Leçons de gymnastique utilitaire/Chapitre XXIII

Librairie Payot & Cie (p. 45-47).

N’OUBLIEZ PAS !

Et voici l’ultime précepte de la gymnastique utilitaire : n’oubliez pas ; ne laissez pas se rouiller en vous ce que la pratique, même embryonnaire, de tous ces exercices y a déposé…

La mémoire des muscles est une personne de bonne volonté. Elle se prête à de longs silences et accueillera vos appels, s’ils ne sont pas trop distancés, avec une indulgente bienveillance. Sans doute, plus vous avancerez en âge, plus ces appels devront être fréquents mais il s’agit d’une fréquence bien relative. Quoi ! en six mois, ne trouverez-vous pas le moyen de monter deux fois à cheval, de ramer quelques kilomètres, de faire deux ou trois assauts d’armes et de prendre quatre ou cinq leçons de boxe ? N’arriverez-vous pas à courir et à sauter pendant une demi-heure, de temps à autre ? Avec la gymnastique matinale, cela suffirait parfaitement à vous maintenir en cet état de demi-entraîné si conforme à l’équilibre fondamental de notre nature. Le demi-entraîné est, en effet, « l’homme qui peut à tout moment substituer à sa journée habituelle une forte journée de travail musculaire sans dommage pour sa santé, sans que, le soir, son appétit ou son sommeil s’en ressentent, sans qu’il éprouve autre chose que de la saine fatigue[1]. » Acceptez cette définition. Voici onze ans que je l’ai donnée. Elle est bonne et pose le critérium qui convient. L’homme désirable pour le bien du pays, c’est le demi-entraîné. Songez à tout ce que cela représente au triple point de vue de la santé individuelle, de la confiance en soi et de la capacité productive ! Ne vaut-il pas de faire effort pour continuer à compter dans les rangs de cette bienfaisante phalange ?

De quelle nature sera l’effort ?… Ce sera un effort de volonté. Il s’agit de lutter avec la paresse et de la vaincre. Mais, lorsque nous entrons en bataille contre la paresse intellectuelle, nous pouvons revenir à la charge de façon incessante, autant de fois que nous en avons le courage. L’ennemi est toujours là, exposé à nos coups répétés. Au contraire, la paresse sportive ne peut être combattue que lorsque l’occasion de l’acte sportif se présente. Cette occasion, il faut que la volonté se tienne prête à bondir sur elle pour la saisir au passage. Or l’attrait devrait y aider en proportion de la rareté et c’est le contraire qui a lieu. Il y a ici un phénomène de psychologie sportive que j’ai commencé d’analyser ailleurs ; dans ces articles, le temps et l’espace me manquent pour faire autre chose que le signaler. Plus il s’est écoulé de temps (dans les limites fixées par la mémoire des muscles, bien entendu) depuis que vous n’avez ramé ou monté à cheval, depuis que vous n’avez fait de la bicyclette ou de l’escrime, plus le désir de ces exercices devrait être ardent en vous. Or si vous Laissez agir simplement la nature, ce désir semble s’atténuer ou plutôt il perd la force de s’exprimer. Sans chercher, pour le moment, à l’expliquer, tenons compte de ce fait qui se traduit généralement par un « à quoi bon ? » significatif. À quoi bon monter à cheval ou ramer ou faire de l’escrime une fois en passant ?

C’est justement cette « fois en passant » qui importe. Non seulement elle est intéressante par le plaisir qu’elle procure mais surtout par l’« entretien » qu’elle assure.

Donc la volonté doit se tendre sur l’application de la résolution suivante. Dites-vous : je ne laisserai désormais passer aucune occasion de pratiquer quelqu’un des sports dont j’ai acquis la connaissance élémentaire. Toutes les fois que, dans des conditions raisonnables, je me trouverai à même de ramer, de nager, de monter à cheval, de conduire une auto, de faire une course à bicyclette, un assaut d’armes, une passe de boxe ou de lutte… je me considérerai comme engagé par serment vis-à-vis de moi-même à en profiter.

Telle est la recette pour s’entretenir. Ce n’est pas seulement la meilleure, c’est la seule. Croyez-en une vieille expérience : il n’y en a point d’autre. Par là seulement vous demeurerez ce demi-entraîné dont je traçais tout à l’heure la silhouette. Spencer a dit une parole qui m’a toujours paru infiniment regrettable, non pas en elle-même mais par les conclusions que le public se croit autorisé à en tirer. Spencer a dit qu’il importait à une nation d’être composée de « bons animaux ». Son intention était juste mais l’animalisme ainsi proclamé est loin d’être le dernier mot de la sagesse nationale. Par contre, tout le monde sera d’accord pour me concéder qu’il est d’un suprême intérêt pour un État moderne que tous ses administrés soient des « demi-entraînés ».

  1. La Gymnastique utilitaire, page 131.