sur l’eau. Guyton-Morveau n’avait pas compris la question, car, à ce compte, l’augmentation de poids eût été accompagnée d’une diminution de volume. C’est ainsi qu’un aéronaute qui, dans sa nacelle avec son ballon, s’élève dans les airs, parce que l’ensemble est plus léger que l’air, semble devenir plus lourd, quand il se sépare de son ballon pour descendre en parachute. En faisant abstraction du volume, on dirait donc que pour monter il ajoute à son poids celui de son ballon ; que pour descendre, au contraire, il soustrait ce même poids. Voilà l’image exacte de l’explication de Guyton-Morveau. Elle tombe d’elle-même quand on voit que l’aéronaute, s’il ajoute à son poids pour devenir plus léger que l’air, ajoute aussi beaucoup à son volume, tandis que l’oxyde de plomb perd à la fois en poids et en volume, quand il se réduit.

La nécessité d’avoir recours à de tels expédients pour prolonger la durée de la théorie du phlogistique fait voir qu’elle était bien malade dès les premières observations de Lavoisier, sur la calcination des métaux. Elle reçut bientôt le coup de la mort quand Lavoisier vint à discuter les phénomènes de la décomposition de l’oxyde de mercure, par l’action de la chaleur seule, et sans intervention du charbon ou de tout autre produit phlogistiquant. Macquer essaya de répondre en disant qu’à la vérité, dans cette opération, le mercure pouvait se passer du contact du charbon, mais que du moins il était nécessaire que la cornue où l’opération s’effectuait reçût la lumière du charbon embrasé, qu’elle vît les charbons ardents. Vains efforts ! C’en était fait de la doctrine du phlogistique.

La doctrine du phlogistique aura pourtant toujours de l’intérêt, car elle a terminé, on peut le dire, la lutte entre la Physique scolastique et la Chimie expérimentale. Vivement engagée dans les leçons de Paracelse, continuée dans les écrits de Becher, celle-ci n’a cessé qu’après la découverte et l’adoption de la théorie de Stahl.

Que serait-il arrivé si la doctrine des quatre éléments d’Aristote n’avait pas préoccupé tous ces esprits ? Quand on voit dans la tête de Nicolas Le Fèvre une notion si vraie du principe comburant sur lequel il fonde sa doctrine ; quand on voit dans celle de Stahl un sentiment si exact des propriétés du principe combustible, auquel il rapporte toutes ses théories, on est tenté de croire que la Chimie eût fait des progrès bien plus prompts.

Quoi qu’il en soit, de Paracelse à Stahl la Chimie a constamment fait effort pour se débarrasser des quatre éléments d’Aristote, et, si j’osais exprimer ici ma pensée tout entière, je dirais qu’à mes yeux le mérite de Stahl n’est peut-être pas dans le rôle qu’il a fait jouer au phlogistique, comme on le pense généralement.

Ce qui donnera toujours à Stahl une auréole de grandeur et de gloire, c’est que non-seulement il a compris qu’il fallait reconnaître en Chimie des corps indécomposables, tout différents des éléments d’Aristote, mais qu’il a consommé cette révolution dans les idées. Examinez la question et vous serez bien vite convaincus que l’esprit humain a fait un pas immense le jour où ce principe de Philosophie naturelle a été admis, et à partir de Stahl il a fallu l’admettre.

C’est par là que, dans sa Chimie nouvelle, il introduit une précision inconnue. Plus de vague ni d’incertitude, les faits et l’explication se tiennent, rien ne les sépare. Les terres sont des êtres simples. Quand le phlogistique s’y ajoute, elles se métallisent, et les métaux sont des composés. Ôtez-leur le phlogistique, les terres reparaissent.

Quel progrès, quand on se rappelle les éléments ou principes de ses prédécesseurs, sortes de qualités abstraites qui ne se révélaient sous forme saisissable qu’autant que leur pureté se trouvait souillée de je ne sais quelle substance terrestre, qui pouvait les déguiser en cent façons !

Quel progrès, quand à ces terres et à ce phlogistique, dont Stahl fait une application si heureuse et si prochaine à l’explication de tous les faits de la Chimie, on oppose les éléments de ses prédécesseurs, ces éléments un peu trop métaphysiques, comme disait Lémery, qui les décrit soigneusement à la première page, mais qui s’en débarrasse dès la seconde, comme d’un bagage pesant et inutile !

Stahl a fait descendre jusqu’aux faits les théories qui s’égaraient dans les nuages. Stahl a été le précurseur nécessaire de Lavoisier, et, s’il s’est borné à lui préparer les voies, il les a du moins préparées d’une manière large, qui n’appartient qu’au génie.